Aveuglée par
Zorobabel, Sarah, errante et hagarde, sortit malgré elle du pavillon, par une
porte arrière de service. Ses sens paraissaient abolis. Nul ne se souciait
d’une vieille juive aux yeux crevés et au bras infirme marchant au hasard,
inerme, le long d’un des belvédères localisé derrière le bâtiment, belvédère
qui surmontait une des principales pièces d’eau asséchées en contrebas. La
mousqueterie s’estompait tandis qu’elle s’éloignait en tâtonnant, droit devant
elle, ses orbites vides, toutes coulantes de sudations sanguines et séreuses,
sans nul entendement. Les dimensions n’existaient plus pour elle, l’espace
n’était plus. Seul le contact de ses pieds avec le sol témoignait qu’elle se
mouvait encore dans le monde réel. Elle s’avança ainsi, sans regard, jusqu’au
balustre où, quelques mois auparavant, au printemps, seulement au printemps,
mais comme cela paraissait si loin maintenant ! la petite Bénédicte avait
trouvé une fin tragique et prématurée. La fusillade poursuivie là-bas
n’intéressait plus l’antique gitane séfarade à la main gauche de mainmorte et
au madras puant et vinaigré. Tout en pandiculant dans son errance, elle
marmottait ses imprécations talmudiques inintelligibles, ses malédictions des
gens du voyage et des kabbalistes, ses m’nellé, m’nellé dirigés contre
on ne savait qui.
L’inévitable survint, dans des circonstances
rappelant le trépas de Bénédicte. Sarah trébucha sur le rebord irrégulier du
balustre, et bascula tête la première dans le vide, dans le bassin ruiné, où
elle se fracassa. Le seul être qui remarqua le cadavre au crâne brisé fut
Zorobabel, pris d’un remords de volatile, le rosalbin chagriné qui s’alla poser
sur l’épaule de la morte, becqua son foulard pourri et jacta son impuissance
sans que nul ne l’entendît avant des heures.
************
La chambre close, Pauline s’abandonna le
cœur battant à sa manifestation passionnelle démesurée comme l’hubris.
Elle devait se dépêcher avant que les gendarmes, en toute éventualité, la
retrouvassent ici, avant aussi que le cadavre d’Ellénore acquît sa rigidité
post-mortem. Un rituel de plongée en abymes, baroque, monstrueux, fort long
aussi, commença. La vision de la fillette gisante dans la fleur éteinte de son
âge tendre devint obsessionnelle, démentielle, submergea les méninges de
Mademoiselle Allard jusqu’à la déraison absolue. Inondée de pleurs, elle
alternait les murmures, les fredonnements poëtiques, comme s’il se fût agi
d’une simple fredaine adolescente sans conséquence, mélangeant Ronsard et
Malherbe, l’aubépin devant vivre sans fin et la rose éphémère du poëte de la
Consolation à Monsieur Du Périer. Elle était parvenue à la porte de la paroi,
devant la faille, si mince, si fine, si ténue qu’il fallait qu’elle fût tel un
éther luminifère pour qu’elle s’y glissât. Elle eut d’abord grand’peur,
s’attarda, hésita. Puis vint la seconde décisive où elle se jeta toute. C’est
avec alacrité, aménité et euphorie que notre enfant réformée s’introduisit dans
l’anfractuosité de la grotte secrète d’un univers inconscient inconnu,
parcourant ses circonvallations, ses vallées, ses coteaux, ses vallons,
explorant toute cette géographie mentale, cette caverne platonique extrinsèque,
descendant dans les fosses les plus profondes de l’esprit, errant dans les
combes obscures, à la recherche d’un nouveau moi subconscient capable de
consacrer son union, sa fusion physique et mentale avec la jeune morte. Ce
qu’elle découvrit dans ces souterrains occultes de son esprit fut indicible,
inédit, mais lui permit d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’accomplissement ultime
de son amour. La trouvaille étant faite, elle entra en action.
Adonc, cet esprit juvénile, non pris en
défaut, délaissa les artificieux, placides et flaccides replis de la platitude
pour se déchaîner, se débrider, parmi les vallonnements inconnus et tentateurs
d’une extase mystique. Pauline acta lors l’abandon de toute sa prétention à la
pudeur, de toute sa sagesse. Elle fut une vierge folle, folle de cette martyre
symbolique dont le trou du flanc lui rappelait tant la passionnelle trace de la
lance perçant Notre Seigneur. Elle décréta et déclara, sacrilège : « Christa
mea ! » exclamation murmurée qu’elle adressa au cadavre
d’Ellénore. Le séraphin la percerait à son tour, et elle s’unirait tout en
elle. Au préalable, elle entreprit de dénuder la défunte, afin qu’elle s’offrît
tota à son adoration, à sa dévoration, dans toute sa concupiscence
révélée. Le péché était sacralisé. C’était le fruit de l’Arbre de la
Connaissance de l’Autre, de la belle Ellénore-Louise Vinay, et les branches de
cet arbre fécond ployaient sous le poids de ses fructifications merveilleuses
et juteuses de désir, gonflées d’une pulpe de fornication. Pauline enleva le
plaid qui cachait le torse du cadavre et l’enveloppait comme une souquenille
usagée, le plia, le posa sur une étagère de la plus grande armoire. Elle
découpa avec de grands ciseaux tous les bandages, tous les pansements poisseux
de ce sang en voie de coagulation, tournant et retournant la morte, frôlée çà et
là par sa longue natte blond-roux. Elle jeta ces horreurs pêle-mêle, n’importe
où, se hâtant de s’en débarrasser. Ellénore refroidissait. Pauline eut grand
mal à achever de la dépouiller. Elle roula lentement, posément, jusqu’à ses
pieds, ses pauvres pantalons de lingerie qui s’en vinrent rejoindre,
misérables, les bandages putrides. Enfin, la crudité du sexe de la trépassée
s’offrit au regard de Mademoiselle Allard, instant qu’elle avait tant attendu,
si attendu que ses mains en tremblèrent et qu’en son entrecuisse, elle émit une
fine humectation de mouillures intimes. Que cette conque était jolie !
Quelle coupelle tout en fente, en ourlets, vierge encor de toute manifestation
duveteuse ! Un sexe de pucelle… Mais Pauline voulut procéder par étapes.
Avant d’adorer la vulve de l’enfant-cadavre, d’y consigner sa passion, elle
choisit sa chevelure nattée, si longue qu’elle frôlait, caressait
d’attouchements subtils le maigrelet fondement empoissé d’écarlate. Une fourche
d’or braisé, dépassant, insolente, de la dernière torsade, s’allait, impudente,
parcourir le mitan fendu ourlé et s’arrêtait en son mont de Vénus impubescent.
Pauline baisa d’abord le padou émeraude de
soie et de velours ; puis, attaquant les cheveux eux-mêmes, ses bécots
allèrent de haut en bas, tout le long de l’échine sanglante, du nattage subtil,
réalisé avec art, du sommet du crâne à l’anus de la morte que sa main droite
redressa et maintint adossée au coussin. Entre deux baisers, elle récitait
l’épithalame de ces noces d’outre-tombe, le septénaire mélopéen iambique, cet
éloge funèbre à la jeune nymphe sénonaise qui n’était plus. Cette chevelure de
fée non nubile, par miracle, demeurait immaculée, vierge de toute trace
d’hémoglobine. Pauline humait les mèches, les enlacements, les entrelacs de
cette tresse fantastique. Elle imprégnait ses narines et ses lèvres du doux
parfum de ces cheveux d’Eléonore – ô rapprochement subtil des prénoms sciemment
décidé par Cléore ! – ces cheveux diamantés de dorures orangées, à la
saveur d’eau de rose nuancée de frangipane, de Cologne et d’essences
d’héliotrope et d’hibiscus. Elle murmura tout l’eucologe de Byzance en
l’honneur de l’idéal de Beauté que cette chevelure de morte incarnait. Elle se
fit élégiaque et dithyrambique.
Lors, Pauline passa à l’adoration de la
blessure. Elle ne cessait de repousser les limites, de mettre à bas le bornage
de morale qui la corsetait, borne après borne. Elle s’agenouilla contre le
flanc percé et nu. Ses lèvres s’accolèrent au trou sanglant, embrassèrent
longuement la béance de la plaie et sa langue lapa le sang gluant, épaissi, qui
y perlait encore, se gobergea de ce fade opiat, de ce sirop douceâtre, de ce
jus d’agave pourpré, de ce nerprun physiologique courant à son pourrissement
puis, une fois la ciselure de sa bouche satisfaite, rassasiée, repue, colorée
d’une écarlate collante en cours de coagulation, elle se redressa et s’alla vers
le sexe d’Ellénore. C’était comme si, symboliquement, elle venait de goûter aux
menstrues qui se fussent écoulées d’un second vagin aberrant, percé au côté par
la balle du nouveau Longin de cette fin-de-siècle, avant de s’atteler à honorer
l’orthodoxie biologique. Elle marqua le pubis, lisse et poisseux lui aussi, de
la trace de ses lèvres sanguines, de cette infamie d’amour-mort qu’elle eût
voulu indélébile, de ce baiser-stigmate d’adoration morbide. Après, elle
consacra son embrassement au sillon de la vulve, sur laquelle s’imprima cet
ourlet de lèvres cramoisies. Pauline constata, navrée, que la virginité de la
défunte s’était enfuie depuis un temps certain ; ce qui demeurait de son
hymen, déchiré, rompu, s’était rétracté dans l’obscène trou entr’ouvert par son
viol hétérodoxe occasionné par quelque tribade qui fort cher avait dû monnayer
ce sacrifice de pucelage. Ceci, avec la plaie de côté de la balle, incarnait le
second stigmate de la Passion d’Ellénore. La bouche de Pauline était toute
maculée de rouge jusqu’aux joues et elle ne cessait de lécher ses lèvres avec
une impudicité vampirique. Le temps vint de renverser une nouvelle barrière.
Alors, Mademoiselle Allard se dévêtit toute,
en imitation christique de l’aimée, en commémoration de la Cène de son
sacrifice. Après avoir absorbé l’espèce sang, il fallait qu’elle communiât sous
l’espèce corps et chair. Pour ce, il était essentiel qu’elle apparût dans
l’appareil d’Eve afin que se facilitassent ses étreintes charnelles d’union
mystique avec le juvénile cadavre. Pauline ôta chaque pièce de ses vêtements jà
couverts du sang d’Ellénore, résolue à s’enfoncer toujours plus avant à l’intérieur
des territoires inhospitaliers de son stupre anandryn. Elle dévoila aux yeux
fermés et mornes de la morte l’entièreté de son corps en voie de déhiscence et
de nubilité. Lorsqu’elle eut achevé de dépouiller son torse de sylphide, elle
continua hardiment, en petite Salomé, défit ses bottines, puis roula ses
pantalons de lingerie humides en leur entrecuisse, tachés d’une auréole
extatique. Cependant, Pauline conserva ses bas sales et fatigués, ce qui lui
conféra l’apparence magnifique d’une pucelle-putain tout en insolence et en
culot, hautaine, orgueilleuse, sans gêne et fière de l’étalage de ses chairs de
jeune vierge efflorescente. Elle s’avança au pied de la couche, s’arqua, pointa
en avant sa gorge aux petits obus blancs profilés, saillants, aigus, tendus de
désir, se ploya, faisant ressortir ses côtes de maigre enfant, projetant son
triangle pubien transsudant de mouillures, qui, lui, témoignait de l’approche
de sa puberté, de par une pubescence d’un blond foncé doré, d’une houppe
soyeuse de doux duvet rubéfiée de reflets, car impatiente de s’accoler à
l’intimité de l’aimée. Le clair-obscur de la pièce, à peine éclairée par le
fenestron et la lampe à pétrole, aggravait l’irréalité érotique de l’exhibition
de Pauline, silhouettée telle une sylphide évaporée et floutée. On l’eût
confondue avec Echo, une Echo en passe de s’estomper à moins qu’elle fût
Arétuse, une Arétuse en passe de devenir fontaine.
Elle était la seule à se savoir ainsi, à connaître à quoi elle ressemblait une fois dépouillée de toute sa vêture. Nul ne l’avait jamais plus vue nue depuis la petite enfance, même pas sa mère à qui elle ne se confiait pas. Pauline prenait ses bains seule, enfermée à clef. Elle avait acquis une accoutumance à la dissimulation, à l’hypocrisie. Tous en sa famille ignoraient qu’elle se formait, se développait, que son apparent retard était dû uniquement à la frugalité que ses parents lui imposaient. Depuis quelques mois, elle avait constaté que sa gorge de lys prenait ce caractère de fines pousses pointues, effilées et aiguës, seins de vestale nymphéenne à l’incarnat d’albâtre qu’elle comprimait sciemment sous des chemises, des brassières et des corsages serrés, afin qu’elle fît accroire que le temps du corset n’était point encore d’actualité. L’autre preuve de la survenue, de la surrection de son adolescence, était la colonisation de son conin et de son pubis par une fine toison blonde, d’une douceur émolliente, qui poussait, allègre et rieuse, en toute impudicité et franchise enfantine ; et elle se réjouissait de cet appas velu, sans pareil, prouvant qu’elle ne se teignait pas comme les créatures, sachant que viendrait sous peu le temps mensuel périodique d’apposer un vil chiffon pourpré en son entrecuisse, événement qu’elle cacherait bien sûr, non point par honte, ou par pudicité d’oie blanche, mais afin que se prolongeât la menterie au sujet de sa juvénilité. Bien plus instruite, en secret, que ce que croyaient ses géniteurs, il lui arrivait quelquefois de recourir en sa chambre au plaisir solitaire, nuitamment, aux heures où les autres se reposent voire ronflent (ce qui était le cas hélas de sa maman adorée). Elle caressait et tripotait sa toison duveteuse, sa chemise de nuit retroussée, et parfois l’ôtait toute pour qu’elle fût à l’aise dans ses tripotages de sylphide innocente se découvrant elle-même. Il lui arrivait de recourir à un objet contondant, un crayon par exemple, prenant toutefois garde à ne pas percer sa membrane de vierge. Ses propres doigts avaient sa préférence, et, l’opération onaniste achevée, quand elle sentait sourdre et perler de l’hymen et du sillon la révélatrice humidité alors que même ses poils intimes se mouillaient, elle les portait à sa bouche, suçant cette puante ordure de Vénus avec délice et gourmandise. Puis, elle s’endormait, satisfaite. Ci-présent, en cette chambre, l’envie d’étrenner un genre nouveau de godemiché l’étreignit. Pourquoi ne pas essayer avec les cheveux de la morte ?
Elle était la seule à se savoir ainsi, à connaître à quoi elle ressemblait une fois dépouillée de toute sa vêture. Nul ne l’avait jamais plus vue nue depuis la petite enfance, même pas sa mère à qui elle ne se confiait pas. Pauline prenait ses bains seule, enfermée à clef. Elle avait acquis une accoutumance à la dissimulation, à l’hypocrisie. Tous en sa famille ignoraient qu’elle se formait, se développait, que son apparent retard était dû uniquement à la frugalité que ses parents lui imposaient. Depuis quelques mois, elle avait constaté que sa gorge de lys prenait ce caractère de fines pousses pointues, effilées et aiguës, seins de vestale nymphéenne à l’incarnat d’albâtre qu’elle comprimait sciemment sous des chemises, des brassières et des corsages serrés, afin qu’elle fît accroire que le temps du corset n’était point encore d’actualité. L’autre preuve de la survenue, de la surrection de son adolescence, était la colonisation de son conin et de son pubis par une fine toison blonde, d’une douceur émolliente, qui poussait, allègre et rieuse, en toute impudicité et franchise enfantine ; et elle se réjouissait de cet appas velu, sans pareil, prouvant qu’elle ne se teignait pas comme les créatures, sachant que viendrait sous peu le temps mensuel périodique d’apposer un vil chiffon pourpré en son entrecuisse, événement qu’elle cacherait bien sûr, non point par honte, ou par pudicité d’oie blanche, mais afin que se prolongeât la menterie au sujet de sa juvénilité. Bien plus instruite, en secret, que ce que croyaient ses géniteurs, il lui arrivait quelquefois de recourir en sa chambre au plaisir solitaire, nuitamment, aux heures où les autres se reposent voire ronflent (ce qui était le cas hélas de sa maman adorée). Elle caressait et tripotait sa toison duveteuse, sa chemise de nuit retroussée, et parfois l’ôtait toute pour qu’elle fût à l’aise dans ses tripotages de sylphide innocente se découvrant elle-même. Il lui arrivait de recourir à un objet contondant, un crayon par exemple, prenant toutefois garde à ne pas percer sa membrane de vierge. Ses propres doigts avaient sa préférence, et, l’opération onaniste achevée, quand elle sentait sourdre et perler de l’hymen et du sillon la révélatrice humidité alors que même ses poils intimes se mouillaient, elle les portait à sa bouche, suçant cette puante ordure de Vénus avec délice et gourmandise. Puis, elle s’endormait, satisfaite. Ci-présent, en cette chambre, l’envie d’étrenner un genre nouveau de godemiché l’étreignit. Pourquoi ne pas essayer avec les cheveux de la morte ?
Afin de s’aviver davantage, sa douce main
s’empara conséquemment et sans façon de la natte précieuse de la trépassée, la
mit en son entrefesson qu’elle caressa, chatouilla, excita, afin que cet
attouchement onaniste par le biais de ce godemiché naturel provoquât la
bienvenue et conjointe érection optimale de ses mamelons et de son bourgeon
clitoridien en un supplémentaire échauffement préliminaire des sens. Cette
chose s’accomplit et la mouillure du conin de la belle enfant extatique,
accentuée encor, coula, brûlante, de l’intérieur de ses cuisses de nymphe,
empouacra, englua son pubis et détrempa les mèches de la tresse de l’aimée
partie de cette rosée subtile vaginale filtrant de son hymen de blonde
soutenue, bordé d’une duveture de miel foncé. Une fragrance alcaline, un peu
pisseuse, prévisible, s’additionna aux fumets musqués de sang et de fleurs fanées
de la chambre close. Pauline en gloussa d’aise et rajusta pieusement la parure
salie de l’ange endormi.
Cependant, pour que fût accompli en sa
totalité l’accouplement entre la morte et la vive, il fallait aussi que les
deux sangs, le gâté post-mortem et le vivant, fusionnassent, et que
Mademoiselle Allard fût l’égale d’Ellénore en désoperculant son sexe, en
acceptant que le cadavre la dépucelât d’une façon sémillante. Elle s’allait
lors pratiquer sur elle-même un confondant rite érotique sadique, afin que se
mélangeassent les deux hémoglobines, profitant du fait que ses ongles, aussi
bien que ceux de la défunte, étaient effilés, pointus, longs, non coupés,
griffus d’une manière ébaudissante et féline. D’abord, elle plaqua la paume de
la main gauche d’Ellénore-Louise Vinay contre son sexe, main glacée qui jà se
rétractait, se rigidifiait, mais main riche de sa gluance sanguinolente.
L’empreinte écarlate de cette main souilla toute la vulve de la fillette qui
hulula et haleta de plaisir. C’était comme une signature primitive, un paraphe,
une marque manuelle de sang sur l’origine génitale du monde, la trace qu’un
homme-singe blessé à mort par un fauve eût laissée en guise d’adieu en
l’entrecuisse féconde de la femme-guenon aimée. Lors, Pauline saisit le majeur
raidi de la main morte et l’enfonça résolument dans les replis de sa conque
pourprée, empoicrée par ce coagulum, puante d’exhalaisons vénériennes
vivifiées, engluée jà d’extase, intumescente d’un désir sexuel jamais assouvi.
Elle hurla à la rupture de son hymen par l’ongle-griffe de la catin-cadavre.
Les gouttes du sang frais de vierge, de la défloration, en vin christique,
comme distillées d’un saint pressoir mystique allégorique, s’allèrent sur ce
doigt roide, que Pauline retira, ce rite sacrificiel formidable enfin accompli.
Après, vinrent les griffures hémorragiques,
les labourages, les mutilations scarifiantes, les écorchures rituelles, les
excoriations sadiques, les arrachements de lambeaux tégumentaires épidermiques,
qui se devaient de ressembler aux lacérations du flagellum de Jésus. Elle
ensanglanta son front, ses joues, son cou, ses seins, son ventre, sa toison
pubienne, la douce touffe de son mont de Vénus,
avec ses onglures propres, multipliant à loisir ces mortifications, ces
automutilations, puis zébra à leur tour son dos et ses fesses, en
d’acrobatiques transports turpides d’un érotisme de souffrance exacerbé - car
elle était d’une souplesse confondante - avec les propres griffes aroïdées de
la dryade-nymphe défunte. Enfin, toute ruisselante, sa sueur de rut se mêlant à
son sang d’écorchée-flagellée, à toutes ses viscosités provoquées, comme en une
aquatinte mâtinée de sanguine, elle se mit à califourchon au bas du lit, écarta
avec difficulté les jambes raides de la morte, les ouvrant toutes sur son sexe
béant de poupée, puis effectua le même grand écart, chaque pied pendant en
dehors du lit et chaque jambe de sylphe acrobate, gainée de bas de coton filés
et tachés aux jarretières blanches garnies de padous bleus, étirée au maximum
de chaque côté, ces bas de fillette virginale aux connotations désormais
obscènes et affriandantes d’ingénuité libertine, pubis et vulve poilus projetés
en avant, saillissant, afin que s’accolassent les deux conques offertes,
qu’elles coïncidassent en miroir, l’une pubescente, l’autre nue. Mademoiselle
Allard connaissait cette position audacieuse ; elle s’en était instruite
grâce à son damné frère, son Victorin, en ce fameux musée antique
pornographique. Elle avait l’impression d’agir en authentique archéologue et historienne
de l’antiquité romaine et pompéienne et de mettre en pratique, si l’on pouvait
le dire et l’écrire, une reconstitution scrupuleuse de la manière dont les
anciens faisaient l’amour, bien que la pratique en question fût réservée
à des ébats femme-homme dans les lupanars de Suburra, d’Herculanum, de Stabies
ou d’ailleurs. Elle appliquait une leçon de l’Art d’aimer d’Ovide,
mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette-putain au corps étrillé, aquarellé et jaspé de sang, ne pouvait non plus savoir que cette même position était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne, avait pour titre : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de la position, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette-putain au corps étrillé, aquarellé et jaspé de sang, ne pouvait non plus savoir que cette même position était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne, avait pour titre : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de la position, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
Lors, Pauline débuta un va-et-vient immonde,
un frottement fusionnel sexe à sexe, lèvres à lèvres, clitoris à clitoris,
chaud et froid, se courbant, s’éployant, tressautant, ce qui causa en elle
l’éruption renouvelée de sa sève orgasmique, tandis que, s’écoulant de toutes
ses griffures, son hémoglobine christique inondait et irriguait le cadavre. Son
équilibre était précaire, son numéro contorsionniste hardi, et elle pouvait
verser à chaque instant au pied du lit ; lors, elle s’obligeait de temps à
autre à empoigner les piliers torsadés du baldaquin, basculée en arrière,
toujours jambes écartées et pendantes, ayant du mal à soutenir le rythme
frénétique de son frottement qui sollicitait toute sa musculature pelvienne et
fessière. Cela lui causait un grand mal, mais cette souffrance insigne
participait à ses ébats, en constituait un élément incontournable,
indispensable, afin qu’elle éprouvât et ressentît dans leur totalité les
sensations inhérentes au coït saphique. La souffrance de Thanatos se mariait
avec la volupté de Sappho. Elle alternait les gémissements et les susurrements
de thrène, se penchait en avant au risque de se rompre l’échine, afin de
prodiguer d’autres caresses buccales et linguales au cou et aux mamelons
d’Ellénore laqués d’un sang chanci en voie de coagulation, insistant sur les
tétins tendus, rigidifiés et gélifiés, gobant, se gavant de toute leur
visqueuse empoissure, de leur sérum et leur sirop rougeâtre en des succions
fantasques. Ses papilles s’imprégnaient d’une sensation gustative toute neuve,
équivalente à celle que produiraient les lèchements d’une pommade parfumée à
base d’oing, pareille à un onctueux liniment ou cérat sang-de-bœuf d’une
diaprure de laque de Cipangu qui laissait subsister un goût inoubliable, à la
fois crémeux et amer, sur les lèvres et dans la bouche goulue de l’audacieuse
enfant. L’expressivité des traits de la petite tribade débridée trahissait son
extase.
Elle émettait des hurlements lupins,
sauvages, des feulements et des rugissements de chatte pourfendue et fécondée
jusqu’à l’éclatement par un vit démesuré, d’une érection de tronc d’arbre, des
rots triviaux de réplétion, de griserie et de satisfaction aussi ; elle
sentait toute une liquidité abondante, séreuse et blanchâtre à la fois,
s’écouler de son moi, de son conin de nymphe boursouflé et endolori de
jouissance, irrité par les frottements spasmodiques, saignant à son tour abondamment
comme une perte d’hémorroïsse, voire des menstrues anticipées, écoulement de
petite putain qui se mêla bientôt à quelque chose d’un rouge noirâtre, mélasse
de sang brun qui sourdait sans trêve du vagin d’Ellénore, tel un phénomène
d’hémorragie interne post-mortem pré-putréfacteur issu de sa blessure létale.
Le rituel était enfin achevé et la transsudation fusionnelle des deux sangs et
des deux liqueurs féminines accomplie, mêlée à la diaphorèse orgasmique vivace
de Pauline. Sachant que la trépassée avait joui à sa façon, elle se retira lors
de la morte, satisfaite du fait accompli, recouverte d’une boue de sueur et de
sang si épaisse qu’on eût dit une pulpe de groseilles écrasées et pourries.
Elle remit en place, avec peine, les jambes d’Ellénore, que l’arrivée de la
rigidité cadavérique durcissait tant qu’elle manqua en rompre une. Un court
moment, une offrande sacrificielle la tenta ; pourquoi n’osa-t-elle pas
s’exciser rituellement, offrir à Ellénore son clitoris sanglant, tranché,
qu’elle placerait dans la bouche de la morte, telle la pièce de monnaie en
paiement du passage de la barque de Charon traversant l’Achéron du poëte
Nerval ? Mais cela était trop… trop
osé, trop sadique peut-être… Trop noble à la parfin. Par ailleurs, une
demi-heure venait de passer depuis le début de cette célébration amoureuse
saphique.
Il fallait bien désormais qu’elle se lavât, se
toilettât, se purifiât. Un bon bain eût été nécessaire, mais notre douce
Pauline ne disposait d’aucun tub en cette chambre. C’était tout juste si les
lieux comportaient un petit lavabo à cuvette faïencée pour se débarbouiller,
mais il n’y avait nul seau d’eau dans le coin. Il eût fallu l’aller puiser dans
le puits, au dehors, qu’il lui semblait bien avoir entr’aperçu près du
pavillon. Tel était le problème d’un château d’Ancien Régime pas toujours
pourvu du confort bourgeois moderne, et surtout pas de cette eau courante,
chaude à tous les étages, qui était l’apanage des immeubles cossus, dus à
Monsieur Hausmann, où les Allard avaient la chance de demeurer en tant que
notables républicains. Pour tout dire, jamais de sa vie Pauline ne s’était
sentie aussi sale, souillée, répugnante, impure et malodorante de sang, de
diaphorèse, et d’humeurs sexuelles peccamineuses. Elle n’était point
présentable et en éprouvait une gêne piaculaire, davantage à cause de son
apparence ensauvagée, de cette nudité de pouacre jamais douchée et baignée,
d’une confondante puanteur douceâtre, que pour sa relation coupable assouvie.
Des croûtes de coagulum adhéraient même à ses cheveux, et le padou qu’elle y
avait conservé tout le long de ces péripéties ardentes s’était irrémédiablement
pourri. De même, elle continuait à s’intriguer de la non-survenue des
gendarmes, après le bruit conséquent de ses ébats. Elle prit les derniers draps
potables renfermés dans les armoires et essuya tout ce sang de plaisir, puis
désinfecta ses griffures, fort longues et profondes, avec tous les dictames et
tous les alcools qu’elle put dénicher, y compris l’opodeldoch et le chouchen de
Jeanne-Ysoline. Cela la brûla bien, mais
elle n’en avait cure. Elle aurait pu boire ; elle eût pu se désaltérer de
ce chouchen, de cette liqueur forte, en irriguer sa gorge, le déguster comme
tonique. Pour s’encourager, toujours nue, elle croqua quelques croustillants
en-cas, ces fameuses galettes bretonnes dont des boîtes ferrées tentatrices
s’offrirent à sa bouche gourmande. Des miettes, inconvenantes, s’allèrent
perdre et se répandre dans sa houppe, tant elle avait dégusté goulûment ces
sablés de Fouesnant. Il était vrai que la belle enfant n’avait toujours pas
mangé, pris de vrai repas depuis la veille au soir, et son estomac ne cessait
de gronder sans oublier que l’après rut la laissait faible, assez dolente.
Enfin, elle se résolut à se rhabiller. L’anxiété la rongeait ; plus aucune
rumeur de bataille ne lui était parvenue depuis de longues minutes et elle se
dépêcha de recouvrer une certaine décence, bien qu’elle omît, à tort, de
nettoyer de tout ce sang épais sa figure et sa bouche ciselée. Elle renfila ses
pantaloons, encor mouillés en l’entrejambes, auréolés de son vice
humidificateur, sur son sexe d’impure touffu et soyeux toujours marqué d’un
reste de poisse ; elle relaça sa brassière de lingerie mignarde, substitut de
la chemise d’adulte, sur ses seins virginaux sillonnés de griffures
cicatricielles ; elle ragrafa ses bottines noires à guêtres sur ses pieds
gainés de bas filés ensanglantés. Jupe et corsage revinrent la parer d’atours
plus convenants, quoiqu’elle sentît la persistance d’une adhérence, d’une colle
hémoglobineuse et excoriée sur ses dessous cotonnés. Il ne fallait pas, oh non,
il ne faudrait jamais que ses parents adorés sussent ce qu’elle avait fait, ce
coït avec une morte, au corps, au visage, et à l’âge d’enfant. C’était la FAUTE
suprême, la Faute de la chair, qui s’était exprimée, incoercible ; elle le
savait et cela exsudait par tous les pores de son épiderme d’hamadryade
pré-nubile. Son désir d’Ellénore avait crû jusqu’à l’apothéose morbide. Notre
jeune demoiselle s’était montrée aussi démesurée et excentrique qu’un Elagabal,
Empereur-prêtre du dieu soleil d’Emèse ou qu’un Commode-Hercule. La vestale
républicaine déflorée par le doigt de feue Louise Vinay avait failli à sa
mission et désormais, elle craignait demeurer sans ressource ni rémission de
son péché. Pourtant, Pauline était cet arbre marcescent, immarcescible, qui
peut se flétrir, se blettir, mais qui cependant renaît sans que ses feuilles
soient tombées, cet arbre rémanent, aux feuilles encor vertes bien que séchées,
mortes, persistantes aux froideurs de l’hiver, et qui ne tombaient point. Elle
se languissait de l’arrivée des autorités dans cette chambre et il fallait
qu’elle inventât toute une fable, toute une historiette, pour faire accroire à
la maréchaussée qu’elle avait découvert, gisante en cette couche, une petite
martyrisée, écorchée vive par les bourreaux de Cléore de Cresseville. Dans ce
cas, comment expliquerait-elle la blessure mortelle occasionnée par la balle du
Lebel ?
Pauline fatiguait ; sans doute était-ce
la grand’faim qu’elle ressentait, ou la submersion de son esprit par ses
émotions. Ses muscles et articulations étaient endoloris, courbaturés. Elle se
sentait fourbue par ses acrobaties vénéneuses et incroyables de gymnaste
émérite. Toujours fut-il qu’elle ne résista pas à l’envie du repos réparateur.
Après la tension était advenu le moment de la décompression. L’asthénie la
saisit. Mademoiselle Allard se découvrait labile, sujette à faillir. Elle
n’avait que quatorze ans dans une silhouette prétendument de douze, avec une
pubescence de quinze années, et l’adolescence est encor une enfance, une
fragilité de la fleur nouvelle qui doit aspirer au repos. Le lit à ciel,
imprégné de sanies bletties, était suffisamment vaste pour deux, la vive et la
morte. Elle se coucha à côté du cadavre, sur la courtepointe empoissée,
empoicrée de son sang, de leur sang, coupable comme une veille pouacre vérolée.
Pauline, en fait, respectait la dépouille d’Ellénore. Certes, celle-ci
l’avait pourvue en plaisirs d’amour divins, irrationnels, ineffables, en joie
comme en alacrité, et lui avait permis de ressentir toutes les émotions
intenses, inoubliables, d’une première fois, quelle qu’eût été la
passivité et l’inertie de la partenaire durant l’accouplement. Un jour
auparavant, ses ébats savoureux lui eussent parus inconcevables et elle s’en
serait fustigée et morigénée, avant de réclamer à son papa chéri qu’il la
consignât dans un cabinet noir, au pain sec et à l’eau, ligotée sur une chaise,
afin qu’elle évitât de succomber à la tentation de Satan. Par ce qu’elle venait
de faire, Pauline Allard, la réformée cagote, pudibonde et pisse-froid, s’était
transmutée, transfigurée en son contraire voluptueux. Par cette adoration
érotique de la morte, de sa plaie christique aussi, elle sut qu’elle venait
d’embrasser la cause de Cléore. Triomphe de la splendeur déraisonnable, Pauline
était devenue anandryne, à jamais…
La crosse d’un fusil frappant contre l’huis
l’éveilla de ses songes. C’était un brigadier, qui la trouvait enfin. Elle
évita qu’il défonçât le seuil ; elle se leva, lui ouvrit, sans dire un
mot. Le temps des explications et des confidences intimes n’était pas encore
venu.
**************
Le combat pour la conquête de Moesta et
Errabunda par la République, enclave déviante contre-révolutionnaire,
s’était poursuivi, opiniâtre, implacable, de longues heures durant. La
résistance, l’endurance et la bravoure des hommes de Cléore de Cresseville
ébaudissaient la maréchaussée, qui essuyait des pertes imprévisibles, car tout
tournait à la lutte acharnée, âpre, sauvage. C’était inattendu, d’autant plus
quand une part des petites pensionnaires, fanatisées, se mirent de la partie.
La défense s’organisait vaille que vaille, improvisée par la surprise, hâtive,
vandale aussi. Tous les défenseurs savaient que la porte principale du pavillon
n’allait pas résister aux efforts des gendarmes, la priorité étant de mettre la
comtesse en sécurité, puis, tels les Suisses du 10-août, de se sacrifier pour
un château vide de son monarque. Il fallait que certains assurassent les
arrières du bâtiment, faciles à pénétrer, que d’autres se positionnassent aux
étages, que les endroits les plus exposés, tel le salon avec ses larges baies,
concentrassent le maximum de combattants déterminés et barricadés. On devait à
la fois canarder ceux des militaires qui parviendraient à s’introduire et ceux
luttant à l’extérieur. C’était l’état de siège, la défense d’une auberge de
Bazeilles, épisode que Michel, le briscard,
avait jà vécu sous les ordres d’un officier de légende qu’il portait aux
nues, le capitaine Odilon d’Arbois, un ancien du Mexique. La hantise première,
comme à Bazeilles en 1870, était l’épuisement des munitions, essentiellement
des munitions de chasse, qui risquaient de ne pas faire le poids devant les
impacts modernes des Lebel. Tous nos partisans de Cléore regrettaient avec
amertume d’avoir soutenu autrefois le général B**, promoteur de ce fusil
révolutionnaire préparant la Revanche. Ils allaient, ô ironie, tomber en
nombre, fauchés par les projectiles des mousquetons d’acier imposés par leur
ancienne idole.
La porte d’entrée du pavillon céda donc,
après la deuxième mitraillade qui blessa Ysalis et Stratonice, en à peine trois
minutes. Les défenseurs eurent juste le temps de prendre leurs positions, de
briser les fenêtres, de barricader les portes des pièces où ils se
retrouvaient. Michel, Julien et six valets en livrée, certains ayant perdu leur
perruque, se retrouvèrent dans le salon. Tous s’y montrèrent bravaches,
surhumains, admirables. Moret, à la tête d’un groupe de huit hommes, s’était
d’instinct dirigé vers cette pièce majeure, après s’être introduit, arme au
poing, dans le vestibule. Il se méfiait de la configuration des lieux, savait,
par les plans, l’existence possible de chausse-trappes, de pièges, de passages
secrets, d’alcôves qui permettaient à des salles non circonvoisines de
communiquer entre elles, comme autant de possibilités offertes aux forbans
d’échapper à la main de la justice républicaine. Afin de constituer une
barricade dans ce salon qu’on allait assiéger, d’en protéger la porte
principale, Michel et Julien n’hésitèrent pas à sacrifier le piano, les harpes,
et même un vaisselier de chêne, sans aucune pitié ni considération pour les
collections d’assiettes et plats à la Marly qu’il renfermait, plats de faïence
poinçonnés et blasonnés dont certains remontaient à la fin du règne de Louis
XIV. Tout se renversa, se brisa en mille morceaux. Julien ordonna à deux des
domestiques de se positionner à cette barricade. Aux baies vitrées, trop hautes
et vulnérables, rompues sans hésitation non plus, il était difficile de se
couvrir et les gendarmes disposés à l’extérieur ne cessaient de canarder les
cibles mobiles des défenseurs, bien que Michel, Julien et d’autres fussent en
sus abrités derrière des tables et fauteuils. Il fallait jouer aux tireurs
embusqués et faire mouche à tout prix. Leurs armes à un seul coup les
handicapaient face à la supériorité du Lebel à répétition car il fallait
constamment recharger et certains de leurs fusils, archaïques, n’étaient
rechargeables que par la bouche. Un homme devait donc faire feu en couvrant
sans cesse celui qui déchirait la cartouche et remettait la balle au canon.
Jules et Albert revinrent par une porte
dérobée, un passage secret. Leur mission était accomplie, Cléore hors de
portée. Aussitôt, ils se portèrent aux entrées secondaires du salon, au nombre
de deux, ce qui dispersait le groupe et faisait trop de points différents à
défendre, ces démons gendarmesques pouvant surgir de n’importe où sans crier gare.
Les Lebel du groupe de Moret arrosèrent l’ouverture principale, fusant à
travers les battants, se fichant dans les meubles versés, dans la harpe, dans
le piano. Des bruits incongrus, des pincements étranges, brusques, violents,
sonores, retentirent. C’étaient les balles qui tranchaient les cordes de la
harpe, leurs vibrations stridentes de rupture, l’éclatement des marteaux du
piano, dont le clavier, pourtant fermé, émit des notes sépulcrales.
Afin de se donner du courage et de galvaniser
ses hommes, Michel s’était coiffé de son bonnet à poils fétiche de grognard, et
entonnait à tue-tête le célèbre chant de la Garde.
« On va leur percer le flanc, ran plan pan
tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en
plan ! »
Il entrecoupait son chant trivial de goualeur
d’abreuvements à la régalade d’un fameux calva contenu dans une flasque
accrochée à sa ceinture, récipient métallique dont il s’était saisi et qu’il
avait débouchonné. Tout en tirant et beuglant, il contait à Julien et aux
autres ses exploits de soldat.
« Ah, d’Arbois,
c’était un sacré type ! Un gars de haute taille, musclé, bâti comme une
armoire, avec une barbe blonde taillée comme celle de Garibaldi et un regard
d’acier bleu sans concession. L’aventurier dans tous les sens du terme !
Quel charisme mes aïeux ! Il en imposait à tous ! Il avait
l’expérience d’un briscard qui aurait combattu dans tous les conflits du globe
pendant plusieurs siècles ! Malheur à l’ennemi qui tombait entre ses
mains ! J’ai été deux fois sous les ordres de cette légende, au Mexique,
puis en 70. »
Ses lèvres de vieux jouisseur se délectaient
de cette évocation. Il était visible que Michel idolâtrait le capitaine
d’Arbois, qu’il le portait aux nues, qu’il l’adulait. Dans ce salon vandalisé
par la nécessité d’une défense ardente, enfumé par la poudre, cet éloge
revêtait une signification irréaliste, tandis que tous nos tireurs mettaient
leur existence en jeu. Une effluence âcre envahissait la pièce, irritait les
narines, piquetait et faisait larmoyer les prunelles. Les joues se marquaient
de noirceurs charbonneuses, les larynx toussotaient sous les assauts des
effluves salpêtrés, les bouches expectoraient leurs crachats, les canons
chauffaient et les doigts s’ankylosaient, éprouvaient de plus en plus de difficultés
à presser les détentes. La débâcle menaçait, mais Michel, imperturbable,
jactant, poursuivait son laïus inapproprié entre deux coups de feu,
l’entrecoupant de son refrain de gouaille d’estaminet, d’une vulgarité
d’escarpe :
« On va leur
percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan
tirelire ! Ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan
tirelire ! »
C’était comme si un tambour-major d’Austerlitz
aux brandebourgs chamoisés, aux galons et aux buffleteries chamarrés d’or eût
guidé notre héros aux battements galvanisants des baguettes des tambours de la
Garde, de son bâton à rubans aux scansions, aux balancements entraînants, sous
l’éclatement des boîtes à mitraille, le sifflement des balles russes, le
hennissement des chevaux blessés à mort, le râle des agonisants, le grondement
des batteries de Gribeauval et les jets de shrapnels et de boulets rouges ou
ramés.
« Au Mexique,
après Camerone, Bazaine avait chargé le capitaine d’Arbois de monter une
compagnie de trompe-la-mort, qu’il envoyait dans tous les coups durs ou
fourrés, dans toutes les escarmouches périlleuses, pour régler leur sort à ces
salopiauds de Mexicains de ce sale métis de Juarez ! J’en fus. Il me nomma
second, bien que je ne fusse qu’un simple sous-off’ frais émoulu, presque une
bleusaille, malgré mon adolescence jà aventureuse, un petit sergent de rien du
tout qui demandait qu’à s’affirmer. A Vera Cruz, nous montâmes donc un raid audacieux,
comme disent les Anglais, destiné à décourager et démoraliser ces sauvages qui
nous traitaient de sales gringos et qui croyaient avoir partie gagnée
contre Maximilien… »
Un cri l’interrompit : c’était l’un des
valets, Zénobe, qui était touché en plein cou, et dont le sang gicla sur le
jabot grotesque de sa livrée surannée. Il s’écroula, percé à mort.
« Albert,
prends ce fusil ! ordonna Julien. Récupère la cartouchière !
- Ça tombe bien,
répliqua le factotum au melon cabossé, j’ai presque plus de
balles ! »
Plus le combat se prolongeait, plus les
munitions s’épuisaient, ce qu’escomptaient les groupes de gendarmes tireurs
embusqués du dehors, qui distrayaient les défenseurs tandis que l’escouade de
Moret s’acharnait sur la porte principale qui faiblissait. Un ennemi jaillit
d’une autre entrée, par surprise, sabre et colt au poing ; il tira sur
Jules, qui riposta et l’abattit, mais le forban, touché quand même à la
clavicule, devint un fardeau pour les autres.
Michel reprenait son chant ; le bois des
battants craquait, lâchait. On doutait que la barricade du piano et du vaisselier
tînt longtemps le coup.
« J’ai plus de
balles ! J’ai plus de munitions ! s’exclama un autre larbin.
- Va rejoindre Luc
et Guy à la porte qui va lâcher ; il va y avoir du sport, et eux, ils ont
encore de quoi arroser ces fumiers ! Ils les attendent de pied
ferme ! s’écria Julien.
Et Michel de reprendre :
« On va leur
percer le flanc, ran plan plan tirelire ! On va leur… »
Une détonation interrompit le chant héroïque.
Les lèvres de Michel demeurèrent immobiles, mutiques, sa parole comme suspendue
par quelque tour de magie. Sa main droite, noire de poudre, se porta sur sa
poitrine et poissa d’écarlate.
« Suis
touché ! Suis touché les gars ! Dites pour moi une prière ! Mon
poumon ! Aïe mon poumon ! Mémère ! Mémère ! »
commença-t-il à gémir en s’effondrant.
Julien, trop
absorbé, égoïste, impitoyable, riposta d’une manière odieuse :
« Ah, c’est pas
l’moment de te peindre en Indien pour la gloriole ! Tes futures
cicatrices, tu me les réserveras pour une autre fois ! »
Le sang s’échappant d’abondance du trou
horrible du Lebel, Michel, à terre, bavant d’immondes sérosités rosâtres, se
débattait en suppliant « Mémère ! Mémère ! » d’une façon de
plus en plus faible. Il baignait dans sa mare hémorragique, touché à mort, se
vidant de son fluide, la bouche pourpre, alors que l’entrée principale du salon
cédait toute.
« Mais pourquoi
réclame-t-il sa mère ? s’interrogea Julien en manière d’épitaphe, cruel
jusqu’au bout.
Alors, Moret et ses hommes se ruèrent. Ce fut
tout juste si Albert tira un coup de feu, trouant un bicorne, tandis, que sans
hésitation, un impact du colt de Moret lui fracassait la mâchoire. Prendre une
barricade d’assaut était dans l’habitude des exercices d’entraînement
élémentaires de la maréchaussée, avec l’arrosage à la mitrailleuse des poches
de résistance. On alla à la baïonnette, sans laisser aux adversaires la
possibilité de répliquer. Le deuxième défenseur de la barricade, le valet Guy,
eut le ventre percé par le fer lancéolé, ventre d’où s’écoulèrent des tripes
immondes colorées de terre évocatrice. Le dernier, Luc, n’hésita pas. Il jeta
son arme et leva les bras pour se rendre.
« Pleutres !
Bandes de lâches ! hurla Julien. Espèces de salauds ! Vous m’aurez
pas ! Vive Cléore ! »
Il se jeta sur Moret, extirpant un revolver bulldog,
qu’il cachait dans une gaine de sa ceinture avec un couteau de surineur, de
pègre de Paris, et tira à bout portant sur l’inspecteur. Un gendarme – c’était
Coupeau -, répliqua, désarmant le factotum de la comtesse d’un projectile dans
le gras du bras droit. Mais il était trop tard, car Moret était mortellement
blessé, ayant reçu la balle du bulldog en plein cœur.
Tandis que Coupeau
empoignait le misérable en le molestant, le brigadier Ourland ordonna aux
survivants valides de jeter leurs armes.
« Toi, fit
Coupeau enragé à l’adresse de Julien, on te tranchera la tête ! »
Les hommes de l’ordre s’approchèrent de
Michel, gisant toujours à terre. Exsangue, non transportable, le fidèle de
Cléore acheva son existence dans son étang sanglant personnel en
balbutiant :
« Mé…mère…Tout
est accompli… »
Julien, le bras en écharpe, et les autres
complices, mains sur la tête, les fusils des gendarmes dans le dos, sortirent
de la pièce dévastée. Ourland s’alla rendre compte à l’adjudant-chef Cleuziot,
qui achevait de nettoyer les dernières poches de résistance des étages, tandis
qu’un autre gendarme faisait son rapport sur la capitulation des bandits des
deux autres pavillons, que commandait l’infirmière Béroult. Or, alors que les
adultes achevaient de se rendre, plusieurs fillettes, tentant des coups
désespérés, eurent plusieurs hommes par surprise.
**********
Les gendarmes Blézieux et Paulin, dans les
couloirs des étages, mettaient hors d’état de nuire les quelques valets qui
avaient encore éprouvé quelques velléités de combattre. Ils craignaient
toujours la surprise, que des hommes en armes se dissimulassent derrière des
portes dérobées, et avançaient avec prudence, obligés pourtant qu’ils étaient à
fracasser une à une les serrures des pièces fermées. Ils découvrirent un groupe
épeuré de petites filles, parmi les plus jeunes, qui se terraient dans
l’ancienne chambre de Quitterie. Elle-même fut découverte dans la bibliothèque,
blessée, mais non point par balle, comme nous le savons bien.
A chaque nouvelle intrusion dans une pièce
vide, à chaque sondage des murs et des panneaux, à la recherche d’une alcôve,
d’une cachette débusquée mais vide, nos vaillants hommes en bicorne poussaient
des soupirs de soulagement. Cependant, Paulin, un homme joufflu à la moustache
noire broussailleuse et joviale de sybarite goûteur de boxons, commit l’erreur
de ne point prendre garde à une autre chambrée à la porte grande ouverte,
derrière laquelle Abigaïl se tenait en embuscade, un Derringer en main. Les
plus âgées des pensionnaires survivantes étaient endoctrinées, fanatisées,
prêtes à défendre la cause de Cléore jusqu’au sacrifice suprême, ce qui était
le cas de la petite juive, affectée par sa passion platonique pour la comtesse
de Cresseville qui l’avait tirée de la fange rémoise. Elle sauta sur Paulin,
qui ricana à la vue de cette demi-portion inoffensive selon lui. Ses mains
entreprenantes voulurent la fouiller, mais profiter aussi de ses chairs
tendrelettes aux doux dessous tout blancs. Lors, Abigaïl s’exclama :
« Pour
Cléore ! » et fit feu à bout portant en pleine figure réjouie du
militaire. Le visage ensanglanté, troué au front, noirci de poudre, se figea
dans une expression de stupeur, les yeux écarquillés. L’homme avait été laissé
roide, sans quartier, et Abigaïl, sa mission accomplie, croqua le cyanure de sa
fausse dent. Non mithridatisée contre ce poison contrairement à d’autres, elle
succomba en murmurant : « Jamais… »
Phoebé fut l’autre grande résistante héroïque
de cette journée de désastre. Tirée de sa torpeur de nymphe maladive par la
clameur de la bataille, elle quitta sa couche, enfila une coquette et proprette
robe de chambre à ramages digne d’une cocotte miniature par-dessus sa chemise
de nuit en soie, si ajustée qu’elle en moulait ses côtes squelettiques, et
chaussa ses petits pieds translucides et livides dans des mules fourrées de
teinte rouille, puis, errante, ses cheveux de lin jaune défaits anonchalis
jusqu’à ses reins de poupée, elle s’en vint dans le corridor, quêtant
l’événement. Prudente, elle s’était munie d’allumettes, d’un petit flacon de
pétrole et d’un couteau. Ainsi non inerme, elle aperçut le bicorne de Blézieux.
Son sang anémié ne fit qu’un tour, car elle ressentit le danger au plus profond
de sa petite conscience. Toute blafarde, bien que toujours embrumée par l’opium
et d’autres opiats variés médicamenteux, toute cernée des yeux qu’elle fût,
elle trottina sans hésiter jusqu’à l’importun qu’elle toisa. Goguenard,
Blézieux crut à une plaisanterie et se rit de la poupée pécore chlorotique
d’une consistance de meurt-de-faim éthérée. Mais, toute chétive et évanescente
qu’elle parût, qui plus était point restaurée de sang frais depuis cinq jours,
Phoebé demeurait redoutable puisque vampire. Bâti comme un lutteur de foire,
l’homme d’ordre affirmait sa virilité devant cet avorton femelle au sang bleu
dégénéré. Or, une baronne de Tourreil de Valpinçon se devait de laver son
honneur, de demander au grossier rustre de lui rendre compte de cette insulte.
Ses grands yeux céruléens langoureux, qui mangeaient son émacié visage
d’évaporée droguée, étincelèrent d’un désir de meurtre. Elle se jeta à
l’attaque, bondissant au cou de ce succédané médiocre du mousquetaire Porthos,
alias Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. L’absence d’un valet
Mousqueton pour prendre la défense de cette montagne humaine facilita notre
agile nymphe à la morsure venimeuse, en cela que la fameuse fausse dent – qui
chez Phoebé, contenait de la strychnine – vida son contenu dans les trous de
chair occasionnés par les canines de la mignonne enfant. Le géant ridicule
avait beau se débattre, Phoebé ne lâchait pas prise et s’arc-boutait à la nuque
et aux épaules de son adversaire, tout en multipliant les coups de dents et en
tailladant les joues du gendarme avec son couteau. Elle lapait le sang chaud
qui filtrait des blessures de l’homme, ce qui augmentait encore ses forces et
la renforçait dans sa volonté de tuer. Les lèvres écarlates, la Dioscure
survivante se pourléchait et jouissait. Dépourvue des moindres dessous sous sa
chemise de nuit, elle mouilla de bonheur turbide et déversa sans façon ses
liquides alcalins intimes, arrosant indécemment l’encolure, les épaulettes et
la dragonne de notre militaire. C’était comme si elle lui eût bestialement
uriné dessus.
Lors, pour parfaire le tout et achever le
gendarme, Phoebé vida sur sa tête et ses épaules le flacon de pétrole, puis,
toujours montée sur lui comme si elle avait chevauché un gentil et doux poney
en quelque parc destiné aux jeux innocents des petites filles modèles, elle
craqua une de ses allumettes. Elle n’eut pas le temps de sauter de l’ennemi,
car le couple de lutteurs s’embrasa de manière instantanée, ce qui fit
accroire, lorsqu’on retrouva deux masses atroces amalgamées, encore brûlantes
lorsqu’on s’en approchait, quasi inidentifiables, puantes d’un fumet de graisse
humaine, que la pauvre petite fille, se sachant condamnée par la maladie, avait
préféré s’immoler plutôt que d’endurer de longs mois de souffrance. D’autres
pensionnaires – Aure, Phryné et Briséis – essayèrent de payer de leur petite
personne, mais il suffit de les empoigner solidement pour qu’elles lâchassent
les dérisoires aiguilles à tricoter et épingles à chapeaux dont elles s’étaient
armées pour mettre fin à leurs tentatives de résistance désespérée. Tous les survivants
étaient entre les mains des forces de la République lorsque Brunon et
Allard, leur aérostat posé, vinrent constater la presque réussite de
l’opération. La maréchaussée avait eu beau fouiller de fond en comble le
pavillon – jusqu’à la cave aux poupées de cire elle-même qui d’ailleurs troubla
nos soldats – ils ne parvinrent pas à dénicher Cléore de Cresseville et Jules,
le survivant de ceux qui l’avaient aidée à s’enfuir, quoique blessé à l’épaule,
parvint à s’enfermer dans son silence fidèle.
***********
L’heure était au bilan de cette journée. On
avait retrouvé Pauline, dans cette chambre mortuaire où gisait une gamine
blonde qu’elle déclara avoir été suppliciée par Cléore et un de ses complices
pour l’avoir aidée, avant que la comtesse et son acolyte eussent pris la fuite
par une porte dérobée en renonçant à la torturer à son tour. Or, si l’on
découvrit bien une alcôve cachée dans cette chambre, elle était sans autre
issue que le salon lui-même où Michel et Julien avaient combattu et, on eut beau
avoir recensé et décompté les morts et les survivants parmi la bande de la
comtesse de Cresseville, nulle autre personne qu’elle-même ne manquait à
l’appel. L’aliéniste se demanda si sa fille chérie ne cachait pas quelque chose
de plus grave au sujet de la pauvre Ellénore et d’elle-même, mais il n’osa
pousser plus avant ses investigations. A son grand étonnement, loin de s’être
avérées chaleureuses, émouvantes et affectueuses, les retrouvailles avec sa
chère fille, dont il remarqua le visage griffé, avaient été à peine marquées
par quelques émois convenus. Etait-ce là la réserve protestante ?
Tandis que Brunon et Cleuziot commençaient à
rendre les premiers honneurs à l’inspecteur Moret et à la dizaine de gendarmes
qui avaient trouvé la mort dans l’assaut, un sergent amena au savant la petite
boiteuse pitoyable, qu’on avait découverte, blessée, dans la bibliothèque.
Allard interrogea la fillette, qui, couchée dans la civière, d’une voix faible
et plaintive, lui conta son histoire larmoyante d’orpheline. Son aspect si famélique,
ses grands yeux d’affamée si suppliants et mélancoliques, conquirent le cœur de
notre protestant. Rien qu’à l’apercevoir, on pouvait croire que la petite
belette n’avait connu qu’avanies et misère, que sa vie n’avait été qu’une suite
stoïque de résignations aux mauvais traitements infligés par des bourreaux
d’enfants. Le ton de supplique qu’elle avait usé à dessein ainsi que son pied
d’estropiée congénitale constituaient autant d’éléments favorables à la cause
de la fillette. Ainsi, elle échapperait à la maison de correction à laquelle
seraient vouées ses camarades survivantes parmi celles qu’on ne restituerait
pas à leurs géniteurs. Quitterie avait toujours été en quête d’un foyer
chaleureux à même de satisfaire tous ses petits caprices. Sans Délia, elle eût
trôné à côté de Cléore. Une ambition, une aspiration l’habitaient ; celles de
vivre en bourgeoise gâtée de joujoux par des parents aimants, son idéal de
conte de fées selon elle.
« C’est
l’enfant que nous recherchions parmi les autres, la fille de Blanche Moreau,
celle dont la confession a tout débloqué. C’est la petite Berthe Moreau.
Laissez-moi la prendre temporairement en charge. Elle est seule au
monde. » déclara Hégésippe Allard à Brunon. Saisi par la compassion, notre
médecin républicain, protestant et franc-maçon de stricte obédience se demanda
pourtant s’il valait mieux que Quitterie fût placée dans un orphelinat - sort
qui attendait celles des gamines dépourvues de famille - ou, déjà résolu à
l’adoption simple d’Odile Boiron, s’il était préférable que la famille Allard
s’enrichît encore d’une bouche supplémentaire à nourrir. Il s’octroya le temps
de la réflexion, gêné par ce brusque élan de générosité, sachant aussi le rôle
redoutable tenu par les congrégations qu’il exécrait dans la gestion des
maisons de redressement où la République - ô paradoxe - risquait de recaser la
malheureuse enfant.
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