dimanche 25 mars 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 19 1ere partie.

Avertissement : ce roman décadent paru en 1890 est réservé à un public majeur.
Chapitre XIX
Ce fut au commencement du mois de février 18** que Nikola Tesla
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obtint les premiers résultats concrets des recherches dont l’avait chargé la comtesse de Cresseville. Les travaux d’aménagements programmés en vue des projets de Cléore purent lors être entrepris : serre, Mère, double transfuseur etc. Madame la vicomtesse de**, prévenue, put lors activer ses réseaux Outre-Rhin : il fallait que Daphné et Phoebé fussent pourvues en ravitaillement nourrissant. Dès la fin février, tout fut en place et fonctionnel. Monsieur Tesla se proposa donc à des démonstrations, tout en sous-entendant qu’il avait ajouté à ses réalisations une petite surprise de son cru, destinée à enchanter toutes les pensionnaires.
C’était un automate, une poupée merveilleuse, digne héritière de la joueuse de tympanon de Marie-Antoinette. Apparemment, l’on avait affaire à un Bébé Jumeau mécanique,
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tel qu’on pouvait en acheter parmi les joujoux de luxe de Paris. Il s’agissait d’une pianiste capable d’exécuter divers extraits des Années de pèlerinage de Franz Liszt, en particulier ceux consacrés à la Suisse : Au lac de Wallenstadt, Pastorale, Au bord d’une source, mais également les Jeux d’eau à la villa d’Este, italiens et plus tardifs, tirés de la Troisième Année. La belle enfant blondine artificielle aux joues rosées avait le tiers de la taille d’une fillette réelle de dix ans. Ainsi en était-il de son instrument, qui respectait l’échelle. Tesla présenta cette création d’exception en la bibliothèque.
Confrontée à cette délicate poupée virtuose, à tant de beauté liliale et pure, Cléore ne parvint pas à réprimer un soupir d’extase. Nikola Tesla avait percé à jour le goût immodéré de son hôtesse pour les jolies choses, sa passion fervente pour les fétiches enfantins. Mademoiselle ne put se retenir : d’habitude, en public, elle prenait soin de feindre, de demeurer précautionneuse. Ses instincts devaient être ignorés, rester ineffables, inéprouvés auprès du Monde tandis que dans l’intimité…
« Oh, la petite merveille ! Comme elle joue divinement ! »
L’enfant exécutait les Jeux d’eau à la villa d’Este, cristalline pièce s’il en était. Cléore souhaitait ardemment que l’inventeur lui dévoilât tous les secrets de la conception de l’automate.
« Quel lys ! Quel biscuit lactescent ! Oh, ce parfum de jasmin ! Ce visage angélique ! Un Fra Angelico revisité par Le Pérugin ! Comment…comment avez-vous fait, Monsieur ?
- C’est mon secrret… répondit l’ingénieur en arrêtant le jeu de la poupée par une manœuvre furtive que Cléore, les sens troublés, ne remarqua pas.
- Ah Monsieur, je ne puis me retenir davantage ! Je dois toucher cette beauté ! Oh, vous venez de l’immobiliser…
- Sage prrrrécaution, crrroyez-m’en. »
Les doigts de la comtesse de Cresseville ne cessèrent lors de parcourir de caresses les tissus, les cheveux de lin torsadés, le débordement de nœuds, la tournure, la figure blanche, le cou et la gorge de notre pianiste mécanique. Ses lèvres fruitées laissaient échapper des pulchra mea, pulchra mea, tandis que l’albâtre de ses mains soupesait les étoffes et que ses narines humaient tous les parfums du doux jouet sensuel.
« Oh, je me trouble… Veuillez m’excuser, Monsieur Tesla… Ces velours, cet orfroi… De la soie, de la tarlatane aussi… Là, du brocart… Cramoisi, vieil or, bleu de roi, sinople…jupons blancs, gaufrés, tuyautés… une profusion de jupons de mousseline…
- Le trousseau de la belle est complet, je vous le garrrantis.
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- Ah, ce biscuit opalescent… Une florentine beauté au lin blond vénitien…
Contradictoire, certes… Monsieur, pourriez-vous me dire si toutes les étoffes de cet automate, de cette prime beauté synthétique, de cet androïde, de cette nouvelle Francine, ont été teintes par un recours à l’alun de Tolfa, ainsi qu’il en fut d’usage durant la Renaissance, chez les Médicis ?
- Je ne sais, Madame la comtesse, je ne suis ni couturrrrier ni spécialiste des procédés tinctorrriaux… »
Le parcours tactile caressant de Cléore s’attardait à la gorge du bébé pianiste, lissait le camée de calcédoine dont le profil, hellénistique, lui sembla représenter soit Ptolémée Epiphane, soit Mithridate, roi du Pont.
« Ô, préraphaélite poëme que mes indignes lèvres s’apprêtent à murmurer afin de célébrer cette onirique joliesse…
- Ne vous pâmez point, Madame… »
La comtesse tentait de soulever les jupes de la fillette factice assise à son tabouret grenadin, bien droite, presque compassée, devant son clavier qui appartenait à un piano droit, réplique miniature exacte d’un Pleyel de 1860. Ses yeux se révulsaient, s’injectaient de sang au risque de la syncope, alors que ses doigts se complaisaient aux détails attouchés, effleurés, des bottines de la virtuose, à leur boutonnage, à leurs guêtrons, au chevreau, à la basane et au cuir fragrants qui en constituaient la matière noble et luxueuse. Elle s’enivrait de cette poupée ; elle se grisait de tout ce qu’elle avait, de tout ce qu’elle était, de son parfum, de ses étoffes, de ses dessous, de son épiderme de biscuit, de ses cheveux blondins aussi, qu’ils fussent faux ou vrais, supposément naturels au toucher de leur texture insigne, car prélevés peut-être sur le cadavre d’une enfant misérable morte de consomption ou de la faim des rues. Elle sentait que cette mécanique sexuée prenait possession de son âme. Elle l’eût voulue à elle, pour elle, en elle, ici, à l’instant, à même sur ce petit piano…tota… L’ingénieur-inventeur repoussa Mademoiselle de Cresseville le plus doucement qu’il put alors qu’elle marmottait :
« Plus de mille francs, cette beauté évanescente vaut plus de mille francs… Elle arbore même des pantaloons ouatinés… A-t-elle aussi un sexe, une toison naissante hyaline ou blonde, ô formosa mea… ?
- Ne vous égarez point, Madame… L’objet est forrrt fragile… Je vais vous en dévoiler l’intérrrieur, puisque vous y tenez.
- Ah, eût-elle coiffé un hennin, porté un bliaut et joué du psaltérion que je l’eusse adorée tout de même ! Ah, que l’eussé-je vue vive ! Las, elle ne respire point. Fétiche de mon cœur ! Bel objet fin-de-siècle ! » soupira Cléore.
C’était en sa petite bouche pourprine un sospiro lisztien d’une énamourée romantique victime de ses vapeurs. Elle se pâmait à la caresse des dessous du Bébé automate. Une senteur de peau d’Espagne et de frangipane s’exprimait, émanait de ce linge en réduction. C’était une lingerie aromatique, presque gummifère, de jeune lady raffinée et décadente. On se fût attendu à ce qu’elle dégageât quelque capiteuse coulée d’eau de rose ou de sève d’une sainte imputrescible réincarnée en liliacée. Son exhalaison accentuait le malaise de Cléore, qui, d’une manière dilatoire, tentait de repousser l’échéance de l’instant d’abandon, de séparation d’avec un si précieux jouet instrumental. Tesla intervint, de crainte que Cléore ne déréglât le mécanisme. Elle renifla une dernière fois les jupons de l’androïde, puis ses propres doigts, afin de savoir si leur odeur y subsistait, essayant d’imprégner sa mémoire des traces embaumantes de ce parfum de petite coquette, empesée comme une adulte miniature, sorte de ménine qui eût possédé les traits d’une infante de Velasquez. Puis, jà rongée par son mal du siècle, Cléore de Cresseville effectua, à regret, quelques pas en arrière, détachant ses mains de ce biscuit aimé, s’arrachant à ses transports, ses yeux scrutant toujours l’Absolue Beauté idéale et sublime incarnée par la petite joueuse de piano. Tesla souleva l’arrière de la robe et la chemise de lingerie, révélant une portière dorsale qu’il ouvrit sur de complexes rouages d’une miniature extrême. C’était une merveille de précision, où l’on remarquait de minuscules rouleaux de cartes perforées de métier Jacquard et d’orgue de Barbarie. Chacun programmait un air à exécuter. L’ingénieur serbe choisit la Pastorale suisse des Années de pèlerinage. La poupée joua lors. Son toucher était humain, troublant de réalisme, comme s’il se fût agi d’une véritable fillette prodige, comme si sa petite tête de biscuit eût renfermé un vrai cerveau humain greffé. Détail plus turbide encore : ses yeux de verre de myosotis bougeaient, s’animaient aussi, vous regardaient. On l’eût pensée vivante, vraie, de chair et de sang. Seule lui manquait la parole.
« Oh, Monsieur…la jolie enfant…jolie…jolie…tota pulchra, puella mea… »
Alors que Cléore risqua s’évanouir, par trop émotionnée, Tesla arrêta le jouet au milieu d’une arabesque.
« Passons à la Mèrre Il vous faut vous ressaisir, Madame de Cresseville. »
Elle se soumit, languide comme une chiffe et toussotante.
**********
La démonstration de la Mère devait s’effectuer sous le sceau du secret. Nul, à part Cléore, le créateur de la chose et quelques adultes mis en confidence (dont Madame la vicomtesse) ne devait connaître la nature exacte de ce singulier personnage. Ce fut pourquoi Nikola Tesla conduisit la comtesse jusqu’à une remise isolée dont il avait emprunté les clefs, local obscur qu’il dut éclairer avec un lumignon médiocre, là où reposait l’être.
Une vision d’une scélératesse et d’une épouvante insigne fit frissonner et raviva la maladive jeune femme. Le contraste s’avérait total vis-à-vis de l’aimée musicienne. Afin d’empreindre de plus de solennité cette démonstration dont il fallait préserver le caractère secret, confidentiel, Nikola Tesla multiplia auprès de Cléore les assauts de politesse, de prévenance, de galanterie. La verve slave du scientifique l’envoûta.
« Ci présente vous avez celle que nous baptisons la Mèrrre.
- Ah, la laide chose ! » s’exclama Mademoiselle de Cresseville.
Elle se fût attendue à une épure, à une représentation symbolique, réduite à des signifiants essentiels de ce que devait incarner et évoquer, dans les mentalités collectives, la mère supérieure d’un monastère. En lieu et place, le regard de Cléore se trouva confronté à une religieuse baroque, à l’espagnole, presque à la semblance d’une de ces statues processionnelles bariolées et surchargée de dorures, mais scélérate, parce que son visage, vitriolé, vérolé, horrible, n’était plus qu’une tête de mort au stade ultime de la lèpre ou de la syphilis, à moins qu’elle souffrît d’érésipèle ou de ce que l’on nommait lupus érythémateux. C’était Alphonse Rabbe,
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l’homme de lettre défiguré – qui fort beau fut – fait femme ; c’était une momie pharaonique vivante aussi, à moins que Tesla se fût inspiré des bonzes japonais auto-momifiés du sectateur Kukaï
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dont les dépouilles, séchées, mitrées, couvertes de leurs habits sacerdotaux damassés et moisis par les affres du temps, étaient des objets d’adoration turbides. Ces momies bouddhiques, qui dégageaient une odeur à la fois suave et rance de pourriture passée, pullulaient semblait-il au Thibet. Elles étaient légions dans des excavations creusées de niches, grottes peinturlurées de fresques de Bodhisattvas, et autres divinités infernales du Bardo Thödol, que les lamas disaient communiquer avec l’antre souterrain du Roi du Monde ou Agartha. Ces nécropoles se réclamaient d’un disciple dissident de Kukaï ayant vécu au XVe siècle : Tsampang Randong Lama. Moi, Faustine, je sais cela ; je l’affirme sous serment, parce qu’un témoin irréfutable, que j’ai rencontré à Venise, me l’a expliqué[1].
« Pour l’effrrrroyable visage de la Mère, pérora l’inventeur, je me suis inspiré d’une dépouille pharaonique célèbre d’une putridité évocatrrrrice… Connaissez-vous l’Egypte et l’affaire de la cache des momies rrroyales de Deir el-Bahari, découverrte par Emile Brugsch bey en 1881 ? Certes, les Français l’avaient signalée d’aborrrrd mais…
- J’avoue, Monsieur, mon ignorance… Ce Brugsch n’est-il pas allemand ?
- Cette cache servait de dépôt secrrret à toutes les momies des pharaons du Nouvel Empirre, du moins, à prresque toutes. Il y en avait quarante en tout. Afin qu’elles fussent exclues de l’avidité et de la convoitise des pillards d’hypogées, les prrrêtres leur avaient aménagé cet abrrri secrret.
- Quel est donc le lien avec l’aspect épouvantable de la Mère ?
- Sa face défigurée et morbide reproduit les traits décomposés de la plus mal conservée de toutes ces momies désorrrmais cairotes : le dernier pharaon de la dix-septième dynastie Sekenenré Taâ,
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qui pérrrit au combat, lors de la victoire présumée qui chassa les Hyksos du pays de Kemi. On l’embauma à la hâte alors que la putrrrréfaction faisait jà son œuvrrrre. Il fut primitivement inhumé en la nécrrrropole de Dra Abou el-Naga, avant que les prrrêtres ne le déplaçassent comme les autrrres…
- Ne serait-ce pas plutôt le nom d’une créature de foire, l’homme momie-vivante, que le comte Galeazzo di Fabbrini exhiba de village en village dans l’Italie profonde des années 1860 ?
- Cerrtes oui, aussi… Mes ouvrriers et moi-même, nous nous inspirrâmes des souvenirrs de l’aventurirrrier Frrédéric Tellier, l’adversaire le plus corriace du comte di Fabbrini. »
La momie de Sekenenré Taâ était réputée pour son fumet, son musc pesteux. Julien, avec son franc-parler populaire, aurait dit que cette dépouille était tombée dans la mistoufle. Cléore eût rectifié : dans la déliquescence.
Tesla procéda à la mise en route de l’androïde sous les yeux d’une Cléore fascinée par tout ce qui touchait à l’altérité, à la monstruosité. Inerte et ballante, cette Coppélia, adonisée en symbole de la raideur fanatique du Siècle d’Or espagnol, s’érigea d’un seul coup, ce qui suscita des frissons de surprise et de crainte en l’épiderme laiteux de la comtesse de Cresseville. La seule vue de cette mère fouettarde à la face de fins dernières, de vanité baroque, suffirait à dissuader les fillettes de se complaire en leur abjection de pécheresses juvéniles. Nikola Tesla avait élucubré une horreur géniale.
Avec sa face de mort tavelée, marquée de taches violâtres d’une nuance d’orseille, évocatrice d’une momie décomposée, sans bandelettes, plusieurs fois millénaire, la Mère incarnait un chef-d’œuvre de terreur pure. S’il eût existé un concours des objets les plus laids et effroyables au monde, cet automate l’aurait emporté haut la main et on l’aurait hissé sur un piédestal en marbre du Pentélique comme une idole putride.
Cléore de Cresseville fut prise d’un prurit de répulsion. Son organisme rongé par une étisie sourde, sournoise, qui progressait en elle tel un squirre subtil, eut d’incontrôlables secousses de peur, des trémulations irrépressibles d’angoisse. Son esprit tentait vainement de détourner sa conscience de cette vision de cauchemar par l’évocation d’images furtives à forte teneur érotique, dont le sujet presque exclusif était la beauté des fillettes de Moesta et Errabunda. Cléore essaya de concentrer sa pensée sur la peau pellucide de Daphné et Phoebé, mais la moniale squelette prenait toujours l’avantage. Lors, un accès de phlegmasie, une inflammation infernale traduisit sa réaction épidermique à cette atroce représentation du devenir post-mortem de tous les corps humains. Qu’en serait-il chez les petites filles ? Comme pour se moquer d’elle, l’ingénieur serbe se lança dans d’hyperboliques louanges de son invention diabolique.
« La Mère est le plus perrrrfectionné des andrrroïdes jamais conçus par l’homme ! Plus abouti que Frrrancine, que les œuvrres d’Hérrron d’Alexandrrie, que les automates d’Albert le Grand, de Salomon de Caus ou de l’Emperrreur chinois Souei Yen-ti, au sixième siècle de notrrre èrre… Seul l’inquisiteurr Dom Sepulveda de Guadalajara m’aurrait égalé, lui qui crréa la légion des frères dominicains mécaniques empaleurrrs à la burrre-rostrre qui écumèrent les geôles de l’Inquisition espagnole sous les règnes de Philippe II, Philippe III et Philippe IV ! Voyez, et admirrez ! »
Cléore crut que Tesla était fou. Il releva la robe de la Mère, pareille à celle d’Angélique Arnauld
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peinte par Philippe de Champaigne. Le dos et la poitrine de la monstruosité artificielle étaient bardés de bobines électriques, de dynamos miniatures, de piles voltaïques, de rubans de cartes perforées de métier Jacquard, de rouages et d’engrenages, bien sûr, et d’une série de cylindres Edison en réduction, d’un perfectionnisme du futur. Mademoiselle de Cresseville comprit que l’homme était un visionnaire, un homme jà du XXe siècle, qui travaillait pour l’avenir.
« La Mère est prrrogrammée… elle est inforrrmation purre…Elle peut, en un langage aléatoirre déterminé sur les quatrre langues occidentales principales, combiner toute une sérrie de messages verrbaux en rréponse aux parroles que les gamines pourront lui adresser dans le fameux confessionnal que, d’un commun accorrd, vous et moi avons décidé d’installer et où elle demeurera…
- Mais, hésita Cléore, s’il y avait nécessité que la Mère fût à l’extérieur ?
- Remplacez-la parrr une comédienne de génie prrrête à assurrer ce rôle…
- Je ne vois guère que Madame la vicomtesse de**, ma mie mondaine, qui accepterait de se grimer ainsi pour interpréter ce, cette… elle est fort cabotine et…
- Vous ferrrez comme bon vous semblerrra. »
**********
La démonstration de l’androïde s’avéra convaincante. Cléore joua le rôle d’une enfant prise en faute qui aurait abusé d’une petite plus jeune. La Mère, programmée sur le français, lui répondit :
« Douze chours d’astreinte au port du sarrau de bombasin et huit coups de knout…Che fais en rendre compte à Mademoiselle Cléore. La sentence sera exécutoire tout à l’heure. Miss O’Flanaghan officiera. »
Tesla expliqua :
« Le principe repose surrr des éléments algébriques combinatoirres, sur les prrrobabilités, les travaux mathématiques de Babbage et Merritt et surr mes prrropres recherches dans les domaines de l’électrrricité et de l’électromagnétisme… Il y a combinaison de rrrréponses toutes faites adaptées à tous les cas possibles, et grraduation des peines à l’ampleurrr et à la grravité des fautes confessées, en fonction du code de bonne conduite que vous avez élaborré et que vous m’avez soumis.
- Mais pourquoi cet accent chuintant, désagréable… fantomatique ?
- A cause, d’une parrrrt, de la médiocrité du rrendu des voix par la technique actuelle issue de l’invention de Thomas Alva Edison et, d’autrre part, par ma volonté de recherrrcher un effet spectral, terrrorisant, trraumatisant, d’une voix d’outrre-tombe, parmi ces fillettes à l’esprit juvénile facilement malléable et impressionnable. Je ne désesperre pas des perfectionnements futurrs des techniques d’enrregistrrement, d’autant plus que je suis arrivé à concevoir, fait nouveau, une voix entièrrrement synthétique. Ceci étant dit, passons à la serre.
- Soit, monsieur Tesla. Avec vous, je puis m’attendre à tout. »
Ces seuls mots, passons à la serre, suffirent à la transmutation de l’humeur fantasque de Cléore, qui passa de la terreur à l’émerveillement par anticipation. Elle avait saisi l’exceptionnalité de Nikola Tesla, l’essence de son génie réprouvé et tourmenté. Sa personnalité, sa psychologie d’incompris de son siècle, lui apparurent foncièrement proches de la sienne…comme s’il eût été son jumeau.
Notre ingénieur inventif entraîna la comtesse à l’air libre, sans même qu’elle eût posé un fichu sur ses épaules maigres, malgré le froid qui demeurait vif en ce milieu d’hiver 18**. Les pas foulèrent les herbes sèches, brûlées par les gelées répétées, jusqu’à cette serre nouvelle, tout en verre, d’un hyale opalescent. Le ciel était limpide, pur, et le soleil aux ténus rayons, d’une sphéricité idéale, parvenait à peine à caresser les carreaux du bâtiment mais aussi la toiture, constituée d’une étrange matière alvéolée, gaufrée, compartimentée, divisée en de multiples cellules translucides hexagonales d’une brillance irréelle, en une colonie corallienne diamantée d’un type nouveau qui resplendissait sous l’azur pâle et rappelait la structure d’une ruche.
« Cette serrrre, expliqua Tesla, toujours de son ton docte et démonstratif, fonctionne en toute saison grâce à une énerrrrgie inépuisable, à une électrricité produite par une colonie de cellules captant les rrrrayons solairres… C’est l’énerrgie absolue, celle des mirrroirs d’Archimède…jamais tarrrie… Sous les trrropiques, le rrrrendement énerrgétique de cette installation serrrait optimal, pourrr ne point dirre farrrramineux.
- L’énergie de Phébus en personne ! Celle que seule sut l’utiliser l’Atlantide ! Génie, ô, génie ! se réjouit Cléore.
- Entrons, et constatons… Prenez garde au contraste. La tempérrature qui rrrègne en ce lieu clos est la même qu’aux Carrraïbes ou qu’au Congo. »
Du fait de la froidure, afin qu’elles ne se gerçassent point, Cléore avait gainé ses mains fragiles de mitaines en pou-de-soie. Dès le seuil de la serre franchi, une moiteur pluviale forestière semper virens la fouetta en plein visage et humecta ses paumes. Son cerveau de décadente névrosée ne cessa de ressasser les impressions d’enivrement que cette serre lui prodigua. Ce fut un ébahissement, tel celui qu’elle avait ressenti chez Elémir.
« Je réitère ma mise en garrrde, Mademoiselle. Il fait en cette serrrre plus de trente degrrrés Celsius. »
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L’atmosphère était saturée d’eau, chargée de condiments, d’efflorescences troubles. Un entrelacement serpentiforme inextricable d’aspidistras et de fougères arborescentes entourait des fucus et des prunus, cernait rosiers, hortensias et sycomores. Les lierres, les ronciers et lauriers-roses entouraient et étouffaient des troncs de palafittes gorgés d’humidité et de moisissures moirées. Au-dessus, les yeux distinguaient des plates-formes branlantes de teck ou de brésil, envahies de lancéoles vénéneuses, d’urticacées, de glycines pendantes, par-dessus des amas de palétuviers aux troncatures comme sciées par l’outil d’un bûcheron géant. On se fût attendu, que, de chaque fouillis à demi pourri, émergeassent des multitudes de scolopendres, de mille-pattes centripètes et tortus en leur convexité, de fabuleux ophidiens et crocodiliens rampants, bariolés, étincelants de feux gemmés thalasséens ou fluviatiles, vaquant à leurs activités prédatrices. Cette nuée de prédateurs, constellés de venin et de fragments pourris d’ajonc, aurait quêté sa proie, humaine ou autre. Les poivriers, girofliers et camphriers exhalaient un effluve de poison, une humeur aphrodisiaque gouttant de chaque molécule chlorophyllienne, de chacun des pores. Les philodendrons se rongeaient d’une parasitose caustique, se mouchetaient d’une vie destructrice, pullulant de pucerons et d’acariens vampires intumescents de la sève saccharinée sans que nulles coccinelles ne s’en repussent. Les thuyas, figuiers de barbarie et myrtes, les géraniums et orchidées multicolores et multiformes, alternaient avec des décors grotesques orfévrés de masques tragiques grecs tavelés d’un squirre calcaire et moussu, cancer lapidaire sur lequel avaient proliféré des roses du Sahara et des cristaux de quartz et de silice à la croissance anarchique et polyédrique, vestiges antiques des jardins d’un Cécrops, d’un Pirithoos ou d’un Akhelóös – si toutefois ils eussent eu la vocation de Sémiramis - , souvenirs babyloniens improbables d’un Néhémie ou d’un Esdras hypnotisés par l’exotisme, jardins nippons miniatures suspendus à des fontaines de marbre de Paros par des rubans sessiles constitués de pampre, de jacarandas, de jaborandis et de bougainvillées. Au milieu de mares croupies et glauques, comme en confirmation de cette puissante inspiration extrême-orientale, on apercevait un minuscule pont japonais gainé d’arcatures équatoriales
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d’ombellules, pont dont les arches et les attaches de bois et de bambou, rendues quasi non distinguables par la surabondance des floraisons enivrantes qui l’envahissaient tout entier, enjambaient des nymphéas géants, parcourus de libellules, de demoiselles et de cousins, nénuphars colossaux dignes de Kew Gardens, herculéens, presque dissous et confondus en une coulure sinople aquarellée d’écarlate, d’opale, de citrine et d’aigue-marine. Les épiaires, crosnes et crapaudines avaient trouvé en ces lieux un terreau aqueux putride et stagnant à leur convenance. A distance, on avait même implanté, acclimaté, un boqueteau d’yeuses et d’hévéas miniatures dont les troncs exsudaient une extravasation séreuse d’une sève quelque peu bitumée, élastique, quoique claire, jaunâtre, qui n’eût permis de fabriquer, de façonner, qu’un succédané de caoutchouc de qualité médiocre. Ne manquait à ce décor, à cette nouvelle création d’un dieu d’extravagance, d’un baroquisme exacerbé, que la gésine d’homoncules poussant en symbiose au sein des cœurs des fleurs des tropiques, d’une nouvelle structure vitelline nourricière de monstres inédits. L’humidité topique ne cessait d’engendrer un grouillement de fleurs épigynes et inférovariées. Les oreilles percevaient un clapotement angoissant, un goutte à goutte d’un jus d’eau de maremme d’une putridité conséquente, jeux d’humections qui permettaient d’entretenir continûment ce milieu touffu proliférant, cet enfer vert en réduction. Les dimensions en paraissaient trompeuses, propres à faire accroire que les visiteurs se trouvaient transportés au sein d’une jungle où triomphait le seul règne végétal, pis qu’un jeu de salle des miroirs d’une infinitude mettant tout cet univers confiné en abyme. Ornement pour l’ornement, eût écrit le poëte du Parnasse, Monsieur Leconte de l’Isle.
C’était une matrice végétale, un thalle de champignon immense prisonnier de la môle, de la mûre cellulaire de la serre, un poumon de verdure primordiale carbonifère en développement où l’on eût pu concevoir un Eliacin destiné à devenir l’Empereur du Monde. Au mitan, parmi une futaie d’arbres à pain, de palmiers à huile nains et d’hydrangées pourprines, trônait l’Ara Pacis Augustae
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ou du moins sa réplique revue et corrigée, réinterprétée, telle qu’en l’Eternité profonde on l’eût pérennisée. Au niveau médian, rinceaux, palmettes, bucranes, alternaient avec une insinuation de lierre grimpant. Les faces internes de cet autel s’ornaient de guirlandes d’acanthes dégradées. Les bas-reliefs de lumachelle, enchâssés d’ammonites triasiques, se mixaient avec des vanités macabres, des crânes ricanant, de joyeuses têtes de mort d’ossuaires bretons ou mexicains aux tibias entrecroisés qui se moquaient des fins dernières comme de colin-tampon, parmi les effigies fissurées et lépreuses des Julio-claudiens marquées d’une pruine morbide.
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On reconnaissait à grand’peine un Mécène au cap quasi effacé, un Octave et un Tibère mutilés et grêlés de crevasses constituant quelques calligrammes de la putréfaction, une Octavie décrépite, un Lépide rongé par un cancer crayeux et cendré millénaire, un Claude enfant devenu indéchiffrable de par son estompage presque accompli. Agrippa lui-même se boursouflait de concrétions calcaires ; Livie et les flamines majeurs, veinés de moisissures verdâtres, semblaient se déliter, s’émietter, se déboîter du marbre. Drusus, les Princes de la Jeunesse Caius et Lucius César, d’autres membres éminents de la Gens Augusta, d’autres acteurs mineurs ou obscurs des Res Gestae drapés dans leur toge diaprée d’une pourriture noire, s’effaçaient par places, victimes d’un brouillage progressif, encrassés jusqu’au sein même de la matière marbrée, qui souffrait d’une porosité pathologique et s’imprégnait de croupissures diverses à l’aspect de guano.
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Tesla et Cléore, les commanditaires de ce chef-d’œuvre fol, l’avaient voulu ainsi, usant de ce décorum comme d’un défi jeté au Vieillard Temps. Bégonias, paulownias, hibiscus, cyclamens, dahlias, crocus, iris et chrysanthèmes semblaient danser une saltarelle autour de cette reproduction ruinée d’une œuvre qui quémandait sa restauration comme un pauvreteux son quignon quotidien. Cet agrégat sans pareil du végétal et de la pierre impressionnait par sa virtuosité imaginative et sa démence. C’était zolesque[2] ; c’était maniériste. Sur une des faces de ce monument fou et réinterprété, on identifiait la représentation d’un sacrifice antique, un suovetaurile, où bœuf, mouton et porc atteignaient des proportions colossales, anormales, surnaturelles. Asclépiades, arbustes d’éphédras et rhododendrons constituaient des colonies anarchiques, giboyeuses d’insectes de toutes sortes, de proies rêvées pour les crapauds. Ils s’insinuaient dans l’anatomie des bêtes sacrificielles, dans le détail de leur musculature, dans le modelé de leurs formes, amalgame rêvé, idéalisé, d’une alchimie au service de l’art pour l’art.
Le sculpteur fou – un Anglais ami de Burne-Jones et de William Morris – avait ajouté le long de l’autel augustéen des demi-colonnes, de manière à ce que le monument apparût dans toute sa splendeur périptère. Il en avait surmonté les chapiteaux composites d’épistyles, d’architraves chargées de symboles. Une imitation de l’art hellénique se superposait en frise à l’ultime niveau, en miscellanées d’arabesques et d’entrelacs où, une fois de plus, le végétal réel triomphait de la pierre non acheiropoïète. C’était une grecque entrelacée de mélampyres sous laquelle l’artiste adepte de l’Aesthetic movement avait respecté les règles canoniques de l’alternance dorique entre métopes et triglyphes polychromés. Mais il y avait mis là encore sa touche personnelle, sa fantaisie, son bon plaisir : appliqué ou semé tel une vulnéraire au creux même des métopes, du vulpin poussait ; de la valériane s’entremêlait çà et là aux bucranes ou aux triglyphes polychromatiques rouges-bleus auxquels s’additionnait la parasitose supplémentaire et vaine des millepertuis. Une surcharge de protomés de griffons orientalisants, becqués de bronze, telles des gargouilles des temps anciens et païens,
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se retrouvait prise dans un treillis d’azalées.[3] Des arbousiers souillaient le tout de la chute de leurs fruitions mûris, rancis et blettis trop tôt par la chaleur dantesque du lieu clos. Cléore, quoiqu’elle fût émerveillée, ne put émettre que des paroles prosaïques :
« Ah, comme il fait chaud ! Comme j’ai grand chaud ! Je sue, Monsieur Tesla ! Cela est inconvenant ! C’est là lieu de géhenne, de tourment à moitir toute ! (elle s’épongea le front luisant de diaphorèse)
- Il faudrrait que vos petites pensionnaires usassent en ces lieux de tenues plus légèrres, plus en adéquation avec la températurrre, répliqua l’ingénieur serbe.
- Quel fallacieux prétexte pour qu’elles s’y vautrent nues ! Je n’y consentirai jamais, monsieur ! Je serais le moindrement étonnée qu’elles n’en profitassent pas pour se livrer à des actes concupiscents ignobles…
- Ne vous affolez pas ! Je suggérais des étoffes légères, une sorrrrte de lingerrrie qui serait porrtée comme vêturre de dessus.
- Et fort évocatrice, suggestive et tentante, n’est-ce pas ? Nous en reparlerons plus tard. Sortons d’ici avant que je ne me pâme. »
Tesla dut se soumettre à la volonté de Cléore ; mais le temps était venu de lui dévoiler l’invention suprême conçue pour soigner les jumelles adorées.
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Afin d’installer le laboratoire de transfusion, il avait fallu aménager une annexe à l’infirmerie, presque clandestine, dont l’accès, fortement restreint, n’était réservé qu’à Cléore, aux deux nurses, aux jumelles et à leur victime. Il était évident que nul ne serait volontaire pour la périlleuse opération du don du sang – qu’il fût gratuit ou gratifié – destiné aux baronnes lamies. Ce fut pourquoi la vicomtesse de** dut activer ses réseaux spéciaux en Allemagne, réseaux d’habitude spécialisés dans le noyautage de la Wilhelmstrasse et dont le but, ainsi détourné, avait été originellement de rendre possible la Revanche. On extrapolait sur le type de personnes dont le sang conviendrait le mieux à Phoebé et Daphné. On subodorait que ce vin de veines purpurin devait provenir de filles saines, grasses et blondes, de jeunes vaches humaines aux insignes mamelles, de walkyries et de Brunehilde plantureuses à la coiffure de blé tressée, nattée, couronnée ou en macarons, capables d’allaiter deux rejetons du Kaiser à la fois après qu’elles eussent tué un lapin pour leur en-cas, leur frichti de rustaudes (bien qu’il manquât sur leur tête le casque à la Sigurd), rejetons que le Reich destinait à l’enrichissement belliqueux des effectifs de la soldatesque teutonne destinée à combattre la France en cas de conflit armé. Moins il y aurait de nourrices germaines aux poitrines généreuses, rendues exsangues par l’appareil de Nikola Tesla, moins l’ennemi pourrait aligner de sinistres casques à pointe en cuir bouilli et de uhlans sanguinaires et cruels en face de nos pioupious au pantalon garance. Ainsi, Cléore de Cresseville contribuerait au triomphe du Drapeau, de la Bannière, du Gonfalon, de l’Etendard français, quoiqu’elle l’eût préféré blanc au lieu de tricolore.
La salle dans laquelle Nikola Tesla avait implanté son appareillage et son installation végétait depuis un siècle. Peut-être avait-elle servi autrefois à un chantre, du fait qu’une chapelle convertie en salle de bal avait préexisté bien avant l’infirmerie voisine. C’était pourquoi la présence incongrue d’un lutrin, d’un antiphonaire et d’un orgue positif, avec une tablature, surprenait les regards qui prenaient la peine d’examiner les aîtres. Le principe de parcimonie, l’esprit économe, avaient presque entièrement dépourvu cet endroit de mobilier et de décorations, à l’exception du lutrin, de quelques chaises et d’une table, contrairement à d’autres pièces de ce pavillon. Pénétrer en cette salle, en ce sanctuaire de l’étrangeté, constitua pour Cléore une expérience inédite, certes non pas traumatisante. Elle s’immergea toute dans cette antichambre marquée par la naissance d’une forme nouvelle de l’horreur, plus technique, plus scientifique, telle que Mary Shelley en avait eu la prescience, la prémonition. Le transfuseur était là, et l’on devinait, l’on pressentait en lui l’invention du vampirisme suprême, qui se targuerait des oripeaux du Génie inventif de l’Homme afin qu’il assouvît ses instincts les plus cruels et les plus vils. Car, quoi de plus cruel et d’immoral dans l’esprit d’un Tesla d’avoir conceptualisé, fabriqué, en toute connaissance de cause, cet engin destiné à tuer en rendant exsangue le cobaye qu’on y lierait, tout cela pour prolonger deux autres vies. Une existence sacrifiée afin d’en sauver deux autres…et, comme cela ne suffirait pas, il y aurait encore d’autres donneuses forcées – à quelle cadence d’enfer, à quelle fréquence ? Une mensuelle, deux, davantage ? Combien de temps Phoebé et Daphné parviendraient-elles à se satisfaire de ce partage, moitié-moitié, du liquide vital d’innocentes teutonnes ?
C’était une couchette de géhenne, inquisitoriale mais hautement sophistiquée, munie de tuyaux flexibles, d’aiguilles, de poches en vessie de porc, d’un réservoir d’éther anesthésique, pour l’endormissement, le sommeil éternel de celle qu’on y attacherait. Il y avait des perfusions pour les veines, mais aussi une pompe, des ballons de respiration, une dynamo, une espèce de cercle multicolore spiralé tournant servant à l’hypnose et à l’assurance de la passivité de la transfuseuse forcée. Nikola Tesla devenait ainsi un criminel d’un type nouveau, dévoyant la science au service d’une chimère, d’une lubie obsessionnelle : pour que vivent Daphné et Phoebé de Tourreil de Valpinçon, ces gentils aubépins blonds. Afin que demeurassent et continuassent à exister deux monstres de treize ans … La philosophie du double transfuseur se résumait à cet aphorisme épouvantable que n’eussent dédaigné ni Oscar Wilde, ni Des Esseintes : je tue Une pour que Deux soient sauvées. Cynisme de Décadent ou déshumanisation ? C’était la fin du Siècle des Lumières, une fin porteuse d’avenir…
« Comme vous pouvez le voirrr, Mademoiselle la comtesse, mon double transfuseurrr applique les dernièrres découverrtes en matièrre d’ingénierie électrrrique… »
Cléore n’écouta pas les propos abstrus du savant fou. Elle avait saisi le prix humain à payer. Jusqu’à présent, seule Délia avait assassiné, à sa demande… Le reste n’avait été jusque là que dévoiement des mœurs féminines, satisfaction des caprices anandryns. Avec Nikola Tesla aux commandes, Moesta et Errabunda entrait de plain pied dans une nouvelle dimension. Le Meurtre industriel venait de s’extirper de la gésine, encore coiffé d’un placenta sanguinolent et fragrant de liquide amniotique aux miasmes d’infamie. Il faudrait lors s’enquérir de fosses pour les corps vidés de toutes ces malheureuses Allemandes… Moesta et Errabunda se muerait en cimetière spécial, le premier d’une série inédite, qui prendrait son essor, Cléore le pressentait, au cours du prochain siècle. Et les régisseurs, Michel et Julien, inscriraient tout cela sur leurs livres de comptes. L’amour des jumelles étant le plus fort, dès les jours suivants, le processus menant au premier enlèvement fut lancé. Les rabatteurs de la vicomtesse partirent en chasse dans les campagnes de Prusse ou de Saxe.
La première victime venait de loin : il avait fallu la dénicher jusqu’en Prusse orientale. Elle s’appelait Gretchen Grüber. Elle avait dix-sept ans. Le cosmopolitisme culturel et anthropologique tentait fort Daphné et Phoebé ; aussi ne s’offusquèrent-elles point qu’un sang étranger, aryen, leur fût offert. Elles se complurent dans la chosification de cette offrande inespérée, de ce jouet humain, de cet objet hébété et passif, sans doute drogué afin qu’il se laissât faire. Elles s’en amusèrent en chattes qu’elles étaient.
Daphné et Phoebé se targuaient de quelques connaissances élémentaires dans la langue de Goethe, quoiqu’elles sussent mieux l’anglais, grâce au voisinage de miss Délie. Cela se résumait chez elles à un vocabulaire restreint, disparate, à quelques phrases et citations toutes faites que le lecteur germaniste indulgent acceptera qu’on les lui énonce et énumère : mehr Licht (plus de lumière), Ich bin ein Berliner (je suis berlinois), Ich liebe dich (je t’aime), nicht (ne pas), komm zurück (reviens), Angst (peur), Trauer (tristesse), Achtung (attention), meine Liebe (mon amour), Frölich (joyeux) Was ist das ? (qu’est-ce que c’est ?), Ach so (idiotisme germanique intraduisible)… Elles avaient aussi appris à dire Schön, doch, Bruder, Bauer, Arbeit, Streike, Führer (mot anhistorique, sans intérêt ni valeur contemporaine, dont elles n’avaient conséquemment aucune utilité d’usage), Freunde, Jude, Sohn, Affe, Hund, Schwein, Bratsche, Warum, Hilfe, Donnerwetter, Heimat et Vaterland. Certains termes fleuraient le nationalisme allemand, mais elles s’en gaussaient bien.
Le niveau d’allemand de Phoebé, comme celui de Daphné, était donc affligeant, et leur capacité à communiquer avec Gretchen et à comprendre son baragouin à peu près nulle, comme si elles eussent nûment étudié cette langue dans un guide Baedeker imprimé à Berlin, nuitamment, en cachette, à la sauvette, en dilettantes, à la lueur d’une mauvaise bougie, entre deux ébats sororaux scabreux... Elles disaient Frau pour Fräulein, Mann Herr pour mein Herr, bibite (pluriel italien du mot boisson) pour bitte, étaient incapables de compter au-delà de fünf (cinq), mélangeaient les quatre cas de déclinaisons que ce langage avait conservés et confondaient allègrement dans leur petite bouche vicieuse les das, die et der.
Elles ne surent comment elles parvinrent à persuader leur victime de se mettre torse nu, de dévoiler à leur concupiscence ses appas épanouis.
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Ce fut pour elles un ravissement semblable à la contemplation lubrique de ce tableau de Monsieur Renoir représentant une impudique jeune fille blonde et grasse, les seins plantureux exposés au soleil. Ayant grand’faim, elles se précipitèrent sur cette manne rose qu’elles tétèrent et mordillèrent cruellement. Les bouches goulues et insatiables de nos Romulus et Remus femelles, accrochées comme des ventouses aux extrémités mamelues hypertrophiées de la Teutonne, de cette louve humaine de Vulca de Véies, s’empiffrèrent et s’abreuvèrent d’une hémoglobine lactée à l’arrière-goût de sucrin concentré tandis que l’entrefesson de leurs pantalons de lingerie s’humectait de plaisir. Notre Vénus paysanne du Reich n’était plus vêtue que de son seul jupon écru et, en bonnes connaisseuses des mœurs vestimentaires de la campagne profonde, Daphné et Phoebé savaient pertinemment que les bouseuses étaient rétives aux bloomers, pantaloons et autres pantalettes. Excitées par cette blonde enfant épanouie aux chairs tentantes et fraîches, nos jumelles la voulurent tota, essayant d’abaisser par la force ce linge ultime et admirable de candeur prude et de rusticité, voulant ardemment que se dévoilassent la touffe d’or, la conque de supposée vierge et les protubérances fessues de la croupe de cette callipyge beauté. Encore embrumée et ahurie par l’éther et le chloroforme de l’enlèvement, Gretchen Grüber ne pouvait que répéter : « Was ist das ? Was ist das ? Warum ? »
L’intervention d’une des deux nurses, Béroult, préposée à l’installation des trois protagonistes au transfuseur, sauva temporairement la jeune Germaine de la curée des deux empuses. Elle exigea que Daphné et Phoebé ménageassent la patiente, ce qu’elles firent en maugréant, abandonnant comme à regret leurs prétentions et leur propension à se repaître de ce corps tout en courbes harmonieuses ingresques fortement sexuées. Il eût été préférable qu’elles s’enfermassent dans un goguenot et y lussent (peu importait l’ouvrage) jusqu’à ce que fût venue l’heure de se torcher. Las, il s’agissait bien de transfuser le sang de Gretchen au bénéfice des deux petites gaupes. Aussi vint l’instant où il fallut bien brancher le trio à l’appareil monstrueux et vampirique.
L’infirmière fit allonger chacune sur sa couchette respective, Gretchen au milieu, Daphné à sa gauche et Phoebé à sa droite. Son intellect assommé, la paysanne prussienne continua de demeurer passive ; elle laissa l’anandryne nurse lui brancher aiguilles et tubes, sans même qu’elle geignît.
« A la carotide directement, Cléore l’exige ! ordonnèrent impériales, les deux lamies. Ainsi, la pourpre de vie de cette gourde parviendra mieux en nos artères ! »
Bientôt, Gretchen ressembla à une créature de Victor Frankenstein galvanique et mesmérienne, reliée par plusieurs connexions du cou à l’appareil inhumain de l’ingénieur serbe et aux bras des empuses. Elle paraissait à la fois pédonculée et caronculée d’appendices flexibles démoniaques, Eve future vouée à un supplice inquisitorial inédit, sorcière-martyre moderne sur laquelle se fussent exercés Torquemada ou Dèce s’ils avaient disposés des moyens techniques adéquats. Il ne resta plus à la tribade médicale qu’à enclencher le générateur électromagnétique, cette dynamo de Zénobe Gramme mâtinée de James Clerk Maxwell avec la monstrueuse pompe à fluide vital y-afférente. Afin que Fräulein Grüber ne se rendît point compte que nos juvéniles épigones de la comtesse Bathory allaient ainsi la tuer, la métamorphoser en enveloppe de chair vide et sèche, l’infirmière l’anesthésia en appliquant sur ses lèvres pulpeuses un masque imbibé d’une solution d’éther et de chloroforme qui acheva de l’abrutir. La démoniaque machine débuta sa tâche en un ronronnement de félin des champs Phlégréens. L’opération se prolongea de bien longues minutes, transfusion ou plutôt transmigration d’une vie par tuyaux interposés, par le liquide nutritif écarlate, au sein du réseau sanguin infernal des pécheresses gémellaires. Plus revinrent les couleurs de Phoebé et Daphné, davantage s’étiola la grasse fleur de Gretchen Grüber, toujours plus blanchâtre et cireuse au fur et à mesure que son fluide transmigrait et transsudait hors d’elle, de son organisme condamné. Enfin, pourrions-nous prosaïquement écrire, le roman gothique s’acheva. Les Vampyres étaient revivifiées, ravivées, tandis que le convolvulus prussien, l’anadyomène et callipyge Vénus des tourbières sises près de Königsberg, venait de se faner pour l’éternité.
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La nurse Béroult les délia toutes, ôtant les attaches avec une lenteur exaspérante, comme pour faire durer l’extase dans laquelle étaient plongées les deux goules. Puis, elle examina la dépouille de la Germaine, afin de vérifier son trépas accompli.
« Qu’allons-nous faire de ce cadavre ? questionna Phoebé en émettant des clappements gourmands obscènes. Nous n’allons point le laisser pourrir là ! Il va tout infester ! »
L’infirmière dut bien répondre à la cruelle enfant :
« Nous l’enterrerons à la sauvette, près de la tombe de Sophonisbe.
- Pourquoi ne pas jeter cette dépouille en pâture aux chiens ? Ou alors la brûler ? Cela ne serait-il pas plus expéditif ?
- Non, miss Phoebé. Cette jeune fille s’est sacrifiée pour vous deux. Elle a fait don de sa vie à la science moderne afin que vous continuiez à exister. Elle a donc droit à un minimum de respect.
- Puisque vous l’entendez ainsi. »
Dans l’état de dessiccation où l’opération salvatrice avait laissé le cadavre, il eût peut-être mieux valu qu’il fût mis en caisse et expédié au musée d’ethnographie du Trocadéro, où l’on eût fait accroire à l’authenticité de cette momie précolombienne. Nos jumelles étaient des carnassières nées. Il eût suffi d’un ordre, d’une injonction de leur bien-aimée Cléore pour qu’elles se livrassent sur la dépouille lors racornie à un rituel anthropophagique de dévoration sanitaire, en charognardes accomplies, et qu’elles se régalassent en une orgie caravagesque des fressures et abats dévitalisés et séchés, du pemmican humain de ce qui fut Gretchen Grüber. En lieu et place, à titre de compensation, elles s’avitaillèrent avec gourmandise d’une pâtisserie croustillante à souhait, que l’on nommait oreilles de Prussien, sorte d’exutoire, de douceur manducatoire de revanche, baptisée en souvenir de la funeste guerre de 1870. Avec un tel mets, il n’y avait aucun risque qu’elles tombassent d’inanition. Afin que, la fois suivante, elles conservassent un reliquat de sang pour d’autres usages, leur deuxième victime, Hanna Kleist, seize ans, venue de Souabe, n’eut pas à subir un transvasement intégral directement dans les veines de nos mignonnes lamies hédonistes. Environ vingt jours après la première transfusion, Daphné et Phoebé purent lors utiliser cette hémoglobine restante pour les ablutions que l’on sait. Leurs yeux vicieux plus brillants que s’ils eussent été en niobium, elles se délectèrent d’un long bain dans cette vomissure pourprée[4]. Cléore s’était définitivement fourvoyée.
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[1] Aurore-Marie de Saint-Aubain fait allusion à sa rencontre non officielle en 1888 à Venise avec celui qu’elle nomme Daniel, sans autre détail sur son identité, dans son poème Le voyage magique. Ce mystérieux personnage, dont aucune trace historique ne subsiste à cette époque, lui aurait démontré l’inanité de ses desseins boulangistes et le caractère vain et infondé théologiquement de la secte qu’elle dirigeait, les Tétra-épiphanes.
[2] Aurore-Marie de Saint-Aubain, dans ce passage descriptif d’un baroquisme exagéré et exubérant, rend hommage à celui qu’elle déteste, Emile Zola, dont elle a en tête les descriptions foisonnantes parsemant des romans comme « La Curée », « Le Ventre de Paris » ou « La Faute de l’abbé Mouret ».
[3] Aurore-Marie de Saint-Aubain reprend sur le mode de la prose son délire symboliste du Tropaire végétal, poème hermétique composé en 1885.
[4] Cette scène, qu’on qualifierait actuellement de gore ou de trash, vous a été contée avec force détails baroques au précédent chapitre.

samedi 17 mars 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 18 2e partie.

Avertissement : ce roman décadent et sulfureux paru en 1890, de par son caractère érotique, est réservé à un public averti de plus de seize ans.
Ce matin-là, Cléore venait d’achever de revêtir sa panoplie de trottin. Elle ignorait lors que son dernier jour de quiétude venait de se lever. Elle avait délaissé le cours, s’en remettant à Sarah et aux jumelles, décidée, elle ne savait trop par quelle impulsion mystérieuse, à rejoindre le magasin de nouveautés et de mode de Madame Grémond plus tôt que de coutume.
Cela était plus fort qu’elle : malgré sa sage allure générale de fillette comme-il-faut, un je-ne-sais-quoi dans les menus détails l’assimilait davantage à une de ces Coppélia de lupanar
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jouant les poupées automates fardées de perversion qu’à une authentique enfant sage. Etait-ce à cause de la poudre de ses joues blêmies par le progrès inexorable de son mal de poitrine ? Ne serait-ce pas plutôt ce parfum nouveau de Monsieur Guerlain, ce Jicky qui venait de sortir, et dont elle venait de s’embaumer comme une cocotte d’Alfred Stevens ? Elle venait encore d’humecter de ses hémoptysies rubescentes deux de ses mouchoirs de dentelle de Malines. Son regard vairon paraissait souventefois enfiévré de suette. La contamination tuberculeuse ne la quittait mais et progressait en elle, imparable. De plus, elle sentait se développer en ses entrailles un chancre vénérien fâcheux qui tourmentait son fondement tandis que ses muqueuses buccales s’ulcéraient de plaques blanchâtres et que de vilains boutons suppuraient çà et là sur son dos. Ce matin-là, elle en avait découvert un tout nouveau, à la belle suppuration jaunette, juste au mitan de l’aréole gauche. Un semis de prurigo, avec des papules invasives, la grattait désormais aux fesses et au bas ventre. Son mal sournois atteignait déjà le stade des roséoles. Elle n’osait plus se montrer toute nue aux mies-enfants avec lesquelles elle choisissait de partager sa couche d’un soir. Enfin, elle constatait depuis deux mois une irrégularité menstruelle de mauvais présage. Elle savait que si elle ne se soignait nullement, elle finirait par pourrir comme Nana. Elle partirait peut-être en vomito negro, ou en jus de dissolution viscérale.
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Poupée rousse marquée par la vérole et la tuberculose, en avait-elle encor pour cinq ans, pour deux ? Qui donc lui succéderait ? Qui reprendrait les rênes de l’entreprise ? Elémir ? La vicomtesse ? V. lui-même ? Elle s’ébroua comme une mauvaise chienne mouillée, croyant évacuer par ce geste animal ses ennuis de santé et ses pensées morbides. Pour se consoler, elle rangea quelques volumes de sa bibliothèque : une compilation du De re metallica et une édition princeps de 1678 du roman La comtesse Isembourg de la grande féministe du XVIIe siècle, sorte de comploteuse anandryne par anticipation, Antoinette de Salvan de Saliès,
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qui avait fustigé le mariage forcé des jeunes filles avec des barbons et avait instauré une société secrète, prodrome de celle de la vicomtesse de. , l’Académie de la Bonne Foi.
Cléore prolongeait son plaisir, comme si elle eût goûté à sa dernière journée d’existence terrestre. Plus rien ne semblait la presser. Elle prenait plus que son temps. Elle examina les nouvelles cactées ornementales installées trois jours plus tôt, ces oponces et nopals prompts à s’épanouir fût-ce dans l’atmosphère confinée de ce lieu de lecture, où, pour rappel, créchaient aussi des vivariums et aquariums. Elle se gargarisa d’un verre de rossolis, cette eau italienne de rose et de fleur d’oranger qui la sonna comme un vieux ratafia rance. Elle manipula de ses doigts d’Arachné quelques babioles cupriques et petits objets de marcassite. Elle prit d’une corbeille tressée une mirabelle couverte de pruine qu’elle croqua allègrement. Ses narines de poupée humèrent un bouquet de dahlias puis respirèrent l’effluence d’une chélidoine réputée guérir les abcès verruqueux de son épiderme. Elle contempla un ludion flottant dans son récipient d’homoncule, curieusement vêtu d’une combinaison de cuir et masqué à la semblance du scaphandrier du chevalier de Beauve.
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Elle ne voulait jamais finir, quitter ce chez-soi enivrant. Sentant que tout allait peut-être s’achever les jours prochains, consciente des menaces de la Mort, Cléore songea :
« Rien n’est encore accompli. Dussé-je en mourir, il me faut poursuivre mon entreprise jusqu’au bout. Monsieur de Tourreil de Valpinçon a été chargé d’une mission de nouvel enlèvement. Une quarante-troisième petite fille doit enrichir notre offre. Je la rebaptiserai Phidylé. »
Enfin, blasée, Cléore-Anne partit en trottinant sans hâte jusqu’à la voiture, perchée sur des bottines noires.
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« Ah, ça me dit quelque chose, ça me dit quelque chose. Laissez-moi encore examiner votre croquis. Oui, vraiment… y manque un peu les couleurs, mais la forme du visage, les anglaises…Oui, monsieur le commissaire… Pour sûr, c’est le petit trottin, la mignonne petite Anne. Elle passe prendre le pain chaque jour… »
Luc Beausant, boulanger, avait formellement identifié Anne Médéric à partir du dessin basé sur les descriptions des Surleau.
« Un trottin, c’est une jeune fille qui travaille pour une boutique de mode, et qui fait les emplettes ou livre de la marchandise chez le chaland qui peine à se déplacer et qui a passé commande. Y a-t-il un tel commerce ici ?
- C’est chez Madame Grémond. On connaît la gamine depuis plus d’un an. Elle sert là-bas. C’est curieux, d’ailleurs. Elle bouge pas, grandit pas, alors que les fillettes de son âge, elles approchent en principe de la nubilité. Or, je puis vous dire, messieurs de la police et messieurs les gendarmes, que cette petite mignonne, elle a pas changé d’un iota depuis l’an passé. Sauf qu’à présent, elle toussote et que son œil brille. Je pense – excusez cette familiarité – qu’elle a dû choper un mal de poitrine. A force de gambader par tous les temps avec ses paniers, été comme hiver… je vous note l’adresse.
- Merci de vos renseignements, monsieur.
- Pas de quoi, sergent-major. Si vous v’lez prendre une petite absinthe chez Firmin le cabaretier.
- Désolé, pas pendant le service », répondit le gendarme Perrot.
Tandis que les deux policiers et Allard prenaient le bout de papier sur lequel figurait l’adresse de Madame Grémond, le sergent-major donna des ordres à sa troupe. Elle s’ébranla, montée sur ses chevaux superbes, au pas, la main posée à la garde du sabre. La voiture des policiers, discrète et banale comme un hansom cab de Londres, suivit cet impressionnant arroi.
Victoire Grémond, la première, constata la venue des gendarmes à cheval. Elle en avisa Octavie, occupée à encaisser l’achat de dentelles d’une cliente tandis qu’Anne Médéric, qui venait d’arriver, attendait qu’on lui remît la liste des courses. Cléore-Anne eut juste le temps d’embrasser Victoire, que cette dernière s’agita grandement :
« Il y a à la porte un gendarme avec ses hommes à cheval et un trio de civils tout en noir. Ils demandent à entrer. On dirait qu’ils veulent parler à maman. J’ai peur… »
Avant que Madame Grémond fût plongée dans la fange phonurgique de l’interrogatoire gendarmesque et policier, Octavie recommanda la prudence à sa sœur.
« Peut-être s’agit-il d’une enquête à propos du vol de la caisse de Monsieur Clerc, le crémier ? Sois prudente et contente-toi de propos banaux et prudhommesque afin de n’éveiller aucun soupçon à notre égard.
- Et s’ils se doutaient de quelque chose à propos de notre trottin ? Mère nous a dit de nous méfier parce qu’Anne, tu le sais bien, n’est pas une vraie petite fille. Elle est adulte.
- On ne connaît d’elle qu’une vérité partielle. Maman n’a jamais voulu nous révéler tous les détails du pourquoi exact de la présence d’Anne ici. Elle dit que c’est une fille de la Haute qui a choisi une couverture pour ses activités spéciales. Elle m’a expliqué, tu le sais, qu’elle militait pour le féminisme et la restauration du Roi. Du moment qu’elle est serviable et nous sert bien… Les affaires n’ont jamais aussi bien marché, grâce à elle. On a plein de commandes de lingerie et autres. Tout ne nous regarde pas. Point. »
Victoire jugea bon de murmurer à l’oreille d’Octavie :
« Ne t’en fais pas. Ceci dit, cette Anne, c’est une petite toquée. Je la gronde parfois. Figure-toi qu’il lui arrive de se tripoter l’entrefesson en solitaire et qu’elle laisse des mouillures plein ses pantalettes ou pantaloons. C’est un sacré numéro…
- Que vas-tu chercher là ? Elle fait sa crise de nubilité. Elle n’a pas d’homme et puisqu’en fait, elle est adulte… Que la première qui n’a pas solitairement péché lui jette la première pierre ! »
Sauf miracle, recours à l’œuvre au noir ou prière propitiatoire théurgique, plus rien ne pouvait dès à présent sauver Cléore de l’inéluctable. Hégésippe Allard venait d’effectuer son entrée dans la boutique. Il suffit qu’elle montrât un soupçon de sa frimousse rousse pour qu’il la démasquât aussitôt. Le commissaire divisionnaire Brunon exhiba son ordre de mission policière et demanda à parler à Madame Grémond tout en sortant le dessin représentant Anne. Celle-ci eut la malsaine curiosité d’afficher son visage charmant et natté dans l’embrasure de la porte de l’arrière-boutique où elle s’était allée s’enquérir de sa liste d’emplettes et de ses livraisons. Aussitôt, ses yeux vairons s’élargirent de surprise et de frayeur tandis que le regard distrait d’Allard se portait sur le sien. Ce fut une étincelle, une explosion de fulmicoton ou de dynamite. Faisant fi de sa réserve protestante, l’aliéniste donna l’alarme :
« Messieurs, nous la tenons ! C’est elle ! La fillette, dans l’embrasure de l’arrière-boutique ! C’est la comtesse Cléore de Cresseville ! Elle est ici !
- Je n’ai aucun mandat d’arrêt sur moi ! lâcha Brunon.
- Elle m’a reconnu. Attention, elle s’éclipse ! »
Après avoir tiré la langue à celui qui la défiait, l’espiègle effrontée aux tresses rouges s’en fut galopiner sur ses pieds bottinés. Elle prit la poudre d’escampette par une porte d’arrière-cuisine du rez-de-chaussée, porte qui donnait sur un petit jardin potager où poussaient les potirons, courges et autres coloquintes. Elle avisa une échelle qu’elle emprunta, franchissant le muret avec une adresse enfantine qui la surprit. Les gendarmes, encombrés par leurs montures, eurent des difficultés à les manœuvrer malgré les ordres répétés de poursuite et les coups de sifflet de sergent de ville, instrument vrillant les oreilles dont l’inspecteur Moret s’était muni comme un policeman de Londres, du fait que Cléore-Anne prit exprès une ruelle étroite. Tous entendirent son rire cristallin qu’elle entrecoupa de vers d’une paillardise coruscante, d’authentiques vers fescennins traduits du latin, qui, sous la Rome antique, faisaient le pendant obscène des épithalames réservés aux mariages. Seuls Allard et Brunon demeurèrent aux trousses du trottin – qui jamais n’avait aussi bien mérité ce qualificatif. Ils prirent des lacis de sentines médiévales, guidés par la seule jactance impulsive de la petite garce qui courait comme un furet.
Anne Médéric usait de toutes les ressources de ses petites jambes mais aussi de sa connaissance du terrain, du pourrissoir médiéval de ces ruelles dédaléennes. Elle avait du talent, du brio… Ceux qui la poursuivaient n’étaient pas assimilables à une meute de loups dans les immensités désolées d’une steppe russe de roman d’aventures. Il n’y avait point de risque qu’elle tombât dans une fondrière où ces sombres bêtes au poil noir et à l’haleine soufrée croqueraient ses chairs tendres, se repaitraient d’elle, ne faisant qu’une bouchée de l’imprudente poupée. Pourtant, bien que ses tresses érubescentes la rapprochassent de la vaillante héroïne du Sieur Perrault, Cléore ne possédait plus la vaillance enfantine du petit chaperon roux. Du moins la supposait-elle et la supputait-elle à sa semblance chevelue…
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Le rythme de la course devint échevelé, effréné, hasardeux, haletant, et ni Allard, ni Brunon ne lâchaient prise, en ce rythme devenu si vif qu’un chronophotographe anglo-saxon muni d’un fusil spécial à clichés rapides n’eût pu en saisir tout le mouvement.
Las, Cléore n’avait plus ses douze ans apparents mais bien jà vingt-six et une phtisie en progrès lents à défaut de galopante, héritage de Quitterie la disciple adorée et quinteuse, phtisie alliée à l’infection vénérienne des tribades de l’année précédente. Quoique, du fait de sa sveltesse, elle distanciât encore aisément ses poursuivants pourtant rompus à la pratique quotidienne de la gymnastique suédoise, alors qu’elle-même n’était qu’oisiveté et nonchaloir, notre vrai-faux trottin finit par ressentir les effets de sa vie ignominieuse et de ses maladies. Les excès de la fornication saphique et du fétichisme de la juvénilité la rattrapèrent. Son allure fléchit et, ne parvenant plus à mener grand train, elle eut grand mal à l’emplacement du foie car ayant trop forcé. C’était ce qu’on appelait communément un point de côté. Lors la frappa la toux maladive, l’expectoration pourpre génératrice d’inappétence et des fins dernières… Toute rose et en sueur, Cléore haleta en multipliant les quintes. Allait-elle succomber et être capturée ? Certes, elle n’en était point encore au stade du tabès, mais valait-elle mieux en cet instant non ineffable ?
Désespérant d’une échappatoire, d’une issue, tandis que le péril policier approchait, la jeune femme dévoyée craignit que les dholes la dépeçassent. Tout en portant à ses lèvres un mouchoir qu’elle humecta de ses sérosités sanguinolentes et de ses crachats de poupée, elle aperçut enfin la solution salvatrice : le soupirail d’une cave demeuré entrouvert. Une fois de plus, la chance lui souriait, et sa maigreur et sa souplesse de fausse enfant vinrent à son secours : elle se glissa par cette ouverture comme une chatte, sans que le policier et l’aliéniste la vissent, parce que la ruelle jonchée de détritus dans laquelle elle avait débouché tournait et masquait ce qu’elle fit au regard de ses poursuivants qu’elle distanciait encore d’une huitaine de mètres. Elle s’écorcha certes quelque peu, déchira ses bas, mais enfin, elle fut sauve. Elle poussa un long soupir avant que toutes ces émotions la terrassassent et lui occasionnassent un accès de vapeur maladif. Elle se pâma pour un temps indéterminé.
Lorsque Cléore revint à elle en cette cave obscure à la fragrance de renfermé, elle constata l’horreur : sa bouche et son corsage de trottin s’étaient imprégnés d’une nouvelle perte sanglante et sa respiration sifflait. La médiocre étoffe de sa toilette, rendue baveuse par les expectorations tuberculeuses, avait pris une consistance mucilagineuse ; aussi était-elle difficile à éponger. Certes, elle avait échappé à la police, mais ce n’était là qu’un répit, qu’un sursis. La cave était fraîche, suintait d’une humidité malsaine et les ténèbres qui y régnaient n’aidaient pas son malheureux petit corps désormais souffreteux. La visibilité de notre fugitive était si faible qu’elle crut être atteinte d’un scotome. Quelques heures avaient dû s’écouler depuis son évanouissement ; la quantité de sang épanché de ses poumons malades en témoignait. Cotonneuse, Cléore se leva en tâtonnant, à la recherche du soupirail, afin de s’extirper de ce lieu confiné. De crainte qu’en définitive, la force lui manquât, elle parut hésiter quand ses mains rencontrèrent l’ouverture d’où émanait un souffle moins fétide que celui du supposé cellier où elle s’était réfugiée, puisque ses doigts avaient identifié la forme de culs de bouteilles de champagne empoussiérées. La main gauche de la comtesse de Cresseville rencontra une vieille bougie éteinte aux coulures de suif durcies. Elle se récrimina de ne point avoir emporté d’allumettes, mais, dans sa situation, même la possession d’un rat de cave ne l’eût pas plus aidée. C’eût été messeoir que de fumer telle feue Poils de Carotte. Point laudative pour deux sous sur sa virtus recouvrée à cause de cette mascarade de trottin, désormais démasquée, Cléore lors se résolut à franchir le soupirail, quel qu’aigu qu’eût été le péril extérieur. De plus, l’estomac de notre petite fripouille au corsage parsemé de macules sanglantes, comme mal teint de fuchsine, commençait à s’imprégner des stigmates de la vacuité. Les mésaventures d’Anne Médéric l’avaient privée de dîner ; aussi avait-elle besoin d’un solide frichti. Elle se gobergerait de lapereaux à la croque au sel, d’une outarde farcie aux cèpes, d’un chapon gras, d’un veau gras, d’une omelette, d’une grosse potée aux choux d’Auvergne, d’une sole meunière, de n’importe quoi jusqu’à l’indigestion. Elle ingérerait tout cela avec une délectation de sybarite optimates. Ce serait éminemment succulent.
Cléore de Cresseville put donc se hisser hors du soupirail pour constater que, dans la ruelle misérable et déserte, les rayons d’un soleil s’approchant du couchant marquaient les murs jaspés de leur lèpre de taudis médiévaux. Les heures vespérales, déjà ! Cela expliquait les rugissements stomacaux de Cléore. Notre malheureuse comtesse-enfant était demeurée évanouie presque tout l’après-midi de cette journée néfaste, et ses poumons étaient grandement meurtris. Elle réalisa qu’elle avait risqué mourir dans ce trou humide où seuls manquaient les rats, sans doute tapis dans l’attente de l’aubaine qu’eût représenté son cadavre de poupée poitrinaire. Ce sang…tout ce sang… Cela lui rappela le fameux bain des jumelles, en mars dernier, peu après le début des séances de transfusion double rendues possibles par l’appareil de Tesla, bain d’hémoglobine de jeune vierge teutonne aux grasses chairs de blonde épanouie, ablution qui l’avait révulsée et plongée dans l’horreur.
Daphné et Phoebé, duo abject barbotant dans le même tub jusqu’à la ceinture, en connaisseuses appliquées de l’histoire de la peinture française, avaient reproduit innocemment et candidement devant Cléore la pose turpide et osée, débordante de sous-entendus, du double portrait de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur, la duchesse de Villars. C’était une œuvre anonyme, que nul grand musée ne possédait[1], mais dont des reproductions circulaient sous la forme de chromolithographies d’après tel ou tel artiste, parmi les amatrices saphiques.
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Le geste fort sensuel de Daphné alias la duchesse de Villars qui pinçait le téton droit rosé de Phoebé alias Gabrielle d’Estrées, en principe symbole de la grossesse de la favorite d’Henri le quatrième, prenait ici la signification incestueuse que l’on sait. C’était fort équivoque et explicite, une expression de l’amour tendre unissant les deux inséparables Dioscures ne faisant qu’une en deux. L’odeur de ce bain de sang n’était d’ailleurs que pure infection. L’effluve fade exhalé par le tub prenait à la gorge. Cette baignoire ou baquet métallique était assaisonnée aux baies de genièvre, aux clous de girofle, à la cannelle, au cinnamome et à la cardamome, aux fragrances violemment exotiques, et, de temps à autre, nos jumelles gourmandes et nues s’abreuvaient de louchées de cette nourrissante eau de bain pourprée jà souillée de leur crasse. Leurs rots de réplétion et leurs jeux de langues érotiques mutuels autour de leur bouche rougie ajoutaient aux nausées de Mademoiselle de Cresseville. Elles nageaient, macéraient et batifolaient en clapotant plusieurs heures durant dans ce suc vinicole écarlate qui se pelliculait jà d’un oïdium de putrescence. Cette pruine de sanguinolence et de cinabre adhérait peu à peu à leur épiderme, en un processus biologique de pourrissement graduel des fluides vitaux. A la longue, cela formait une membrane visqueuse, une squame de peau morte cramoisie, une crème de lait de vie rouge tournée, qui coagulait de place en place, sur l’abdomen, les fesses, les omoplates et la gorge de nos jeunes putains vampires. Daphné et Phoebé en prélevaient de larges lambeaux à l’aide de leur accoutumé strigile, desquamant avec délice cette mucosité ou peau de sang pourrissante. Elles suçotaient leur instrument de toilette romaine dont elles gobaient les excoriations de croûte purpurine. Une partie de ce coagulum allait jusqu’à constituer un amas, un agglomérat d’une couleur écarlate foncé virant au noir, qui collait à leur anus et y pendait comme un sexe de guenon à vif ou quelque indécent excrément. Parfois, elles stagnaient si longtemps dans ce bain spécial que sur tout leur épiderme, de dos comme de face, jusqu’au visage même, désormais métamorphosé en masque mortuaire d’hémoglobine séchée à la nuance brique, finissait par apparaître un nouveau conglomérat, un semis nummulaire de naevi violacés à la semblance de plaques dermiques d’animaux préhistoriques, de lézards terribles du grand savant Richard Owen que l’on disait ankylosés. Au terme de cette trop longue ablution, le coagulum ou coacervat sanguin devenait si écailleux qu’on eût pensé Daphné et Phoebé souffrant d’une ichtyose de rouget, tel le célèbre Nicolas le Poisson qui vécut reclus au XIIe siècle dans un tonneau d’eau de mer saumâtre. C’était un conjungo du vampirisme et de la putréfaction. « Elles sont aussi monstrueuses que la comtesse Bathory de sinistre mémoire ! » songea Cléore.
Revenue au présent, notre trottin pressentit un malheur, non pas pour elle, mais pour les deux petites catins, et plus généralement, pour l’ensemble de Moesta et Errabunda. Daphné et Phoebé couraient présentement un grand danger…sans qu’elle eût pu déterminer lequel. La comtesse parvint à se traîner, dans son triste état, chez Madame Grémond. Elle dut raser les murs, et fut témoin d’un attroupement de commères qui cancanaient et clabaudaient ferme et sans retenue : les gendarmes avaient procédé à l’arrestation de la boutiquière et de ses deux filles pour complicité et le magasin était clos. Les forces de l’ordre y avaient posé les scellés. Toute la presse locale allait s’emparer de l’affaire. Cléore fut persuadée que Madame Grémond ne cèlerait rien à la Rousse. Dans la détresse dans laquelle elle se trouvait, errante, meurtrie, en corsage souillé du sang de la tuberculose, elle pleura…
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Voyant que Cléore ne revenait pas à Moesta et Errabunda, alors que d’autres événements dramatiques se préparaient, Sarah ordonna à Jules et à Michel d’atteler une voiture pour Château-Thierry afin de savoir ce qu’il en était. Les deux comparses, lorsqu’ils parvinrent à destination, rebroussèrent chemin à la vue de la boutique scellée et gardée par deux gendarmes de faction au bicorne agressif, occupés à empêcher les cancanières d’approcher de ce lieu d’opprobre. Alors que les langues des commères allaient bon train, ils aperçurent Cléore, pitoyable, salie de sang, tournant au coin d’une rue. La comtesse de Cresseville, reconnaissant le véhicule, le héla de toute la force de sa petite gorge, les joues encore humides de ses larmes de désespoir.
Une fois chaudement installée, enveloppée dans un vieux plaid, elle conta à ses complices son effroyable mésaventure avant de sombrer dans une hébétude consécutive au choc de cette journée. L’esprit de la comtesse de Cresseville s’égara et vagabonda lors dans des rêveries glauques. Cahotée dans cette mauvaise voiture, à demi sommeilleuse, Cléore songea au suicide : un poison, une solution arsenicale, une bonne digitaline ou une dose d’acqua toffana mettraient fin prestement à ses tourments. Puis, elle se raisonna entre deux sanglots : on ne trouverait aucune charge à l’encontre de Madame Grémond, tenta-t-elle de se rassurer, Madame Grémond qui mais n’avait participé à la mise en place de la Maison… Cependant, l’étau policier ne pouvait qu’aller se resserrant autour de l’Institution : il suffirait que les pandores épluchassent les livres de comptes de la commerçante pour qu’ils missent le nez dans les commandes passées avec Moesta et Errabunda, et ces pignoufs, ainsi que Monsieur Gustave Flaubert les eût qualifiés, ne s’en priveraient pas, en quête qu’ils seraient du moindre indice compromettant …

Cléore se mettait martel en tête ; elle érigeait force châteaux en Espagne, mais des châteaux de Sigognac
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branlants, ruinés, aux girouettes grinçantes, vermoulus, pulvérulents, conçus en des matériaux de construction d’une porosité rare, mouchetés de pruine et de lichen, bâtis dans une pierre tendre comme du talc qui s’effriterait continuellement. A chaque instant, les bâtisseurs remettraient leur ouvrage mais l’effondrement de l’édifice, de cette maison Usher, se poursuivrait jusqu’à son accomplissement terminal… La comtesse de Cresseville échafauda en ses méninges mille constructions machiavéliques, en Niccolo Machiavel féminin dont la gracilité juvénile trompait les plus naïfs. S’en tirer…réchapper à la loi, mais comment ? Voilà qu’une hémoptysie la reprenait aux approches du château, même un écoulement nasal. Cléore comprit qu’un de ses poumons était fortement lésé, engagé comme celui de la pauvre Pauline, l’amie de Cadichon, et qu’il fallait qu’elle prît congé quelques temps en la Riviera afin de se soigner… mais les événements qui se préparaient lors lui en laisseraient-ils le temps ? Toutes ces considérations s’évaporèrent telle une mauvaise brume grisée lorsqu’elle descendit de la voiture, frissonnante, étanchant encore son sang, qui lors continuait de perler par son nez. Moesta et Errabunda bruissait de mille agitations et cris. Des quolibets fusaient de toute part…et Délia en était l’objet retors et turpide.
« La salope est réglée ! La salope est réglée ! », telles furent les paroles insanes qui saisirent avec une effrayeur nostradamique les oreilles sifflantes de morbidesse de la comtesse de Cresseville, dont la vêture ensanglantée de trottin épouvanta les petites filles accourues à sa venue. Presque toutes avaient les lèvres rouges, comme imprimées d’une macule sanglante dont l’odieuse origine transparut au regard exorbité de Mademoiselle.
Ce fut une Quitterie triomphante qui s’en vint lui clamer la nouvelle. A sa vue, à son expression guillerette, l’inquiétude de Cléore franchit un échelon supplémentaire ; sans qu’elle se contrôlât, elle saisit sans retenue la fillette par sa taille étrécie et la secoua en crachant presque à son visage ces paroles de supplique d’aliénée :
« Allons, parle ! Dis tout sans fioriture ! Sois franche avec moi ! Point de détours ! Ne fais pas de fla-fla !
- Adelia est perdue…jeta sans hésiter Quitterie à la figure effarée de Mademoiselle de Cresseville. Daphné, Phoebé, Jeanne-Ysoline, Aure et moi-même avons été les témoins irréfutables et privilégiés de sa déchéance finale. Mademoiselle O’Flanaghan est nubile. Elle n’a lors plus sa place en l’Institution ! Le saisissez-vous, Cléore ? Chassez-la, chassez-la donc, ma Cléore bien aimée ! Chassez cette gourgandine ! Qu’elle pourrisse en enfer et qu’elle n’en sorte plus ! »
Cela résonnait dans les lèvres pâles de la petite belette comme une supplique assourdissante, comme une sentence de mort qu’eût décrétée le Grand Juge. Cléore demeura incrédule. Son cœur battit la chamade à l’énoncé de ces mots douloureux. Envahie de suées d’anxiété qu’elle sentit dégoutter sur sa nuque veloutée, elle fut prise d’un accès de tétanie. Spasmodique, elle serra davantage contre elle la petite boiteuse qui, fière de ce qu’elle venait de rapporter, lissait d’un geste familier de coquette le nœud chamois ornant le blé terne de sa chevelure.
« M’amour ! cria Cléore. Jure-moi qu’il ne s’agit point là d’un potin ! »
Elle augmentait son étreinte à en tourmenter l’échine de la fragile enfant.
« Mâtiche ! C’est croix de bois croix de fer entre nous, Cléore ! »
Telles furent les interjections de la Botticellina miniature souffreteuse. Cléore, à ces termes, s’accoufla telle une poule couveuse. Elle s’enfiévra et un tissu de paroles incohérentes quoique précieuses fusa de sa bouche tremblante.
« Par l’ogdoade ! Ô corolles nymphéennes du lac Stymphale qu’on ne peut deux fois franchir, vu qu’il est irréméable ! Je renonce à tout ceci ! Je veux me retirer dans une tholos ruinée par le Livre, là-haut, au mont du Pinde ! »
Elle s’effondra lors. Quitterie appela Sarah qui dut se frayer un passage dans la mêlée virevoltante des fillettes excitées aux langues baveuses de haine, dont les verbiages odieux multipliaient les rosseries hargneuses. Indifférente au tumulte, la vieille juive dit :
« Mademoiselle, il faut vous aliter. Vous avez de la fièvre.
- Je... » fut le seul terme qu’elle trouva en réponse avant de se pâmer de son mal-être.
« Nous allons la porter en sa chambre et quêter un médecin. Il lui faut de la glace, beaucoup de glace, pour que sa fièvre retombe.
- Elle… son corsage est couvert de sang ! réalisa Quitterie. Mon Dieu ! Qu’a-t-elle ?
- C’est une hémoptysie. Notre maîtresse souffre de la poitrine.
- Est-ce qu’elle va mourir ? s’angoissa la belette. Je ne veux pas qu’elle meure ! Elle m’a tant fait de bien ! Elle m’a extirpée de la fange…je…je l’aime.
- En la soignant bien, elle durera encore quelques temps. »
De toute la force dont elles étaient capables, malgré leur handicap respectif, toutes deux parvinrent à soulever la masse devenue inerte et à la porter dans les escaliers menant à sa chambrée, cela dans l’indifférence des petites pensionnaires qui passaient leur temps à vouer aux gémonies, presque à la lyncher, la favorite à jamais déchue de son piédestal.
**************
Les nouvelles fonctions et obligations des jumelles impliquaient qu’elles ne lâchassent pas Délie d’une semelle. C’était une surveillance policière de tous les instants, y compris les plus intimes, et les petites pécores dévoyées ne s’y soustrayaient nullement. Cela les distrayait fort et elles en profitaient pour faire fulminer de rage celle qu’elles n’aimaient pas. Elles multipliaient les piques, les traits vipérins, les allusions les plus visqueuses, gaminant à tout crin, espérant que la catin d’Erin sortirait de ses gonds, s’emporterait et les frapperait. Elles la provoquaient avec constance, attendant l’emportement fatal. Elles souhaitaient qu’à la suite de cette incartade ou de cet esclandre, Cléore la bannirait. Une fois confortées en leur place de nouvelles favorites, elles achèveraient de parasiter toute la place et de la soumettre à leurs lois exclusives. Les règlements de l’Institution seraient jetés au feu, Sarah destituée, les pensionnaires remplacées uniquement par des jumelles à leur semblance, auxquelles elles enseigneraient toutes leurs perversions.
En ce fatal après-midi, tandis que la comtesse de Cresseville trouvait refuge dans l’affreuse cave que l’on sait, abri dont même un prêtre réfractaire n’eût point voulu, Daphné et Phoebé accompagnèrent Adelia jusqu’aux toilettes, parce que la jeune goule se plaignait d’un flux de ventre, bien qu’elle n’eût consommé aucune galimafrée, aucun rogaton épicé ou rompu. En général, la latrine était trop exiguë pour trois, et, à tour de rôle, chaque Dioscure y pénétrait, prenant, comme elles disaient, le quart. Elles exploitaient cet excrémentiel ou urinaire instant pour soupeser, évaluer, juger et noter les vertus et qualités comparatives – y compris gustatives, hélas ! - des déjections liquides et solides de la mignarde marie-salope et de leur couple illégitime et oiseux.
Selon l’adage connu et répandu par nos éminents anthropologues et physiologistes, les petites filles ont des vessies de souriceau a fortiori quand elles sont pré-pubères, tandis que les femmes adultes ont l’apanage des cervelles d’oiseau (linottes et bécasses en particulier) ; il y avait donc foule relative de gamines à la queue-leu-leu près des commodités à cause de l’effet de l’eau absorbée au dîner. Plus exactement, deux rubans chamois, Jeanne-Ysoline, appuyée sur sa canne, et Quitterie, plus une rubans verts, la jeune Aure, dont il n’a guère été jusque là question, une enfant aux yeux gris-verts et aux cheveux cendrés apprêtés en couettes, qui pérorait comme une petite poseuse et dont la langue acerbe et médisante pendait autant que celle d’une brunette Alice Liddell. Six fillettes pour un seul lieu d’aisance à cet étage, cela fait trop, et ni Quitterie, ni Aure, ni Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët, ne parvenait à décider laquelle des trois préalablement présente entrerait la première au coin plaisant afin que ses petits besoins fussent extirpés de sa mignonne anatomie intime. Prétextant leur primogéniture, Daphné et Phoebé écartèrent les impatientes qui se retenaient, en leur expliquant qu’elles escortaient Adelia comme de coutume. Le sort désigna Daphné comme accompagnatrice première en ce saint des saints de l’extravasement et de la miction. La paire mal assortie s’introduisit en la latrine alors que les trois autres fillettes émettaient des gloussements à l’adresse de Phoebé.
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« Prie ta sœurette qu’elle te laisse un peu du pipi de Délia à goûter ! lui jeta Aure.
- Ah, la bonne citronnade capiteuse ! surenchérit Quitterie.
- Non, c’est du pamplemousse, et c’est encore plus exotique ! Plus rigolo, aussi ! Et meilleur sous la langue ! » précisa et rectifia Jeanne-Ysoline.
C’était à celle qui sortait la plaisanterie la plus grosse et la plus sale.
« Le pipi des rousses et des auburn est réputé puer. Prenez garde, les amies.
- Tu as raison, Aure, et tu nous mets fort aise. C’est du thé au citron rance, que dis-je, de la pisse de chatte ! Au sens propre comme au figuré ! Hi ! Hi ! J’en rougis comme une Rigolette.
- En as-tu jà bu, Quitterie, pour être aussi catégorique ?
- Pour sûr, mâtin ! Jeanne-Ysoline, ne fais pas la naïve avec moi. Combien ici n’ont-elles pas dû déguster avec obligeance les humeurs malodorantes et écœurantes, les vomissures urinaires d’alcali citrin gouttant de l’entrefesson de lingerie pisseux de nos Dames clientes que celles-ci leur offrent en apéritif dans des coupes ouvragées art pour l’art ? »
Phoebé se murait dans le mutisme, plutôt que de chercher querelle. La rixe n’était pas son fort. Cependant, elle trouva qu’Adelia était plus longue que de coutume et, à son petit nez, il ne lui sembla pas que les produits émis par le corps de la péronnelle déchue fussent de même nature que ceux attendus communément ici. Cela s’épandit hors de l’huis de la latrine, sans que les narines des quatre petites filles identifiassent urine ou étrons de cloaque. C’était fade, prenant, invasif, d’une fadeur âcre que les jumelles connaissaient bien. C’était pourtant une effloraison nouvelle, non de putridité, mais de vitalité, de nouveauté, de nubilité, de surrection naturaliste et ubiquiste de la femme nouvelle s’extirpant en même temps de la chrysalide de la fille et de la gangue de l’innocence. Cela avait un je-ne-sais quoi de gras, de coulant, d’épais, d’exotique, de rubéfié, de luisant sans doute, comme une huile de palmier, d’éléis malais ou africain. C’était l’effluence du sang.
Comme en confirmation, les cris émerillonnés de Daphné retentirent derrière la porte tandis que toutes identifièrent les glapissements de détresse de Délie qui tôt dégénérèrent en exsufflations de douleur mais non point de colique. Glapissements de la f…tue Délie, devrais-je écrire, tel Monsieur Léon Bloy,
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qui ne se fût point privé d’une telle familiarité langagière. Et les exhalaisons affadies surgies du cabinet d’aisance redoublèrent d’une suffocatoire intensité…A cette odeur évocatrice, ce fut un déchaînement accru d’impudicité. Les langues se délièrent davantage ; les bouches impitoyables et cruelles s’agitèrent de plus belle en leur volonté de recracher et de restituer tout ce que ces petites filles trop longtemps brimées par la poupée-putain d’Erin avaient sur leur cœur. Le déluge de mots, de verbiages éhontés et de mauvais aloi, cette mousson d’horreurs ordurières, ces hyperboles de salauderies, finirent par ameuter d’autres pensionnaires, petites mouches nourries de pourriture qui fondirent sur le cadavre Adelia épreint et saisi par les miasmes d’une putréfaction symbolique. Ce fut la ruée, la curée, l’hourvari, l’hallali. Ce tumulte d’Amboise de la méchanceté enfantine ravala Adelia O’Flanaghan, l’ancienne garde-chiourme à la badine redoutée, au rang d’une vieille chienne des rues gangrenée et boursouflée de purulence et de sordidité. Sortant de la latrine, elle fut escortée et houspillée par tout un cortège de ménades excitées et hurlantes aux cris de : « Adelia est réglée ! Adelia est réglée ! Baah ! Baah ! Baah ! », clameurs turpides auxquelles quelques unes ajoutèrent : « La rousse pue le sang ! La rousse pue le sang ! »
Daphné rendit compte des événements à sa sœur sous les regards curieux et voyeurs des enfants médisantes.
« Je n’ai même pas tiré la chasse d’eau. Ainsi, toutes pourront admirer et humer le produit périodique de cette chère Délie ! » jacta-t-elle, l’œil brillant de malice. Elle mima la scène avec force gestes démonstratifs.
« Le flux des menstrues est tombé tout d’un coup, pouf ! Quel flop doux à mes oreilles ! Ce produit corporel a la consistance suiffeuse d’un vieil oing de porc, sans parler de son aspect sudorifique. J’ai mis la main dedans, tu peux me croire, puis, sans façon, j’ai attouché l’œil de Golconde de Délia. C’est là qu’elle a geint. Son joyau-sexe bouge depuis sa mésaventure avec Abigaïl. Ce qu’il était empoissé et sanglant, après ça ! Bigre ! Je m’en suis léché les doigts, oh, que c’était bon !, bien qu’un peu épais et manquant de sel… Alors, jalouse ?»
Adelia était cernée, entourée désormais par une trentaine de pensionnaires. Elle voulait filer doux, mais ne pouvait. Elle craignit partager le sort horrifique du gouverneur de Launay et de la princesse de Lamballe
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sous l’odieuse Révolution. Jeanne-Ysoline, dont les récriminations et la rancune se justifiaient plus que chez tout autre, le pommeau de sa canne d’estropiée pointé sur le menton de la penaude enfant perdue, l’apostropha :
« Tu n’es plus qu’une moins que rien… Nous allons te dégrader, te déshonorer, te dépouiller de tout ce que tu possèdes. Nous allons t’abandonner, nue comme un ver, dans quelque champ alentour en jachère. Tu n’auras même pas tes pantalons pourris de gourgandine sur toi et tu devras te débrouiller toute seule à mendier ta pitance, ta subsistance…en tenue d’Eve. Les gendarmes t’arrêteront pour ton impudicité de sauvageonne.
- Maintenant que tu es femme, tu ne sers plus de rien ici, pérora Quitterie. Alors, tu vas fiche le camp…
- Pitié, pitié vous toutes ! implora Délie… Que me reprochez-vous ?
- Tu le sais intimement, reprit, verveuse, l’enfant d’Armorique. Ce que tu m’as fait, je puis te le rendre à l’instant. Tu as fini de faire de la piaffe avec nous. Ta souffrance sera piaculaire, expiatoire, morale… médite-le à bon escient et rends-en compte au Bon Dieu que tu as oublié.
- Ah, misère ! Miséricorde ! Je vous en supplie ! Je ne suis pas coupable ! La faute en incombe à Cléore. C’est elle qui m’a transformée… J’étais gentille…avant. » pleurnicha la déchue.
Désarmée, Délia n’eut même pas le cran de proférer des menaces. Elle tentait d’être affligeante, sans résultat. Ses simagrées n’émurent personne. Elle n’inspirait plus que de la répulsion. C’aurait été un pur papotage de mijaurée destiné à l’épate que l’indifférence des gamines n’eût pas varié d’un fifrelin. Prise d’une soudaine inspiration, Daphné s’adressa alors à l’escadron bruissant d’enrubannées :
« Toutes avec moi aux latrines ! C’est ma tournée ! Partageons ces agapes sanguines, cette ribote que je vous offre ! Il y en aura pour toutes.
- Non, merci, Daphné. Moi, je ne mange pas de ce pain-là, répliqua Quitterie. Je préfère conserver mes jolies lèvres exsangues de chlorotique. »
Alors, ce fut pure folie de débauche, déchaînement sataniste de bamboche. Comme si c’eût été un canthare d’ambroisie, toutes, sauf Quitterie et la disgraciée, se précipitèrent tête la première dans l’immonde cuvette faïencée au fond orfrazé de croupissure liquide. Elles se battirent pour une gorgée, une lampée de cet ichor horrible et capiteux, de cette souillure menstruelle, chacune disputant sa part de pervertie, tirant les cheveux de sa voisine, se bousculant, s’agglutinant, crachant, vociférant, hurlant, piaillant, éructant, jactant, griffant, excoriant, écorçant, mordant, puisant à pleines mains, à pleine bouche, lapant, léchant l’immondice d’hémoglobine intime, parfois la vomissant dès absorption faite… C’était une scène orgiaque, dantesque, carnavalesque, grotesque, faunesque, dionysiaque, une pure pornographie d’ivresse des sens. Cela surpassait Sade, Sodome, Gomorrhe, toutes les bacchanales, tout ce que la pire des littératures distribuée sous le manteau eût pu imaginer. Cela rappelait des porcs se disputant leur nourriture en grognant dans une mare à purin faisant office de mangeoire ou d’auge commune anarchique, sujet d’une gravure allégorique du libéralisme économique sauvage. Toutes se gavèrent de cette manne épaisse et rouge, de ce suint ou sabayon de sang ranci et suri, de cette putréfaction intime dont les miasmes amers envahissaient l’étage comme s’il se fût agi d’une fosse septique à ciel ouvert. C’était savoureux de saleté, onctueux de verjus cramoisi, affolant, affriolant, que dis-je, de sensitivité et sensualité. Phoebé, l’empuse non encor servie et rassasiée, ne fut pas en reste ; elle se gobergea d’une pleine pinte de cette crasse vaginale humorale dégobillée comme une fausse couche du conin d’Adelia. Ce jeu d’adresse gustatif hideux et luxurieux se prolongea près de deux heures. En ce temps aboli par le vice, les volantées petites filles modèles furent ravalées au rang de truies, de pourceaux ou porcelets de la magicienne Circé. Rien ne pouvait apaiser leur irrésistible furor teutonicus ou furia francese, de celles qui prodiguaient le mal de Naples chez ces puellae impudicae quelque part cannibales, qui, par cet acte d’absorption du vil produit d’une chair honnie, gage de féminité, s’attribuaient une part de la force chthonienne ou vulcanienne, du fluide vital de miss O’Flanaghan, de son énergie vive. Cela évoquait quelques fressures humaines, une viande de boucherie anthropique, telle celle, vendue vers l’an Mil au marché de Tournus, que le moine chroniqueur Raoul Glaber crut bon d’insérer dans sa célèbre relation. Dévoration, manducation, enivrement, ingestion, infestation…Lucullus de pourriture.
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Lorsque toutes eurent fini, replètes de l’ordure écarlate, leur ventre arrondi par cette humeur innommable, les bouches exulcérées par une révulsion, par l’afflux gourmand sanguin propre à celles qui avaient pris goût à cette forme répugnante et monstrueuse de vampirisme, elles portèrent Daphné en triomphe, comme Clovis au pavois, leur corsage et leurs lèvres irrémédiablement maculés de cette souillure, en criant avec allégresse à tue-tête : « Miss Délie est réglée, Adelia est réglée ! »
Sarah, Julien… tous les adultes présents, valets compris, furent témoins de ce spectacle, de cette manifestation rebelle, de cette procession païenne digne des saturnales et de Cybèle, qu’aucun ne put endiguer. Le cortège parcourait les couloirs et les pièces, les salons, en exprimant avec spontanéité et impulsivité le sentiment de libération ressenti parmi toutes. Odile et la petite Marie-Ondine, étrangères à cette joie, ne se joignirent pas aux mutines. La voiture de Michel et de Jules, qui ramenait Cléore, arriva lors…
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Malade, la comtesse de Cresseville, devenue impuissante à contrôler les événements, dut garder le lit. Sarah fut obligée de consigner Adelia dans sa chambre, sous la garde de deux domestiques qui lui apportaient de quoi se sustenter, afin qu’elle fût protégée des autres petites filles. Cependant, c’était comme une prison pour elle et elle ruminait sa vengeance. Tandis qu’un médecin véreux, mandé en catastrophe par Madame la vicomtesse de. , parvenait en l’Institution afin de prodiguer les soins nécessaires à la santé désormais chancelante de Cléore, l’enquête de Château-Thierry suivait son cours tortueux et menaçant. On astreignit Mademoiselle de Cresseville à un double traitement contraignant : pastilles et pommades contre la vérole, vésicatoires, huile camphrée ou de foie de morue, sirop benzoïque, injections de gaïacol contre la phtisie.
Trois jours plus tard, les deux larbins chargés de la chambre-prison de Délie, trouvèrent celle-ci vide et la fenêtre ouverte, avec une corde constituée de draps pendant de l’ouverture : la jeune gaupe d’Erin venait de s’échapper.
Quelques heures plus tard, en fin de matinée, on vit ce spectacle ébaudissant au sein de Moesta et Errabunda : Phoebé, toute seule, courant, appelant partout au secours, robe au vent, quémandant de l’aide dans les trois pavillons. Daphné, l’aimée, était introuvable ; Daphné, la jumelle, avait disparu…
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[1] Ce tableau ne sera acquis par le musée du Louvre qu’en 1937.