Les fugitifs avaient dépassé Compiègne. Empruntant
la forêt de Laigue, ils se dirigeaient vers Pont-l’Evêque.
Ils firent halte en un relais de poste, du côté de Pimprez.
Ils venaient de rejoindre la rivière Oise. De là, par des chemins détournés, ils transiteraient par Saint-Quentin.
Puis, ils gagneraient Calais en évitant Arras et Lens. Ils pensaient ces villes peu sûres et fourmillant d’agents du gouvernement.
Ils firent halte en un relais de poste, du côté de Pimprez.
Ils venaient de rejoindre la rivière Oise. De là, par des chemins détournés, ils transiteraient par Saint-Quentin.
Puis, ils gagneraient Calais en évitant Arras et Lens. Ils pensaient ces villes peu sûres et fourmillant d’agents du gouvernement.
Il s’agissait dès lors de changer
l’attelage avant de passer une nuit réparatrice. L’hôte, le cicérone, leur
parut peu suspicieux. Taiseux de nature, l’homme ne posait aucune question,
quelle que fût la qualité des voyageurs, honnêtes gens ou bandits de grand
chemin, partisans de Napoléon ou opposants enragés. D’instinct, Maël de Kermor
se méfiait des personnes taciturnes ; leurs pensées et leurs opinions
demeuraient impénétrables puisqu’inexprimées et ce maître de poste pouvait
avoir épousé la cause du nouveau gouvernement sans que les voyageurs eussent la
possibilité de le jauger. Le quatuor s’était attablé, se restaurant de mets
dont l’exquisité ne laissait par bonheur point à désirer, l’omelette au lard
étant digne de Lucullus
et le vin honorable. Son Altesse royale devait faire contre mauvaise fortune bon cœur et accepter ces nourritures bourgeoises. Quant au cocher, tout autant aux aguets que ses maîtres, il soupait à part tout en surveillant les moindres haltes de charrois et d’équipages. Il eut tôt fait de constater la présence de deux chevaux à la mangeoire, chevaux arrivés peu avant la voiture de Madame Royale, dont les naseaux soufflaient. Ils n’étaient point dispos puisque fraîchement arrivés et les deux cavaliers inconnus ne se montraient pas en la grand-salle, soit qu’ils fussent montés en leurs chambres, soit qu’ils se dissimulassent. Peut-être allaient-ils se contenter de changer de montures et poursuivre leur route de nuit, après s’être sustentés d’une collation sommaire.
et le vin honorable. Son Altesse royale devait faire contre mauvaise fortune bon cœur et accepter ces nourritures bourgeoises. Quant au cocher, tout autant aux aguets que ses maîtres, il soupait à part tout en surveillant les moindres haltes de charrois et d’équipages. Il eut tôt fait de constater la présence de deux chevaux à la mangeoire, chevaux arrivés peu avant la voiture de Madame Royale, dont les naseaux soufflaient. Ils n’étaient point dispos puisque fraîchement arrivés et les deux cavaliers inconnus ne se montraient pas en la grand-salle, soit qu’ils fussent montés en leurs chambres, soit qu’ils se dissimulassent. Peut-être allaient-ils se contenter de changer de montures et poursuivre leur route de nuit, après s’être sustentés d’une collation sommaire.
Notre cocher, qui se prénommait Guillaume,
par réflexe professionnel, reprit son fusil et s’en vint informer Kermor et
Cadoudal de ses constatations. Entre-temps, la grand-salle s’était peuplée de
nouveaux arrivants, un négociant en textile voyageant seul jusqu’en Flandre
ainsi qu’un couple et leur garçonnet s’en revenant de Picardie. Aucun duo
suspect ne semblait vouloir faire honneur au souper. Le lieu était des plus
banals : âtre ardant aux gros stères brasillant derrière les chenets,
buches au-dessus desquelles cuisait quelque cochon embroché dégageant des
effluves et fumets gras dont la succulence supposée était propre à faire
saliver les gourmets les plus exigeants, charpente apparente aux poutres
solides et noircies, solives poudrées de suie, batteries cuivrées de cuisine
suspendues aux murs de crépi grossièrement chaulés, avec çà et là épinglés ou
accrochés des gravures anodines – certaines semblant tirées de l’antique
calendrier des bergers, d’autres de la bibliothèque bleue - et des tableaux
grossiers, huiles sur bois médiocres représentant sommairement des paysages
forestiers ou fluviaux, massacres de cerfs
et de chevreuils, trophées de chasse divers dont quelques hures de sangliers solitaires aux défenses impressionnantes…
Aucun signe ne trahissait à première vue la moindre allégeance politique à quelque régime et la mutité de l’hôte laissait inexprimé le moindre assentiment à Napoléon ou à Louis XVI.
et de chevreuils, trophées de chasse divers dont quelques hures de sangliers solitaires aux défenses impressionnantes…
Aucun signe ne trahissait à première vue la moindre allégeance politique à quelque régime et la mutité de l’hôte laissait inexprimé le moindre assentiment à Napoléon ou à Louis XVI.
Une gravure, cependant, gêna Maël de
Kermor qui ne put s’empêcher d’aller l’observer de près : il s’agissait de
la représentation d’un ancien attentat contre Henri IV. Un homme à demi sauvage
– non pas Ravaillac, ce géant roux comme un diable – aux hardes insanes,
presque faunesques, à moins qu’elles s’apparentassent aux peaux bestiales des
coureurs des bois du Canada, tentait de jeter le bon Roy Henri à bas de son
cheval. Plus le regard de Maël s’attardait à cette eau-forte anonyme de seconde
main, davantage sa suspicion s’éveillait. L’ambivalence iconographique ne
faisait pour lui aucun doute. Il connaissait le sujet du dessin et se souvenait
qu’il avait abondamment circulé sous la forme d’estampes mal coloriées, afin de
convaincre la populace du bien-fondé et de la légitimité de la dynastie
nouvelle.
« L’attentat de Jacques des
Isles !
songea Kermor. Napoléon s’est appuyé sur l’acte de ce fol pour se prétendre le descendant direct de Pharamond. Si je me souviens bien, les versions les plus sommaires de cet événement, produites en série à Epinal, comportent un phylactère en lequel est inscrite la sentence : "Rends-moi mon royaume !" Je dois informer Madame Royale. »
songea Kermor. Napoléon s’est appuyé sur l’acte de ce fol pour se prétendre le descendant direct de Pharamond. Si je me souviens bien, les versions les plus sommaires de cet événement, produites en série à Epinal, comportent un phylactère en lequel est inscrite la sentence : "Rends-moi mon royaume !" Je dois informer Madame Royale. »
Présentement, Madame, attablée en
compagnie de sa suivante, papotait davantage qu’elle ne s’occupait de son
assiette. Portant de temps à autre un verre de vin clairet à ses lèvres
mutines, elle discutait mode et chapeaux avec une Félicitée Flavie dont la
frimousse, toute en fossettes, acquiesçait au moindre mot de sa maîtresse. Il
était heureux qu’elle fût à la parfin vêtue décemment, qu’elle eût troqué sa
chemise souillée par l’ichor des gendarmes contre une toilette plus pudique,
plus chaste, non cependant en Dame de l’ancienne cour – ç’eût été par trop
voyant - mais en bourgeoise honnête au spencer bien seyant passé par-dessus une
robe de taffetas et de velours prune aux ornements discrets. Une pelisse de
renard entourait négligemment ses reins et sa taille étranglée alors que d’un
manchon émergeait de temps à autre une main d’une finesse proverbiale armée
d’une fourchette, ces fourrures diverses faisant comme si la température de la
salle n’eût pas été à la convenance de la faussement fragile enfant.
Maël chuchota ses observations à l’oreille
de la princesse dont le sourire ne disparut pas, seul son regard trahissant un
frémissement d’inquiétude. Elle lui répondit de la même manière.
« Monsieur, faites-vous accompagner
par Monsieur Cadoudal et allez tous deux inspecter les entours sans négliger
les écuries, cela va de soi. Feignez vouloir faire de l’eau. » Un ténu
éclat pourprin colora ses joues au prononcé de cette phrase sibylline et
métaphorique, que l’époque contemporaine qualifierait de politiquement correcte
à défaut de la définir comme une périphrase, si ce n’était un euphémisme,
l’usage des figures de style déclinant. Elle pensait que la protection de
Félicitée Flavie lui suffirait. Nul n’avait renoncé à ses fontes, à ses armes
de poing ou son poignard, dissimulés avec discrétion dans les replis des vêtements
voire dans les jarretières bouillonnantes de dentelles.
Le maître de poste, dont un tablier taché
recouvrait l’habit de drap et de velours ordinaire, avait dépêché une servante
à la coiffe tuyautée démodée qui s’occupa de retirer les pichets de vin avant
d’apporter une assiettée de soupe qui serait suivie d’un fromage de Brie. Quel
dommage que Monsieur de Talleyrand n’eût pas été présent, le brie constituant,
après les femmes, son autre péché mignon !
Kermor et Cadoudal sortirent donc. La nuit
était tombée depuis longtemps et les ténèbres rendaient la vision incertaine.
Dès qu’ils furent à l’air libre, le colosse s’alla vers l’écurie tandis que
notre comte loyaliste se dirigeait vers l’arrière du corps principal de
bâtiment. A distance, il crut ouïr une espèce de chant. S’approchant, il eut la
surprise d’apercevoir un homme agenouillé sur un tapis usé, drapé tel un
bédouin, occupé à entonner la prière mahométane. Ce qui étonna le plus Maël fut
la paire de bottes à la Souvaroff, déposée non loin du tapis, les dévotions
coraniques imposant que l’homme fût déchaussé. Le partisan de Louis XVI ne
douta à aucun instant qu’elles appartenaient à l’intrus. Cette excentricité
supposée le fit hésiter. Cependant, s’il ne parvenait pas à neutraliser
l’étranger, le salut de Madame Royale pouvait être compromis et la place
laissée nette au comte de Provence dont la coterie ne l’agréait pas : pour
Maël de Kermor, le tout jeune Blacas (à peine vingt-neuf ans),
les d’André et autres Antraigues s’apparentaient davantage à des favoris à l’ancienne, « mignons » d’un nouveau genre, qu’à d’efficaces combattants de la bonne cause. S’il se moquait bien des rumeurs courant au sujet de sa maîtresse royale, il soupçonnait Provence d’une orientation antiphysique refoulée. Sans doute était-il stérile, à la différence de son frère Artois. Angoulême,
cependant, bien que jeté diplomatiquement dans le lit de Mousseline la sérieuse, au risque des foudres du Vatican, semblait incapable de consommer son union. Aussi, les espoirs successoraux reposaient à long terme sur Berry, jeune homme de vingt-deux printemps. L’apoplexie guettait Louis XVI et le Dauphin souffrait désormais du même mal qui avait emporté son frère ainé il y avait plus de dix ans.
les d’André et autres Antraigues s’apparentaient davantage à des favoris à l’ancienne, « mignons » d’un nouveau genre, qu’à d’efficaces combattants de la bonne cause. S’il se moquait bien des rumeurs courant au sujet de sa maîtresse royale, il soupçonnait Provence d’une orientation antiphysique refoulée. Sans doute était-il stérile, à la différence de son frère Artois. Angoulême,
cependant, bien que jeté diplomatiquement dans le lit de Mousseline la sérieuse, au risque des foudres du Vatican, semblait incapable de consommer son union. Aussi, les espoirs successoraux reposaient à long terme sur Berry, jeune homme de vingt-deux printemps. L’apoplexie guettait Louis XVI et le Dauphin souffrait désormais du même mal qui avait emporté son frère ainé il y avait plus de dix ans.
L’homme oriental – bien que le Maghreb
s’opposât au Machrek – venait d’achever sa prière
et Maël ne doutait pas qu’elle s’était effectuée en direction de la Mecque. Abandonnant courbette et génuflexion, il se redressa, se retourna, et aperçut notre loyaliste. Rien ne celait en lui et l’expression impénétrable de l’étranger, due autant au voilage de la tête qu’à son comportement, rendait sa réaction imprévisible donc propre à susciter l’inquiétude. La venue de Kermor fut-elle pour lui une surprise ? Nous ne saurions l’écrire, car non experts en psychologie exotique.
et Maël ne doutait pas qu’elle s’était effectuée en direction de la Mecque. Abandonnant courbette et génuflexion, il se redressa, se retourna, et aperçut notre loyaliste. Rien ne celait en lui et l’expression impénétrable de l’étranger, due autant au voilage de la tête qu’à son comportement, rendait sa réaction imprévisible donc propre à susciter l’inquiétude. La venue de Kermor fut-elle pour lui une surprise ? Nous ne saurions l’écrire, car non experts en psychologie exotique.
Il parla enfin, exprimant en un premier
temps le salut rituel ; de ses lèvres jaillit l’expression de bienvenue
arabe qu’il était à peine besoin de traduire : « Salam alaykum ! ». Du fait que Kermor ne comprenait pas cette
langue et qu’il ne rendît pas cette salutation ou bénédiction classique et que
la politesse en Islam lui était fort peu connue, le bédouin supposé changea de
langage. C’était lors un phrasé à la fois rugueux et chantant qui sortit de sa
bouche drapée d’indigo saharien, une langue berbère que seul un diplomate
polyglotte eût pu traduire, sans doute du tamasheq, langage vernaculaire bien
connu des caravansérails, auquel même un méhari eût obéi.
Les sollicitations de l’étranger se
faisaient insistantes et Maël commença à esquisser un geste vers sa ceinture, comme
s’il s’apprêtait à saisir un de ses pistolets en sa fonte. Las ! le
réflexe du présumé Targui fut bien plus prompt et il y eut un éclat brillant en
la clarté lunaire, éclair qui fut suivi d’un sifflement. Quelque chose fendit
l’air, frôlant la tempe droite de Kermor, presque à y fendre quelques mèches de
cheveux, une chose qui alla se ficher, se planter, en un des stères empilés
juste derrière le comte breton. Empli d’effroi, saisissant qu’il venait
d’échapper à la mort – à moins que l’étranger eût eu simplement l’intention de
l’effrayer - Alban se retourna et vit, encore vibrant dans le bois, un poignard
ouvragé à la crosse d’ivoire gemmée, dont la lame, damasquinée, s’ornait
d’arabesques coraniques harmonieuses et complexes. Un hadîth du Prophète y
était gravé, d’avers en revers du fait de sa longueur, sentence qui disait à
peu près ceci :
Quiconque
récite, la veille de vendredi, la sourate (56) al-Waqi'a (L'événement), Allah,
ainsi que tous les hommes, l’aimeront. Dans ce bas-monde, il ne connaîtra nul
besoin, nulle pauvreté et nul fléau.
Cependant, Maël n’était pas de ceux que
les armes blanches intimidaient. Il s’apprêtait à riposter, non par le feu,
mais par les poings, alors que le Targui, satisfait de son acte d’intimidation,
ramassait ses bottes à la russe, lorsqu’un second intrus se manifesta.
C’était un homme d’une rare élégance,
poudré à frimas car nu-tête et arborant, sous son carrick négligemment ouvert,
une redingote fleurie et brochée portée comme une œuvre d’art, redingote
s’ouvrant sur un gilet de nankin d’où émergeait une chaîne de montre en or.
Stanislas Fréron en personne
se mêlait au malentendu, afin de résoudre un conflit menaçant de compromettre sa mission.
se mêlait au malentendu, afin de résoudre un conflit menaçant de compromettre sa mission.
« La paix, mon ami, dit-il. Nous
n’avons pas pour objectif d’occire d’autres personnes que celles que nos
instructions précises nous désignent. »
Apaisé, rassuré, l’homme du désert se mura
dans son coutumier silence et acheva d’enfiler ses bottes.
Kermor connaissait Fréron, si ce n’était
de vue, du moins, de réputation. Il le savait dangereux et tout dévoué au
ministre de la justice Danton. Chacun avait ses éminences grises, et notre chef
loyaliste considérait notre élégant comme aussi redoutable que le Maudit
lui-même. Peut-être que la tactique de Madame Royale était inappropriée :
mieux eût valu sans doute recourir aux assassinats ciblés, s’en prendre à tel
ou tel ministre ou conseiller, plutôt que cet attentat inutile qui avait fauché
des innocents en épargnant le despote. Mais son dévouement à la cause l’avait
jusqu’à présent empêché d’exprimer la moindre objection, d’autant plus que le
charme irrésistible de Marie-Thérèse Charlotte de France l’emportait sur toute
autre considération. Non point qu’elle fût si ravissante que cela, le nez bourbonien
jouant un rôle disharmonieux en sa frimousse d’ondine… On ne pouvait pour
l’instant méjuger d’une beauté relative, un port majestueux de presque reine
hérité de sa mère, que le temps se chargerait d’altérer : la métamorphose
de Madame Royale en virago brocardée par les caricaturistes des années
1815-1820 de l’autre piste temporelle – au point de faire douter des historiens
futurs de la véridicité de son identité et de soulever l’hypothèse hasardeuse
d’une substitution – ne risquait pourtant pas d’être, pour longtemps, à l’ordre
du jour.
« Monsieur, à qui ai-je
l’honneur ? » reprit Fréron, susurrant presque.
Maël hésita. Que répliquer à un adversaire
courtois, voire onctueux ? Il s’efforça d’opter pour une neutralité
hypocrite. Il s’exprima sur le même ton grasseyant, tel un fat enfariné couvert
de mouches, ainsi qu’autrefois Monsieur de Sartine
entrant en cour ministérielle. Les mots vipérins sifflèrent, diplomatiques autant qu’à double sens.
entrant en cour ministérielle. Les mots vipérins sifflèrent, diplomatiques autant qu’à double sens.
« Monsieur, je m’oppose à votre
gouvernement, en fonction des moyens que la Providence m’octroie.
- Je vous le répète : je n’ai pas
reçu l’ordre de vous nuire. Contrairement à vous, je ne suis pas armé. J’ai
remarqué vos fontes.
- Dites cela à votre sicaire, jeta Kermor
acerbe. J’ai manqué de peu de passer ad patres.
- Je tiendrai ma promesse. Quelles que
soient vos intentions, vous pouvez partir, poursuivre votre chemin. Je ne
dépends pas de Fouché, moi. Cependant, je n’ignore point l’efficacité de vos
armes. J’ai pu évaluer l’ampleur du carnage que vous suscitâtes aux propylées
de Belleville. Je me tiens sur mes gardes, mon « mameluk »
aussi. »
Un géant surgit inopinément dans la nuit,
sans que quiconque eût pressenti sa venue. Il s’agissait de Georges Cadoudal,
qui, rejoignant Maël, allait lui rendre compte que rien de suspect n’avait été constaté de l’autre côté du relais de poste et dans les écuries. Aussitôt, le Targui dégaina une nouvelle lame, un cimeterre court. Ce fut sans compter sur les réflexes exacerbés de la masse de chair constituant le comparse du comte. Cadoudal se saisit du mahométan et l’étreignit dans un étau aussi puissant que celui d’un de ces anacondas amazoniens que Monsieur von Humboldt souhaitait observer et étudier. Fréron demeura à quia, incapable de réagir. Il regrettait amèrement n’avoir pas emporté son colt personnel. La victime de notre hercule tenta de crier grâce en arabe mais ses cordes vocales rencontrèrent un goulot d’étranglement. Alors que Georges s’apprêtait à broyer la cage thoracique du séide de Stanislas entre ses bras colossaux et que déjà, les côtes de l’homme émettaient des craquements, l’âme damnée de Danton cria, d’une voix hésitante :
qui, rejoignant Maël, allait lui rendre compte que rien de suspect n’avait été constaté de l’autre côté du relais de poste et dans les écuries. Aussitôt, le Targui dégaina une nouvelle lame, un cimeterre court. Ce fut sans compter sur les réflexes exacerbés de la masse de chair constituant le comparse du comte. Cadoudal se saisit du mahométan et l’étreignit dans un étau aussi puissant que celui d’un de ces anacondas amazoniens que Monsieur von Humboldt souhaitait observer et étudier. Fréron demeura à quia, incapable de réagir. Il regrettait amèrement n’avoir pas emporté son colt personnel. La victime de notre hercule tenta de crier grâce en arabe mais ses cordes vocales rencontrèrent un goulot d’étranglement. Alors que Georges s’apprêtait à broyer la cage thoracique du séide de Stanislas entre ses bras colossaux et que déjà, les côtes de l’homme émettaient des craquements, l’âme damnée de Danton cria, d’une voix hésitante :
« Arrêtez donc, ou il va
mourir ! »
Cadoudal jugea peut-être qu’un nombre
suffisant de cadavres parsemait la route des fugitifs. Aussi relâcha-t-il
l’homme du désert non sans jurer :
« Par Sainte Anne d’Auray ! La
prochaine fois, mieux vaudra que je défie ce corrompu de Danton ! Je
n’ignore point, ô goujat, que tu servis longtemps de plumitif à ce jean-foutre
et qu’entre autres, par l’intermédiaire de ta plume oiseuse trempée dans le
fiel, il me traita d’homme-éléphant gravide dont la matrice en gésine
recèlerait deux embryons putréfiés de tigres ! »
Il eût pu se précipiter sur Fréron et
régler son compte. Il n’en fit rien car c’en était assez à cette heure.
C’était là l’assurance que le reste de la
nuit serait calme ; le lendemain, à l’aurore, l’équipage loyaliste, attelé
de chevaux frais, pourrait repartir vers sa destinée, en direction de
Saint-Quentin, tandis que Fréron, retardé par les soins nécessaires à prodiguer
à son acolyte, en serait quitte pour quelque retard dans l’accomplissement de
la machination dantoniste.
**********
Maria-Elisa di Fabbrini avait lu
l’ensemble des rapports expérimentaux se rapportant à Aude Angélus. Elle exigea
qu’on lui confiât l’enfant afin de la domestiquer et la dresser. Seule une
femme, prétendait-elle, possédait la capacité de dompter les facultés
incontrôlables de la mendiante.
Dans un cabinet de l’asile de Bicêtre,
servant en principe au chef des médecins de l’établissement, la jeune policière pouvait se repaître du spectacle pitoyable d’une Aude humiliée par tout ce qu’elle avait subi de ses bourreaux scientifiques.
servant en principe au chef des médecins de l’établissement, la jeune policière pouvait se repaître du spectacle pitoyable d’une Aude humiliée par tout ce qu’elle avait subi de ses bourreaux scientifiques.
On ne lui avait même pas lavé sa
chemise ; par-dessus ce dessous devenu guenilleux, un corset enserrait sa
taille pourtant grêle. Cette nouvelle entrave baleinée, lacée au maximum, la
comprimait et tourmentait alors que la chemise encrassée, devenue effiloquée et
effrangée, montrait diverses traînées de sanies séchées. Aude était en cheveux,
et cette chevelure, fourchée, malpropre, tombait jusqu’au creux de ses reins.
C’était tout juste si la vermine n’avait pas commencé à s’y mettre. Ses jambes
et ses pieds n’étaient point nus car des bas de coutil et de serge gainaient
ses extrémités inférieures alors que de sommaires sabots la chaussaient.
Aude frissonnait toute car, à dessein, la
policière avait ordonné qu’on ne chauffât pas la pièce. Elle la toisait,
revêtue d’un sinistre manteau d’un coloris outremer qui trahissait sa fonction
et la protégeait de l’atmosphère glacée de cette pièce ; le noir, le bleu
foncé, presque d’encre, de sépia, désignaient son appartenance à cette police
politique mise en place par le nouveau pouvoir.
L’inspectrice s’approcha et apposa sa main
droite sous le menton de la fragile enfant dont les yeux d’aveugle, comme
recouverts d’un opercule blême, laissaient s’écouler des larmes. Elle
sanglotait tandis que Maria-Elisa, tournant vers elle la tête de la prisonnière
commençait à lui murmurer :
« Sais-tu combien tu es
jolie ? »
Les trémulations d’Aude s’accentuèrent à
ces mots. L’hyper sensibilité épidermique de l’aveugle était avivée, excitée,
par la caresse ambiguë de sa figure hâve et crasseuse par cette main avide de
fourberie. Les inflexions du bourreau femelle se faisaient doucereuses, atroces
de sous-entendus.
« Tu plairais grandement à celle que
notre gouvernement combat. Serais-tu capable de répondre à son invite, à ses
sollicitations ? »
Elle prononçait ces mots abominables et
lourds de sens tout en parcourant de cette main vénéneuse l’ovale, les joues,
les circonvallations des yeux, du nez, des oreilles et des lèvres ainsi que la
chevelure d’Yseult
de la pauvre enfant. Les tremblements irrépressibles d’Aude la rapprochaient d’une épileptique et ses grelottements témoignaient que Maria-Elisa était en passe de l’emporter. Les sanglots de la jeune mendiante arrachée à la rue humectèrent les doigts de la perverse.
de la pauvre enfant. Les tremblements irrépressibles d’Aude la rapprochaient d’une épileptique et ses grelottements témoignaient que Maria-Elisa était en passe de l’emporter. Les sanglots de la jeune mendiante arrachée à la rue humectèrent les doigts de la perverse.
« Rassure-toi… Jamais Napoléon
n’acceptera que tu t’humilies à partager la couche d’une garce… Une garce qui a
tué ta mie, ta chère Marianne Peusol. »
Elle appuya les syllabes de ce nom. La
raison d’Aude fléchissait. Sa tête se courba tandis que les lèvres serpentines
de la tentatrice ajoutaient :
« Nous te réservons un bien meilleur
destin… Ta beauté mérite mieux… Je te vois très bien revêtir le nouvel et
seyant uniforme bleu et blanc de nos troupes, un uniforme qui sera adapté à ton
sexe et à ta vénusté de sylphide. Tu useras de ta nouvelle situation pour
empêcher les soudards de percer le lourd secret recelé sous tes jupes. »
Maria-Elisa savait, à la lecture des
rapports, que Mademoiselle Angélus avait connu à plusieurs reprises la loi mâle
de la rue, la violence des hommes, de tous ces profiteurs de son innocence, de
l’inertie de sa cécité. Parmi eux, le muscadin embastillé et un gendarme
n’avaient-ils pas tenté d’abuser d’elle ?
La policière s’approcha du meuble de
bureau dont Aude ne pouvait appréhender la présence, si ce n’était un volume
vague dont elle subodorait seulement la matière, la substance, le type de bois
la façonnant, sa fragrance d’encaustique. Il valait mieux qu’elle ignorât les
objets hideux posés sur ce secrétaire, cette pendule squelette marquant le
triomphe de Chronos, dont la grande aiguille épousait le dessin de la faux, ce
buste d’albâtre parfaitement chauve et lisse, dont cependant la boîte crânienne
était découpée en zones différentes, ébauche démonstrative de deux
pseudosciences nouvelles, la physiognomonie et la phrénologie,
prétendant déterminer les caractères à partir de la morphologie de la tête et particulièrement de ses bosses, ces moulages de plâtre d’idiots congénitaux, de ces crétins des Alpes
ou d’ailleurs, à la face large et plate, à l’encéphale amoindri, dépourvus de langage et ne sachant s’exprimer que par des « Hu-hu ! », des « Oh-oh ! » ou des « Euh-euh ! », enfin, cette cervelle humaine charognarde, ce viscère ratatiné, baignant dans un bocal d’esprit-de-vin… Au-delà, si l’œil le permettait, l’arrière-plan de la salle se singularisait par une collection de crânes humains à la déformation intentionnelle,
à la dolichocéphalie exagérée, étirés démesurément en arrière ou en hauteur, grâce à l’emploi de planchettes qui, comprimant et contrariant les méninges, permettaient à ces crânes d’acquérir un aspect insolite pyriforme, en pain de sucre
ou en cosse de haricot, quasi extra-terrestre. Il s’agissait là de reliques funéraires péruviennes que Monsieur von Humboldt n’eût point dédaignées. Maria-Elisa s’empara d’une coiffe bleu marine galonnée à pompon doré posée à côté des plâtres d’imbéciles. Elle en coiffa sans-façon la captive.
prétendant déterminer les caractères à partir de la morphologie de la tête et particulièrement de ses bosses, ces moulages de plâtre d’idiots congénitaux, de ces crétins des Alpes
ou d’ailleurs, à la face large et plate, à l’encéphale amoindri, dépourvus de langage et ne sachant s’exprimer que par des « Hu-hu ! », des « Oh-oh ! » ou des « Euh-euh ! », enfin, cette cervelle humaine charognarde, ce viscère ratatiné, baignant dans un bocal d’esprit-de-vin… Au-delà, si l’œil le permettait, l’arrière-plan de la salle se singularisait par une collection de crânes humains à la déformation intentionnelle,
à la dolichocéphalie exagérée, étirés démesurément en arrière ou en hauteur, grâce à l’emploi de planchettes qui, comprimant et contrariant les méninges, permettaient à ces crânes d’acquérir un aspect insolite pyriforme, en pain de sucre
ou en cosse de haricot, quasi extra-terrestre. Il s’agissait là de reliques funéraires péruviennes que Monsieur von Humboldt n’eût point dédaignées. Maria-Elisa s’empara d’une coiffe bleu marine galonnée à pompon doré posée à côté des plâtres d’imbéciles. Elle en coiffa sans-façon la captive.
« Ce bonnet de police,
cette coiffe nouvelle, sublime ta joliesse ! Comme il est regrettable que Dieu t’ait privée de la vue, t’empêchant à jamais de te mirer en une glace tel Narcisse admirant son reflet ! Tu ignores tout de ta beauté sublime ! Bientôt, pourtant, tu porteras un uniforme prestigieux qui te glorifiera, soulignera ta bravoure, et ton pouvoir, domestiqué, sera utilisé contre nos ennemis, contre Madame Royale l’assassine de ta mie. Le roi en personne te décorera pour tes exploits ! Ne souhaites-tu pas au plus profond de ton cœur, de ton âme, occire celle qui fit mourir ta Marianne chérie ? Si tu y parviens, Napoléon te récompensera et t’anoblira ! »
cette coiffe nouvelle, sublime ta joliesse ! Comme il est regrettable que Dieu t’ait privée de la vue, t’empêchant à jamais de te mirer en une glace tel Narcisse admirant son reflet ! Tu ignores tout de ta beauté sublime ! Bientôt, pourtant, tu porteras un uniforme prestigieux qui te glorifiera, soulignera ta bravoure, et ton pouvoir, domestiqué, sera utilisé contre nos ennemis, contre Madame Royale l’assassine de ta mie. Le roi en personne te décorera pour tes exploits ! Ne souhaites-tu pas au plus profond de ton cœur, de ton âme, occire celle qui fit mourir ta Marianne chérie ? Si tu y parviens, Napoléon te récompensera et t’anoblira ! »
Toujours en pleurs, Aude Angélus murmura,
balbutiante :
« N…non… »
Alors, devant cette résistance inattendue,
la policière fulmina de colère. Se saisissant d’une canne noueuse en ébène,
digne des muscadins, ces précieux qu’elle exécrait, elle en frappa trois fois
la malheureuse de son pommeau d’argent qui représentait la tête du cheval
Bucéphale. Notre aveugle s’agenouilla, vaincue. Un filet de sang gouttait de sa
tempe gauche.
De fait, afin d’évacuer la douleur la
tenaillant, Aude Angélus venait de se réfugier en esprit dans un ailleurs inconcevable,
incommensurable. Non point qu’elle fût décorporée et eût utilisé la
bilocation : c’était sa psyché qui l’avait quittée un instant. Devant
Maria-Elisa, Aude apparaissait aussi immobile qu’une cataleptique, le regard
agrandi, blanc et vide, la peau glacée, toujours agenouillée sans qu’elle
achevât de tomber.
Elle se trouva au sein d’une cavité
sombre, terreuse, obstruée, obstinément close, une prison souterraine, telle
une enterrée vive. Mais elle n’était nullement enfermée en quelque bière. Aude,
frappée de mutisme, effrayée par l’absence d’issue et de lumière, crut
défaillir et s’abandonner à la désespérance, lorsqu’une minuscule flamme
bleutée, un follet, fit son apparition.
« L’âme… C’est là l’âme de Marianne.
Elle vient m’aider. »
Un des côtés de la combe close disparut
sans crier gare, dévoilant l’amorce d’une galerie labyrinthique, en plein
cintre, pareille aux réseaux souterrains des fourmilières et termitières. La
flammèche qui autrefois fut Mademoiselle Peusol connaissait l’itinéraire de ce
dédale. Aussi, sans hésiter, Aude suivit ce guide providentiel. Plus elle
progressait dans le souterrain, davantage le feu follet se métamorphosait. Il
acquit l’aspect d’un périsprit éthéré,
une silhouette vaguement humaine, nimbée, à l’aura rayonnante, dont la tête supposée se ceignait de la flamme de tantôt. Après un cheminement impossible à mesurer, la jeune fille remarqua que les galeries se peuplaient de pyramides posées à même le sol qui, si on s’en approchait, révélaient leur constitution : des têtes humaines momifiées, dont l’état de conservation variait. On aurait pu penser qu’Aude cheminait dans un ossuaire ou une catacombe, mais il n’en était rien. Toujours, elle suivait cette silhouette spectrale dont le halo lactescent illuminait ces lieux sépulcraux fantasmés. Ce fantôme, cette projection astrale, anticipait le cinématographe holographique décrit par Jules Verne dans son roman célèbre Le Château des Carpates.
une silhouette vaguement humaine, nimbée, à l’aura rayonnante, dont la tête supposée se ceignait de la flamme de tantôt. Après un cheminement impossible à mesurer, la jeune fille remarqua que les galeries se peuplaient de pyramides posées à même le sol qui, si on s’en approchait, révélaient leur constitution : des têtes humaines momifiées, dont l’état de conservation variait. On aurait pu penser qu’Aude cheminait dans un ossuaire ou une catacombe, mais il n’en était rien. Toujours, elle suivait cette silhouette spectrale dont le halo lactescent illuminait ces lieux sépulcraux fantasmés. Ce fantôme, cette projection astrale, anticipait le cinématographe holographique décrit par Jules Verne dans son roman célèbre Le Château des Carpates.
Désormais, les empilements de reliques
vénérables cédaient la place à des alvéoles creusées jusqu’en la voûte,
alvéoles peuplées de ces mêmes têtes tranchées, dont on se demandait comment,
pour celles perchées en la courbure même de la galerie, elles faisaient pour ne
point choir. C’était à croire que quelque colle maintenait l’ensemble.
Plusieurs chefs présentaient des opercules en leurs orifices, bourre de tussor
obturant la bouche,
treillis de laine d’alpaga ou de vigogne recouvrant les orbites, cordelettes nouées s’échappant des rictus plus ou moins édentés, sans omettre cette curieuse manière de clore certaines mâchoires à l’aide d’épines de cactus qui, comme des aiguilles, avaient permis de coudre chacun des maxillaires des caps de momies. Aude ignorait l’origine péruvienne de ces têtes variées que son imagination ne cessait de matérialiser et métamorphoser, selon la mécanique propre aux songes de l’inconscient. Quelquefois, une intruse se mélangeait au groupe précolombien, tantôt tatouée selon le rite Maori, tantôt présentant des similitudes avec les canons esthétiques de l’art amarnien d’Akhenaton.
treillis de laine d’alpaga ou de vigogne recouvrant les orbites, cordelettes nouées s’échappant des rictus plus ou moins édentés, sans omettre cette curieuse manière de clore certaines mâchoires à l’aide d’épines de cactus qui, comme des aiguilles, avaient permis de coudre chacun des maxillaires des caps de momies. Aude ignorait l’origine péruvienne de ces têtes variées que son imagination ne cessait de matérialiser et métamorphoser, selon la mécanique propre aux songes de l’inconscient. Quelquefois, une intruse se mélangeait au groupe précolombien, tantôt tatouée selon le rite Maori, tantôt présentant des similitudes avec les canons esthétiques de l’art amarnien d’Akhenaton.
Bientôt, il y eut pire. Des vapeurs
méphitiques émanèrent des voussures alors que les parois se constellaient de
concrétions jaunâtres : il s’agissait de soufre. Des peaux tendues,
tannées, remplacèrent les chefs, peaux horribles, gouttant de sucs indicibles.
Sur chacune d’entre-elles, un nom était tatoué afin que l’on sût à qui cet
épiderme avait appartenu. Car il s’agissait de peaux humaines aux remugles
puissants, peaux destinées à relier quelques ouvrages dont la sacralité morbide
ne faisait aucun doute. Ces peaux appartenaient chacune aux ennemis du nouveau
roi, et si Aude eût recouvré la vision et les eût vues en vrai, au sein du
monde normal, elle aurait déchiffré les identités de celles et ceux que le
pouvoir avait ainsi écorchés vifs : Blacas, d’André, d’Antraigues,
Cadoudal, de Kermor, mais aussi Manon Phlipon, Germaine de Staël-Holstein,
Cabanis,
Charette, Stofflet, La Rochejaquelein, autant d’ennemis plus ou moins déclarés de Napoléon le Grand.
Charette, Stofflet, La Rochejaquelein, autant d’ennemis plus ou moins déclarés de Napoléon le Grand.
Les corridors de terre, de pisé, se firent
si étroits qu’ils enserrèrent la jeune aveugle tandis que le spectre de
Marianne l’obligeait à débuter un mouvement ascensionnel alors que les coudes
se multipliaient dans le labyrinthe. Une sensation d’étouffement naquit :
Aude eut l’impression que la terre s’effritait, devenait pulvérulente, entrant
en sa bouche, en ses narines, en ses oreilles et en ses yeux. Elle avala par
mégarde des fragments de cette terre où demeuraient, enkystées, des fibres
décomposées de bandelettes de lin, résidus de momies retournées au néant par
l’impitoyable travail de transformation du temps. L’étrécissement de la voie
qu’elle montait, devenue pareille à une canalisation étranglée de terre crue,
fut tel que la face de l’infortunée enfant commença à bleuir, comme sous
l’effet de la cyanose, comme si on l’eût enterrée vive en un cercueil poreux
aux planches fendues et vermoulues laissant s’infiltrer un limon asséché.
Ce fut à temps qu’elle s’extirpa du piège,
hoquetant, vomissant ce qu’elle avait avalé. Elle se retrouvait à l’extérieur,
de nuit, sous une lune rousse, à nouveau privée de cette vue virtuelle, mais pressentant
que celle qui la guidait s’était évaporée. De ses mains, elle tâta diverses
pierres dressées, moussues, des objets érigés cruciformes, certains d’entre eux
brisés ou renversés. Elle manqua choir en un trou, une fosse ouverte alors
qu’elle tâtonnait comme une somnambule, bras allant de l’avant. Son échappée
avait abouti, elle le comprit, en quelque cimetière, un cimetière imaginaire
qui, si elle avait su en appréhender la totalité, lui eût révélé sa double nature, celtique et chrétienne, voire antédiluvienne et médiévale… Les tombes y alternaient avec les menhirs, les pierres à fées, comme en Bretagne, futur haut lieu de la rébellion contre la dynastie nouvelle…
qui, si elle avait su en appréhender la totalité, lui eût révélé sa double nature, celtique et chrétienne, voire antédiluvienne et médiévale… Les tombes y alternaient avec les menhirs, les pierres à fées, comme en Bretagne, futur haut lieu de la rébellion contre la dynastie nouvelle…
Alors, elle revint au réel, toujours le
regard blanc, vide, inexpressif, toujours agenouillée aux pieds de l’ennemie en
noir, coiffée du bonnet de police symbolisant une allégeance forcée à Napoléon.
A suivre...
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