Une
singulière statue.
Nouvelle,
par Christian Jannone.
Qu’est-ce
que l’art contemporain ? Tout, et parfois n’importe quoi (pensées du
nouveau Sieyès anonyme).
Paul était un galeriste
réputé du Quartier Latin. Il m’invitait régulièrement à découvrir les derniers
artistes qu’il se vantait de dénicher et de mettre sur orbite dans le milieu
tout à la fois fantasque et exigeant de l’art contemporain.
Personnellement, je ne
suis pas un détracteur de l’art contemporain, même s’il m’arrive de tiquer à
ses excès, notamment cette manie de la provocation, du scandale à tout prix,
qui peut tourner à la doxa voire à un néo académisme. Chez Paul régnait
l’éclectisme et la volonté constante que sa galerie servît de niche aux jeunes
artistes, même si les personnalités consacrées y avaient aussi droit de cité. Il
suivait avec assiduité la fluctuation des cotes sur le marché de l’art, chez
Christie’s, Sotheby’s ou Artcurial. Il se réjouissait que le monopole de Drouot
fût terminé depuis le début de notre siècle tout en exécrant les dérives
capitalistes spéculatives actuelles.
Chez lui, on trouvait
certes les formes actuelles dominantes de l’art contemporain, à savoir l’art
conceptuel,
la performance, le ready made
ou l’art-vidéo, mais Paul
demeurait ouvert aux anciennes formes plastiques, peinture et sculpture quels
que fussent la technique et les matériaux utilisés par l’artiste. Enfin, il
respectait rigoureusement la parité, et accueillait autant d’œuvres féminines
que masculines.
Ce jour-là, justement, il
tint absolument à me faire admirer une nouveauté stupéfiante.
Il s’agissait d’une
statue dont le style, la manière, rappelaient sans conteste Maurizio Cattelan,
dont les médias connaissent bien le côté provocateur. Elle était littéralement
dressée, monumentale en un mot. Mon regard s’attarda à sa singularité
dérangeante. La fascination me prit, irrésistible. Il y avait de quoi dérouter
les amateurs d’art les plus exigeants. Ce qui en moi suscitait le plus grand
malaise, c’était l’impression d’avoir devant soi, en pied, la représentation
hyperréaliste d’une personnalité connue. Trait pour trait, cette ronde-bosse me
rappelait l’écrivain du XXe siècle Paul Léautaud, connu pour son Journal littéraire. Il s’agissait d’un
Léautaud âgé, reproduit en ses ultimes années où la décrépitude du corps
s’harmonisait à celle de la vêture. Son regard abrité derrière ses lunettes
démodées semblait scruter, sonder mon âme de voyeur.
Ce Léautaud-là eût pu
figurer en quelque pendant peu recommandable du musée Grévin et je crus avoir
face à moi quelque figure de cire à l’ancienne, avec toutefois ce côté canaille
typique de la patte de Cattelan. Ses haillons clochardesques, hétéroclites,
paraissaient remarquables de délabrement. Ils en étaient souillés, effilochés,
lustrés, en particulier ce galurin difforme, ce vieux feutre infâme qui le
coiffait, comme passé sous une presse, et cette écharpe décolorée, effrangée,
entourant son cou de dindon. Tout en lui dominait une impression de fange mêlée
à la lubricité, pour qui connaissait les mœurs et la saleté légendaire de ce
misanthrope qui s’attachait davantage aux animaux qu’aux êtres humains, à
l’exception de certaines femmes. Il ne manquait en lui que l’odeur,
l’imprégnation subtile et bien sentie
de la crasse et de la débauche. Logiquement auraient dû s’exhaler de sa
personne les relents du pipi de chat.
C’était en cela que
s’exprimait la quintessence du scandale de cette statue. Non content de
représenter un vieillard à quelques pas de la tombe, l’artiste n’avait pas
craint d’exhiber sa virilité affirmée. Certes, il s’appuyait sur une canne
noueuse, cette célèbre canne qui, en quelques interviews radiophoniques, lui
permettait de ponctuer, d’articuler ses péroraisons. Le voûtement du corps, à
peine accentué, n’empêchait pas l’œil de focaliser sur son pantalon qui
exprimait sa nature de Priape. J’avais affaire à un pendant cacochyme du
célèbre gisant de Victor Noir, et ne doutais point de l’effet produit par cette
statue chez les dames de petite vertu en manque.
J’imaginais ce qui se
déroulait la nuit en cette galerie ; la présence de ces aventurières d’un
soir, excitées, s’étant laissées enfermer sciemment pour goûter à un plaisir
interdit onaniste avec ce Léautaud, aussi répugnant qu’il apparût. Il était
vrai que sa vie personnelle avait été fort bien pourvue en bamboche et
priapées. Plus je l’observais, plus il m’apparaissait comme quelque idole
païenne évocatrice de la fécondité, une idole certes ithyphallique, comme ces
fameuses statues du dieu suprême Osiris, mais grotesque, décrépite et difforme,
tel Bès.
La fascination malsaine
m’immobilisait en une contemplation irraisonnée de ce vieillard lubrique en
guenilles, qui n’était pas sans rappeler le portrait de Dorian Gray exécuté par
le peintre réaliste magique américain Ivan le Lorraine Albright
pour la célèbre
adaptation filmée du roman sulfureux et décadent d’Oscar Wilde par Albert
Lewin. Ce Léautaud factice en acquérait une aura supplémentaire, davantage
expressionniste qu’hyperréaliste, avec sa face ridée et tavelée, comme marquée
de vérole, qui l’assimilait à un vieux singe affreusement grimaçant.
C’est alors que je
constatai que la statue était dépourvue de toute signature, un panonceau se
limitant sommairement à la nommer, à lui attribuer l’identité de l’écrivain,
sorte de portrait tridimensionnel graveleux. Je me hasardais à tâter l’étoffe
défraîchie de ses haillons : la texture était véridique, mais il manquait
curieusement une odeur à ces détritus vestimentaires dignes d’une décharge
clandestine ou d’un chiffonnier de l’ancien temps. Si l’œuvre n’était pas due à
Maurizio Cattelan, qui en était le créateur ? Je ne pouvais me prononcer
sur cette énigme. Il avait autrefois existé un art anonyme en Occident, où
l’identité de l’artiste avait peu d’importance : cet art était celui des
Romains.
Sentant mon désarroi,
Paul s’approcha de moi. Je le questionnai :
-
- Qui donc a créé cela, cette…chose ?
-
- Tu sais, Bob, répondit-il avec sérieux, un
sérieux teinté d’amertume. Il ne s’agit pas d’une statue à proprement parler.
C’est l’authentique Paul Léautaud que tu contemples. Contrairement à ce
qu’affirment toutes les biographies du personnage, à sa mort en 1956, il n’a
pas été incinéré. Son corps a été plastifié afin d’être conservé pour
l’éternité. Peut-être notre écrivain s’était-il rappelé l’histoire du
philosophe anglais Jeremy Bentham, tu sais, le théoricien de l’utilitarisme et
de la prison idéale… Bentham souhaitait que les cadavres des personnes
illustres deviennent des auto-icônes, et pour ce faire, sa dépouille a été
conservée – du moins sa tête momifiée sertie d’yeux en pâte de verre, exposée
au public en l’auguste compagnie de son mannequin de cire vêtu de pied en cap
et tranquillement assis. On peut l’admirer en la bibliothèque de l’University College de Londres.
Abasourdi par cette révélation,
je ne sus plus que dire. Paul m’invita au Fouquet’s
à dîner et nous reprîmes notre conversation en mettant l’accent sur le
culte égocentrique voué de nos jours jusqu’à la démesure au corps humain devant
demeurer éternellement jeune et beau. Paul Léautaud, qui ne craignait jamais
d’exhiber sa déchéance physique et sa misanthropie, en ayant secrètement décidé
de devenir une œuvre d’art morbide et érotique, faisait ainsi un pied de nez
anticipé à notre civilisation occidentale contemporaine consumériste, hédoniste
et matérialiste vouée au jeunisme, à la jouissance immédiate, à l’apparence et
à l’argent. Paul Léautaud nous adressait à distance une leçon de morale bien
mordante et sarcastique.
Christian Jannone.