jeudi 14 juin 2018

Une singulière statue.


Une singulière statue.

Nouvelle, par Christian Jannone.

Qu’est-ce que l’art contemporain ? Tout, et parfois n’importe quoi (pensées du nouveau Sieyès anonyme).

Paul était un galeriste réputé du Quartier Latin. Il m’invitait régulièrement à découvrir les derniers artistes qu’il se vantait de dénicher et de mettre sur orbite dans le milieu tout à la fois fantasque et exigeant de l’art contemporain.
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Personnellement, je ne suis pas un détracteur de l’art contemporain, même s’il m’arrive de tiquer à ses excès, notamment cette manie de la provocation, du scandale à tout prix, qui peut tourner à la doxa voire à un néo académisme. Chez Paul régnait l’éclectisme et la volonté constante que sa galerie servît de niche aux jeunes artistes, même si les personnalités consacrées y avaient aussi droit de cité. Il suivait avec assiduité la fluctuation des cotes sur le marché de l’art, chez Christie’s, Sotheby’s ou Artcurial. Il se réjouissait que le monopole de Drouot fût terminé depuis le début de notre siècle tout en exécrant les dérives capitalistes spéculatives actuelles.
Chez lui, on trouvait certes les formes actuelles dominantes de l’art contemporain, à savoir l’art conceptuel,
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 la performance, le ready made ou l’art-vidéo, mais Paul demeurait ouvert aux anciennes formes plastiques, peinture et sculpture quels que fussent la technique et les matériaux utilisés par l’artiste. Enfin, il respectait rigoureusement la parité, et accueillait autant d’œuvres féminines que masculines.
Ce jour-là, justement, il tint absolument à me faire admirer une nouveauté stupéfiante.
Il s’agissait d’une statue dont le style, la manière, rappelaient sans conteste Maurizio Cattelan,
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 dont les médias connaissent bien le côté provocateur. Elle était littéralement dressée, monumentale en un mot. Mon regard s’attarda à sa singularité dérangeante. La fascination me prit, irrésistible. Il y avait de quoi dérouter les amateurs d’art les plus exigeants. Ce qui en moi suscitait le plus grand malaise, c’était l’impression d’avoir devant soi, en pied, la représentation hyperréaliste d’une personnalité connue. Trait pour trait, cette ronde-bosse me rappelait l’écrivain du XXe siècle Paul Léautaud, connu pour son Journal littéraire. Il s’agissait d’un Léautaud âgé, reproduit en ses ultimes années où la décrépitude du corps s’harmonisait à celle de la vêture. Son regard abrité derrière ses lunettes démodées semblait scruter, sonder mon âme de voyeur.
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Ce Léautaud-là eût pu figurer en quelque pendant peu recommandable du musée Grévin et je crus avoir face à moi quelque figure de cire à l’ancienne, avec toutefois ce côté canaille typique de la patte de Cattelan. Ses haillons clochardesques, hétéroclites, paraissaient remarquables de délabrement. Ils en étaient souillés, effilochés, lustrés, en particulier ce galurin difforme, ce vieux feutre infâme qui le coiffait, comme passé sous une presse, et cette écharpe décolorée, effrangée, entourant son cou de dindon. Tout en lui dominait une impression de fange mêlée à la lubricité, pour qui connaissait les mœurs et la saleté légendaire de ce misanthrope qui s’attachait davantage aux animaux qu’aux êtres humains, à l’exception de certaines femmes. Il ne manquait en lui que l’odeur, l’imprégnation subtile et bien sentie de la crasse et de la débauche. Logiquement auraient dû s’exhaler de sa personne les relents du pipi de chat.
C’était en cela que s’exprimait la quintessence du scandale de cette statue. Non content de représenter un vieillard à quelques pas de la tombe, l’artiste n’avait pas craint d’exhiber sa virilité affirmée. Certes, il s’appuyait sur une canne noueuse, cette célèbre canne qui, en quelques interviews radiophoniques, lui permettait de ponctuer, d’articuler ses péroraisons. Le voûtement du corps, à peine accentué, n’empêchait pas l’œil de focaliser sur son pantalon qui exprimait sa nature de Priape. J’avais affaire à un pendant cacochyme du célèbre gisant de Victor Noir, et ne doutais point de l’effet produit par cette statue chez les dames de petite vertu en manque.
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J’imaginais ce qui se déroulait la nuit en cette galerie ; la présence de ces aventurières d’un soir, excitées, s’étant laissées enfermer sciemment pour goûter à un plaisir interdit onaniste avec ce Léautaud, aussi répugnant qu’il apparût. Il était vrai que sa vie personnelle avait été fort bien pourvue en bamboche et priapées. Plus je l’observais, plus il m’apparaissait comme quelque idole païenne évocatrice de la fécondité, une idole certes ithyphallique, comme ces fameuses statues du dieu suprême Osiris, mais grotesque, décrépite et difforme, tel Bès.
La fascination malsaine m’immobilisait en une contemplation irraisonnée de ce vieillard lubrique en guenilles, qui n’était pas sans rappeler le portrait de Dorian Gray exécuté par le peintre réaliste magique américain Ivan le Lorraine Albright
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 pour la célèbre adaptation filmée du roman sulfureux et décadent d’Oscar Wilde par Albert Lewin. Ce Léautaud factice en acquérait une aura supplémentaire, davantage expressionniste qu’hyperréaliste, avec sa face ridée et tavelée, comme marquée de vérole, qui l’assimilait à un vieux singe affreusement grimaçant. 
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C’est alors que je constatai que la statue était dépourvue de toute signature, un panonceau se limitant sommairement à la nommer, à lui attribuer l’identité de l’écrivain, sorte de portrait tridimensionnel graveleux. Je me hasardais à tâter l’étoffe défraîchie de ses haillons : la texture était véridique, mais il manquait curieusement une odeur à ces détritus vestimentaires dignes d’une décharge clandestine ou d’un chiffonnier de l’ancien temps. Si l’œuvre n’était pas due à Maurizio Cattelan, qui en était le créateur ? Je ne pouvais me prononcer sur cette énigme. Il avait autrefois existé un art anonyme en Occident, où l’identité de l’artiste avait peu d’importance : cet art était celui des Romains. 
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Sentant mon désarroi, Paul s’approcha de moi. Je le questionnai :
-          -  Qui donc a créé cela, cette…chose ?
-        - Tu sais, Bob, répondit-il avec sérieux, un sérieux teinté d’amertume. Il ne s’agit pas d’une statue à proprement parler. C’est l’authentique Paul Léautaud que tu contemples. Contrairement à ce qu’affirment toutes les biographies du personnage, à sa mort en 1956, il n’a pas été incinéré. Son corps a été plastifié afin d’être conservé pour l’éternité. Peut-être notre écrivain s’était-il rappelé l’histoire du philosophe anglais Jeremy Bentham, tu sais, le théoricien de l’utilitarisme et de la prison idéale… Bentham souhaitait que les cadavres des personnes illustres deviennent des auto-icônes, et pour ce faire, sa dépouille a été conservée – du moins sa tête momifiée sertie d’yeux en pâte de verre, exposée au public en l’auguste compagnie de son mannequin de cire vêtu de pied en cap et tranquillement assis. On peut l’admirer en la bibliothèque de l’University College de Londres.              

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Abasourdi par cette révélation, je ne sus plus que dire. Paul m’invita au Fouquet’s à dîner et nous reprîmes notre conversation en mettant l’accent sur le culte égocentrique voué de nos jours jusqu’à la démesure au corps humain devant demeurer éternellement jeune et beau. Paul Léautaud, qui ne craignait jamais d’exhiber sa déchéance physique et sa misanthropie, en ayant secrètement décidé de devenir une œuvre d’art morbide et érotique, faisait ainsi un pied de nez anticipé à notre civilisation occidentale contemporaine consumériste, hédoniste et matérialiste vouée au jeunisme, à la jouissance immédiate, à l’apparence et à l’argent. Paul Léautaud nous adressait à distance une leçon de morale bien mordante et sarcastique.  

Christian Jannone.