dimanche 3 juillet 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 4.

Avertissement : ce roman d'époque (1890) est strictement réservé à un public averti et déconseillé par conséquent aux moins de seize ans.

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Chapitre IV
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Le tombereau brinquebalait sur les cahots des pavés détrempés, semés de déjections équines. Il roulait à tombeau ouvert et ses roues cerclées de fer ne cessaient de passer par les flaques de l’orage enfin apaisé, trous d’eau occasionnés par les creux et les bosses de ce pavage usé. La chaussée était encore trop mouillée pour que ces heurts répétés produisissent des étincelles. Ce camion bâché d’un basin jaunâtre rapetassé éclaboussait badauds et badaudes du peuple et de la bourgeoisie qui invectivaient et insultaient plus ou moins grossièrement le cocher fou sans gêne qui les avait salis. Il manqua écraser un chemineau ivre à la barbe broussailleuse et baveuse qui s’écarta de justesse et lui cracha dessus en grommelant sa haine. Il sortit de la ville par les anciennes barrières du Nord Est.
Elle revint à elle sous cette bâche, les effets du chloroforme s’estompant. Ses narines furent frappées par les senteurs insanes et violentes de ce lieu mobile et confiné : cela puait à la fois le fruit pourri, les vents et l’urine humains. Notre fillette demeurait en position allongée, couchée sur le dos, en contact avec le fond de bois rugueux de ce fardier. Les planches irrégulières, quasi disjointes de la voiture, où des clous tordus et des échardes s’échappaient, permettaient d’apercevoir quelques soupçons de jour. La vue de la pauvresse s’accoutumait à son espace de rétention mobile. Elle eut une sensation d’amertume, de vide, causée à la fois par l’odeur d’infection du lieu clos et par les effets résiduels du soporifique. Une vomissure lui monta à la gorge. Elle ne pouvait guère bouger, se redresser, se basculer pour se soulager. Malgré la chétivité de son corps, habitué aux privations, qui parvenait à se faufiler jusque dans les cloaques les plus étroits – les gamins de la rue ne l’avaient pas surnommée la souris brune pour rien - elle ressentait une immobilité forcée, impression qu’elle attribua d’abord à l’anesthésique. Elle se contraignit à ravaler sa vomissure, à la régurgiter.
Lorsque la conscience progressa en elle, notre petite inconnue put enfin constater qu’on avait lié ses bras et ses jambes. On l’avait empaquetée après l’avoir enlevée. La seule chose dont elle se souvenait d’avant, c’était cet orage diluvien, son parapluie cassé qu’elle serrait convulsivement comme s’il eût été le trésor de Priam, et la borgnesse dont elle avait eu grand’peur. Puis, le néant l’avait emportée. Malgré les cahots, les soubresauts et les craquements de la patache, elle parvint à entendre de ténus gémissements. Elle n’était donc point seule dans cette bière puante et roulante !
Avec des efforts réitérés, bandant ses petits muscles, elle réussit à se retourner sur le flanc gauche, puis rampa comme elle put jusqu’au recoin du fardier d’où provenait le bruit. Sa reptation fut pénible, lente, douloureuse du fait qu’elle écorchait coudes et genoux nus aux clous et aux échardes. L’autre continuait à gémir, à pleurnicher. Dans la semi obscurité, elle put entrevoir sa silhouette et deviner, plus que comprendre, la nature de sa compagne de captivité.
Car il s’agissait d’une autre petite fille, plus jeune qu’elle, sept ou huit ans peut-être. C’était une petite campagnarde, de l’âge où on recrache encore sa dentition de lait dans l’assiettée de soupe.
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Ses joues étaient poupines, mais sales, de cette crasse paysanne de sauvageonne qui au grand jamais ne se baignait, accoutumée à se réchauffer en l’étable à la fourrure ou la toison des bêtes, à caracoler en plein air, à jouer dans le purin, à batifoler dans la bouse en jurant, à boire le lait crémeux à même le pis des vaches. La matité de son teint brun, halé, était accentuée par les croûtes de crasse qui la recouvraient. Elle eût fait horreur à nos chlorotiques Dames de charité dont la blancheur constitue l’idéal. Des mèches marron – sans doute était-elle d’un blond foncé terni par le soleil – s’échappaient d’une sorte de foulard à carreaux décoloré et malpropre, si vieux que la trame de l’étoffe de calicot ou d’indienne ordinaire en était devenue visible, foulard qu’elle devait d’habitude nouer à son cou, mais que la nécessité de se protéger de la violente ondée d’été l’avait obligée à en coiffer sa tête. Cette humble cul-terreuse, cette fille de rien, arborait une robe informe et grise par-dessus laquelle elle ou sa mère avait enfilé un tablier de coton écru, autrefois blanc mais désormais taché de salissures diverses où même des brins de foins adhéraient encore après la pluie. Ses jambes étaient saines, mais nues, marbrées et tannées par Hélios et par les excréments de la ferme, ses os solides. Ses pieds apparaissaient chaussés de sabots un peu grands pour elle, d’une sculpture grossière, rembourrés de fourrage, d’une paille à demi pourrie, qui exhalait des senteurs de fumier. De vilaines ampoules et cloques éclatées apparaissaient à la jointure des talons. Elle puait l’herbe, la chatte mouillée et la bouse de vache séchée. Les seules choses qui différenciaient et extirpaient cette fillette de l’animalité, enfançon rustre dont la cohabitation quotidienne avec le bétail constituait une évidence naturelle, pour ne point dire quintessentielle, étaient la bipédie et la parole. On n’osait l’imaginer partager avec lui la pitance commune de la mangeoire ou dévorer goulûment les racines à moins que ses mains malpropres gavassent sa bouche de tartines beurrées ou de miel. Elle aussi avait été attachée.
Cette commune compagne de misère et de vicissitudes – notre brune victime n’osait penser qu’elle fût providentielle – accompagnait ses pleurs et ses gémissements de mots sans suite, balbutiés en une espèce de patois qui s’apparentait à celui du Vexin normand. Cette mouflette rustaude jurait également ; par Dieu, par sa mère ou son père, par la Sainte Vierge, par tous les saints que lui avait enseignés le curé de village, par le Petit Jésus aussi, entrecoupant ses jurons de nouveaux épanchements lacrymaux et d’interjections dignes d’une charretière. Les acré ! crénom ! acrédju ! ah ben ! ah ça en est pas biau, ça ! crédié ! pristi ! à moué ! se multipliaient sur ses petites lèvres croûteuses de lait, de crasse et de morve. Il eût fallu bien des brosses et du savon pour châtier la petite grossière.
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De plus, elle avait pour coutume de se soulager à tout-va. C’était une symphonie de pets et de jets de pisse, une poësie de rusticité canaille qui submergeait le tombereau. Comme la petiote était entravée, elle ne pouvait relever ses jupes sales, s’oubliait et faisait ses besoins en conséquence à même ses vêtements. Les vents et les miasmes pisseux et autres qui emplissaient ce fardier de leur soufre lui appartenaient au point qu’on eût cru se trouver à bord d’un véhicule de vidangeurs. Faute de torche-cul, ses crottes adhéraient au bas de sa robe et à son fondement dépourvu de dessous comme il est d’usage commun chez les paysannes, agglomérats d’étrons fumants mêlés à son urine où parvenaient à s’insinuer mouches d’un vert cuivré, taons et œstres au redoutable aiguillon qui s’infiltraient et s’instillaient, sournois, envahisseurs et tourmenteurs, via les interstices des planches. Les insectes se posaient sur la face, les mains ou les tissus souillés. Ils bourdonnaient, agressifs, et nulle main, du fait des entraves, ne pouvait les chasser. Ils chatouillaient joues et narines, lissant leurs pattes noires, gobant par leur trompe les nutriments des déjections. Ces animalcules opportunistes se gobergeaient, faisaient bombance tout leur soûl de ces immondices, de cette manne ou provende, de cette aire de ponte providentielle, avant que des rivaux, nécrophore ou thysanoures, vinssent à les déloger pour, à leur tour, s’en régaler à l’envi.
Notre bouseuse miniature était captive de cette patache depuis plus longtemps que notre fille des taudis, depuis la matinée, l’aurore peut-être… Les ravisseurs d’enfants inconnus venaient donc de plus loin que Paris.
Sa compagne forcée tenta de lui adresser la parole, demanda depuis quand elle était là-dedans, si elle se souvenait de quoi que ce fût.
« J’ sais point m’zelle ! J’sais point ! » répétait-elle telle un benêt, une mule butée, en criaillant et sanglotant.
Elle se résolut à demander son nom.
« J’suis la Marie, la Mariotte, d’la ferme Gaillard ; j’étions la fille cadiotte (ainsi prononçait-elle le mot cadette) d’la Margote et du Bernard ! Maman ! Maman !
- Je m’appelle Odile et je suis de la grand’ville. »
Le voyage n’en finissait pas. Les heures filaient. Les planches de cet habitacle d’infortune laissaient deviner au regard d’Odile, d’un bleu farouche, que l’on roulait désormais sur des chemins mal empierrés, voire de terre, de traverse, en rase campagne, peut-être en direction de la Marne ou plus loin, vers les cépages champenois. Les phases de gémissements de Marie s’entrecoupaient d’instants de sommeil. Odile ne parvenait pas à se reposer. Elle tenait à rester en éveil, ses sens en alerte. Après un laps de temps indéfinissable, on fit une halte, alors qu’une nouvelle pluie tombait.
Deux mains velues soulevèrent la bâche et une face triviale se montra, un homme coiffé d’un melon cabossé et poussiéreux, au rictus d’ivrogne, dont l’unique incisive conservée à son maxillaire supérieur, pointait. Son haleine exhalait des effluves de bière de mauvaise qualité. Aidé d’un acolyte – sans doute était-ce le cocher -, il empoigna les deux fillettes sans ménagement en leur disant :
« Allez, mes toutes belles ! On est bientôt arrivés. Z’allez m’obéir et rester tranquilles. Jules, passe-moi l’couteau ! »
Odile crut qu’on allait trancher leurs liens, mais ce ne fut qu’une illusion. Jules, le cocher, se contenta de délier les pieds des captives puis l’autre leur enfonça avec brutalité une poire d’angoisse dans la bouche avant de leur bander les yeux. Il s’exclama à l’encontre de Marie :
« Quelle petite pesteuse, cette mioche ! Qu’est-ce qu’elle pue ! C’est y pas l’infection ? L’est pas présentable ! »
Aucune des deux n’avaient osé broncher et résister à ces brutes toutes en muscles. On les replaça dans leur prison. Odile put constater que le ciel s’éclaircissait, s’abeausissait. Des nuages noirs émergeaient quelques rayons furtifs d’un soleil déclinant ; la journée d’été était jà avancée. Puis, le camion s’ébranla après qu’on eut entendu Jules fouetter l’attelage.
La petite Mariotte s’agita davantage. Elle dodelinait de la tête, prise de spasmes. Elle tentait de se débarrasser de ce lourd bâillon qui obturait sa bouche. Odile demeurait coite. Elle attendait qu’on arrivât et se doutait de l’imminence de cet instant.
Environ un quart d’heure s’écoula ; puis la voiture tourna à droite, s’engageant dans un chemin de terre herbu et désolé, qui menait droit à un groupe de trois pavillons isolés en rase campagne, dont le principal était une réplique mignarde, bien qu’agrandie, du fameux Parc-aux-Cerfs de Versailles, où Louis XV aimait à retrouver celle qu’on surnommait La Morphise,
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et qui possédait les plus belles fesses du royaume quoiqu’elle fût irlandaise. Le roi se livrait en ces lieux de dépravation et d’abjection à toutes les turpitudes, déflorant de jeunes vierges ainsi livrées à son rut, ainsi que l’avait conté Petrus Borel dans un roman d’une rare licence, Madame Putiphar, publié en 1838. Les roues de la patache crissèrent dans les allées de ce domaine plus désolé qu’une lande, où le jardin se résumait à des parterres jaunis, empierrés de graviers et de galets, envahis par l’ajonc. Il fallait prendre garde à ce qu’elles ne se prissent dans les ornières innombrables et toute l’habileté de Jules consistait à louvoyer entre les creux et les bosses, à ne point verser, à ne point rompre l’attelage ou briser essieux, rayons et moyeux. L’eau sale des flaques l’éclaboussait et il grognait comme un vieux ronchonneau, retenant ses bêtes qui, nonobstant leurs ornières de vieux cuir quasi équarries par l’usure, s’effrayaient et hennissaient.
Enfin, l’équipage s’arrêta. Un vent frais balayait le firmament, chassant les derniers résidus nuageux. Il était près de six heures du soir et les chevaux étaient fourbus. Les deux comparses firent descendre leurs petites captives mais se gardèrent pour l’heure d’ôter leurs bandeaux, leurs cordes et la poire d’angoisse qui les étouffait presque. Près du pavillon rococo, on apercevait une pièce d’eau vidée, desséchée, au fond verdâtre et vaseux, à peine arrosée et emplie par la pluie, que surmontait la balustrade d’un belvédère agrémenté de statues antiques moussues et pourrissantes dans le style galant d’Houdon et de Pigalle.
Au comité d’accueil, deux hommes d’âge moyen attendaient. On les surnommait les inséparables ou le tandem, comme s’ils eussent vécu en couple antiphysique, comme s’ils avaient été des sycophantes siamois de la cause qu’ils servaient jusqu’à la damnation. La réputation de ces deux compères de sac et de corde était aussi sinistre que celle de Burke et Hare,
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les fameux criminels du début de ce siècle. Non pas qu’ils s’adonnassent au trafic des cadavres, qu’ils les déterrassent et détroussassent en quelque champ des morts ou champ catalaunique, non point non plus qu’ils allassent jusqu’à occire les vivants d’un bon coup de surin dans les tripes afin que le cadavre, justement, fût le plus frais possible. Ils étaient tout simplement les régisseurs, les comptables et les fondés de pouvoir de leur cause. Ils recensaient la marchandise, la répertoriaient, l’inscrivaient dans des registres de comptes tenus scrupuleusement, en conformité avec les règles de la comptabilité en parties doubles. Ils biffaient aussi parfois des articles, lorsqu’ils n’étaient point bons, point satisfaisants, contrefaits ou usés, bons au rebut lorsque leurs qualités premières s’étaient altérées à l’usage répété et intensif, obviant ce que l’on appelait juridiquement le risque de la tromperie sur la marchandise, susceptible de la correctionnelle (du moins, par une justice rendue, parfois expéditive, par les tribunaux spéciaux propres à leur milieu). La clientèle, parfois titrée, devait être contente de ce commerce, de ce trafic, de cette prestation très spéciale de ce que l’on nommait par métaphore, par code, les pièces de biscuit. La règle rappelait la querelle entre Voltaire et Frédéric II : on presse l’orange puis on jette l’écorce. Ils étaient fidèles, dévoués, associés à leurs chefs, tels des Arbogast ou Stilicon au service des ultimes fantoches de la Rome décadente.
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« Encore un nouvel arrivage de pièces de biscuit ! » S’exclama celui dont Julien était le prénom.
L’homme portait la quarantaine et les cheveux bruns et courts. Il était glabre et s’exprimait avec une gouaille faubourienne, avec cet accent commun aux habitants du Canal Saint-Martin. Il s’affublait d’étranges sobriquets que l’on eût pu croire tirés de quelque littérature prolétaire et feuilletonnesque du futur : Jésus La Caille, Coco bel Œil ou Milord l’Arsouille. C’était un fumeur invétéré, qui grillait les cigarettes comme on boit un grand cru. Présentement, il achevait le trentième mégot de la journée et son péché, vendu en bottes, bourrait les poches de son paletot. L’autre paraissait plus âgé, mais cette apparence résultait peut être d’une manie du travestissement en vieux bougon à lorgnons, rôle de composition qui lui seyait à ravir et lui permettait de mener à bien incognito – qui donc soupçonnerait une vieille ganache barbue et rognonnante en redingote lustrée ? – des missions de repérage des futurs bibelots. Il se nommait Michel et portait une veste de velours côtelé de rustaud sur une chemise sans cravate, mais on n’en voyait pas le col à cause d’une barbe en éventail de loup de mer teinte en poivre et sel destinée à vieillir l’impétrant. Sans sa barbe, le bas de son visage apparaissait lourd, tombant, empesé, quasiment goitreux. Ses lèvres étaient gourmandes, sensuelles, et l’on pressentait en lui le patachon bachique. Son tempérament de jouisseur, son goût du déguisement, du grimage, étaient facilités par une formation de théâtreux, d’histrion, de cabotin lutinant les danseuses et actrices : n’avait-il point été préposé au rôle d’un vieux grognard de la Garde dans une pièce de théâtre à la gloire de l’Empire qui, chaque fois qu’on la reprenait à Ménilmontant, faisait salle comble ? Il aimait à rappeler le célèbre refrain de la chanson belliqueuse de la pièce que tous les spectateurs reprenaient en chœur en battant des mains, et l’entonnait d’une voix avinée, rocailleuse, goualeuse et chevrotante :
« On va leur percer le flanc, ran plan pan tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! »
Cela résonnait tel un tambour à Austerlitz, telle aussi la revanche rêvée que l’on attendait tant.
Lorsque Jules et son acolyte leur montrèrent les deux nouvelles pièces de biscuit, Julien ne put s’empêcher de s’exclamer à l’encontre de Marie :
« Oh la p’tite croquante ! Elle est carrément confite dans sa merdaille celle-là ! C’qu’elle pue !
- Parfois, on prend n’importe quoi ! rétorqua Michel. De toute façon, ce sont Sarah et Miss Délie qui vont décider pour Mademoiselle.
- Miss Délie ! Ciel !
- Tu l’as dit ! A force de fricoter avec qui tu sais…
- Quel mélodrame, quelle mélasse ! J’en éprouve l’envie de souffler dans mon tire-jus !
- C’est le seul client mâle et qu’est-ce qu’elle lui fait passer !
- Ouais, mais y paye bien ; l’est pas un tire-sous ! C’est un gros contributeur, avec plein d’affabilité, de prodigalités !
- Où c’est qu’elle est la thune ?
- Dans la poche du bourreau de Béthune ! acheva Julien. Tu sais bien que c’est son déguisement favori. »
Ce dialogue abstrus, pour celles et ceux qui n’étaient pas de la partie, fut interrompu par l’ouverture de la porte par Jules. Tandis que son comparse, Albert, l’homme au melon défoncé, demandait à aller se reposer, Jules et Michel accompagnèrent leur arrivage à travers la maison. Une fois la porte refermée, Jules rendit la vue aux deux mouflettes et rangea les bandeaux dans un des tiroirs d’une commode Boulle. On leur ôta la poire d’angoisse mais les liens des mains demeurèrent. Marie épancha son chagrin, sans retenue, tandis qu’Odile conservait son sang-froid, son équanimité.
Une enfilade de pièces meublées, plus ou moins chargées d’ornements dans le goût exquis du XVIIIe siècle (les fillettes n’avaient jamais rien contemplé de pareil) furent traversées, vivement, sans qu’il fût loisible de s’attarder à leur beauté. La petite Marie poursuivait ses sanglots sans que nul ne la consolât. Une poupée grossièrement modelée dans la glaise eût suffi à la calmer, à la contenter, tant elle s’accommodait à jouer avec des riens. Jules et Michel escortèrent leur prise jusqu’aux communs. Ils ouvrirent une porte de chêne massive qui débouchait sur une espèce de cuisine ancienne, avec une cheminée, éteinte à cause de la saison, des vaisseliers renfermant des services de Delft et des batteries de casseroles aux cuivres étincelants. Deux personnes, aux âges fort divergents, les attendaient.
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La première de ces personnes à laquelle Michel avait fait allusion était la fameuse Sarah. Vieille femme de près de septante ans, tout de noir adonisée, elle fumait une pipe d’écume au tuyau interminable de laquelle elle tirait des bouffées nauséabondes d’un tabac brun ordinaire. Un rosalbin se dandinait comiquement sur son épaule droite. Un madras déteint, autrefois d’un bleu de smalt, cachait ses cheveux blancs. Il était imbibé de vinaigre, tel celui du régicide Marat, l’ami du peuple, et ni ses effluves, pourtant puissants et écœurants, ni la fumée de sa pipe de pirate, n’arrivaient à recouvrir les relents excrémentiels de la pauvre Marie. Une lettre hébraïque, à caractère kabbalistique, était tatouée au mitan de son front tavelé. Un spécialiste y eût déchiffré un aleph. Ses mains noueuses arboraient des motifs géométriques ocrés et complexes, teints au henné, coutume commune aux femmes du Maroc. Sarah y avait longtemps vécu, quelque part dans ce que l’on nommait le bled maghzen. Elle prétendait, à qui voulait l’entendre, avoir sauvé la vie d’un éminent explorateur français dont l’identité se dissimulait sous la défroque pouilleuse du prétendu rabbi Youssef Aleman. Elle s’exprimait à l’ordinaire dans un salmigondis de français, d’espagnol, d’arabe et de ladino, du fait de ses origines séfarades. Elle lissait spasmodiquement sa robe nègre effilochée, d’où dépassait l’ourlet jaunâtre d’un jupon si ancien qu’Esmeralda l’Egyptienne, l’héroïne du poëte Hugo, eût pu l’avoir porté. Sarah se croyait la dépositaire d’une culture composite, plusieurs fois millénaire, où se mêlaient les héritages d’Al-Andalous, d’Abraham, des mozarabes et de la Berbérie. Sa bouche presque édentée émettait des tremblements irrépressibles de sorcière immémoriale. Elle s’entrouvrait sans cesse, comme un poisson agonisant hors de son élément naturel. Du fait de ses milliers de ridules séchées, on l’eût attribuée à une tête de momie pharaonique dont le débandelettage se fût produit chez un Lord décadent. Cet orifice hideux émettait des sons crachotés, des grommèlements, qui sonnaient telles des imprécations ou des malédictions mosaïques. De ces marmottements, on pouvait à peine distinguer de ténus am’nellé ! am’nellé ! intraduisibles. Sa main gauche était sèche, comme celle de la Bible. Ce membre de squelette pendait, immonde, comme si Sarah eût succombé au poids de péchés de sa race, qui comme chacun sait, fit crucifier Notre Seigneur Jésus[1].
Sarah posa enfin sa pipe, après que ses yeux d’un noir d’abysses, profondément enfoncés dans ses orbites de presque morte, eurent longtemps scruté et dévisagé les deux nouvelles pièces de biscuit. S’adressant à Jules, elle jeta en français des paroles lapidaires :
« Délie-les ! »
L’autre, à côté d’elle, émit un sourire narquois, tandis que Jules s’exécutait. Cette seconde créature, la jeune, qui était demeurée silencieuse jusque là, se contentant de tripoter la badine qu’elle tenait, se décida enfin à prendre la parole. Une voix poseuse, méprisante et flûtée de petite fille de snobs, à l’accent anglais compassé et grasseyant, presque forcé, sortit d’une bouche fruitée :
« Foi de Délie, nous allons avoir un sacré travail de dressage avec ces deux là ! »
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Délie ou plutôt, Adélie ou Adelia O’Flanaghan, constituait le contraste vivant de Sarah. En les voyant pour la première fois, on eût pensé à une confrontation de chair vive entre les deux célèbres tableaux du maître espagnol Francisco Goya y Lucientes les vieilles et les jeunes. Adelia O’Flanaghan était en ses quatorze printemps.
Divers bruits couraient sur ses origines, rumeurs selon lesquelles, entre autres, elle n’était issue de rien, car d’une fort basse extraction. On la disait fille naturelle d’un esquire ou d’un duc de ; elle avait connu une enfance malheureuse, la faim, la misère effroyable, la fabrique ou la mendicité. On prétendait qu’on l’avait arrachée à l’âge de dix ans aux bas-fonds de Dublin ou d’ailleurs, qu’on l’avait tirée du ruisseau ou de la plus belle maison de passe de Londres, à moins qu’on l’eût ôtée des griffes d’une marâtre impitoyable. On racontait toutes sortes de choses sur elle, parce qu’en fin de compte, on ignorait tout d’elle.
Délie-Adelia était des plus jolies. Ses cheveux, d’une nuance brun-roux cuivrée, que l’on dit en anglais auburn, cascadaient sur son buste en longues mèches ondulées et soyeuses. Son nez était petit, pointu, spirituel car retroussé, quoiqu’il fût marqué çà et là de petites taches de rousseur qui n’ôtaient rien à sa grâce, au contraire. Ses yeux verts et pers avaient des éclats citrins qui vous subjuguaient. Sa silhouette apparaissait gracile, quoiqu’elle fût plutôt tout en nerfs.
En réalité, Adelia était née en 1876, d’un père inconnu d’origine modeste et sa mère, ouvrière dans une filature de coton, avait succombé à la tuberculose. Placée dans un orphelinat de Dublin à l’âge de sept ans, elle avait subi maints mauvais traitements, force châtiments corporels, dans ce qu’on eût dû qualifier d’écolage de la perversion. Moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, ladies et gentlemen avaient pour habitude d’adopter les enfants de cette institution parmi ceux qui leurs paraissaient les plus misérables, miséreux, pitoyables et loqueteux. La plupart en faisaient leur chose, leur bibelot, leur pet. Adelia eut plus de chance : la Dame qui l’adopta était une duchesse de. , et elle était française. Mère d’un fils unique décédé à onze ans d’une vilaine méningite, Madame de., en mal d’enfant, s’était résolue à une adoption simple, via une transaction dont le montant demeura inconnu. Dès lors, alors qu’elle atteignait ses dix printemps, Délia connut les délices de Capoue et se vautra dans la soie, les rubans et les lambris, ce qui la gâta encore plus.
Sa bienfaitrice lui prodigua une excellente éducation. Elle apprit à parler noblement, à s’exprimer dans la langue châtiée et compassée du Grand Siècle. Délia mania à la perfection la concordance des temps, les imparfaits du subjonctif et la seconde forme du conditionnel passé. Au lieu de dire j’veux ça ou j’ai envie d’ça, elle quémandait et suppliait Madame avec humilité et déférence :
S’il vous plaît Madame, j’eusse souhaité que vous m’offrissiez ce mignard colifichet ;
ou encore :
J’eusse espéré que vous fussiez aise, Madame ; que ce menu cadeau vous agréât.
Elle n’osait l’appeler mère.
Quoiqu’elle conservât un léger accent de la verte Erin, que d’aucuns qualifiaient de coruscant, de gorgeous ou de delicious, Délie aimait à tourner ses phrases à la manière de l’Ancien Temps à les prononcer comme cela fut autrefois d’usage en blésant, zozotant ou grasseyant, ce qui créait une effet comique chez ceux qui n’étaient point de la Haute. Lorsqu’elle parlait, elle se dressait avec suffisance sur ses bottines, tel un coq sur ses ergots, en pointant la trompette de son petit nez. On comprenait que de si bonnes manières pussent séduire Mademoiselle Cléore, amie de la duchesse. Adelia était catholique et croyante, comme toutes les Irlandaises. Elle ne manquait jamais l’office dominical de Saint-Philippe du Roule. Il était inéluctable que Cléore et la petite chipie s’y rencontrassent. Cela se produisit à la messe du Vendredi Saint de la Pâque 18**. Délia venait d’avoir treize ans. Sous le vernis trompeur de la bonne éducation, Cléore sentit que la petite fille recelait des trésors troublants d’effronterie et d’impulsivité. Elle se pâma au spectacle de sa beauté, des somptueuses parures juvéniles qui la couvraient. Cléore avait beaucoup lu ; son cœur bovaryste baignait dans l’esprit romanesque. Mais aucun roman, même le plus leste, qu’il fût écrit par une tribade ou un antiphysique, qu’il circulât sous le manteau, n’avait tenté de soulever cette question fondamentale : était-il possible, dans la fiction comme dans la réalité, qu’une femme et une fillette s’aimassent ?
Le lien se noua, indéfectible. Cléore voulait Adelia ; elle l’obtiendrait, quel qu’en fût le prix. Elle la racheta à la duchesse de. , comme on acquiert un chiot. Comme à l’accoutumée, le montant de la transaction resta secret. Tout ce que l’on sut, c’est que les tractations avaient duré un moment, que Cléore avait dû payer de sa personne, se montrer persuasive pour qu’elle l’emportât. Dès lors, devenue le Salai de Mademoiselle, Adelia l’accompagna partout tel un giton impubère dans tous les lieux huppés, exécutant des courbettes répétées dans les salons où les personnes titrées bruissent et s’infatuent de leur préciosité adventice, de leur julep inutile et parasite. Ces salonards ne se privaient pas d’interroger Mademoiselle la comtesse, qui présentait Adélie comme sa jeune nièce orpheline. Du temps de la douceur de vivre, la chose était un lieu commun : filles ou nièces (selon le degré de faveur dont elles jouissaient) peuplaient la cour, les palais, les folies. Ces messieurs-dames admiraient l’entregent de Délia, le luxe de ses toilettes, la mignardise des faveurs qui ornaient robe et cheveux. Ils s’extasiaient, hypocrites, à sa voix flûtée et fruitée qui, à ravir, chantonnait des mélodies de messieurs Duparc et Fauré, à ses mains ivoirines qui pianotaient Chopin, Schumann et Liszt ou traçaient au fusain des portraits – car la petite était ambidextre – dignes de monsieur Forain, se ravissaient de son blèsement snob, du galbe de ses pieds mutins pris dans de graciles bottines ou chaussures vernies à lanière. Délia était devenue la coqueluche, le fétiche des salons, le ouistiti savant, le bébé irlandais de la comtesse de Cresseville.
Un soir, au concert, les choses allèrent plus loin. Cléore avait à l’opéra sa loge réservée. On y donnait ce soir là Beethoven, son compositeur favori, du fait que sa musique vous transportait au pinacle et incarnait le Sublime descendu sur Terre. Nul ne s’étonna que la fillette fût présente et partageât la loge de la comtesse. Lorsqu’on s’appelait de Cresseville, on pouvait se permettre quelques caprices, et venir assister à Fidelio sans chaperon et sans homme, qu’il fût frère (oui, Cléore avait un frère cadet et leur brouille était chose publique) ou prétendant amouraché. Avec pour seule compagnie une fillette de treize ans, Mademoiselle occasionna à peine quelques murmures de réprobation chez les vieilles bigotes arriérées.
Absorbée par la musique à la fois poignante, pathétique, martiale et suave du grand Ludwig, Délia, qui avait pris goût à la grande musique, délaissant les chansonnettes irlandaises de son orphelinat qu’elle aimait à entonner pour se consoler lorsqu’elle avait subi des fustigations de férule, Délia, écrivions nous, ne réalisa pas sur-le-champ ce que Mademoiselle faisait. Une main exploratoire tâta avec insistance ses étoffes empesées, s’insinua sous ses atours et ses jupons, goûtant à la volupté du toucher des doux pantalons brodés et des dentelles de la chemise, cherchant à atteindre la peau… Adelia rougit, demeura coite, mais se laissa entreprendre. La main devint caressante tandis que Cléore lui murmurait à l’oreille des mots tendres. Elle s’attarda à l’entrefesson jusqu’à l’indicible, lissant bientôt à travers le coton, longuement, lentement, cet orifice ourlé, membraneux, cette « origine du monde » là non encore éclose, cette fleur perce-neige qu’on ne devait point nommer. Elle fouailla, modela, cette cire vierge impubère, prenant soin toutefois de ne point percer l’opercule sacré de la vestale, n’allant pas jusqu’à ouvrir le petit bouton de nacre, là, juste là, petite chose si pratique pour uriner sans se déculotter, qui constituait l’ultime rempart entre le fin textile de la lingerie et la conque du sexe. Adelia tressaillit. Jamais elle n’avait vécu une telle volupté. Son cœur battait la chamade. Elle en eut des suées orgiaques. Elle émit des gémissements incoercibles telle une fille de joie. Son linge intime s’imprégna, se mouilla d’une sécrétion inconnue qui traversa l’étoffe délicate et poissa les doigts de son amante jusqu’à l’obscénité. Désormais, le lien se faisait impudique, charnel quoique feutré. C’était comme si Cléore et Délie eussent signé un pacte de chair. Cléore la sermonna, lui fit promettre le mutisme, pour ne point dire la mutité pathologique, sur ce qu’elle venait de lui faire.
Rentrée, au lieu de s’aller coucher, Délia voulut laver toute cette flétrissure, cette honte, ce déshonneur, quoiqu’elle eût conservé son intégrité de jeune vierge. Elle savonna son intimité jusqu’à l’intumescence, jusqu’au sang, s’administra à l’aide d’un archaïque clystère de Fagon un lavement honteux et douloureux de catin voulant obvier l’engrossement, voulant effacer une souillure de scandale. En secret, elle chercha à pallier le danger d’une défloration contre nature quoique son hyménée n’eût pas été lésé. Il lui fallait obturer cela, empêcher toute rupture, quel qu’en fût le coût. Elle lut un livre horrible, les souvenirs d’une putain célèbre du siècle de Rousseau, qui expliquait comment un joaillier de la cour pratiquait couramment ce type d’interventions assisté d’un orfèvre et d’un chirurgien-barbier. Grâce à cela, elle avait été surnommée la pute-vierge ou le conin-Régent. Elle exhibait à qui voulait le voir ce diamant-sexe que vantèrent Casanova, Restif de la Bretonne, Choderlos de Laclos et Donatien marquis de Sade. La créature en souffrit mille morts. Elle en devint promptement aménorrhéïque. Une humeur gâtée, puante, sourdait continûment de ce troisième œil bien particulier. La fille en devint gangréneuse, pourrissant par places, de l’intérieur, comme lorsqu’on se soulage d’un fruit non désiré en le travaillant à l’aiguille, l’infection s’y mettant après qu’on eut expulsé l’ange, laissant filer, s’écouler, en un jus indescriptible et noirâtre de putrescence, de squirre bitumeux, les viscères de la génération. Elle en creva, à seulement quarante ans.
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Adelia savait le risque qu’elle prenait mais avait entendu parler du développement de l’asepsie et de l’antisepsie. Afin qu’elle pût payer l’intervention secrète, elle vola Cléore, lui dérobant, en cachette, force billets de mille francs, mais aussi une bague ornée d’un saphir, héritage de la grand’mère de la comtesse. Cléore crut à une rapine d’une domestique, une noiraude à l’esprit de fouine, qu’elle n’aimait pas, bien qu’elle l’eût engagée pour son orientale beauté, une juive du nom de Ruth qu’elle renvoya sans émoluments, quoique la youpine protestât de son innocence. Mais Cléore, connaissant la cautèle et la propension aux pleurnicheries propres à ce peuple, ne se laissa pas fléchir.[2]
L’éminent chirurgien des Hôpitaux de Paris qui, un matin, vit déferler dans son cabinet le vif-argent d’une mignonne petiote fort bien adonisée, crut avoir affaire à une fille du monde déflorée par l’inceste ayant fui ses pénates au risque du scandale. A force de minauderies et de dessous de tables, il se laissa convaincre, à la condition qu’un joaillier fût de l’intervention, qu’elle restât strictement confidentielle et clandestine, et qu’on appliquât avec la plus scrupuleuse précaution les principes d’hygiène de la médecine nouvelle. Adelia exigea qu’on l’anesthésiât. Elle choisit la gemme qu’elle souhaitait arborer, un superbe rubis indien, plus exactement gujrati, d’un gorge-de-pigeon évocateur. Elle réclama qu’on l’enchâssât au mitan d’un anneau d’or digne de Gygès, anneau qui serait son alliance spéciale. Elle poussa le culot jusqu’à émettre un chèque de deux mille francs car, rendue experte en fausses écritures du fait de ses fréquentations passées parmi les orphelins les plus âgés, elle contrefit la signature de sa maîtresse. Cléore était si fantasque et gérait tellement ses affaires à l’emporte pièce qu’elle ne remarqua jamais cette amputation à sa fortune !
Cependant, il fallut bien que Délie s’absentât. Elle disparut plusieurs jours durant, au grand dam de la maisonnée de luxe qui lui prodiguait gîte et couvert sans bourse délier. Cléore crut à une fugue. Elle ne cela rien à la police, craignant par-dessus tout l’étalage de sa passion coupable. Puis, la fille prodigue revint au bercail, changée, plus sournoise et perverse que jamais, pis qu’un enfant sauvage.
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Avec l’audace et la franchise de ses treize ans, Délie avoua tout, débagoula tout, cracha tout. Surtout, elle montra son trésor secret. Cléore se laissa amadouer, éblouie, émerillonnée par ce sexe gemmé, comprenant tout le parti audacieux qu’elle tirerait de cette attraction impudique qui deviendrait un des clous de l’entreprise dont nous allons dérouler le développement au fil des prochains chapitres. Amie lectrice, ami lecteur, nous sommes de celles et de ceux qui pensons que la littérature moderne de la fin de ce siècle doit rompre avec la chronologie stricte des faits, leur énoncé dans l’ordre, la linéarité de l’action. Nous avons par conséquent décidé d’alterner des scènes et des situations qui ne se déroulent point au même moment, la même année. Notre héroïne des premiers chapitres est antérieure aux faits que nos relatons au sujet de Marie, d’Odile ou de Sarah. Ne vous méprenez point et poursuivez votre parcours.
Pour en revenir à notre récit, Délie devint dès lors la plus précieuse des poupées de chair vive. Elle fut la favorite de la sultane ou de l’impératrice. Elle prit une part active au développement de l’entreprise, jouant le rôle de chef des recrues, car leur aînée, mais aussi de contremaître et de professeur. Cléore lui octroya force cajoleries et droits spéciaux imprescriptibles. Ainsi privilégiée, Délie multiplia les caprices et les dépravations. Elle fuma de l’opium. Elle se maquilla, s’enduisit de fards, de rouge, de poudre, de crèmes et pâtes de beauté dérobées à Mademoiselle et carmina ses lèvres, qu’elle n’avait point pulpeuses. Elle demeurait des heures à la coiffeuse, se brossant les cheveux, usant du fer à friser presque à s’en brûler le cuir. Délie voulait des boucles, des torsades, des english curls, à la semblance de celles de sa maîtresse, de sa Cléore. Elle ornait ses frisettes de faveurs et padous en soie, en satin ou velours, qu’elle parfumait à la violette ou à la cardamome. Un jour, elle découvrit dans un vieux magazine anglais une lithographie de Jane Morris, une des muses du peintre Rossetti.
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Elle voulut l’imiter, gonflant son cou tel un jabot, prenant des poses affectées, crêpant ses mèches. Elle inondait sa peau de parfums bon marché à la rose et au muguet, qu’elle payait de ses propres deniers, embaumant les aîtres jusqu’à les en blaser d’amertume.
Elle aimait à ce qu’on l’appelât, dans le sens à la fois littéral et graveleux du terme ma petite chatte. Les clientes, que nous verrons dans quelques pages, la flattaient, lui susurraient des mots affectueux que ses oreilles goûtaient : mon poupon, mon baby, ma poupoule, ma bibiche, ma poupette… Elle aimait à ce qu’on l’appâtât par des affèteries, par des minou, minou ou pussy, pussy ; à ce qu’on lui offrît de délicieuses friandises. Les sucres d’orge avaient sa préférence, des bonbons bien spéciaux, aromatisés à la fraise, au citron ou à l’orange, conçus pour la maison, dressés comme des membres virils, qu’elle suçait en soupirant à longueur de journée, y éprouvant des délices émollients, affalée sur un sofa. Elle exhibait avec une obscénité crâne de garce, à qui en réclamait la contemplation, son troisième œil de Golconde, son rubis du Gujrat. Les dames dépravées se pâmaient lorsqu’elle soulevait ses jupes, écartait ses jambes et ouvrait le bouton de l’entrecuisse qui fermait ses pantalons puis repoussait le tissu pour exposer son joyau indien pervers brillant de mille scintillements vicieux. Elle jouait aux entrechats ou au cancan, faisait le grand écart, imitant la bien connue artiste Demi-siphon. Elle craignait que le chirurgien ou le joaillier se fussent trompés d’orifice, quoiqu’elle urinât avec facilité, se gourmandant parfois de sa méconnaissance enfantine de la physiologie génitale. Elle aimait à se faire photographier et à se mettre en scène. Elle obtint de monter une représentation des Peines de cœur d’une chatte anglaise, quelques saynètes seulement, certes, mais à l’attention expresse et privilégiée du public de la maison. Son masque de minette, en poils de matou authentique, moustaches incluses, créa la sensation. Elle joua son rôle à ravir, composant ses tirades de miaulements, de meou, miaou, miaraou calqués sur ceux des chattes en œstrus qu’elle entendait le soir, au clair de lune.
Elle ne se promenait pratiquement plus qu’en dessous, à longueur de temps, sauf lorsqu’elle était en représentation, finissant par faire de cette lingerie sa seconde peau. Il n’était point rare de la croiser en simple chemise de batiste, pantalons ou bloomers bouffants tout en coton, d’une douceur d’ouate émoustillante, telle une petite, un bébé de maison de tolérance du Sud moite de l’Amérique, les pieds nus, en train de frotter ses fesses de poupée sur le parquet, telle une effrontée, jusqu’à ce qu’elles fussent sales. Elle devint le calvaire des blanchisseuses. Elle en attrapait une quasi malemort, toussotant et crachant comme une phtisique, ne se résolvant jamais à se couvrir un peu. S’il venait au grand jamais à Sarah la velléité de la réprimander pour son impudicité, elle haussait les épaules avec désinvolture, faisant preuve d’un je-m’en-fichisme crasse de fille qui s’en croit. Délie répondait vertement qu’elle ne faisait que jouer à la canotière sur un petit bateau, comme ces fameux personnages débraillés des toiles de monsieur Renoir s’affichant en maillot de corps au vu et au su de tous. Elle put poursuivre son vice d’ingénue libertine en toute équanimité, sa lubie, sa propension à l’exhibitionnisme d’une plus que nue à la grande réjouissance de ces Dames.
Elle tenait souventefois une badine à la main, pour mater, disait-elle, les autres petites filles. Elle récitait ingénument par cœur des pages entières de la Justine de Sade ou du Cantique des cantiques, d’un ton sentencieux et innocent, zézayant de plus belle, comme si elle n’en eût point saisi tout le sens, toute la subtilité, sans rien y voir à mal. Bien qu’elle ne fût plus sotte, elle s’abreuvait à d’autres fontaines de Siloé littéraires obscènes sans en appréhender ni le sel, ni la salacité car pour elle, ce n’étaient que jolis contes de mère grand ou de Ma mère l’Oye, écrits pour des petites filles qui savaient tout.
On avait fini par jalouser Délie. Du fait de toutes les cajoleries, de tout l’affect dont elle était l’objet, Miss Délia suscitait l’envie. Pour les autres, tous les cadeaux qu’elle recevait, ces poupées, ces joujoux, ces dînettes, ces robes, chapeaux, colifichets, boîtes à ouvrage, s’apparentaient à de la prévarication ou de la concussion. On ne comprenait pas comment elle demeurait pucelle, elle qui goûtait à tant de priapées et n’avait de cesse de courir la pretintaille. Sarah, persifleuse, lui rappelait, comme à un empereur romain, qu’il fallait qu’elle se souvînt qu’elle était mortelle. Cela signifiait : jeunesse passe et un jour, une autre aura ta place. Malgré ses gamineries de catin miniature, de pussy dépravé, elle s’inquiéta. Délie se mit entièrement nue devant sa psyché et scruta les stigmates de la nubilité . Elle s’effara : les aréoles devenaient agressives, pointaient déjà, telles ces pointes roses des boucliers du poëte Baudelaire. Elle toucha son moi intime, près du joyau, et ce qu’il y avait au-dessus et devant, y devinant l’ombre d’un malséant duvet. Craintive, affolée après cet examen révélateur, elle s’en fut chiper à Mademoiselle une cire dont elle usa avec douleur, la chauffant, épilant tout phanère compromettant. Lorsqu’elle n’eut plus un soupçon de toison, elle but pour se soulager, vidant dans sa gorge naissante un flacon entier d’eau de Cologne. Elle entoura sa poitrine à peine esquissée d’un bandage, à la semblance d’un sous-vêtement de sportive romaine, d’un mamillare, comprimant ce qu’elle n’avait point encore, oubliant que sa maîtresse n’était guère mieux pourvue qu’elle. Si elle passait au corset, elle serait perdue. Elle se rhabilla, enfilant avec prestesse pantalons, chemise, bas, jupon, robe et bottines. Elle but et but encore, Cologne, liqueur, absinthe, jusqu’à ce qu’elle fût ivre, qu’elle vaguât dans la maisonnée, telle un tapin miniature gyrovague, et tombât comme une masse. Dès lors, elle trembla pour son poste. Elle savait qu’un jour, son rubis la gênerait, qu’il ne préviendrait aucunement un certain flux, irrémissible, d’une rubéfaction bien plus redoutable, qui coulerait sans qu’elle y pût grand’chose, qu’elle aurait mal certains jours, chaque mois, et qu’elle serait lors finie, car trop vieille.
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Odile demeurait dans l’expectative, toujours sur ses gardes. La rue l’avait mûrie. La petite péronnelle, guère plus grande et plus âgée qu’elle, qui commençait à parler avec la morgue et le mépris d’un colonel à la bavette, badine en main, ne cessait de l’intriguer.
Ah, cette petite Délie était fort bien adonisée ! Odile connaissait peu les filles de riches, ne frayait jamais avec elles, même pas pour mendier sa becquée, et ne risquait pas de quémander l’aumône, sébile en main, à la sortie de la grand’messe, où ces mignonnes poupées enrubannées dignes d’une toile de Chaplin jetaient leur obole depuis leur réticule avec des peuh de dédain, en pinçant leur nez à cause des effluves puissants des hardes des pauvreteux. Elle ne croyait en rien, et ne craignait ni Dieu, ni diable. Cette mijaurée de Délie jouait à la perfection les petites filles modèles de la Haute. Elle en avait la beauté et les atours. Ses cheveux, fort jolis, d’un brun de bronze rouge, et torsadés de curls, arboraient un énorme nœud fuchsia satiné. Odile devait découvrir que chacune ici devrait en nouer un ; que les couleurs en divergeaient selon le rang, le grade ou l’âge de la fillette, usage calqué sur ceux que Madame de Maintenon, vers la fin du siècle du Grand Roy, avait instaurés à Saint-Cyr, institution où les nobliottes de quatre sous se coiffaient de fontanges et portaient avec coquetterie des padous de différentes teintes. Délie devait être jà fort gradée. Sa robe, d’une blancheur marmoréenne, paraissait à l’avenant, surchargée de broderies, de points de dentelles, de rubans et faveurs, amidonnée, soyeuse, bien juponnée aussi, avec l’incontournable ceinture-nœud de velours damassé d’une teinte identique à la faveur des cheveux. Des pantalons ourlés et festonnés dépassaient. Un camée de calcédoine, tel un œil de tigre indien, agrémentait la gorge de la belle. Ses joues étaient poudrées de rouge, ses lèvres rehaussées de carmin, et elle exhalait une fragrance de violette. Les miasmes de la petite Mariotte l’obligeaient à porter convulsivement à ses narines un mouchoir brodé du listel de Cléore, Carpe Diem, tissu qu’elle imbibait d’une solution camphrée apparentée à l’essence algérienne. Tous ces effets, ces ornements, cette attitude, n’impressionnaient pas Odile, au contraire de Marie, plus jeune, qu’on avait élevée dans la crainte des maîtres et des propriétaires.
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Adelia marmotta avec morgue :
« Quel pourrissoir vivant ! C’est une vraie salope, cette mioche ! »
Sarah donna un nouvel ordre à Michel :
« Arrachez-leurs toutes ces hardes puantes et f…tez-les au feu ! Nous devons examiner leur intégrité. Après, on les baignera et on les fera souper en deux coups de cuillère à pot. »
Notre grognard de café-concert s’approcha de la petite paysanne, prêt à l’empoigner pour lui ôter ses copronymes haillons. Mais Marie, prise de tremblements, hurla :
« Acré ! J’veux point ! J’veux point ! »
De sa main valide, la vieille juive administra à la fillette une gifle sonore qui claqua comme un étendard sous la tempête.
« On ne jure pas ici, jamais ! Ordre de Mademoiselle ! On n’injurie pas Celui dont il ne faut pas prononcer le nom. Chaque fois que tu diras une grossièreté, tu recevras une rouste, niña putana ! »
La rustaude petiote eut grand’peur, si peur qu’un tas horrible, infect, chut d’un coup de ses jambes, une déjection insane qui acheva d’empuantir la cuisine.
« Ah, l’abomination ! Elle s’est chiée dessus ! » s’écria mademoiselle O’Flanagan en humant son mouchoir de plus belle.
Recouvrant son calme malgré l’odeur, elle jeta :
« Comment s’appelle cette cul-terreuse incontinente ? »
Comprenant qu’on lui demandait son nom, Marie balbutia :
« J’suis la petite Marie, la Mariotte de Margote et Bernard, acrédié ! »
A ce nouveau juron, Adelia ne put se retenir. Elle frappa de sa badine la joue gauche de la fillette en lui criant :
« Prends ça, espèce de marie-salope ! Sarah t’a dit de ne plus jurer ! Understood ? »
La fillette éclata en pleurs. Une estafilade la marquait, perçant la crasse.
« A poils et au bain, allez, brujas malditas ! » ordonna la vieille, impitoyable.
Délie mit son grain de sel. S’adressant à Odile, elle lui demanda de décliner à son tour son identité, ce qu’elle fit sans se laisser prier, comprenant que, dans sa situation, mieux valait pour l’instant se plier aux quatre volontés de ces cerbères femelles. Puis, notre Irlandaise dit à Sarah :
« Laissez-moi la rustaude. Je vous promets de la dresser, d’en faire un parfait bébé Jumeau rose et propret débordant de petits nœuds. Sa saleté dissimule un potentiel de joliesse insoupçonné, à qui sait voir. J’exige que désormais, on l’appelle Marie-Ondine, en hommage au joli conte de Monsieur De La Motte-Fouqué.
- Niña bruja ! Ce n’est pas à vous de décider ! Seule Mademoiselle la comtesse…
- Il suffit ! Je suis la favorite et tout le monde m’obéit ! » s’insurgea Délie avec son arrogance insupportable.
Sarah marmonna une de ses malédictions que la péronnelle perverse entendit.
« Bruja putana ! Que le Shéol soit pour toi ! Je jure par Adonaï que tu périras par l’épée, que ta luxure recevra le juste châtiment ! »
Elle répondit à ces invectives judéo-gitanes :
« Qu’entends-je, sale vieille youtre ? Je te revaudrai ça ! »
Sarah brandit alors sa main valide grand’ouverte, doigts déployés et fit : « Cinco, cinco ! », geste de malédiction bohémienne bien connu. Délie, incrédule face à toutes ces superstition, haussa les épaules tandis que Jules et Michel emmenaient, désormais obéissantes, les deux nouvelles pièces de biscuit afin qu’on les déshabillât, les examinât, les épouillât et les lavât.
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[1] Note de l’éditeur : les lecteurs ne doivent pas s’effaroucher de certains passages odieux de ce roman. Doit-on leur rappeler qu’Aurore-Marie de Saint-Aubain fut l’amie de Gyp, partageant entre femmes de lettres nationalistes un antisémitisme commun ?
[2] Remarque de l’éditeur : bien que nous vivions désormais à une époque de politiquement correct, nous devons bien réitérer notre observation de la note précédente. Quelque choquants que puissent apparaître maints passages de ce livre, nous avons tenu à le publier dans sa version non expurgée.