mardi 1 novembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 13 2e partie.

Avertissement : ce roman est déconseillé aux mineurs de moins de seize ans.
Dans les jours qui suivirent, des pauvreteux et autres nécessiteux commencèrent à accourir à l’Institution afin d’y confier leurs petiotes, conduits gracieusement à destination par Michel et Julien qui s’étaient chargés du racolage. La propagande de Madame la vicomtesse fonctionnait bien, et promettre le gîte et le couvert à de maigrelettes poupées suant leur misère et ne mangeant pas tous les jours à leur faim s’avérait la plus efficace des réclames. Par leur don particulier de la persuasion, les agents et rabatteurs de Madame s’arrangeaient à ce que ces hères leur vendissent leur fillette et la cédassent pour des sommes qui permettaient d’assurer leurs vieux jours.

La comtesse de Cresseville recevait ces solliciteurs dans le nouveau bureau de directrice qu’on venait de lui aménager. Bien aguerrie, enfoncée dans une bergère capitonnée de rouge grenat, elle savait qu’elle n’avait plus qu’à signer officiellement l’odieux contrat de cession de l’enfant avec ces âmes simples parfaitement travaillées en amont. Les sommes étaient versées en espèces, de la main à la main. Afin d’impressionner ces loqueteux, Mademoiselle revêtait à l’occasion une robe d’adulte toute en fanfreluches extravagantes, digne d’une grande courtisane, de taffetas, de crêpe, de mousseline, de gaze et de tulle, avec un châle de cachemire posé sur ses épaules maigres où retombaient ses longues anglaises érubescentes. Pour faire accroire à sa grande culture et à la richesse des aîtres, elle avait accroché diverses toiles de Chaplin,
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Dubufe,
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Ernest Hébert,
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Eva Gonzalès,
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et d’un jeune peintre qui montait, monsieur Luc-Olivier Merson,
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œuvres aux sujets mignards, incongrus ou spectaculaires. Elle avait parsemé la pièce de bibelots de Saxe ou de Moustiers avec, en sus, des livres maroquinés en cuir de Russie, de teintes variées, comme s’ils eussent été de simples portefeuilles. Ces bouseux illettrés ne pouvaient en déchiffrer les titres : Turcaret, Gil Blas de Santillane, Oberman, Le Philosophe sans le savoir etc. Tandis que Cléore paraphait d’un coup énergique de stylographe l’officialisation de l’admission de la nouvelle élève, les parents, éplorés comme dans un mauvais mélodrame, signaient d’une simple croix.


Aimantée par les appas embryonnaires des juvéniles novices, la clientèle croissait, multipliait. A peine dégrossies, encore en padous blancs, les pensionnaires étaient poussées sans façon dans les bras de ces Dames patronnesses. Malheur à celles qui renâclaient. Délia se chargeait de leur faire rendre raison à grands coups de badine, et c’étaient des gamines couvertes de bleus et pleurnichardes que, la fois suivante, les anandrynes récupéraient pour une nouvelle séance.

Cependant, vers la fin de l’été 18., le recrutement pratiqué selon cette méthode éprouvée avait permis au mieux qu’il y eût une douzaine de pensionnaires qu’on avait toutes forcées à adopter un prénom d’emprunt : Sixtine, Bérénice, Thaïs, Desdémone… Cela ne suffisait ni à Cléore, ni à Madame. Il en fallait plus, bien plus, pour que l’Institution fût rentable, d’autant mieux que la comtesse de Cresseville dut refuser des candidates (contraintes par leur miséreux géniteurs
, cela allait de soi). Certains parents, malhonnêtes, tentaient d’agir avec grivèlerie. Ils essayaient de refiler leurs enfants contrefaits, handicapés ou simplets. Une fille-mère en détresse voulut vendre sa petiote de quatre ans. Cléore refusa : trop jeune. Moesta et Errabunda n’acceptait que les gamines de sept à treize ans. Avant l’âge de raison, c’était impossible. Elles n’eussent point compris ce qu’elles avaient à faire. Il y eut aussi cette autre escroquerie d’un enfançon déguisé en petite fille.

Cléore dut se résoudre : il fallait concevoir une nouvelle méthode d’acquisition des recrues, plus efficace et imparable. A la fin du mois de septembre 18., aux alentours de la Saint-Michel, Madame la Vicomtesse convoqua un « conseil d’administration » en son propre château, assemblée où d’importantes décisions engageant l’avenir de l’Institution devaient être prises.


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Tout l’été durant, Cléore avait poursuivi ses activités conjointes : Anne Médéric, en tant que trottin, continuait son existence de gentille enfant rangée et l’odieuse Poils de Carotte ses polissonneries du samedi soir. Le dimanche, les mondanités parisiennes s’imposaient chez une comtesse recrue de fatigue et essoufflée. Cléore se retrouvait donc avec trois identités différentes : l’orpheline sage de douze ans, la petite prostituée du même âge et la directrice de Moesta et Errabunda, accessoirement salonarde du dimanche.

Dans l’attente de la grande réunion, elle décida de complexifier les rituels d’admission des novices. Cléore était forte d’un bon apprentissage de la photographie, pratique de dilettante, certes, mais pratique artistique tout de même, à la manière anglaise, sous l’influence de Mrs Cameron
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et du révérend Dodgson,
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auquel elle venait d’écrire pour qu’il vînt exercer son art en l’Institution, connaissant ses goûts particuliers pour les amies-enfants. A cela s’ajoutait une fascination irréfrénable pour l’exposition des corps enfantins dénudés sous l’œil indiscret de l’appareil photographique ainsi que pour l’étude de la décomposition du mouvement de ces mêmes corps impudiquement exposés, dans le style admirable d’un Mr Muybridge. Cela constituerait autant d’icônes, d’effigies de ces fillettes plus ou moins nues, idoles néo-antiques, héroïques, Antinoüs femelles de sept à quatorze ans à la jeunesse immobilisée à jamais par l’oculus de la chambre noire, sorte d’éternelle juvénilité des aimées fixée, éternisée et pérennisée, qui pourrait plaire à Mr Oscar Wilde, si toutefois il viendrait à Cléore l’envie de l’en informer.


La comtesse de Cresseville contraignit désormais les petites filles à longuement poser, non point dans le plus simple appareil - elle n’osa pas - mais revêtues de leur nouvel uniforme enrubanné de poupées de luxe, de face, de profil gauche et droit, en pied, quelles que fussent les menues imperfections de leurs corps inaccomplis, pour ce qui s’apparentait à des séances de cette nouvelle science appelée anthropologie criminelle dont messieurs Bertillon et Lombroso étaient les prophètes, les chantres et maîtres de chapelle. Cléore se livra sur ces innocentes à toutes les mesures anthropométriques imaginables, y compris les plus intimes, mesures qu’elle consigna à l’encre bleue dans des registres in-octavo reliés au fer, avec un soin de monomane de la statistique, à la manière d’un entrepreneur de pompes funèbres évaluant l’intégralité de leurs mensurations afin qu’elles pussent reposer dans la bière adéquate au cas où leur viendrait la mauvaise fantaisie de mourir. Elle inventa aussi un nouvel art du gros plan, obnubilée qu’elle était par les iris des enfants, photographiant ceux-ci sur plaque de verre ou sur papier albuminé puis les coloriant au pochoir afin qu’elle reproduisît les coloris exacts de ces yeux, puis commandait à des maîtres verriers leur réplique en pâte de verre, à la manière punique, reproduction dont elle sertissait les orbites des poupées mannequins sur lesquelles nous allons revenir.


Prise d’une lubie excentrique supplémentaire, Mademoiselle de Cresseville fit tester sur chacune de ses recrues la résistance aux drogues et aux aphrodisiaques indiens, chinois ou nippons. Elle fit concocter par Sarah des substances spéciales, des excitants sous formes de poudres ou de liqueurs, dont certains pouvaient être contenus, tels des poisons violents, dans des chatons de bagues ou de fausses dents qu’elle faisait apposer en leurs mâchoires. Ainsi en fut-il de la nouvelle dent prothèse de Quitterie qui remplaça son hideux chicot noir. Cléore mesura les réactions de chacune à la poudre de cantharide, à l’opium, au laudanum, à l’éther, à la morphine et à la cocaïne, les intoxiquant toutes de manière irréversible, Délia surtout, les mithridatisant aussi contre les plus subtils poisons hindous, jivaro, javanais, siamois ou formosans.

De chacune de ses nouvelles élèves, elle commanda à d’habiles et merveilleux artisans et façonniers brabançons, autrichiens ou franc-comtois qu’ils fabriquassent des poupées grandeur nature, comme autant de portraits réalistes en trois dimensions, où, parmi les divers matériaux nobles entrant dans leur façonnage exquis, se mêlaient la cire des anciens hanséates, l’ambre, le copal du Mexique, le marbre de Carrare, l’ivoire, l’or, l’onyx, le brésil et le biscuit. Elle fit revêtir ces effigies, ces petites déesses lares, d’atours anciens des cours des Médicis, des Valois, des Borgia ou des Tudor. Les costumes s’inspiraient des peintures de Botticelli, Ghirlandaio, Holbein, Lucas Cranach, Pourbus l’Ancien ou Jean Clouet. La poupée de Délia fut ainsi une parfaite Lucrèce Borgia impubère, aussi vénéneuse et tentatrice que son modèle adulte.
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Les tissus de tous ces mannequins revêtaient une qualité spéciale, étudiée pour qu’ils fissent vieux, usés, passés, pour qu’ils s’étiolassent, se fanassent et s’altérassent, pour que se ternît l’éclat de leurs couleurs, de leurs cramoisis damassés, de leurs velours pourprins, afin qu’augmentât chez le visiteur ou la visiteuse éventuels de cette bien particulière et turbide collection l’impression de contempler d’authentiques reliques, mannequins cireux et chryséléphantins des beautés passées de la Renaissance dans leur prime jeunesse alors qu’elles étaient encor vierges. Quitterie fut une splendide Anne de Bretagne de Jean Bourdichon
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tandis que Jeanne-Ysoline la toisait en Mary Tudor et Phoebé en Marguerite d’Autriche du maître de Moulins. Cléore poussa le réalisme mortifère jusqu’à la production chimique d’un jaunissement artificiel des dentelles et ruchés ajourés, jusqu’à l’ajout d’une effluence de moisissure, jusqu’à la reproduction d’une carnation blafarde de consomption et de chlorose sur ces joues ivoirines passées par les ans.

Cela prodiguait l’illusion d’ensemble de poupées pourrissantes de trois-quatre siècles, avec çà et là une touche, une nuance fœtale attardée, horrible, de momies d’enfants gaufrées et gainées dans un vernis préservateur altéré et craquelé de tableautin antique, tel un vieux cuir de Russie. Quelques uns de ces mannequins, qui se multipliaient comme en un musée de monsieur Grévin d’un type nouveau au fil des recrutements, telle une sorte d’attraction malséante d’un Egyptian Hall londonien, ressemblaient à des statues de bronze poliades vert-de-grisées qu’on eût repêchées des restes d’une ancienne galère de la Mer Égée.

D’autres apparaissaient à la semblance d’ex-voto verdâtres rongés d’algues, de goémons, comme moussus de sphaignes, récupérés d’un sanctuaire breton, d’une grotte de Locmariaquer, des vestiges sans doute immémoriaux de l’antique cité légendaire engloutie d’Ys.


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Le 29 septembre 18., jour de la Saint-Michel, Madame la vicomtesse réunit ses séides en son château de Meudon.

L’assemblée spéciale se tint au sein d’un insolite et authentique cabinet de curiosités du début du XVIIe siècle digne des premiers naturalistes, empli de vitrines où l’on avait classifié force objets étranges sans omettre les innombrables tiroirs à secrets dont certaines clefs s’étaient perdues au fil des pérégrinations mouvementées des collections. Les fossiles côtoyaient sans logique savante (du moins pour les scientifiques positivistes de notre siècle) la glyptique, les inscriptions lapidaires, les trésors mérovingiens ou celtes, les carapaces de tortues marines, les coraux, les momies diverses, les animaux marins desséchés et autres…


La consommation irrépressible des cigarettes par Julien, cigarettes dont la consumation répétée emplissait déjà plusieurs cendriers jusqu’à d’inesthétiques débordements, avait vicié l’atmosphère de cette pièce. Cléore en était fort incommodée, elle qui se remettait difficilement de ses excès de bamboche pathétiques et des refroidissements successifs contractés depuis l’orage fatal de la Saint-Jean. Trop souventefois dénudée avec Délia ou d’autres, sans oublier les sudations conséquentes à sa frénésie des sens, la comtesse de Cresseville émettait des toussotements qui eussent dû émouvoir Madame la vicomtesse mais, qui, pour l’heure, la laissaient de marbre. Elle portait convulsivement à sa bouche un petit mouchoir brodé à son lambel qui finissait par s’humecter de sérosités rosées annonciatrices d’une future phtisie. C’était à croire que Cléore souhaitait une fin semblable à celle d’un poëte marginal qu’elle admirait : Monsieur Jules Laforgue. Mademoiselle de Cresseville était prise par à coups d’accès de somnolence. En plus de l’emploi du temps dont nous avons parlé, voilà qu’elle posait présentement pour un jeune peintre symboliste : Monsieur Armand Point. Les séances de pose ne pouvaient se tenir que le dimanche. Elles s’avéraient longues, fastidieuses, harassantes pour une jeune femme ruinant sa santé de ses extravagances de vice. Les yeux cernés, embrumés par toutes sortes de drogues (kif, éther, laudanum entre autres), Cléore tenait à peine debout dans le décor végétal épanoui qu’elle avait imposé à l’artiste. Ledit portrait avait pour titre évocateur Loetitia.
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Armand Point devait représenter Mademoiselle dressée au sein d’une efflorescence quasi surnaturelle et sylvestre d’arums, de liliums, d’hydrangeas, de lys, de pensées, de soucis et d’hortensias, en robe blanche de vestale, une intaille de calcédoine au cou, les cheveux noués en une longue natte rousse tombant jusqu’à son fondement. Sa tête ébaudissante apparaissait comme plaquée sur le corps, telle une rosace érubescente, nimbée comme le chef d’une sainte païenne d’une nouvelle religion rosicrucienne prônée par Monsieur Joséphin Péladan. Elle était supposée figurer au chœur même d’une cathédrale sylvaine efflorescente telle une dryade des temps nouveaux. En lieu et place du chef-d’œuvre annoncé, hélas, Monsieur Point était en passe de barbouiller une atroce bouillasse hermétique plantée au mitan de liliacées et d’ombellules, avec çà et là des ancolies et des sagittaires jà fanées. De cette bouillie picturale innommable d’huile sur toile ressortait une « sainte Cléore » hérétique diadémée, rosacée tel un vitrail, les joues pourprées de poudre afin de masquer ses enjôleuses taches de son, une effigie torpide couronnée de cheveux roux à demi fondus dans la masse des floraisons exubérantes, une femme jungle d’enfer floral propre à désorienter les éventuels visiteurs du prochain Salon. Cette peinture naïve, mi-préraphaélite, mi-naturaliste, aporie des vertus théologales en cela que la poupée rousse au nimbe irréel ci-représentée était plus un démon femelle qu’un modèle de vertu, ce portrait, qui eût dû devenir celui d’une égérie de tous les partisans de messieurs Khnopf et Mallarmé, ne parvint jamais au stade de l’achèvement. Cléore congédia l’artiste après trois mois de vaine persévérance. Cependant, elle conserva le tableau qu’elle garda dans son grenier.


Avec délicatesse, Elise-Aliénor de Châtenay, la favorite de Madame, sortit la comtesse de Cresseville de sa discourtoise torpeur. Le regard vague, Cléore remarqua les sourires moqueurs aux lèvres de celles et ceux qui lui faisaient face, les Dina, Louise, Grisélidis, Elémir, Julien, Jules, Michel… Pour celle qui n’avait point entendu à cause de ses vapeurs, Madame de.reprit :

« Je disais donc : le seuil de rentabilité de la maison ne pourra être atteint qu’au-delà de trente petites pensionnaires. Vous conviendrez avec moi, mesdemoiselles, mesdames et messieurs, que nos méthodes actuelles de recrutement ne permettent pas, à l’heure présente, de satisfaire tous les besoins de l’Institution et a fortiori des clientes que nous accueillons avec gratitude. Il nous faut par conséquent tenter d’autres modes d’enrôlement. »

L’un des fidéicommis de Madame, Jules, se risqua :

« Pourquoi ne ressusciterions-nous pas les bonnes vieilles méthodes propres à la Royale ? La presse, par exemple.

- Ouais, gouailla Michel, pourquoi pas, tant qu’on y est, le tirage au sort des gamines qu’on assemblerait en pleine rue ?

- Et les sergents recruteurs fustigés par Voltaire ? ajouta Julien.

- M’est avis, reprit Michel, qu’avec toutes les petites pauvresses exerçant divers menus métiers qui grouillent dans les bas quartiers, le mieux serait de les enlever au nez et à la barbe de la faune du lieu. Nul ne viendrait réclamer ces gamines… Des marchandes d’allumettes ou des bouquetières, comme par exemple dans cette ville interlope de Londres qui n’en manque pas… »


Au fil des paroles échangées, les vieilles considérations et réticences morales affleuraient dans le cerveau de Cléore. Elle eût bien souhaité qu’elles s’estompassent mais ne pouvait pas grand’chose face à leur résurgence inopinée. Elle songeait à s’aérer. Elle jouait les évaporées exsangues. Elle se retirerait, irait méditer quelques instants au sein des convolvulacées, goûter au repos réparateur, à la coruscation agreste de la végétation de ce début d’automne.

Cependant, elle préféra parler. Ses yeux vairons et charmants prirent un éclat halluciné de prophétesse, de nouvelle Velléda, tel celui de la vestale symboliste auréolée de son portrait inachevé. Ses joues et son front luisaient d’une sueur malsaine de folle exaltée souffrant d’une fluxion de poitrine.

« L’idée même de procéder à des enlèvements d’innocentes petites filles en milieu urbain me révulse, aussi désirables qu’elles puissent être malgré leurs probables haillons. Pourquoi pas écumer la campagne ? Et les petites marchandes de cierges de Lourdes ou de La Salette, y aviez-vous songé ? Les tableaux de Monsieur Bouguereau sont là pour témoigner de la beauté naturelle et sauvage de nos petites paysannes. Ceci étant dit, toutes ces actions seraient répréhensibles, constitueraient un manquement grave à la morale chrétienne, et nous serions promptement menacés par la police… »

Fatiguée par ces longues phrases, elle ne put réprimer un long toussotement. C’était à croire que Quitterie lui avait transmis son mal chronique de poitrine. Un malvenu sifflement sortit de ses bronches.


Si les mots prononcés douloureusement par la comtesse de Cresseville parurent opaques aux hommes de main, d’une opacité de poumons rongés et troués de cavernes, Madame comprit immédiatement ce qu’il en était. Elle balaya les réserves de son amie et cette opacité pathologique d’un revers de main.

« Aucun risque ma chère. Parmi nos clientes figure, je vous le rappelle, un client, le bourreau de Béthune, qui aime bien à ce qu’on lui confie votre adorable petite Adelia. Ce dernier, fort haut placé dans l’Etat, nous protégera des aléas d’une enquête de police.

- Est-ce à dire…balbutia Cléore, toute pourpre.

-…Je ne puis vous révéler l’identité de cet éminent personnage, mais, tant qu’il tiendra son poste, que dis-je, sa charge, nous demeurerons sous sa haute protection et sous sa bienveillance. Toute velléité d’enquête à l’encontre de Mœsta et Errabunda se verra tuée dans l’œuf par ses soins.

- Vous…vous me rassurez. »

Cléore porta de nouveau son fin mouchoir souillé d’expectorations à sa bouche. Elle émit une plainte déchirante.

« Je…reprit-elle, comme brûlante d’une fièvre quarte, retenez ma suggestion…Les fillettes de nos villages seront plus faciles à appréhender. Pour les éduquer, je ne garantis rien, mais… »

Elémir, jusqu’à présent silencieux, se décida à participer.

« Coupons court à ce débat inutile et superfétatoire. J’approuve la proposition de la comtesse de Cresseville. Cette dernière est bien dolente et souffrante. Elle a besoin de quiétude et d’un bon médecin. Je propose une synthèse à mettre aux voix. Organisons des réseaux d’enlèvements de gueuses en ville comme aux villages et nous aurons proprement réussi à atteindre notre quorum. A quarante fillettes, l’Institution tournera à plein régime. Que les personnes qui sont d’accord avec moi lèvent le bras.

- J’approuve ! déclara Madame de.

- Nous approuvons tous ici présents ! » s’écrièrent unanimement tous les gens assemblés en imitant Madame, Cléore comprise quoiqu’il lui en coutât.

La proposition d’Elémir ainsi adoptée, il fut temps de prendre congé. On convint d’une nouvelle assemblée au printemps de l’année suivante, afin de dresser un premier bilan de la nouvelle méthode d’enrichissement de l’offre en pièces de biscuit. Avant de quitter Madame, la comtesse de Cresseville lui fit part des préoccupations au sujet de sa propre santé.

« Excusez-moi, ma chère. En ce moment, j’ai grand’mal aux bronches et des accès de fièvre me prennent quelquefois. Je vais me contraindre à bientôt limiter mes activités car le repos s’impose en moi. Je crains fort que la petite Quitterie m’ait transmis ses propres pathologies.

- Couvrez-vous bien lors de vos activités…particulières. Je vais vous recommander un médecin de mes amis qui vous remettra d’aplomb. D’ici six mois, vous vous sentirez revivifiée. »

Ainsi conclut Madame à l’adresse de la toussoteuse jeune femme.


La petite Hortense, vendue par ses parents pour trente francs, demeurerait l’exception à cette nouvelle donne, entrée en application dès les jours qui suivirent.


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