vendredi 25 février 2022

Café littéraire : Pietra Viva.

 

« PIETRA VIVA » de LEONOR DE RECONDO
(Collection « Points ». 2021. 182 pages).

Texte de M-H JEANGERARD

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Un petit bijou littéraire, à découvrir. La découverte est passionnante. Léonor de Récondo gagne à être connue du grand public, et plus encore du « Café Littéraire ». Elle a 45 ans, et plusieurs cordes à son arc…je devrais dire à son archet !! En effet, elle est violoniste, soliste dans un orchestre de musique baroque, rien que ça ! Ecrivaine, auteure de plusieurs ouvrages entre 2010 et 2020, déjà lauréate de plusieurs récompenses littéraires, ce seul titre m’a convaincu : « Pietra viva », pierre vivante, j’aurais tendance à dire « pierre qui vit », tant l’histoire de cette pierre nous entraîne, à travers Michel-Ange, vers notre humanité.

Qui ne connaît pas MICHELANGELO BUONAROTTI ?

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La Sixtine, la Piéta,

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Moïse, David, les relations plus qu’orageuses avec les grands de son époque, en particulier le Pape Jules II. De tout cela, il n’en est pas vraiment question dans ce livre,… qu’on peut lire en une ou deux soirées. Le Michel-Ange que Léonor de Récondo nous raconte n’est pas le génie que se disputent les grandes cours de la Renaissance italienne. C’est un homme, simplement, un homme pétri d’humanité.

Le canevas est très simple. CARRARE.


Buonarrotti, génie tourmenté, homosexuel, a été chargé par le Pape Jules II

 Image illustrative de l’article Jules II

de choisir, de faire tailler, transporter à Rome les blocs avec lesquels il devra réaliser le tombeau du Pontife. En réalité, Michel-Ange fuit. Il fuit, parce qu’il cherche son ami défunt, qui ne fut pas son amant, mais qu’il aime toujours passionnément : Andréa est mort, mais on ne saura jamais pourquoi ni comment. Cette fuite va se « cristalliser » - si j’ose dire - à travers cette pierre, qu’il fait vivre, effectivement, sous nos yeux.

Et le récit linéaire va nous montrer le sculpteur dans son travail de tous les jours, qui regarde, « ausculte » les pierres, les caresse, les choisit, vit avec elles. L’accident, la mort, sont toujours proches.

La mort, Michel-Ange la connaît. Sa mère, l’épouse de son ami, morte en couches, le tailleur, broyé par un bloc,…et surtout, sorte de refrain funèbre, son ami Andréa.

Michel-Ange face à ses souvenirs, face à la mort, mais aussi enrichi par ses rencontres. Ses amis, Topolino et Cavallino, « l’espion » du Pape, et surtout MICHELE, l’enfant orphelin, qui ne cessera de l’interroger - dans tous les sens du terme. Ainsi, à chaque chapitre, de trois ou quatre pages au plus, nous découvrons l’homme, le vrai, un personnage presque baudelairien…

Enfin, en contrepoint, par petites touches, les grandes ombres de la Renaissance : Laurent le Magnifique, Pic de la Mirandole,

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Botticelli, et aussi Savonarole, les Borgia…

 Image illustrative de l’article César Borgia

Elles affleurent aux souvenirs du héros, et nous donnent d’autres envies de lectures.

Voila. L’ouvrage est court, fait de chapitres courts, de phrases courtes. Il peut ne pas plaire. Il m’a plu parce l’homme raconté par Léonor de Récondo peut être notre portrait…Un bon sujet d’échanges, pour un futur Café Littéraire !

M-H JEANGERARD

samedi 19 février 2022

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 9 5e partie.

 

L’avorton pitoyable s’en vint rejoindre le camp du gouverneur Cornwallis qui, avec incrédulité, prit connaissance du fiasco de cette escarmouche. Il se reposait en sa tente ostentatoire, damassée et garnie de lourdes tentures de velours et de brocard, tendue aussi des bannières d’Albion et de l’antique léopard héraldique,

comme un de ces chefs de guerre du centenaire conflit ayant opposé les Plantagenêt puis les Lancastre

 Description de cette image, également commentée ci-après

aux Valois. La vision de ce fœtus inachevé, qui se mouvait avec maladresse, indisposa l’avatar du Commandeur suprême. Le compte rendu de cette demi-portion mal régénérée l’agaça tant qu’il en brisa sa badine d’officier général. L’être misérable ne s’exprimait qu’en parsi et les algorithmes de l’ordinateur quadridimensionnel avaient du mal à manier l’algèbre combinatoire nécessaire aux opérations d’interprétation et de traduction correcte de ce langage humain exotique.

« Par les planétésimaux de Saturne ! Je ne puis en ouïr davantage ! » jura l’entité. 


D’une voix grasse, elle ordonna à ses gardes, à la manière d’un monarque oriental :

« Qu’on supplicie ce monstre ! Il nous est inutile. Apprêtez l’éléphant. »

Cela signifiait aux cipayes qu’ils devaient procéder à la manière des bourreaux des plus cruels rajahs

 

qui avaient coutume de faire écraser la tête des condamnés, enterrés au préalable à l’exception de leur chef, par leur pachyderme préféré, officiant comme exécuteur fort exotique. Ils se saisirent de l’homoncule fœtal qui commença à striduler d’effroi. C’était une série de cris suraigus, presque à la fréquence de l’ultrason, que la bouche ébauchée de la créature inaboutie poussait en vain, sans parvenir à apitoyer quiconque parmi ses frères clones, comme s’ils ne l’eussent pas entendue.

Tandis que les soldats sortaient avec leur immonde paquet sous-humain, le pseudo-Cornwallis perçut un « Hem, hem… » venu de nulle part.

Il se retourna, et une voix par trop familière à son ouïe prononça les paroles suivantes, d’un ton qui se voulait à la fois courroucé et désinvolte :

« A votre place, Commandeur, je n’en ferais rien… Ne gaspillez pas vos troupes ; il n’est pas question que la moindre bouche ici devienne inutile et nuisible à nos desseins que je suppose encore communs, quoique… »

L’homme qui s’offrit au regard de « Cornwallis » eût pu être confondu avec le Maudit tant il lui ressemblait.

 Description de cette image, également commentée ci-après

Seul les différenciait le costume. S’ils partageaient cette troublante gémellité et ce regard de nuit, Galeazzo et le nouveau venu – pour le lectorat néophyte – ne venaient cependant pas de la même époque, ni a fortiori de la même piste temporelle, ce qui expliquait la raison pour laquelle celui qui se revendiquait comme l’Ennemi arborait une tenue décontractée (ne payant apparemment pas de mine, mais due à de grands faiseurs) commune à la jet set californienne de la fin du XXe siècle antérieure aux nouveaux maîtres de la net économie et des startups de la chronoligne qui nous est familière.

 

« Johann, s’empourpra le Commandeur suprême, vous outrepassez mes ordres en apparaissant en ce lieu ! Vous que je connus si serviable, si dévoué à ma cause !

- J’ai appris à m’émanciper », coupa van der Zelden sèchement, empêchant « Cornwallis » de déblatérer un de ces laïus colériques au cours desquels il aimait à s’écouter parler. Il avait désamorcé le verbiage de celui qui n’était pour lui qu’un ordinateur supérieur. « Veillons à ce que Langdarma ne devienne pas notre pomme de discorde, ajouta l’Ennemi.

- J’ai toujours besoin de vous, comme vous avez encore besoin de moi. J’exècre votre autonomie tournant à la rébellion. Cette piste temporelle est votre faute. J’ai pour tâche de la contrecarrer, ou si possible, de l’altérer, d’en gripper les mécanismes. Galeazzo di Fabbrini devait mourir en 1867. Or, non content de lui porter secours, vous lui avez fait don d’un translateur temporel et l’avez instrumentalisé afin de modeler à votre guise le cours de l’Histoire de la fin du XVIIIe siècle !

- Sans mon initiative salvatrice de saint-bernard des Ténèbres, le Maudit aurait connu la destinée d’un nouvel Homme des glaces, d’un nouvel Ötzi, momie racornie que se seraient disputés tous les paléoanthropologues des pistes 1720 et 1721 de la fin du XXe siècle.

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Je ne vois nulle gloire à finir comme cette dépouille grimaçante alpine droit exhumée du Chalcolithique !

- Il suffit, Johann, votre érudition inappropriée m’agace.

- Regardez-vous dans une glace, Commandeur ! Votre nouvel avatar est confit de ridicule. Pourquoi affectionnez-vous tant ces incarnations de podagres obèses ? Je vous ai connu plus sobre, plus raisonnable. Voyez les chamarrures, les brandebourgs dorés de votre uniforme, les décorations ostentatoires, les fourragères frangées, les galons scintillants vous assimilant à un potentat despotique régnant sur des sujets bien obéissants quelque part en une contrée arriérée d’Asie. Tout pour le paraître. Il est vrai que votre précédent personnage, le peu engageant marquis de Sade, tout aussi gras que ce vieil officier et gouverneur colonial débordant d’arrogance, était parvenu à son terme. J’ai su qu’il avait fini dans la morgue secrète de la Bastille, suiffé et intumescent d’humeurs putrides, mort d’une intoxication alimentaire provoquée par l’ingestion de la chair corrompue d’une dépouille d’orang-outan déposée intentionnellement en son cachot par les sbires du nouvel autocrate dont la puissance anticipée et cette-fois-ci pérenne doit tout à mon action occulte.

- Mon antépénultième clone, le comédien Sydney Greenstreet, qui se souvenait trop de son rôle de Mr Peters dans Le Masque de Dimitrios – un de ces films bidimensionnels archaïques tourné en noir et blanc – répétait à l’envi la sentence, tel un vieillard frappé de gâtisme : The world is bad because of a lack of bounty. 

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- Je connais par cœur cette ratiocination qui figure d’ailleurs dans le roman original d’Eric Ambler. Le monde manque de bonté, comme aimait à le dire votre dérisoire hypostase, votre énième simulacre.

- Je sais jouer les ascètes quand je veux ! Tsampang Randong !

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- Et c’est à cause de Tsampang Randong que l’Empire tibétain a sombré, que Langdarma s’est fait persécuteur, et que Galeazzo et Buonaparte ont absolument besoin de récupérer cette unité carbone placée en stase quelque part au Lo afin de ressusciter la puissance maléfique des tulpas qui pulvérisera tous les ennemis du futur Empire napoléonide. Je ferai tout, entendez-vous, pour que l’expédition d’Humboldt aboutisse, dussé-je sacrifier votre clone de Cornwallis. Vous trouverez de nouvelles usurpations d’identités, le régent George par exemple, ou Jeremy Bentham, vous qui affectionnez tellement les puissants « imposants » par le poids comme par le Pouvoir, souventes fois nuisible. A propos, quelque chose m’échappe, Commandeur. Votre illogisme positronique triturant sans arrêt la tapisserie spatio-temporelle à fin d’une remise en place illusoire vous a-t-il imposé d’incarner Tsampang Randong à deux reprises, la première au IXe siècle en tant que disciple et héritier spirituel de Kukaï

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et la seconde au XVe siècle, comme moine assassin de Lobsang Rama, alias Michaël Xidru, cet agent temporel qui ne sert plus de rien dans cette histoire plurielle-ci ? J’omets volontairement le père Joseph, postérieur de deux siècles, dont se souviennent amèrement les atomes dispersés de Frère Uriel, un autre Homo Spiritus (si toutefois ils sont dotés de mémoire).[1] Expliquez-moi.

- Il n’y a nul mystère là-dedans. Non seulement les deux Tsampang Randong ne partagent aucune contemporanéité dans une piste commune, mais ils sont issus de deux pistes divergentes, que j’ai moi-même créées. Je me devais de mettre des bâtons dans les roues d’un certain Daniel Lin Wu qui recherchait son imprudente nièce Violetta.

- Méfiez-vous de ce Daniel. Il a l’apparence d’un humain ordinaire, certes, mais je le pressens plus puissant que nous tous.

- Comme vous dites Johann, ajouta le faux Cornwallis, blasé.

- Votre tort est de vous prendre pour le Démiurge, pour le Deus ex machina. Au mieux, vous n’êtes qu’un simple puppet master, un montreur de marionnettes, répliqua l’Ennemi cinglant.

- Tandis que nous dissertons stérilement, je vous informe que la reine Marie-Antoinette se meurt à petit feu d’un squirre utérin. 

 

- Parlez le langage de la fin du XXe siècle, Commandeur ! Dites plutôt cancer de l’utérus. De toute façon, vous avez tout faux. Détrompez-vous : en cette piste, c’est Louis XVI qui disparaîtra le premier. Son décès est imminent.

- C’est parce que vous vous prétendez la Mort que vous vous montrez si péremptoire. Vous vous persuadez appréhender tous les possibles, bien que cette faculté soit de ma compétence.

- Vous n’êtes qu’une sphère noire schizophrène, Commandeur… Vous n’embrassez pas toutes les probabilités. Ainsi, vous négligez le facteur Talleyrand.

- Il exécute une mission en Italie, diligenté par Napoléon. Son objectif est d’y retrouver El Turco, alias le Baphomet. Le comte di Fabbrini a su convaincre le futur Empereur de la nécessité de posséder cet automate conjointement à la « momie » de Langdarma.

- Talleyrand fait semblant d’agir aux ordres du despote. De fait, il est le grand-prêtre d’une secte que vous avez négligé à tort, les Tétra-épiphanes.

- Johann, vous n’allez pas me dire que ces fantoches nous menacent, simplement parce que leur doctrine prétend que l’inversion du cours du temps est plausible, via ce qu’ils nomment Anacouklesis.

- Désolé, Commandeur, mais la flèche du temps peut être réversible, et l’arborescence des harmoniques alternatives peut elle-même s’inverser. Ne négligez pas la littérature imaginaire du XXe siècle, par exemple cette nouvelle de Borges, Examen de l’Œuvre d’Herbert Quain. En quelques lignes, et en une simple note de bas de page, Borges,

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avec son génie littéraire propre, nous ouvre de nombreuses portes avec les clefs adéquates.

- Sottises, billevesées ! Dites que l’écrivain argentin possédait les clefs du Taj Mahal noir ouvrant l’accès aux univers parallèles. 

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- Temps réversible, arborescence inversée du Multivers, du présent vers le passé… La perspective est vertigineuse, Commandeur. »

Johann s’adressait à son ancien maître avec une ironie acide. « Cornwallis » relevait chaque trait, chaque attaque perfide, mais se sentait bien impuissant à riposter.

« Nous ne pouvons rétrograder, rétropédaler pour remettre en place tout ce que vous avez engendré, au risque de provoquer des bifurcations nouvelles, des chronolignes rétroverties partant dans toutes les directions, de 1782 aux big bangs pluriels… Johann, je me refuse à abandonner. Je poursuivrai de ma hargne l’expédition Humboldt rien que pour vous contrarier, afin de mettre du piment dans vos plans tordus, pour mon seul plaisir, quitte à sacrifier mon clone actuel. Je prépare déjà ma prochaine enveloppe. Que diriez-vous d’un petit investissement du comte de Provence ?

- Option intéressante, par ma foi… Commandeur, les affaires m’appellent. Nous nous retrouverons.

- Baste ! » conclut « Cornwallis », tandis que van der Zelden s’évaporait comme une onde exposée à l’ardeur du soleil indien d’avant mousson. Le seul élément qu’il avait accepté de la diatribe de l’Ennemi fut de consentir à la grâce de l’avorton rescapé de la hargne de Rajiv.

 

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A suivre...

[1] Allusions multiples au roman La Gloire de Rama.