Epilogue.
Lucille
venait de fêter son douzième anniversaire. En apparence, elle s’était bien
réadaptée, ne conservant aucune séquelle physique ou psychologique de sa
séquestration par cette espèce de dément. Il s’agissait désormais d’une vieille
histoire, que la famille voulait s’empresser d’oublier.
Mais,
du point de vue de Popaul, le petit frère, quelque chose clochait. Seul un
enfant était à même de ressentir un changement chez celle pour laquelle il
avait toujours prêté une attention quotidienne, fréquenté presque à chaque
instant depuis le berceau, et qu’il connaissait sur le bout des doigts, comme
si elle eût été sa sœur jumelle. Paul n’était pas naïf, et, lorsqu’il réclamait
à Lulu qu’elle lui racontât sa mésaventure (pour lui, c’était comme un conte),
elle se faisait violence pour ne pas le rabrouer, se résignant à lui fournir un
récit tronqué, édulcoré, un peu comme Pierre l’avait fait pour elle. Il comprit
qu’elle mentait, mais ne le rapporta à personne.
Lucille
refusait désormais de jouer avec son petit frère. Elle choisissait la
réclusion, l’intimité de sa chambre de préférence aux contacts collectifs avec
sa fratrie. Elle ne parlait plus aux autres, y compris à ses parents, que
lorsque c’était indispensable, ou quand ils lui adressaient la parole. Les
préceptrices et répétitrices, plus psychologues, avaient bien constaté un
relâchement de son assiduité, de son attention. Son travail scolaire, ses
notes, s’en ressentaient.
Jean-Louis
d’Arthémond voulut lui faire la leçon. Il frappa un grand coup, menaçant de la
mettre en pension chez les bonnes sœurs si elle ne modifiait pas son attitude.
Elle n’en eut cure.
Peut-être
que cela passerait mieux, et qu’une mère, Julie, serait plus apte à recueillir
les confidences de sa fille, alors que le baron se bornait à lui jeter :
« Trêve
d’enfantillages ! Tu n’es plus une enfant ! »
Il
ne croyait pas si bien dire. Julie avait essayé d’arracher à Popaul ce que Lulu
avait pu lui conter, lui expliquer. Elle pensa que la fillette était devenue
hypocrite, dissimulatrice, puis s’interrogea : « Peut-être est-elle
amoureuse ? »
Même
la tenue vestimentaire de Lulu s’était relâchée. Elle se mettait de moins en
moins en jupe, préférant musarder en corsaires informes ou demeurant toute la
journée en pyjama ou en chemise de nuit, décoiffée et à peine débarbouillée.
« C’est
l’entrée dans l’âge bête, ça lui passera », se dit la maman.
Un
soir du printemps 1961, après un dîner taciturne et glacial, Julie l’obligea à
monter avec elle dans sa chambre, et referma la porte à clef.
« Maintenant,
ma chérie, je vais te mettre les points sur les i ! »
Elle fit semblant d’écouter. Le flot de paroles de réprimandes et
d’inquiétude glissa sur elle comme
une anguille. La seule chose qu’elle capta
de ce flux de papotages fut la constatation que Lulu chipait depuis quelques
temps à sa mère des serviettes
hygiéniques.
« Tu
n’as pas à avoir honte. C’est la nature ; tu as atteint l’âge pour ces
choses-là. Il fallait me le dire. »
Elle s’en fichait des sœurs, de la pension. Elle avait même évacué Dominique de ses préoccupations. Ce dernier,
tout à la préparation de son bachot, n’avait plus guère le temps de se soucier
de sa petite sœurette.
De
fait, elle se sentait de plus en plus
rétive au monde qui l’entourait. Elle en
évaluait, en soupesait l’absurdité et la vacuité. La rébellion pointait en
Lucille, parce qu’elle savait,
désormais, parce qu’elle souhaitait
être son héritière, qu’elle voulait prendre la relève,
reprendre le flambeau, l’œuvre interrompue tragiquement de Pierre.
« Ma
fille, ce n’est pas joli de mentir. Je suis là pour t’aider. Je ne veux pas me
montrer trop sévère avec toi. »
Si
comme Meursault au prêtre dans L’Etranger,
elle eût eu l’audace de crier ses quatre vérités à sa mère, d’exploser de
colère, elle l’aurait fait. Mais Lulu
choisit la réserve, le mutisme. Elle se
tut, obstinément. Elle ne répliqua ni
aux diatribes, ni aux supplications d’une génitrice désespérée de voir sa seule
fille s’éloigner ainsi.
La
voix de Julie lui apparut de plus en plus distante ; désormais, son esprit
voguait ailleurs, vers d’autres cieux incommensurables.
Elle mesurait diverses hypothèses, plusieurs éventualités et probabilités.
Lucille appliquait une leçon philosophique, celle du Palais des Destinées de
Leibnitz, énoncée dans La Théodicée.
C’étaient
des calculs mathématiques qui se bousculaient et fourmillaient dans sa tête. Elle pesait le pour et le contre, ce qui serait mieux, ce qui serait pis.
Trois
choix, trois possibilités s’offraient à sa conscience, avec, chaque fois, de
nouvelles bifurcations, des aiguillages inédits, des cheminements hardis et
différents. Elle était consciente que
chaque option constituait un écueil, une hypothèse négative et hasardeuse.
Le
premier choix, le plus tentant qui se présenta consistait en une rupture de ban avec son milieu.
Ce
serait une mise en marge de cette société,
une existence précaire, de bohème, rimbaldienne, d’aventures, sans toit ni loi,
sans feu ni lieu. Elle irait sur la
route, nouvelle errante, vêtue de blue-jeans sales, d’une chemise crasseuse,
bien différente de cette ridicule robe de chambre de popeline et de molletons à
ramages bleu lavande qu’arborait en cet instant sa mère sermonneuse et
casse-pied. Elle serait la Révoltée
clocharde, la pouilleuse aux cheveux tombant jusqu’aux reins, chaussée de
sandales. Elle se nourrirait des
produits de la nature, de baies, de fruits, d’œufs, de coques, adoptant le
régime alimentaire végétarien des hommes-singes Zinjanthropes. Elle coucherait à la belle étoile,
s’abreuverait aux sources, aux ruisseaux, aux fontaines, à la pluie. Elle partirait avec une compagne
expérimentée, Capucine en l’occurrence. Elle
deviendrait un exemple pour les autres, prêchant partout sa bonne parole,
fondant une communauté nomade obéissant au précepte du qui m’aime me suive. Elle prônerait la vie en collectivité,
l’autosuffisance, l’autoproduction, l’autoconsommation, un peu comme le Mahatma
Gandhi avec ses ashrams. Naturellement, la non-violence lui tiendrait lieu de
religion. Elle serait « la »
gourou. Elle imiterait ainsi des écrivains réprouvés qu’elle ne connaissait pas : Kerouac
et Thoreau. Elle ferait de plus en
plus d’émules, de disciples et serait perçue comme une révolutionnaire.
Lucille
réalisa le danger sectaire et incertain de cette supposition de destin. Elle n’était pas prête à ébranler à ce
point les fondements mêmes de la société qui l’avait instruite.
Alors,
elle se projeta dans le deuxième
choix : simuler la folie.
Cela
partirait d’une haine irraisonnée exprimée contre le responsable de la mort de
l’homme-cerf, son désormais maître à
penser. C’était un désir aigu de vengeance, une réclamation de justice, une
loi du Far West ou de Lynch exercée à l’encontre des vainqueurs, de la brigade
de gendarmerie d’abord, de ce détective privé ensuite, cet Edmond Luc dont le
nom s’était étalé dans tous les journaux, avec des louanges. Les articles
laudateurs qui s’étaient multipliés, flagorneurs au possible, lui paraissaient
telles des vomissures parfumées au myosotis. Et Edmond Luc, modeste, refusant
les honneurs, était reparti de Limoges, comme ce héros de bandes dessinées ou
de Western, ce cavalier solitaire, cet homme des plaines, de Laramie ou
d’ailleurs, monté sur son canasson pommelé, au soleil couchant, stetson sur le crâne, en train de
fredonner une chanson nostalgique de country
music qu’aurait pu entonner à l’harmonica un vieux chercheur d’or barbichu
de 1848 (dans le genre Old Man River ou
autre) ou à la voix seule a capella
un de ces indénombrables (et médiocres) cow-boys chantants d’Hollywood émules
de Gene Autry.
Elle savait par essence que la vengeance était un plat qui se mangeait
froid, glacé, faisandé.
Elle connaissait par ouï-dire une foultitude de bons (les résistants) et de
mauvais (les terroristes du FLN) exemples de vengeurs ayant, par des moyens
radicaux et violents, entrepris de secouer le joug d’oppresseurs divers, nazis
ou coloniaux. Elle n’avait pas encore
lu Les Justes d’Albert Camus. Si
jamais ça lui arrivait de poser une bombe chez les gendarmes qu’elle réduirait
en miettes, si l’enquête menait à son arrestation, lors de son procès, elle
plaiderait l’irresponsabilité, le déséquilibre mental afin d’échapper à
l’échafaud.
Alors,
on l’internerait à vie comme Camille Claudel. Devenue vieille et édentée,
entravée dans une camisole craspec, elle continuerait à ruminer, à marmotter sa
vengeance. Elle ressemblerait à un de ces portraits de fous de Géricault, à
cette monomane de l’envie à la coiffe tuyautée paysanne, aux yeux torves.
On
lui administrerait douches et électrochocs avec constance, des années durant.
On la trépanerait, la lobotomiserait, comme une actrice américaine
déséquilibrée, une Frances Farmer (qu’elle ne connaissait pas).
Son simulacre
aurait été si parfait qu’elle
finirait par se persuader de la réalité de son état mental, ce qui la ferait
sombrer pour de bon. Elle demeurerait
prostrée des heures durant, assise en position fœtale dans un recoin de la
cellule capitonnée de la maison de force, assommée, abêtie par les surdoses
médicamenteuses. Elle secouerait
spasmodiquement sa tête échevelée (à moins qu’on l’eût rasée comme une déportée
d’Auschwitz), balancerait son buste corseté par la camisole, bavant, ne
cessant, dans son hébétude, de prononcer des mots sans suite pollués par la
coprolalie, obscènes, excrémentiels, entrecoupés de « beuh-beuh », de
« euh-euh » (comme cette actrice française célèbre métamorphosée en sex-symbol par un certain Roger Vadim) ou de « hu-hu » ainsi qu’il en était dans Les Mouches de Jean-Paul Sartre avec le personnage du simplet, de
l’idiot. Elle serait ravalée au rang
des microcéphales congénitaux à tête d’épingle, à la configuration faciale et
crânienne pareille à celle de l’Australopithèque de Raymond Dart et du
Paranthropus de Robert Broom, de Sterkfontein, de Taung ou d’ailleurs, devenue
un de ces freaks authentiques, genuine, de La monstrueuse Parade de
Tod Browning.
Lorsque
ses crises de folie la prendraient, furieuses (quel cliché évident,
tautologique !) elle se
jetterait contre les capitons de sa cellule, tête la première, en hurlant,
éructant et crachant, cognerait son crâne contre ce mur matelassé des heures
durant, dans le vain espoir obtus de l’y fracasser et d’y voir s’épandre et
s’épancher la cervelle sanguinolente.
Elle baignerait, croupirait dans ses sanies, dans sa diarrhée et dans sa
pisse, puant comme pas deux, objet de répugnance et d’exécration. Elle se trouverait éjectée hors de
l’humanité.
Non,
cette deuxième destinée était la moins envisageable, la moins souhaitable.
C’était le pire choix qu’elle eût
pris.
A
cette autodestruction lente, elle pouvait
opposer la troisième option, plus prompte : le suicide, pour débarrasser le
plancher, mais aussi par refus d’assumer son héritage.
Oui,
se suicider équivaudrait à un refus de poursuivre l’œuvre de Pierre, à une
lâcheté, surtout lorsqu’elle aurait
laissé aux siens une lettre d’explications, une autojustification de son acte
suprême. Ce serait l’aveu à la fois de sa conversion manquée aux idées du
Couquiou, de sa rupture avec son milieu et de sa lâcheté, de sa fuite devant
ses nouvelles responsabilités. Elle s’imaginait
s’enfermant dans sa chambre à clef, en chemise de nuit virginale, chlorotique,
hagarde, l’œil charbonneux, préparer la chaise et la corde de chanvre, passer
le nœud coulant à son cou maigre d’un incarnat de cachet d’aspirine (l’acte
aurait été précédé par de longues semaines de dépérissement et de langueur
anorexique), vérifier sa solidité, sa bonne suspension au lustre, puis faire
basculer le siège avec ses mignons pieds nus évanescents. La strangulation
provoquerait en elle d’ineffables
transports doloristes et sadomasochistes, une jouissance-souffrance de volupté
mortelle, des délices de Capoue d’agonie, de rupture des vertèbres cervicales
(ça finirait en craquement osseux significatif), de privation d’air de ses
poumons, d’étrécissement de ses côtes, de ses poumons, de sa poitrine creuse de
meurt-de-faim, d’asphyxie, de bleuissement épidermique, de cyanose etc. Puis,
ce serait la nuit définitive et la damnation éternelle, parmi les ombres des
esprits préhistoriques bannis par le catholicisme.
Dominique
(pourquoi lui et pas quelqu’un d’autre ?), forcerait la porte, la
découvrirait oscillant, parfaitement suspendue, se balançant végétativement
comme un anencéphale spinal dans son sac, la langue exulcérée et violette, la
face bleuâtre avec des plaques noires, les yeux grands ouverts, écarquillés de
stupeur exorbitante.
Il
va de soi que le curé qu’elle aimait bien, qui lui avait enseigné le credo de
Nicée et toutes les fadaises chrétiennes, refuserait qu’elle reposât en terre
consacrée. Comme à son habitude, le papa, Jean-Louis d’Arthémond, obtiendrait
des accommodements, des obsèques dans l’intimité. Ni fleurs ni couronnes. La famille ne reçoit pas. Il n’y aura pas de
livre de condoléances.
Elle pensa à la crémation, comme chez les Anglais, à la dispersion de ses
cendres, solution palliative à son péché mortel, puisque le Vatican n’avait pas
encore accepté ce rite[1]
pratiqué chez nous par les athées, les agnostiques et les libres penseurs tel
Paul Léautaud. Mais des scrupules, un fond de christianité demeurait en elle, à
la perspective de cet anéantissement radical : elle croyait encore en la résurrection de la chair et il fallait
conséquemment que son cadavre demeurât inhumé, se décomposât normalement dans
l’attente du Jugement Dernier. En fait, c’était pour Lulu un retour logique à
la Terre-mère, tel que Pierre le lui avait professé.
Finalement,
aucun des trois choix n’était bon. Elle dut
échafauder, envisager une quatrième hypothèse de destin, plus sage, plus conforme aux règles de la sociabilité aussi.
Elle se fit sereine une fois sa décision arrêtée. Elle n’avait pas accepté la manière dont les journaux avaient
relaté la mort de Pierre et sa défaite (car il avait bien fallu, sur son
insistance, que le paternel se décidât à acheter la presse, eu égard à l’importance des événements qu’elle avait
vécus). C’était partial, subjectif. Elle n’avait
pas reconnu l’homme-cerf dans ces relations minables, dans ce portrait à charge
d’un criminel féroce. C’était la férocité de la traque dans les bois et le
marais qui avaient dérangé sa conscience, parce que les procédés n’avaient pas
été loyaux, et qu’on déplorait plus la mort de ce gendarme que celle d’un homme
qui pensait en fait plus juste que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de
l’œkoumène. On lui aurait certes objecté
qu’elle s’était amourachée de son
kidnappeur, parce que les victimes s’attachent toujours à leur bourreau ainsi
que le définit fort justement le syndrome de Stockholm.
Un
hoquet malvenu la saisit. La spasmophilie la guettait. Elle but un verre d’eau, à petites gorgées. L’accès lui passa.
Lucille
en venait à se questionner sur les fondements de la Civilisation. Elle achèterait, lors de sa parution en
1963, ce bouquin d’un genre littéraire interdit, cet astucieux et pertinent
roman, cette dérangeante Planète des
Singes, fable moderne dissimulée derrière les procédés littéraires de la
science-fiction, qui reprendrait une thématique swiftienne déjà utilisée dans
la célèbre relation du voyage de Gulliver au
Pays des Chevaux.
Qu’était-ce
qu’une civilisation ? Pierre lui avait conté que le nazisme constituait à
la fois un aboutissement et un déni. Une civilisation fondée par d’autres
espèces était-elle possible et, si oui, serait-elle viable, voire meilleure que la nôtre ? Si on
avait laissé leur chance aux singes, comme elle le lirait assidûment chez
Pierre Boulle à deux années de là, ce qu’ils auraient accompli eût-il été pire
ou meilleur ? Une civilisation simienne eût-elle été souhaitable,
envisageable à la place de la nôtre ?
Elle balayerait cette tentation du relativisme culturel d’un revers de main.
De toute évidence, elle brûlerait de
l’envie de rencontrer le romancier avignonnais et de l’interroger sur les bien-fondés
de sa parabole, parce que cela la conforterait dans son nouveau mode de pensée.
Ici,
maintenant, en 1961, une perspective vertigineuse s’offrit à Lulu. Pourtant, elle venait de faire son choix ; à
l’activisme, elle préféra pour
l’heure l’attentisme. Le temps de la Révolte n’était pas encore venu ;
celui de l’autodestruction lente ou vive, avait été évacué. Le moment propice
finirait par se présenter un beau jour, parce que d’autres personnes qu’elle en viendraient aux mêmes remises en
cause. Et elles seraient chaque année
plus nombreuses… Une sève monterait, sourdement, lentement, une éclosion se
préparerait, travaillerait souterrainement, ébullition graduelle avant
l’éruption, l’explosion.
Après
que cela serait survenu, on dirait : de toute façon, c’était ainsi,
c’était écrit.
Il
lui faudrait se camoufler ; il était obligatoire qu’elle se séparât, temporairement, de la part d’irrationnel,
d’irraisonné, qui entrait dans sa nouvelle conception du monde, qu’elle la mît sous le boisseau, en
latence, sans rien révéler, dans l’espérance presque eschatologique de temps
nouveaux où elle s’exprimerait enfin, allègre, dans toute sa plénitude. Elle accepta d’exister dans
l’hypocrisie, en pragmatique, en fille jésuite. « Pour vivre heureux,
vivons caché », médita-t-elle. L’instant émancipateur, de la rupture, de
l’ouverture du carcan qui l’oppressait viendrait, quand l’heure sonnerait pour
l’Humanité tout entière de s’affranchir des entraves trompeuses et
artificielles d’une civilisation fausse, fondée sur un malentendu, sur le
génocide supposé d’autres frères humains plus proches de la nature, civilisation
fourvoyée sur une fausse route conduisant la Terre elle-même à sa perte.
Sa
réflexion se faisait disons…écologique, mais il s’agissait d’une écologie
profonde, radicale, d’abandon d’un confort illusoire. Brusquement férue
d’Histoire, elle s’était mise à
dévorer tous les livres qu’elle pouvait piocher. Son don acquis en héritage lui
avait permis de tout assimiler en quelques mois. Elle en avait conclu qu’il n’existait aucun progrès linéaire,
évolutif, technique ou moral, aucune ascension nette du mauvais vers le bon,
mais, au contraire, des hasards, des aléas, des incertitudes, des contingences
qui brusquaient, réorientaient, remodelaient sans cesse les destinées
individuelles et collectives, spécifiques aussi. Des époques qu’on disait
soi-disant avancées pouvaient s’avérer, au fil de la publication des études
historiques et archéologiques, plus barbares et violentes, plus inégalitaires
que d’autres pourtant plus anciennes. Toutes ces constatations aboutissaient au
remplacement de l’échelle ascensionnelle du Progrès et de l’Evolution par un
buissonnement indistinct, sans but, sans finalité, non téléologique. Un
monde-dieu qui se cherchait lui-même, socratique au fond. Elle prenait conscience de la radicalité de sa nouvelle pensée, de
sa modernité visionnaire : elle était
en avance sur son époque.
De
toute façon, étant son héritière, elle le
ferait savoir à l’âge adéquat. On écoute mieux certains adultes, même des
prêcheurs dans le désert, que des mioches, surtout lorsqu’il s’agit de filles.
Maman
était sortie de la chambre sans qu’elle
y eût prêté la moindre attention.
Elle se leva de sa chaise et s’approcha du miroir de la coiffeuse. C’était
le soir, l’heure où l’on a fermé les volets, où l’on se résout à l’éclairage
artificiel. Elle éteignit la lampe,
plongeant la chambrée dans le noir absolu. Seul un fin filet de lumière passait
encore à travers le chambranle de la porte.
Alors,
elle contempla son reflet, qu’elle voyait avec la même netteté qu’en
plein jour, identique à celui des heures diurnes, si ce n’était la teinte des
prunelles. Deux escarboucles rubéfiées se reflétaient sur la glace, signe qui
ne la trompa pas. Elle était désormais comme lui.
Ainsi soit-il.
A Stephen Jay Gould (1941-2002).
A Jean Mahaux (1933-2013), auteur
méconnu de bédés humoristiques des années soixante, créateur des aventures du
commissaire Finemouche et de l’agent Fiasco.
Orange,
30 juin 2010-05 juillet 2013.