vendredi 30 septembre 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 17 2e partie.



L’équipe de Daniel fuyait éperdument à travers les dédales du sous-sol de la citadelle maudite. Les poursuivants aux heaumes piriformes ne lâchaient pas prise. Il était même venu la fantaisie à quelques-uns des fœtus cybernétiques de se joindre à eux après qu’ils se furent extraits avant terme de leur matrice artificielle. L’amnios liquide synthétique dégouttait encore de leur carapace. Toutefois, ils étaient encore aveugles et se mouvaient donc avec gaucherie ce qui embarrassait les guerriers de la reine et les ralentissait. Deux de ces cybers prématurés se télescopèrent. Ils s’affaissèrent en émettant des fulgurances bleutées tandis qu’une forte odeur d’ozone émanait de leur corps inachevé. Un troisième, victime d’un court-circuit, s’embrasa. Il produisit des cris d’agonie en infra sons ce qui eut pour résultats de faire gémir O’Malley et de hérisser le poil de Ufo qui se mit en boule.
- Votre clebs ne va pas bien, jeta Carette à l’adresse de Deanna Shirley.
- Qu’y puis-je ? Il est trop lourd pour que je le porte.
- Vous n’aviez qu’à préférer les chihuahuas, grinça le Loup de l’Espace entre ses dents.
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Violetta ne put s’empêcher de rajouter sa pique.
- Oh ! Mais elle n’en veut pas. Elle craint de les écraser en posant ses fesses de stockfisch dessus.
Daniel n’en montrait rien mais le fou rire le gagnait. Néanmoins, il recherchait activement une issue. La peur invasive d’Azzo n’était plus d’aucun secours au pseudo androïde ; désormais, tous parcouraient au pas de course ce qui s’apparentait à une nécropole ou à une catacombe. Les lieux suintant d’humidité rappelaient vaguement les Fontanelles de Naples. Des niches recelaient des squelettes pygmoïdes. Des pyramides de tibias et de crânes se perdaient dans les méandres des couloirs à demi ruinés.

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Les têtes des dépouilles étaient d’une incontestable ancienneté. Dépourvues de leur maxillaire inférieur, leur voûte surbaissée au front fuyant - parfois trépanée -  s’achevait en un chignon occipital digne de celui des K’Tous. D’autre part, un bourrelet sous-orbitaire rappelait leur parenté avec Homo Erectus.    

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Aux ossements d’hominiens succédèrent les momies aviaires. Celles-ci exhalaient une puanteur insoutenable qui fit grimacer jusqu’à Gaston lui-même. C’étaient des légions entassées sans aucune logique d’oiseaux typiques de la faune africaine. Il y avait là des cigognes noires, des pélicans, des marabouts et des ibis.
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Certaines étaient fort putréfiées tandis que d’autres avaient subi un phénomène de saponification.
Les réactions d’Ufo et d’O’Malley ne furent pas celles des humains.
Le premier à se jeter avec avidité sur les os fut le chien. Avec ses crocs bien affûtés, il déchiqueta un marabout racorni aux plumes encroûtées dans le natron et le bitume. Le chat l’imita en choisissant un ibis tout aussi miteux.
- Ciel ! Hurla la miss. Mon chien ! En voilà des façons. Ces oiseaux sont depuis longtemps impropres à la consommation…
- Des cadavres, ils se nourrissent de cadavres moisis, siffla Violetta avec dédain. Telle maîtresse, tel chien…
- Mademoiselle, fit Louis Jouvet sardonique, le chat n’est pas en reste…
- Tout à fait, renchérit Dalio. Il se délecte d’une momie. J’n’ai jamais vu ça !
- Ufo ! S’écria Daniel Lin contrarié. Il n’y a pas trois heures que tu as dîné. Tu vas m’obliger à te faire un lavement afin que tu rejettes cette viande faisandée…
Cette algarade avait profité aux gardes de la reine. Leurs ombres se profilaient déjà sur les voûtes craquelées par l’âge.
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Aurore-Marie méditait. La désignation de la victime par Sir Charles dérangeait son entendement. Elle se fût attendue qu’il nommât ouvertement Daniel. Il eût été plus logique d’armer son bras pour qu’elle mît fin au tourmenteur. Cependant, les réflexions de la poétesse s’intensifiaient. Elle saisit lors la raison logique pour laquelle Merritt ne pouvait appréhender directement la personnalité de Daniel Wu. Ce sentiment allait au-delà de la simple intuition féminine ; il reflétait un problème fondamental lié à la nature du temps et de l’espace.


Cependant, il ne fallait pas qu’elle se laissât distraire par tout ce décorum, par cette somptuosité rutilante des palazzi lagunaires … Maintenant qu’elle avait lu les derniers documents remis par Gabriele d’Annunzio avant qu’ils lui fussent soustraits et parvinssent au mathématicien dévoyé, maintenant qu’elle savait la nature véritable de cet autre ennemi implacable de Daniel, de ce Charles Merritt qui lui avait fourni de précieuses informations sur le commensal du Préservateur, le danseur de cordes, elle avait une mission à remplir, à achever. Elle devait retrouver cet agent de Daniel, dont elle sentait approcher le moment décisif et terminal de l’ultime affrontement, ce Frédéric Tellier que Sir Charles avait localisé en la Cité des Doges. Elle l’éliminerait, sans nulle commisération, sans fléchir. Ainsi, elle provoquerait Daniel, l’obligeant à se dévoiler, l’espérant en son piège… La miséricorde, c’était pour les autres. Même pas pour Georges, dont elle ressentait l’échec patent là-bas, au fin fond de cette cité de fiction, irréelle et ruinée d’un Congo de fantasmagorie qui s’était substitué à la réalité. Et Daniel Wu, le grain de sable, était en passe de le contrer et de le vaincre, malgré toutes les circonvallations et les obstacles fabuleux auto-engendrés par l’entité mystérieuse dénommée A El ou autre chose.  Elle réclamait vengeance avant que Dame La Mort la fauchât.
« Je connais Daniel parce que nous nous sommes croisés. Par contre ce mathématicien anglais dévoyé qui se prétend le double négatif de l’écrivain Lewis Carroll ainsi qu’il me l’a rapporté - mais puis-je le croire sincère ? - ne l’a pas encore rencontré. Daniel appartient à son avenir. Il comprendra alors mais ce sera trop tard. Au contraire, ce Frédéric Tellier que je n’ai point l’heur de fréquenter, représente un adversaire familier et en quelque sorte rassurant pour sir Charles ».
Entre-temps, l’alter ego du révérend Dodgson s’était rendu au Palazzo Pisani où logeait une personne dont nul ne s’attendait à ce qu’elle eût établi ses pénates dans la Cité des Doges. Une fois de plus, on retrouvait dans ce palais la patte du célèbre architecte Girolamo Frigimelica.
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 La façade baroque se dressait au fameux Campo Pisani. Le lieu deviendrait plus tard le siège du conservatoire Benedetto Marcello. Merritt eut la surprise de retrouver le personnage dans un salon isolé du palais aux ors fanés, la tête dissimulée par une cagoule qui rappelait celle d’Elephant Man.
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 Sir Charles, impérieux, ordonna :
- Monsieur, lorsque nous nous rencontrâmes précédemment, vous ne vous dissimuliez point. Pouvez-vous m’expliquer les raisons de cette mascarade ?
L’inconnu rétorqua, piqué au vif :
- Sir Charles, vous n’avez point à user d’un tel ton à mon encontre. C’est moi ici, le donneur d’ordres. Pour une fois, vous êtes sommé de m’obéir.
Sarcastique, le scientifique répliqua :
- Je vous croyais le subordonné de madame de Saint-Aubain. Vous faites seulement office de Pontifex primipile de la secte ridicule qu’elle prétend diriger en tant que grande Prêtresse. Or, je ne crois pas à toutes ces fadaises.
- Monsieur, vous avez grand tort. Ces fadaises ne sont qu’un travestissement nécessaire à l’accomplissement d’un but commun. Il faut composer avec les esprits naïfs de ce temps crédule. Frédéric Tellier est une proie plus facile, plus accessible que Daniel Wu, puisque présentement ici, à Venise. Au contraire de celui qui, pompeusement, s’est baptisé Superviseur - à savoir de quoi ? - le Danseur de Cordes est à notre portée.
- Ainsi que vous me l’avez rapporté je n’ignore pas que Daniel Wu traque le général Boulanger au cœur des ténèbres africaines.
L’inconnu, dont l’anglais se teintait de sons chuintants et sifflants, ce qui pouvait faire douter de son humanité, ironisa :
- Madame de Saint-Aubain ne sait pas que je l’ai suivie afin de la préserver. Je veille sur elle depuis son adolescence. Je regrette qu’elle ne vous ait point croisé de l’autre côté lors de sa petite aventure.
- Aventure qui s’est traduite par l’élimination de Marie d’Aurore…
- Un double qui pouvait lui porter ombrage, reprit l’inconnu masqué.
Le ton vindicatif du personnage intriguait sir Charles. Il paraissait connaître intimement Daniel et l’Artiste comme s’ils eussent existé de toute éternité.
- Votre haine envers ce Daniel et ce Tellier, fit le mathématicien, est plus profonde que la mienne. Qui êtes-vous donc ? Vous me semblez les poursuivre de votre vindicte depuis de longs siècles.
- Monsieur, il y a du vrai dans vos propos. En voici la preuve.
Alors, il retira sa cagoule. Merritt eut assez de sang froid pour ni reculer ni émettre un cri d’effroi.
- D’où venez-vous donc ? se contenta-t-il de demander.
Le bec qui faisait office de bouche à l’être cliqueta avant de répondre. Cet attribut corné commun chez les céphalopodes, exhalait des effluves iodés violents. Ces puissantes effluences ne troublaient nullement sir Charles qui était accoutumé aux remugles de la misère qu’il fréquentait dans les bas-fonds de Whitechapel, de Wapping et de Limehouse.  
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- J’ai recouvré tantôt la mémoire intégrale. Le prix à payer est que je ne parviens plus à contrôler mon apparence. La baronne de Saint-Aubain me connaît sous l’identité du baron Hermann Kulm. Je suis Kraksis, le colonel Kraksis, le plus acharné des ennemis de Daniel Lin Wu Grimaud. Je l’ai combattu sous des cieux fort exotiques. Je le combattrai encore… Le commandant Wu a exterminé mon peuple. Je suis le dernier des Asturkruks… Il a effacé les miens de toutes les pistes temporelles auxquelles j’ai eu accès. Pour cela, je lui voue une haine inextinguible. Je n’aurai de cesse de le poursuivre à travers le Pantransmultivers…
Sir Charles n’appréhendait pas certains termes usés par l’extraterrestre. Ne se laissant toutefois pas impressionner, il reprit :
- Le Danseur de Cordes est le maillon faible.
- J’en ai convenu depuis longtemps. Daniel Wu, occupé ailleurs, avec ce sot de général Revanche que je manipule depuis deux ans, ne pourra lui porter secours. Lorsque la balle du revolver d’Aurore-Marie transpercera son cœur, et qu’il choira du Rialto pour s’abîmer dans les eaux ténébreuses et turbides du Grand Canal, le daryl androïde sera comme amputé de son hémisphère cérébral gauche. La partie positronique encore active de son cerveau, désormais dépourvue de tout côté humain, en fera un simple robot asimovien pitoyable, tout à fait incapable d’empathie.
Sir Charles, enfin subjugué, bien qu’il n’eût pas saisi tous les termes employés par le baron, se hâta de lui jurer allégeance.
- Colonel, puisque c’est là votre titre, je me soumets à vos desiderata. Par notre truchement, la baronne de Lacroix-Laval vengera votre peuple mais aussi mon mentor, Galeazzo di Fabbrini…
- J’en ai entendu parler. Sa réputation est parvenue jusqu’à moi. Vulgairement, on pourrait dire qu’il était « couillu ».
Sir Charles cilla au terme.
- Je sais où Tellier loge, je l’ai déjà épié et suivi, mais il est accompagné d’un jeune homme et d’une espèce d’histrion qui affectionne les oripeaux de chemineau ou de géronte bougon. Il nous sera difficile d’isoler Tellier et de lui tendre un traquenard au Rialto. Comment madame de Saint-Aubain parviendra-t-elle à lui fixer un rendez-vous avant de l’exécuter ? Souhaiteriez-vous que j’use d’hypnose pour la circonvenir ?
- Pourquoi pas ? Elle est assez réceptive à ce procédé. Toutes les directives sont dans cette enveloppe, je vous les remets. Vous n’aurez plus qu’à dicter son rôle à cette poétesse dépravée. Je vous conseille également de protéger mademoiselle Liddell. Je sais de quoi la pécheresse, la Jézabel est capable. Jusqu’à présent, les Tetra Epiphanes sont parvenus à contenir son vice.
Merritt comprit parfaitement.
- I See… elle souffre de la même affection que Lord Percy.
- Fétichisme de la juvénilité, siffla Kraksis. C’est la mode parmi les décadents avec le saphisme et la drogue, opium, laudanum, éther, etc. les humains ne savent plus comment se détruire…
Les deux protagonistes en restèrent là.

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Les cinq hommes étaient sortis de La Salute dévastée. Michel parlait.
- J’m’imaginais pas déjà tenir le poêle de vot’ corbillard. Mais à mon avis, il était moins une.
- Ne m’enterrez pas si vite, mon ami, répliqua Frédéric ironique.
- Cette Alice, brou ! J’en frissonne encore, s’exclama Pieds Légers. En attendant, Maître, qu’est-ce qu’on va faire avec Dodgson ? On l’planque ?
- Pour l’instant, tant que le problème Merritt n’est pas réglé.
Beppo objecta :
- Frédéric, vous nous dites que notre nouveau partenaire anglais pourrait être la proie d’une bande internationale redoutable.
- Ce serait trop simple, Beppo. De fait, Lewis Carroll se retrouve en péril non point parce qu’il s’agit d’un touriste britannique fortuné, mais du fait de sa nature même. Il est l’original de sir Charles Merritt.
L’écrivain se mêla à la conversation.
- Ce larron m’a volé vingt-trois années de mon existence. Il en a fait de même pour mademoiselle Liddell.
- Si je vous suis bien, mon révérend, répliqua l’Artiste, vous souhaiteriez que nous délivrions Alice des griffes de son ravisseur.
- Et vlan, s’écria le comédien suisse. Nous voilà repartis pour de nouvelles péripéties dignes d’un roman de quat’sous : libérer la fragile et innocente oie blanche prisonnière du méchant de service. J’ai l’impression d’être plongé dans un film muet de la grande époque, de Pearl White…
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Dodgson ne comprit naturellement pas l’allusion.
- De quelle Perle Blanche parlez-vous, mister ?
- Une comédienne de kinétoscope. Si vous évoquez ici les mannes de Thomas Edison, Nikola Tesla ne va pas tarder à débouler dans les parages.
Lewis Carroll fit une observation logique.
- Au lieu de perdre votre temps à prononcer des sentences obscures, vous feriez mieux de vous atteler à la recherche de miss Liddell. Selon vous, où est-elle ? Se trouve-t-elle toujours sur le sol britannique ? Nous ne savons rien à l’heure actuelle des machinations en cours de mon double maléfique.         
Frédéric hasarda diverses hypothèses.
- Mon révérend, primo, vous avez raison. Sir Charles est toujours actuellement à Londres, mais je n’y crois guère. Cela ne correspond pas au personnage. Il nous piste.
À ces mots, il jeta un œil noir à Guillaume.
- Hypothèse numéro 2 : du fait qu’il avait infiltré ses agents dans l’arsenal des hommes de Boulanger, il a pu les suivre à distance en Afrique. Hypothèse numéro 3 : sachant que nous étions dans le sillage d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, il a fait de même. Or, c’est cette hypothèse que je retiendrai. Sir Charles n’est pas homme à se contenter d’une vengeance facile ou d’un simple butin. Il aspire à la Puissance universelle. Il a suivi la poétesse pour compléter sa collection de codex hermétiques.
Tout en devisant, le petit groupe se rapprochait de l’hôtel San Cassiano.
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- Spénéloss, dans ses analyses judicieuses, nous a révélé la science des codex tétra épiphaniques. Sir Charles est le grand voleur de 1877 qui fut capable de dépouiller la secte de ses livres sacrés. Nous savons également qu’Aurore-Marie de Saint-Aubain a rencontré Gabriele d’Annunzio qui lui a remis le dernier ouvrage manquant encore à la collection du mathématicien, du moins, je le déduis. 
- Ouais, c’était au Florian, je m’en souviens encore. C’était à qui épiait qui, sous les déguisements les plus invraisemblables, souffla Michel Simon.
L’Artiste sourit à ce rappel. Il avait parfaitement remarqué la présence de l’acteur, sachant quels étaient ses grimages et ses tics favoris. Puis, il se fit grave.
- Désolé de vous le dire, mister Lewis Carroll, mais votre sauvetage a arrangé les affaires de votre alter ego. Nous avons perdu du temps à vous extirper du miroir. Sir Charles, assurément, en aura profité pour piéger madame de Saint-Aubain. Je ne puis douter qu’il détient désormais le codex du poète italien.

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Lewis Carroll frémit. Il pressentait, bien qu’il ne comprît pas tout, le danger que pouvait représenter le pouvoir d’un livre, pouvoir maléfique, pouvoir magnétique ? Il craignait que Merritt devinât sa délivrance et mît tout en œuvre pour l’anéantir.
- Il ne peut y avoir deux êtres semblables sur Terre, excepté les jumeaux, fit-il brusquement, interrompant ainsi une conversation par trop obscure. Cachez-moi le mieux que vous pouvez. Certes, il serait louable que vous libériez mademoiselle Alice, mais, si Merritt vient à savoir que je suis désormais libre, il mettra tous les moyens dont il dispose en action pour me récupérer, voire me tuer.
De fait, Frédéric éclairé par ces propos, acquiesça et les compléta.
- Merritt et vous, êtes deux principes opposés, contraires, avec la même intelligence, tels l’eau et le feu. Si ce n’étaient les freins imposés par la morale, vous pourriez vous substituer à lui aisément.
- J’en ai tout à fait conscience, mister.
- Mais le problème va au-delà de vos identités. Je soupçonne que, Merritt venant du miroir, est votre opposé, non seulement sur le plan de la personnalité, mais également dans sa nature biologique, chimique, et, pourquoi pas, atomique. Peut-être ses organes sont-ils inversés par rapport aux vôtres ? Je l’ignore.
- C’est connu, il existe des hommes avec le cœur à droite, répondit Lewis Carroll.
- Mister Dodgson, vous ne disposez pas des connaissances scientifiques nécessaires pour comprendre et appréhender tout ce que je m’apprête à vous dire, mais, comme vous êtes un esprit brillant, je tente le coup.
Tout en disant cela, le quintette avait pénétré dans le hall de l’hôtel. Ils grimpèrent d’un pas vif les escaliers en marbre.
- Vous êtes constitué de matière, d’atomes. Sir Charles également, mais sa matière est négative. En son cas, nous pouvons parler d’antimatière. Cependant, celle-ci ne peut entrer en contact avec la matière elle-même sans se dissoudre tout en engendrant une explosion telle qu’elle détruirait la planète tout entière. Pour que ce ne soit pas le cas, il faut donc penser que Merritt dispose d’une protection quelconque, d’une enveloppe le préservant du péril de la destruction.
- J’ai saisi ! Approuva Michel Simon. Vous faites allusion à ces vieux dessins bidimensionnels du XXe siècle où deux gonzes parfaitement identiques étaient irrésistiblement attirés l’un par l’autre comme aimantés et, entrés en contact, finissaient par exploser.
- Moi de même, renchérit Guillaume tout en tirant une clef de sa poche afin d’ouvrir l’huis qui menait à la suite de l’Artiste.
Après quelques secondes de réflexion, le révérend Dodgson hocha la tête et déclara :
- Je vois. Ceci est beaucoup plus dangereux et dévastateur que le fulmicoton.
Les tempsnautes décidèrent d’un commun accord, premièrement de déguiser Lewis Carroll et de le cacher dans la suite. Pour ce faire, ils changèrent son apparence du tout au tout : ils commencèrent par lui raser le crâne puis ils l’affublèrent d’une perruque rousse, d’une barbe assortie, lui épaissirent le menton et le nez, donnèrent du volume à ses joues, le munirent de lentilles de contact teintées afin de changer la couleur de ses yeux, lui injectèrent de la paraffine dans les oreilles, lui donnèrent un aspect bedonnant avec une ceinture composée de multiples coussinets, l’obligèrent à modifier sa démarche en faisant croire qu’il était atteint d’une claudication, lui donnant ainsi vingt ans de plus.
Puis, il fallut s’occuper d’Alice. Pour cela, le Danseur de Cordes fit insérer dans les journaux locaux un avis de recherche codé comportant un dessin le plus ressemblant possible de l’adolescente.
Une semaine durant, il ne se passa rien. Un beau matin, une bonne sœur se présenta, vêtue d’une robe noire et d’une cornette blanche, marchant à petits pas, une cordelière terminée par un rosaire lui servant de ceinture. La tête rasée sous la coiffe, son visage joufflu dissimulait ses soixante ans révolus. Elle venait d’assister à l’office de huit heures de Sant’Eufemia de la Giudecca. Là, elle avait perçu les rumeurs concernant un exorcisme récent qui avait eu pour patiente une jeune possédée de treize ans à peine. Or, pour rappel, Sant’Eufemia avait le père Bottecchia comme desservant et celui-ci était porté disparu depuis près d’une quinzaine.
 A suivre...
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