vendredi 5 décembre 2025

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 11 6e partie.

 

Sortant d’un profond sommeil qui n’en était pas un, la première chose que j’entendis s’apparentait à un long meuglement.

 Description de cette image, également commentée ci-après

 D’une brume irréelle, de ces brouillards presque surnaturels

 Brouillard d'advection.

 qui empêchent de distinguer le paysage et l’environnement, une silhouette quadrupède ne tarda pas à se détacher, du moins la distinguai-je ainsi. L’animal s’apparentait aux bovins, buffle d’eau ou bœuf musqué. Au fur et à mesure que s’égrenaient les parcelles de temps, la créature ne cessa de se préciser. Aussi m’apparut-elle, toujours meuglant, bête cornue et laineuse, à la fourrure emberlificotée, emmêlée de festons de givre, attachée à je ne savais quoi par un licou, harnachée d’une espèce de couverture matelassée ornée de grelots dont les tintements ajoutaient à l’atmosphère fantomatique et déconcertante du spectacle. Il s’agissait d’un yack, bête de somme et de bât fort commune dans les contrées les plus reculées et montagnardes de l’Asie.

 Yack dans le district de Wangdue Phodrang.

 L’animal sentait fort, exhalant des remugles de bouse mêlée aux miasmes du beurre rance. Son haleine gâtée émettait force fumée, car en ce lieu régnait un froid prenant. Chose curieuse : il ne me tourmentait point, ne provoquait pas onglée et engelures.

Au-delà de ce buffle puant, mes yeux distinguèrent quelque cahute sommaire, au seuil de laquelle se dressaient trois personnages singuliers, revêtus d’un agrégat hétéroclite de peaux au-dessous desquelles était drapée une robe de teinte safran. Bien que chacun fût nu-tête, aucun n’avait rasé son crâne. Malgré la froidure conséquente, le trio était chaussé de simples sandales. Tous m’ayant aperçu, chacun me salua.

Ces « bonzes » de Bouddha – ainsi supposais-je leur qualité – appartenaient à toutes les races de la Terre exceptée la nôtre.

A ma gauche, le plus âgé d’entre eux s’apparentait à un Peau-Rouge, quoique sa face burinée de vieillard ne fût ornée d’aucun signe symbolique peint, et que nulle plume d’apparat ne vînt coiffer sa tête à la chevelure blanchie. Il m’adressa la parole, se courbant avec solennité. Sans que je connusse un traître mot de la langue dans laquelle il s’exprimait – était-ce là l’effet du « traducteur universel » du Sélénite porcin ? – je compris tout ce qu’il me disait.

« Bienvenue étranger. Je me nomme Lobsang Jacinto.[1] »

A ma droite immédiate, encadré par ses deux compagnons, le deuxième moine parla à son tour :

« Mon nom est Tenzin Musuweni. »

Il s’agissait d’un Africain, non pas de quelque esclave des Isles ou d’Amérique, non pas non plus de quelque membre d’une tribu belliqueuse, mais d’un bonze à la peau noire, natif du Congo, qui se fût acclimaté au Thibet. C’était un homme dans la force de l’âge, le seul qui arborât une barbe et une moustache discrètes, cependant non pas coupées à la chinoise. Ses traits nobles rappelaient quelque étude de Rembrandt van Rijn.

Après que Tenzin Musuweni se fut incliné, le troisième moine, qui était le plus jeune et semblait plus nerveux que les autres, se présenta enfin.

« Je m’appelle Raeva Rimpotché, et je fais office de barde et de rhapsode, ainsi qu’en témoigne l’instrument à boyaux fixé à mon dos. »

L’homme, parfaitement glabre et le cheveu court, appartenait aux isles du Paradis, au peuple des « bons sauvages » qui tant fascina nos grands navigateurs Bougainville, Cook et La Pérouse. Mais sa peau apparaissait vierge de tout tatouage.

« Ami étranger, reprit celui qui se qualifiait de Lobsang Jacinto, sois le bienvenu dans le monde universel du Gautama Sakyamuni. Les lois de l’hospitalité nous imposent que nous te fassions bon accueil, mais nous avons aussi pour devoir de te juger. Nous savons que tes fautes sont graves. »

Remarquant au fond de la hutte quelque autel surmonté d’une statue de Bouddha sans nul doute en bois recouvert de feuilles d’or, je répondis au vieil Indien.

« Exigeriez-vous qu’au préalable, je fisse amende honorable et que je me prosternasse devant celui que vous dénommez avec pertinence le Gautama Sakyamuni ? »

A mes paroles, Lobsang Jacinto ne cilla aucunement. Sa bouche ne cela rien et l’impassibilité énigmatique propre à son peuple témoigna d’une absence d’émotions.

« La confession chrétienne des fautes nous est étrangère, répliqua-t-il.

- Nous n’avons que faire des états d’âme de ce cynique débauché qui ne croit même pas à son propre Dieu ! jeta sarcastique Raeva Rimpotché.

- Qu’il puisse tout de même exposer ses fautes avant que nous prononcions la sentence », observa Tenzin Muzuweni.   

Sans jamais mentir – je ne pouvais me le permettre face à un tel tribunal -, sans même omettre mes vices, je dévoilai toute ma vie, aussi bâtie de turpitudes qu’elle fût. J’usai avec le trio de pieux hommes de la franchise la plus limpide. D’un ton imprécatoire après qu’il eut écouté sans jamais frémir l’exposé de mes pires crimes, Lobsang Jacinto débuta mon interrogatoire. Un interrogatoire complémentaire, qui consistait à confirmer mes dires, à dater avec précision mes mauvaises actions, mes trahisons politiques multiples, mes déloyautés successives à l’encontre de Louis le seizième et du duc d’Orléans, jusqu’à ma manière de ruser avec Napoléon. Devant cet étalage franc, qu’il crut sur parole, ce vénérable consulta du regard ses deux acolytes qui, d’un geste de la tête ou des mains, lui firent comprendre qu’ils ne sollicitaient de ma part aucun supplément de mots, tant ma cause était limpide en toutes ses turpitudes. Alors, Lobsang Jacinto m’annonça le verdict. A l’écart, le yack chimérique émit un meuglement d’acquiescement du choix du vieil Indien.

Les sentences anathématiques que ce dernier prononça à mon encontre, énoncées implacablement tels des chefs d’accusation énumérés en un procès hypothétique d’un Napoléon le Grand détrôné, me firent frémir. Dramatiques, déclamatoires même, elles eussent pu rappeler quelque chant de sorcier, coiffé et masqué d’un heaume d’écorce bariolé, entonné lors d’une de ces danses de la pluie commune aux tribus d’Amérique. Contus, l’esprit confus, je rougis au rappel de ces « péchés » qui me condamnaient à une version sauvage de l’Enfer, à une damnation éternelle païenne. Si je me plaçais du point de vue terrestre et séculier, ipso facto, cette condamnation, aussi exotique qu’elle fût, équivalait à une disgrâce et un embastillement perpétuels. Encore jurais-je que le plus jeune de mes juges, ce Raeva de mauvais aloi, souhaitait ma mort. Il paraissait contrarié, prêt à contredire le patriarche indien.

Afin d’échapper à l’exécution de la sentence des bonzes, je disposais d’un unique atout dans ma manche, le Baphomet lui-même, encore eût-il fallu que mes juges me permissent de le rejoindre. Il me suffisait de m’esquiver à leur nez et à leur barbe, en espérant que mon pied-bot n’handicapât pas ma course ! En posant un simple doigt – peu importait lequel – sur le symbole adéquat, à savoir l’aigle et la couronne de lauriers, je m’évaporerais et reviendrais à Milan, du moins le supposais-je. Mais le Marnousien avait bien gardé de me suivre et j’en étais marri.

J’attendis l’instant propice, sans que ces moines exotiques eussent le moindre geste à mon encontre en s’emparant de moi afin de me transporter en leur version des Champs Phlégréens. Quelle que se fût présentée leur geôle, elle n’aurait pu être pire qu’un in-pace. A cet instant d’incertitude, le yack émit un meuglement différent de l’ordinaire. Lorsque je vis surgir de la brume une personne incongrue qui se porta à ma rencontre, je compris que le bovin, telles les oies sacrées du Capitole, avait sonné l’alarme, signalant au trio une intrusion étrangère, indésirable.

Une personne familière à la cour royale apparut et je m’écriai :

« Comte di Fabbrini ! »

Je fis erreur sur l’identité de l’importun, tant il semblait le sosie du sieur Galeazzo.

« Vous vous trompez, Monsieur de Talleyrand, mais votre méprise est excusable, me répondit-il. Je me nomme Johann van der Zelden, celui grâce à qui le monde que vous connaissez existe ! »

Etait-il un vantard ? Ses vêtements, uniformément sombres, le drapaient comme un oiseau de nuit. J’éprouvais de la peine à soutenir son regard de ténèbres. L’homme était armé d’un de ces nouveaux pistolets à barillet et menaçait les bonzes. Il osa se saisir du plus âgé d’entre eux, ce Lobsang Jacinto, le plus sage de ce trio de juges, presque à le molester, offrant la tempe de ce vieillard à la convoitise du canon de son colt. L’homme, impavide, ne frémit même pas, quoique sa vie ne tînt plus qu’à un fil.

« Vous allez m’obéir et me restituer votre otage ! » jeta le mystérieux Hollandais d’une voix ferme.

Ils se montrèrent plus pacifiques et coopératifs que je le redoutais. De guerre lasse, ils renoncèrent, me laissant entre les mains de ce Deus ex machina de tragédie archaïque, jumeau improbable du comte. Demeurant mutiques et impavides, ils ne nous adressèrent plus le moindre regard.

« La non-violence les perdra », dit le sieur van der Zelden avec une ironie teintée de fatalisme. Il crut bon d’ajouter avec théâtralité : « Veuillez me suivre, Monseigneur. »

Je ne me fis pas attendre, bien que je jugeasse l’intervention de cet alter-ego par trop providentielle. Le Baphomet nous attendait bien sagement au bout du chemin ; je n’eus qu’à laisser le sosie ou jumeau du comte appuyer sur le bon symbole de la ceinture – l’aigle couronné de lauriers – pour que l’androïde nous transportât non sans heurts vers notre monde familier. Sitôt parvenus à destination, mon sauveur s’éclipsa de la salle, se fondant dans l’obscurité, sans même qu’il eût prêté attention au Sélénite porcin, que mon retour indemne surprit à peine ! La préservation de l’anonymat du Hollandais lui était indispensable. Sans doute se faisait-il souvent passer pour di Fabbrini afin qu’on ne l’inquiétât pas. La nuit était venue depuis long-temps, et il n’y avait plus âme qui vive à part le pseudo-nain et moi-même.

Sans l’intervention opportune et salvatrice de ce sieur van der Zelden, sosie improbable du comte di Fabbrini, c’en eût été fini de moi. J’aurais achevé mes jours en quelque yourte carcérale puante ou pis encore, les vautours se seraient repus de mes chairs découpées et disséquées après mon exécution supposée.

Cependant, la machine demeurait en place, et ma mission ne pouvait s’achever ainsi. Aussi me tournai-je vers mon extraterrestre afin de trouver la bonne solution : il n’était pas question que Murat s’emparât du Baphomet et le ramenât en France comme une œuvre d’art pillée ! Nous n’étions pas en guerre contre Milan ! L’« extraterrestre » me fit promettre de ne pas utiliser El Turco à de mauvais desseins si jamais il venait à tomber entre les mains de Napoléon.

Pourtant, en contrepartie, je lui demandai de me dessiner les plans de l’automate et de me dresser la liste de chacun des symboles vestimentaires et motifs de la ceinture, liste accompagnée de croquis les reproduisant scrupuleusement, même les plus incongrus et saugrenus, avec leur signification et leur destination. Nous convînmes d’un rendez-vous pour la remise de ces documents, les seuls à même de me satisfaire, en espérant que nos mécaniciens et ingénieurs es arts se casseraient les dents en voulant reproduire l’androïde comme arme. De mon côté, je fis jurer à mon succédané de sanglier parlant venu de Jupiter ou d’ailleurs – où donc était l’astre Marnous ? - de ne jamais parler de cette nuit à quiconque et de ne point trahir le secret ni aux Anglais, ni aux Bourbons, ni à d’autres ennemis de la France.

Ceci fait, je pris congé, rejoignant les lieux où logeait mon ambassade. Tout en méditant sur les paroles mystérieuses de ce Johann prétendant être à l’origine de notre monde, je m’alitai enfin.

Je me promis qu’un jour, sceau du secret ou pas, Napoléon se mesurerait en personne à El Turco comme autrefois Catherine la Grande, fût-ce à Milan même.

Petite interruption de l’auteur : cette partie d’échec se déroulera certes à Milan, mais pas avant 1808. Nous vous la conterons dans un chapitre ultérieur.

 A suivre ...

***** 



[1] Cf. La Gloire de Rama et Le nouvel Envol de l’Aigle.

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