Suite du précédent épisode publié sur ce blog en 2009.
Aurore-Marie, après un franc souper, avait goûté à un
repos paisible, appréciant cette douillette nuit enfouie dans la literie
moelleuse d’une chambre très vieille France, au mobilier qui n’avait rien à
envier à celui du Petit Trianon. Elle aima fort que la domesticité lui servît
son déjeuner au lit, alors qu’elle demeurait anonchalie dans un vaporeux
déshabillé de mousseline couleur lavande enveloppant son corps maigre. Elle
conservait sur sa peau l’empreinte fragrante et persistance du parfum de chypre
dont elle s’était enduite pour son premier soir. Une impression étrange et
déroutante la traversa, alors qu’elle se remémorait la liste des invités : le
comte Dillon,
à la particule sans doute usurpée, Arthur Meyer, Rochefort, le
marquis de Breteuil, revenu de Londres, Alfred Naquet, Gyp,
le baron Hermann Kulm,
d’autres encore… ecclesia religieusement réunie sous l’égide de la
duchesse afin d’entendre la Révélation des derniers plans de la bouche même du
brav’général. Il tardait à Aurore-Marie que se manifestât cette nouvelle Harmonie
du Soir, où, en compagnie de Marguerite de Bonnemains, elle se livrerait
elle-même à une petite démonstration mondaine de ses talents de pianiste et de
versificatrice héritière de Psappha. Nous venons de le dire : Madame se
troublait. C’était une impression fugitive, presque une virtualité, teintée
de pressentiments… Deanna serait là ;
elle ne pouvait expliquer cette
intuition intime, mais elle savait… Cela signifiait que sa volonté aspirait à
contrôler les événements, à empêcher qu’on en détournât le cours nécessaire à
l’accomplissement du Grand Dessein de la Revanche… en même temps que ses
sentiments profonds envers l’aimée imaginée pourraient enfin se concrétiser,
puisqu’elle l’avait vue, bien réelle, dans le train. Or, Madame la baronne de Lacroix-Laval
n’ignorait pas qu’il existait un écheveau de probabilités, inextricable, où
s’entremêlaient, s’intriquaient, des possibles multiples. En 1873, on
avait forgé un néologisme pour exprimer cela : uchronie. Cela signifiait
qu’il fallait que tous évitassent la survenue d’un grain de sable susceptible
de faire capoter tous les projets de Georges et de Madame Marie Adrienne Anne
Victurienne (prénom qu’elle avait en détestation) Clémentine de Rochechouart de
Mortemart. Si ce grain de sable grippait toute la machinerie savamment huilée et
mise au point - métaphore digne de Monsieur Jules Verne dont Aurore-Marie
n’ignorait point les sympathies nationalistes - tous ici basculeraient dans une
réalité différente consacrant la ruine de l’entreprise boulangiste.
Aurore-Marie était une des rares personnes de ce siècle capable de raisonner
ainsi, en plusieurs temps probabilistes et parallèles. Peut-être était-ce dû à
son initiation d’octobre 1877 qui l’avait consacrée comme Élue ; peut-être la
chevalière du Pouvoir cléophradien instillait-elle ces idées saugrenues dans sa
cervelle ?
Alphonsine
l’avait habillée après qu’elle se fut toilettée. Aurore-Marie avait rendez-vous
avec la duchesse en son atelier de sculptures. Guidée par un majordome porteur
d’un archaïque flambeau surchargé de dorures, elle traversa l’exquise
bibliothèque riche d’Elzévirs et d’éditions princeps, avec sa galerie de bois
et ses portraits, dont celui de Mademoiselle de Lavallière par Mignard en
costume de Marie-Madeleine. Au doigt de la poétesse, la chevalière phosphorait
comme un fantasmagore de Robertson, ajoutant au mystère de cette galerie
peuplée d’ancêtres en buste ou en toile des Crussol d’Uzès. Marie Clémentine
(pour les intimes), avait rappelé à la baronne de Lacroix-Laval l’agencement du
château ; l’atelier jouxtait sa chambre à coucher, au premier étage. Dès
qu’elle y eut pénétré, Aurore-Marie constata que son amie avait revêtu la
défroque de Manuela, son nom d’artiste, une peu seyante blouse grise en toile.
« Ah, ma très chère, veuillez s’il vous plaît
prendre tout comme moi vos précautions. Il serait messéant que votre toilette
matutinale fût souillée par l’argile crue de mes modelages…Permettez à Jérôme
(c’était là le nom du majordome), qu'il vous aide à mettre cette autre blouse prévue
pour les visiteurs.
- Mais, rougit Aurore-Marie, cela n’est point un
vêtement convenable, féminin, que dis-je ?
- Point d’enfantillages. Laissez-vous vêtir.
- C’est inesthétique, laid…infâme en tout point. Cela
me messied fort !
- Petite coquette, je vous reconnais bien. Allons,
observez bien mon art. Je vais esquisser votre propre buste. Installez-vous sur ce fauteuil et prenez la
pose que je vous indiquerai. »
C’était bien
parce que celle qui donnait les ordres était plus titrée qu’elle
qu’Aurore-Marie ne se fit pas prier. Elle se laissa faire lorsque Manuela corrigea
sa pose, allant jusqu’à toucher sa frimousse de poupée de porcelaine candide
afin qu’elle présentât un profil avantageux, de trois quarts, qui masquait
quelque peu la dysharmonie de son nez pointu. La duchesse ébouriffa légèrement
la chevelure de la baronne, dérangeant les anglaises.
« Cela vous confère une allure inspirée par les
muses, un peu sauvage, mystique même. Prenez votre expression la plus
hallucinée, comme si le Saint-Esprit venait de vous habiter. Jouez les poëtesses
prophétesses…
- Cela sera-t-il long ? s’inquiéta Aurore-Marie.
- Dix minutes d’immobilité, le temps que j’esquisse le
rendu général de votre ovale pur, que je modèle vos cheveux avec la plus grande
exactitude et que je confère à la glaise l’expression vraie de votre
personnalité d’exception. »
En fille
narcissique, songeant que peut-être, en un prochain Salon, ce buste deviendrait
un emblème adulé, une image officielle de sa petite personne, Madame de
Saint-Aubain accepta de garder la pose aussi longtemps que nécessaire. Une fois
satisfaite du résultat préliminaire que Manuela lui présenta, tout en
suggérant çà et là de menues retouches propres à sublimer davantage sa
quintessence de sylphide du Parnasse, la
gracieuse pécore s’affranchit de sa réserve et osa demander d’essayer à son
tour …
« Cela est bien salissant, mais puisque vous y
tenez. Un lavabo vous permettra de vous remettre au net. »
N’objectant
rien, Aurore-Marie s’énerva sur une boule d’argile qu’elle tenta vainement,
durant un bon quart d’heure, de façonner en forme de coupe grecque, confondant
sculpture et céramique. Le résultat fut des moins probants, et Aurore-Marie
s’essaya à une autre forme, celle d’une gracieuse faunesse toute
baudelairienne, qu’elle voulut reproduire à partir d’un modèle achevé.
L’original était tout en courbes voluptueuses, mais la baronne s’échinait à
vouloir silhouetter la réplique à sa semblance gracile de préadolescente
attardée. Elle pensait que la sveltesse insigne de la statue en ferait une
incarnation d’elle-même, antiquisante et sensuelle, conforme à ses goûts
féminins, antinomiques de ceux de ces messieurs. Elle se troubla ; ses doigts
frémirent ; ses lèvres tremblèrent. Elle pleura, renonça, souillée toute de
cette glaise, sa blouse maculée, sa douce figure salie ainsi que ses
merveilleux cheveux torsadés et blondins, dont les longues mèches toutes
en entortillements s’étaient venues
frôler inconsidérément le vil matériau brut de l’artiste. La duchesse la cajola, la consola.
« Allons, ma mie. Le talent et l’inspiration ne
font pas tout. Il faut aussi du labeur, beaucoup de labeur. Rome ne s’est point
bâtie en un jour… Ne soyez point enfant.
- Je…je poserai de nouveau pour vous…en déesse…nue…
Non ! En nymphe ou en dryade ! s’exclama la poétesse entre deux sanglots.
- Vous n’y pensez point, ma chère. Je ne puis vous
prendre comme modèle en pied…dans une tenue inadéquate, suggestive… indécente !
Le buste à la rigueur. Je vous promets d’achever votre buste. »
« L’immature enfant que voilà ! songea Madame. La
voilà bien capricieuse. »
« Vous savez bien que cela nuerait à la
bienséance qu’une dame de votre qualité acceptât de poser toute nue… Les
modèles sont en général des hem…créatures… reprit la duchesse.
- Tenez votre promesse. J’irai la contempler au
prochain Salon ! »
Aurore-Marie
savait le style de Manuela à sa convenance fort conservatrice en ce qui
concernait les arts plastiques. Aurore-Marie se complaisait dans l’académisme
et la bibeloterie, dans l’emphase et la surcharge, visible dans ses bijoux, ses
toilettes. Elle procéda à ses ablutions réparatrices, ordonna à Jérôme de lui
ôter l’affreuse blouse et remit ses gants par-dessus la peau abîmée par la
glaise de ses mains de précieuse.
« Certes, votre physique est celui d’une nymphe,
d’une sylphide. En cela, vous avez bien raison. Mais, à moins de faire accroire
que le modèle est une enfant de treize ans…les connaisseurs vous identifieront
tous !
- J’accepte le buste à mon effigie, vous dis-je. Si
vous refusez, je demanderai au scandaleux monsieur Rodin… »
La duchesse
d’Uzès ne voulut pas contrarier davantage la capricieuse jeune femme pour
laquelle nul parent n’était plus là depuis longtemps pour lui mettre la
bride. Elle acheva de lui faire visiter
l’atelier en lui montrant ses collections de poteries rustiques ramenées du
Gard, du Languedoc et de Provence, non loin de ses terres d’Uzès, des jarres à
huile d’olive, des toupins et des gloutes. Elle bavarda, exposant des
considérations banales sur la luminosité du ciel provençal, le climat du Midi,
les beautés du domaine d’Uzès où les poumons fragiles de son amie (qui ne
cessait plus de toussoter sous la contrariété éprouvée par son échec artistique) aimeraient à trouver un
havre protecteur. Madame de Saint-Aubain avoua qu’à ces objets déplaisants
campagnards et folkloriques, bons pour messieurs Mistral et Daudet qu’elle ne
lisait point, elle préférait les bibelots précieux surchargés d’Angleterre ou
de Sèvres.
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