L’avorton pitoyable s’en vint rejoindre le
camp du gouverneur Cornwallis qui, avec incrédulité, prit connaissance du
fiasco de cette escarmouche. Il se reposait en sa tente ostentatoire, damassée
et garnie de lourdes tentures de velours et de brocard, tendue aussi des
bannières d’Albion et de l’antique léopard héraldique,
comme un de ces chefs de
guerre du centenaire conflit ayant opposé les Plantagenêt puis les Lancastre
aux Valois. La vision de ce fœtus inachevé, qui se mouvait avec maladresse,
indisposa l’avatar du Commandeur suprême. Le compte rendu de cette demi-portion
mal régénérée l’agaça tant qu’il en brisa sa badine d’officier général. L’être
misérable ne s’exprimait qu’en parsi et les algorithmes de l’ordinateur
quadridimensionnel avaient du mal à manier l’algèbre combinatoire nécessaire
aux opérations d’interprétation et de traduction correcte de ce langage humain
exotique.
« Par les planétésimaux de
Saturne ! Je ne puis en ouïr davantage ! » jura l’entité.
D’une voix grasse, elle ordonna à ses
gardes, à la manière d’un monarque oriental :
« Qu’on supplicie ce monstre !
Il nous est inutile. Apprêtez l’éléphant. »
Cela signifiait aux cipayes qu’ils
devaient procéder à la manière des bourreaux des plus cruels rajahs
qui avaient
coutume de faire écraser la tête des condamnés, enterrés au préalable à
l’exception de leur chef, par leur pachyderme préféré, officiant comme exécuteur
fort exotique. Ils se saisirent de l’homoncule fœtal qui commença à striduler
d’effroi. C’était une série de cris suraigus, presque à la fréquence de
l’ultrason, que la bouche ébauchée de la créature inaboutie poussait en vain,
sans parvenir à apitoyer quiconque parmi ses frères clones, comme s’ils ne
l’eussent pas entendue.
Tandis que les soldats sortaient avec leur
immonde paquet sous-humain, le pseudo-Cornwallis perçut un « Hem,
hem… » venu de nulle part.
Il se retourna, et une voix par trop
familière à son ouïe prononça les paroles suivantes, d’un ton qui se voulait à
la fois courroucé et désinvolte :
« A votre place, Commandeur, je n’en
ferais rien… Ne gaspillez pas vos troupes ; il n’est pas question que la
moindre bouche ici devienne inutile et nuisible à nos desseins que je suppose
encore communs, quoique… »
L’homme qui s’offrit au regard de
« Cornwallis » eût pu être confondu avec le Maudit tant il lui
ressemblait.
Seul les différenciait le costume. S’ils partageaient cette
troublante gémellité et ce regard de nuit, Galeazzo et le nouveau venu – pour
le lectorat néophyte – ne venaient cependant pas de la même époque, ni a
fortiori de la même piste temporelle, ce qui expliquait la raison pour laquelle
celui qui se revendiquait comme l’Ennemi arborait
une tenue décontractée (ne payant apparemment pas de mine, mais due à de grands
faiseurs) commune à la jet set californienne
de la fin du XXe siècle antérieure aux nouveaux maîtres de la net économie et des startups de la chronoligne qui nous est familière.
« Johann, s’empourpra le Commandeur
suprême, vous outrepassez mes ordres en apparaissant en ce lieu ! Vous que
je connus si serviable, si dévoué à ma cause !
- J’ai appris à m’émanciper », coupa
van der Zelden sèchement, empêchant « Cornwallis » de déblatérer un
de ces laïus colériques au cours desquels il aimait à s’écouter parler. Il
avait désamorcé le verbiage de celui qui n’était pour lui qu’un ordinateur
supérieur. « Veillons à ce que Langdarma ne devienne pas notre pomme de
discorde, ajouta l’Ennemi.
- J’ai toujours besoin de vous, comme vous
avez encore besoin de moi. J’exècre votre autonomie tournant à la rébellion.
Cette piste temporelle est votre faute. J’ai pour tâche de la contrecarrer, ou
si possible, de l’altérer, d’en gripper les mécanismes. Galeazzo di Fabbrini
devait mourir en 1867. Or, non content de lui porter secours, vous lui avez
fait don d’un translateur temporel et l’avez instrumentalisé afin de modeler à
votre guise le cours de l’Histoire de la fin du XVIIIe siècle !
- Sans mon initiative salvatrice de
saint-bernard des Ténèbres, le Maudit aurait connu la destinée d’un nouvel
Homme des glaces, d’un nouvel Ötzi, momie racornie que se seraient disputés
tous les paléoanthropologues des pistes 1720 et 1721 de la fin du XXe siècle.
Je ne vois nulle gloire à finir comme cette dépouille grimaçante alpine droit
exhumée du Chalcolithique !
- Il suffit, Johann, votre érudition
inappropriée m’agace.
- Regardez-vous dans une glace,
Commandeur ! Votre nouvel avatar est confit de ridicule. Pourquoi
affectionnez-vous tant ces incarnations de podagres obèses ? Je vous ai
connu plus sobre, plus raisonnable. Voyez les chamarrures, les brandebourgs
dorés de votre uniforme, les décorations ostentatoires, les fourragères
frangées, les galons scintillants vous assimilant à un potentat despotique
régnant sur des sujets bien obéissants quelque part en une contrée arriérée
d’Asie. Tout pour le paraître. Il est vrai que votre précédent personnage, le
peu engageant marquis de Sade, tout aussi gras que ce vieil officier et
gouverneur colonial débordant d’arrogance, était parvenu à son terme. J’ai su
qu’il avait fini dans la morgue secrète de la Bastille, suiffé et intumescent
d’humeurs putrides, mort d’une intoxication alimentaire provoquée par
l’ingestion de la chair corrompue d’une dépouille d’orang-outan déposée intentionnellement
en son cachot par les sbires du nouvel autocrate dont la puissance anticipée et
cette-fois-ci pérenne doit tout à mon action occulte.
- Mon antépénultième clone, le comédien
Sydney Greenstreet, qui se souvenait trop de son rôle de Mr Peters dans Le Masque de Dimitrios – un de ces films
bidimensionnels archaïques tourné en noir et blanc – répétait à l’envi la
sentence, tel un vieillard frappé de gâtisme : The world is bad because of a lack of bounty.
- Je connais par cœur cette ratiocination
qui figure d’ailleurs dans le roman original d’Eric Ambler. Le monde manque de
bonté, comme aimait à le dire votre dérisoire hypostase, votre énième
simulacre.
- Je sais jouer les ascètes quand je
veux ! Tsampang Randong !
- Et c’est à cause de Tsampang Randong que
l’Empire tibétain a sombré, que Langdarma s’est fait persécuteur, et que
Galeazzo et Buonaparte ont absolument besoin de récupérer cette unité carbone
placée en stase quelque part au Lo afin de ressusciter la puissance maléfique
des tulpas qui pulvérisera tous les ennemis du futur Empire napoléonide. Je
ferai tout, entendez-vous, pour que l’expédition d’Humboldt aboutisse, dussé-je
sacrifier votre clone de Cornwallis. Vous trouverez de nouvelles usurpations d’identités,
le régent George par exemple, ou Jeremy Bentham, vous qui affectionnez
tellement les puissants « imposants » par le poids comme par le
Pouvoir, souventes fois nuisible. A propos, quelque chose m’échappe,
Commandeur. Votre illogisme positronique triturant sans arrêt la tapisserie spatio-temporelle
à fin d’une remise en place illusoire vous a-t-il imposé d’incarner Tsampang
Randong à deux reprises, la première au IXe siècle en tant que disciple et
héritier spirituel de Kukaï
et la seconde au XVe siècle, comme moine assassin
de Lobsang Rama, alias Michaël Xidru, cet agent temporel qui ne sert plus de
rien dans cette histoire plurielle-ci ? J’omets volontairement le père
Joseph, postérieur de deux siècles, dont se souviennent amèrement les atomes
dispersés de Frère Uriel, un autre Homo
Spiritus (si toutefois ils sont dotés de mémoire).
Expliquez-moi.
- Il n’y a nul mystère là-dedans. Non
seulement les deux Tsampang Randong ne partagent aucune contemporanéité dans
une piste commune, mais ils sont issus de deux pistes divergentes, que j’ai
moi-même créées. Je me devais de mettre des bâtons dans les roues d’un certain
Daniel Lin Wu qui recherchait son imprudente nièce Violetta.
- Méfiez-vous de ce Daniel. Il a
l’apparence d’un humain ordinaire, certes, mais je le pressens plus puissant que
nous tous.
- Comme vous dites Johann, ajouta le faux
Cornwallis, blasé.
- Votre tort est de vous prendre pour le
Démiurge, pour le Deus ex machina. Au
mieux, vous n’êtes qu’un simple puppet
master, un montreur de marionnettes, répliqua l’Ennemi cinglant.
- Tandis que nous dissertons stérilement,
je vous informe que la reine Marie-Antoinette se meurt à petit feu d’un squirre
utérin.
- Parlez le langage de la fin du XXe
siècle, Commandeur ! Dites plutôt cancer de l’utérus. De toute façon, vous
avez tout faux. Détrompez-vous : en cette piste, c’est Louis XVI qui
disparaîtra le premier. Son décès est imminent.
- C’est parce que vous vous prétendez la
Mort que vous vous montrez si péremptoire. Vous vous persuadez appréhender tous
les possibles, bien que cette faculté soit de ma compétence.
- Vous n’êtes qu’une sphère noire
schizophrène, Commandeur… Vous n’embrassez pas toutes les probabilités. Ainsi,
vous négligez le facteur Talleyrand.
- Il exécute une mission en Italie,
diligenté par Napoléon. Son objectif est d’y retrouver El Turco, alias le
Baphomet. Le comte di Fabbrini a su convaincre le futur Empereur de la
nécessité de posséder cet automate conjointement à la « momie » de
Langdarma.
- Talleyrand fait semblant d’agir aux
ordres du despote. De fait, il est le grand-prêtre d’une secte que vous avez
négligé à tort, les Tétra-épiphanes.
- Johann, vous n’allez pas me dire que ces
fantoches nous menacent, simplement parce que leur doctrine prétend que
l’inversion du cours du temps est plausible, via ce qu’ils nomment Anacouklesis.
- Désolé, Commandeur, mais la flèche du
temps peut être réversible, et l’arborescence des harmoniques alternatives peut
elle-même s’inverser. Ne négligez pas la littérature imaginaire du XXe siècle,
par exemple cette nouvelle de Borges, Examen
de l’Œuvre d’Herbert Quain. En quelques lignes, et en une simple note de
bas de page, Borges,
avec son génie littéraire propre, nous ouvre de nombreuses
portes avec les clefs adéquates.
- Sottises, billevesées ! Dites que
l’écrivain argentin possédait les clefs du Taj Mahal noir ouvrant l’accès aux univers
parallèles.
- Temps réversible, arborescence inversée
du Multivers, du présent vers le passé… La perspective est vertigineuse,
Commandeur. »
Johann s’adressait à son ancien maître
avec une ironie acide. « Cornwallis » relevait chaque trait, chaque attaque
perfide, mais se sentait bien impuissant à riposter.
« Nous ne pouvons rétrograder,
rétropédaler pour remettre en place tout ce que vous avez engendré, au risque
de provoquer des bifurcations nouvelles, des chronolignes rétroverties partant
dans toutes les directions, de 1782 aux big
bangs pluriels… Johann, je me refuse à abandonner. Je poursuivrai de ma
hargne l’expédition Humboldt rien que pour vous contrarier, afin de mettre du
piment dans vos plans tordus, pour mon seul plaisir, quitte à sacrifier mon
clone actuel. Je prépare déjà ma prochaine enveloppe. Que diriez-vous d’un
petit investissement du comte de Provence ?
- Option intéressante, par ma foi…
Commandeur, les affaires m’appellent. Nous nous retrouverons.
- Baste ! » conclut
« Cornwallis », tandis que van der Zelden s’évaporait comme une onde
exposée à l’ardeur du soleil indien d’avant mousson. Le seul élément qu’il
avait accepté de la diatribe de l’Ennemi fut de consentir à la grâce de
l’avorton rescapé de la hargne de Rajiv.
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