Ubik
de Philip K. Dick : approfondissement.
Par
Christian Jannone
Dans mon précédent
article consacré à Ubik, j’avais
promis d’approfondir mon analyse du roman. Sa richesse formelle et thématique
lui a permis d’acquérir dès sa publication le statut de classique du genre.
Premier exercice :
me livrer à un résumé certes touffu mais qui clarifiera l’intrigue d’Ubik pour les personnes peu
familiarisées avec l’univers fictionnel particulier de Philip K. Dick.
1992 (un 1992 imaginé par
Philip K. Dick qui écrit à la fin des années 1960). Les Etats-Unis tels que
nous les connaissons n’existent plus. Les grandes entreprises exercent le
pouvoir et se font la guerre, une guerre tout autant médiatique que concrète où
l’arme de la parapsychologie est privilégiée. L’une de ces firmes
toutes-puissantes, Runciter Associates, est
dirigée par Glen Runciter, veuf depuis des années de son épouse Ella, à
laquelle il rend régulièrement visite. Il ne s’agit pas d’un tombeau mais de la
« dépouille » cryogénisée de celle-ci, maintenue dans un état
intermédiaire dénommé semi-vie, au Moratorium des Frères Bien-Aimés, situé en
Suisse et dont le responsable s’appelle Herbert Schönheit von Vogelsang (nom
que l’on pourrait traduire approximativement par « beauté du chant de l’oiseau »,
sachant que Vogelsang désigne un lac et un pic en Californie). Runciter
communique avec l’au-delà, avec Ella en semi-vie, bien que l’on sache que les
corps maintenus ainsi s’affaiblissent peu à peu, courant vers une mort
irréversible et définitive. De plus, un certain Jory Miller, lui aussi en
semi-vie, adolescent de quinze ans dont l’activité encéphalique s’avère
exceptionnellement intense, parasite la communication avec Ella.
Dans ce monde dévié, la
gamme des produits protéiformes Ubik à
usages multiples et universels agressent sans cesse les êtres humains par
l’omniprésence des messages publicitaires. Tout est payant dans ce monde archi
capitaliste : réfrigérateurs, portes d’appartements etc.
L’histoire débute la nuit
du 5 juin 1992 à New York lorsque le plus puissant des télépathes du système
solaire, S. Dole Melipone, au service de Ray Hollis, rival de Runciter,
disparaît. Or, Melipone n’est pas le premier psy d’Hollis dont les limiers
anti-psys de Runciter perdent la trace. Car la lutte est enragée entre les deux
magnats et ils combattent par psys d’Hollis et anti-psys de Runciter. Stanton
Mick, financier et spéculateur, fait figure de troisième larron parmi ces
ultracapitalistes. Om lui prête des intentions, des projets extravagants comme
la construction de vaisseaux interplanétaires surpuissants permettant à Israël
de coloniser Mars. Stanton Mick apparaît non seulement comme un archétype, mais
aussi comme une anticipation étonnante de George Soros, qui débutait sa
carrière en 1969, voire d’Elon Musk.
Les anti-psys sont
chargés de neutraliser les psys par leurs contre-talents et Joe Chip apparaît
comme un des meilleurs agents de Glenn Runciter, peut-être son héritier
présomptif, bien qu’il gère très mal ses affaires personnelles et se trouve à
court d’argent. Les psys deviennent de plus en plus puissants, et il faut
toujours plus de neutraliseurs pour les contrer, et les neutraliseurs anti-psys
coûtent cher. Il faut savoir les dénicher. Justement, G.G. Ashwood, éclaireur
recruteur de la Runciter Associates, présente
à Joe Chip un oiseau rare, Pat (Patricia Conley), jeune femme capable de
manipuler le temps. P. 36, on voit combien Philip K. Dick excelle dans la
description des personnages et de leurs vêtements futuristes. D’autres exemples
figurent lorsqu’il s’étend sur les autres recrues de Runciter qui constituent
une « équipe de choc » (p. 78-80). Un contrat juteux a permis le
recrutement des onze anti-psys et Glen Runciter a dû s’entendre avec Stanton
Mick. L’équipe frais émoulue se rend sur la Lune, dans une base privée où Mick
doit les accueillir, sachant qu’il est le « client » de Runciter. Un
piège a été tendu : Stanton Mick était une bombe humaine. A partir de ce
moment, tout dérape dans l’illusion et les fausses pistes.
Joe Chip et les neutraliseurs
croient que Glen Runciter est l’unique victime de l’attentat. Une course contre
la montre se déclenche afin de le sauver, de le ramener sur terre afin de le
cryogéniser et le maintenir en semi-vie au Moratorium des Frères Aimés. Des
éléments incongrus se succèdent : les cigarettes et les plantes se gâtent
et se flétrissent, la monnaie n’est plus valable, le café et le lait sont
pourris, les objets technologiques sophistiqués sont remplacés par des
appareils obsolètes à l’état d’épaves irréparables (le magnétophone). Surtout,
les anti-psys commencent à être frappés les uns après les autres par un mal
étrange, Wendy Wright la première. Ils se métamorphosent en quelques heures en
sortes de dépouilles desséchées. Ces phénomènes induisent des hypothèses, des
spéculations dont l’une conclut à la responsabilité de Pat et à l’inversion de
la situation : tous sont morts et Runciter demeure l’unique survivant de
l’attentat. A la décomposition des objets se substitue leur régression
technologique, jusqu’à un retour en arrière en 1939, qui renforce l’hypothèse
de culpabilité de Pat. Ce transfert temporel est accompli lorsque Joe regagne
son « conapt » (appartement) de New York en quête d’un échantillon
d’Ubik capable de remettre tout en place. L’on ne sait plus si ce 1939 est réel
ou demeurerait un simulacre, une virtualité, une recréation telles les
simulations du sous-genre cyberpunk. Philip K. Dick ne fut pas le seul dans les
années 1960 à traiter de la réalité virtuelle : il fut concurrencé en 1964
par Daniel Galouye
dans Simulacron 3. De
fait, Dick était un familier des univers « simulacres » et Ubik ne représente pas sa première
intrusion dans ce domaine puisque ce roman fut précédé entre autres (j’exclus
les nouvelles) du Temps désarticulé (1959) et justement de Simulacres (1964). A la
différence de Galouye et de ses épigones (jusqu’à Matrix) le 1939 d’Ubik relève
davantage de la reconstruction mentale parapsychologique que de l’informatique.
Joe Chip comprend qu’il
gît en réalité dans une capsule cryonique avec ses compagnons et qu’il risque
d’être « momifié » à son tour. Un seul remède, et
médicament : le vaporisateur Ubik. Runciter multiplie les contacts et messages
d’outre-lieu et d’outre-temps, écrits, vocaux ou télévisés, mais le produit
régresse aussi, retournant au stade d’élixir poison de charlatan originel,
inefficace. Joe doit se rendre aux « obsèques » de Runciter en sa
cité natale de Des Moines, dans ce 1939 plus vrai que nature. Philip K. Dick
éprouve une certaine tendresse envers les automobiles et avions de son enfance.
La LaSalle de 1939
force l’admiration et Joe Chip exprime un certain
contentement à conduire un véhicule dépourvu de boîte automatique. On sait que
celle-ci régresse à un modèle antérieur, une Ford A noire.
Un avion d’époque
permet à Joe de gagner Des Moines où se tiennent les funérailles de Runciter à
la Maison Mortuaire du Simple Berger. La conversation avec Bliss, qui
transporte Joe en auto de l’aérodrome de Des Moines à la maison mortuaire
reflète l’opinion de l’Amérique profonde de 1939 : isolationniste,
raciste, antisémite et anticommuniste, avec en prime, Lindbergh considéré par
Bliss comme l’homme qu’il faut au pays (p. 196-201). Cette conversation n’est
pas sans annoncer le roman (uchronie) de Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique.
A la maison funéraire,
les anti-psys sont certes présents, mais leurs rangs s’amenuisent. Chip a la
mauvaise surprise de découvrir que la dépouille de Runciter a connu le même
phénomène de dégradation que ses coreligionnaires. L’hécatombe se poursuit avec
Edie Dorn. Joe constate que la régression temporelle a cessé et conclut que le
1939 « stabilisé » dans lequel tous se déplacent appartient en fait
au monde de la semi-vie. Runciter multiplie messages et avertissements, jusque
sur la contravention du motard de la police qui a fait stopper son véhicule en
route pour le Meremont Hôtel de Des
Moines. Joe doit impérativement trouver le drugstore Archer où il resterait le bon remède Ubik non régressé. Le
drugstore se situe dans plusieurs états spatio-temporels simultanés proches de
la théorie du chat de Schrödinger. Joe visualise tout à la fois le bâtiment
fermé, (le commerce ayant cessé toute activité avant 1939), la boutique active
du passé antérieur et le magasin d’électroménager existant en 1992. Joe se
trouve dans l’impossibilité de payer le flacon Ubik au prix prohibitif de 40
dollars, et se contraint à gagner le Meremont
Hôtel. Il se trouve piégé par Pat et découvre que Ashwood travaillait pour
le compte d’Hollis. Frappé de plein fouet par le phénomène létal, Joe subit
l’épreuve de l’ascension de l’escalier vers sa chambre – une ascension pleine
de suspense - tout en dialoguant avec
Pat en une conversation émaillée d’hypothèses tarabiscotées et fausses dignes
d’un roman noir de Raymond Chandler (p. 231-238).
Une fois dans la chambre, la
fantasmagorie se poursuit avec un Runciter à la rescousse : le
vaporisateur Ubik sauve Joe Chip. Pour Runciter, toute l’affaire se résume à
une conspiration entre Hollis, Melipone, Stanton Mick, Pat et Ashwood. Dick
joue à fond la carte parodique du polar de la grande époque en égarant le
lecteur. Joe apprend que Pat était morte depuis l’attentat, ce qui ruine
l’hypothèse de sa culpabilité. La conversation de fait se tient au moratorium
suisse entre un Runciter bien vivant et un Joe en semi-vie dans sa capsule.
La vérité finit par se
faire jour lors de l’intervention du pseudo-médecin dans la chambre d’hôtel en
compagnie de l’anti-psy Don Denny. Il n’y avait que des faux-semblants ou simulacres :
sous l’apparence de Denny se cachait l’adolescent Jory Miller, dont la
puissance psychique en semi-vie parasite non seulement Ella mais aussi tous les
anti-psys en semi-vie. Jory est une sorte de vampire, qui se nourrit de leur
mental, jamais rassasié, dont la force créatrice de simulations a toujours
besoin de plus de nourriture. Jory avoue que même le 1992 dont tous proviennent
résulte de sa « création ». De fait, sa puissance a des limites
puisque les régressions temporelles et techniques sont involontaires de sa
part. Il perd le contrôle de la simulation, qui a glissé de 1992 à 1939. Un
autre esprit en semi-vie le contre et intervient en 1939 : une jeune
fille, dont Joe fait la connaissance, et dont il ne tarde pas à apprendre qu’il
s’agit d’Ella Runciter (qui mourut jeune). Ella procure à Joe un certificat du
fournisseur d’Ubik qui lui garantit une livraison à vie du produit. Ella de
fait va basculer de l’autre côté, se réincarner : Philip K. Dick utilise
la métempsycose à la manière hindouiste ou tibétaine. La semi-vie serait un
parcours semblable au bardo tibétain, ou au purgatoire chrétien à moins qu’on y
inclue les limbes mais celles-ci concernent les enfants morts.
A la fin du livre, le
cours de l’histoire a bifurqué : les pièces de monnaie n’arborent plus sur
leur face le profil de Runciter, mais celui de Joe. Fin ouverte sur un autre
monde parallèle, avec un dénouement concis et lapidaire digne d’Isaac Asimov
dans La fin de l’éternité, paru
quatre ans avant Ubik. (« Et le
début de l’Infinité »). « Tout ne faisait que commencer » (p.
285)
Les thèmes du
roman :
-
La critique du capitalisme américain avec
comme sous-thèmes celle de la publicité (envahissante jusqu’à l’abrutissement des
masses) et de l’industrie pharmaceutique (certains médicaments Ubik du passé
s’avèrent être des poisons nocifs) : je rappelle les sympathies marxistes
de Philip K. Dick lorsqu’il était étudiant. Joe Chip est un acteur du système
en servant Runciter et sa firme : Ubik manipule les masses et les soumet
via la publicité, celle-ci tenant lieu de nouvel instrument de propagande au
service de l’idéologie capitaliste ;
-
Semi-vie et communication avec l’au-delà
plus métempsycose : Philip K. Dick joue avec l’idée de la communication
avec les morts, ou demi-morts. Dois-je rappeler que Thomas Edison lui-même
envisageait de concevoir une machine permettant de communiquer avec les
esprits ? (Le royaume de l’au-delà aux
éditions Jérôme Millon). Il était normal qu’au siècle de la technique, les
bonnes vieilles tables tournantes des spirites soient considérées comme
obsolètes. Dick évoque au passage le Bardo Thodol ou Livre des morts tibétain
(p. 178), après la découverte des restes racornis de Wendy,
thème qu’Antoine Volodine développera dans son roman Bardo or not Bardo ;
-
L La thématique revisitée et modernisée du
vampire avec Jory, ici une sorte de cannibale de l’au-delà dévoreur de la
substance physique et psychique des autres personnes en semi-vie : on peut
y voir également une parasitose d’un type nouveau ;
-
Le doute sur la réalité du monde, sa
remise en cause, via les virtualités, la relativité, les simulations mentales,
les recréations dans la lignée du cyberpunk, à la différence que les
simulations d’Ubik ne sont pas engendrées par un ordinateur (dans Simulacron 3 de Daniel Galouye) mais par
le cerveau lui-même et ces mondes virtuels s’avèrent limités, peuvent connaître
des frontières géographiques et physiques ;
-
La parapsychologie, en vogue dans les
années 60-70 ;
-
Les manipulations temporelles, les
uchronies et les univers parallèles (Philip K. Dick excella en la matière avec Le maître du Haut-Château tout à la fois
uchronie et dystopie avec la victoire des nazis) ;
-
La paranoïa et la schizophrénie : les
personnages sont doubles, marqués de duplicité et en même temps
fantasmés : autant de personnalités multiples dont on ne sait plus si
elles sont bonnes ou mauvaises comme Pat tour à tour responsable de la
machination, des manipulations, puis victime alors que la paranoïa
obsessionnelle se traduit par la crainte du communisme, de la dissolution de
l’Amérique, par la haine de l’autre (Juif, Noir ou Rouge) ;
-
L’univers psychédélique : cet au-delà
de la réalité remise sans cesse en question rappelle l’usage des drogues seules
à même de procurer des facultés créatrices capables de concevoir d’autres
mondes en images ou sur papier : la fin des années 1960 est la grande
époque du LSD, après les amphétamines (que Philip K. Dick consomma aussi avec
assiduité et constance), la cocaïne et les stupéfiants hallucinogènes dont
avait usé la Beat Generation, comme
autant de substances illicites dopant l’imagination, notamment William
Burroughs ,mais le rapprochement avec
les mondes terrifiants d’Howard P. Lovecraft est aussi possible (Lovecraft
était profondément raciste et antisémite et souffrait d’un cancer du côlon qui
l’emporta à 47 ans) : le génie créatif se rapproche de la folie et y
sombre quelquefois ;
Le pastiche de toute la mythologie du
roman noir américain et du film noir hollywoodien avec ses fausses pistes, ses
énigmes emberlificotées et alambiquées, ses complexités labyrinthiques
semblables au réseau neuronal du cerveau humain ;
-
L’intrusion d’une part autobiographique
dans le récit et le choix des personnages : Runciter et Joe Chip seraient
deux faces de la personnalité de Philip K. Dick (gémellité ou bipolarité) et
Ella, Pat ou Wendy s’apparenteraient aux femmes avec lesquelles il vécut avec
leurs caractères divergents ;
-
Le mot Ubik enfin qui résume tout :
Ubik est une déformation, un dérivé d’ubiquité, du latin ubique qui signifie « partout » : or, seul Dieu est
ubiquiste, partout à la fois et voit tout (omniprésent, omnipotent et
omniscient). Je pense que cette ubiquité est celle de l’univers lui-même, de
l’espace-temps résultant de la relativité générale d’Einstein : tout
serait en même temps, coexisterait et il n’y aurait ni présent, ni passé, ni
futur.
A la fin, hérésie
terminale de l’écrivain (p. 284), plus de publicité : Ubik est le
créateur… Ubik devient Dieu en personne…
Christian Jannone.