samedi 25 août 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain, chapitre 23 1ere partie.

Avertissement : ce roman décadent de 1890 est réservé à un public majeur.


Chapitre XXIII


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   Tandis que la bataille finale se déroulait désormais dans les murs de Moesta et Errabunda, Jules et Albert avaient conduit Cléore vers l’issue salvatrice située aux sous-sols, là même où la collection des effigies des pensionnaires s’exposait dans toute sa splendeur troublante. Les regards hyalescents de ces poupées aux joues noircies d’une crasse d’abandon instillaient toujours le même malaise dans la conscience de celles et ceux qui s’enhardissaient à leur rendre visite. Mais elles n’étaient plus l’objet de la sollicitude de Cléore, dont le but était d’échapper à la police. Nuls prolégomènes, nulle cérémonie expiatoire en ce lieu voué à l’oubli où demeuraient des traces de l’incendie, des flaques durcies de cire fondue ; Cléore n’avait plus le temps de céder à la prière d’intercession et à la demande de pardon car elle devait fuir. L’eau salvatrice qui avait servi à éteindre le sinistre avait stagné, croupi, et la pièce désormais dégageait une forte odeur de moisi. Les poupées rescapées de la catastrophe étaient elles-mêmes rongées, attaquées par les moisissures, leurs robes surtout. Lors, elles devenaient irrécupérables, quasi vestigiales.
Ninon de Lenclos alias Odile-Cléophée la maudite avait été reléguée à part, mise au rebut par une main inconnue (peut-être s’agissait-il de la pauvre Adelia en personne – hypothèse fascinante ?). On l’avait remisée dans le recoin le plus humide, obscur et obombré du sanctuaire perdu, de cette pièce souterraine destinée à tomber dans l’oubli, et son effigie, comme par caprice, s’altérait plus doucement que les autres. Son visage cireux de courtisane lettrée, qui vous fixait de ses yeux de verre inexpressifs, apparaissait terni, délavé, décoloré, quoique ses joues se marbrassent d’une crasse insidieuse.


 De sa lampe de mineur munie d’une bobine Ruhmkorff, Albert désigna le lieu du passage secret : une paroi du fond, en trompe l’œil, qu’il manipula par une pression discrète sur une classique moulure, ce qui déclencha l’ouverture attendue. La comtesse de Cresseville, avant de s’engouffrer avec son propre luminaire dans ce souterrain connu des seuls serviteurs de la vicomtesse, fit promettre aux forbans de poursuivre la lutte avec opiniâtreté, d’opposer un combat inexpiable à la gendarmerie. Ce fut tout juste si Jules et Albert ne prêtèrent pas un serment solennel d’allégeance à la défense de la cause anandryne, digne de celui du faisan, avant de dire adieu. La paroi se referma sur Mademoiselle avec un grincement discret tandis que, s’éloignant promptement, les deux acolytes partaient rejoindre leurs frères d’armes.

  Cléore, du moins le pensait-elle, avait entendu parler de ce passage par son amie, comme une de ces issues aménagées lors de la Révolution pour permettre aux partisans de la monarchie d’échapper à la furia des bleus. De tels couloirs enterrés avaient leurs semblables en Bretagne et en Vendée, débouchant parfois dans des dolmens fort antiques. La comtesse de Cresseville savait qu’elle allait devoir marcher quelques kilomètres sous terre, et le souterrain déboucherait en principe dans une cave d’une ferme désaffectée de Condé. Là-bas, il y aurait un coche, avec son équipage à la solde de Madame de** dont l’ordre, non encore appliqué jusqu’à présent, était de mener en lieu sûr, à la destination de M**, toute femme aux cheveux roux qui dirait avoir débouché de sous terre. Cela paraissait à Cléore fort romanesque, à la limite de la vraisemblance aussi, mais la comtesse de Cresseville se croyait lors plongée dans une épopée digne de Balzac, de Dumas père ou de Barbey d’Aurevilly.

  Une fois la paroi refermée derrière elle, Mademoiselle de Cresseville parcourut un court tunnel qui déboucha sur une échelle de bois, assez raide, qu’elle fut bien obligée de descendre, doucement, prudemment, lampe en main, parce qu’il n’y avait point d’autre itinéraire. Les échelons émettaient d’inquiétants craquements ; le matériau paraissait vermoulu, et ce fut un miracle si un des barreaux ne céda pas sous les bottines pointues de Cléore. En bas, il faisait humide, et le souffle oppressé de la comtesse laissait échapper des fumées vaporeuses. Nous étions dans une ancienne champignonnière, dans laquelle se succédaient les galeries obturées et les trous dangereux emplis d’une eau fétide aussi blanchâtre qu’un lait de chaux, mais des flèches peintes en rouge indiquaient le bon chemin. Mademoiselle descendit deux escaliers successifs, dont l’un assez glissant et périlleux, était bâti en vis comme en un quelconque château seigneurial. Le sol, de terre battue, résonnait de dizaines de clapotements prouvant qu’un liquide saumâtre, malsain, sourdait continûment de ce réseau enténébré digne des catacombes enfouies - mais qui le savait lors ? - sous les thermes de Cluny.

  La lampe Ruhmkorff de la frêle jeune femme révéla qu’elle aboutissait à un carrefour de quatre galeries différentes, dont une jà éboulée et une autre aux étançons pourris. La troisième paraissait avenante, mais l’ultime voie se barrait d’une sculpture incongrue par ici : un grand ours de bronze, grêlé de vert-de-gris, buriné et bosselé, dont la patte droite levait un lumignon en forme de fanal, bien sûr éteint puisque éméché, de toute façon non fonctionnel à ce que put en juger notre héroïne.
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 Or, Jules et Albert avaient signifié à Cléore l’existence de ce carrefour, mais aussi de cet ours gardien lanternier ; c’était par le passage qu’il obstruait de sa masse farouche, fondue dans un bloc, qu’il fallait qu’elle passât, puisque le couloir numéro trois finissait en cul-de-sac cent mètres plus loin. Or, notre plantigrade était un affreux automate, à l’expression encolérée, prêt à grogner, dont il fallait abaisser ou monter la patte à lanterne pour qu’il se déplaçât et libérât l’accès. Si Cléore se trompait dans sa manœuvre, la bête statufiée la broierait dans son étau sauvage. Cléore ne savait au juste dans quel sens bouger le membre du monstre tavelé, ursidé d’airain qui eût plus trouvé sa place dans quelque échoppe de mauvais antiquaire amateur de quincaillerie où l’escroc aurait grugé le chaland en le lui présentant comme un authentique chef-d’œuvre d’automation de Salomon de Caus forgé pour l’électeur palatin vers 1615.
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  Mademoiselle se dit : « Encore une de ces inventions démoniaques et turbides de Nikola Tesla. », sans savoir que le véritable concepteur de l’androïde-ours était un mathématicien anglais du nom de C**M**[1].  La comtesse hésita cinq longues minutes, assurée que là où elle était parvenue, nul bicorne n’irait la rejoindre afin de l’appréhender. Enfin, au hasard, elle abaissa la patte toute pelue d’une pruine métallique qui grinça à lui en glacer le sang. A son grand soulagement, après avoir marqué une oscillation de quelques secondes, l’ours, digne de Frémiet et Barye quoiqu’il fût  bien oxydé, pivota sur la gauche et dégagea le passage tant convoité.

  Alors, Cléore pressa le pas et s’alla résolument dans le couloir. Les halos de son luminaire balayaient chaque paroi, à la recherche éventuelle d’un nouveau piège. L’air devenait vicié, fétide, méphitique, non seulement à cause de sa prégnance humide, de ses relents de moisissure et de blettissure, mais du fait qu’il ne faisait plus aucun doute au nez de Mademoiselle qu’en cet endroit, des organismes morts s’altéraient, se putréfiaient par places. Cléore, un bref instant, émit un glapissement d’effroi : la lampe venait furtivement de dévoiler une face de squelette couverte d’un capuce à laquelle adhéraient encore des plaques de chairs racornies et calcifiées. Son cœur battit à se rompre ; elle toussa et cracha un peu de sang. Elle crut suffoquer. Parvenant à se reprendre, Mademoiselle de Cresseville s’obligea à poursuivre son chemin, quelle que fût la terreur enfantine qu’elle devait affronter, terreur évocatrice de la mort et de la décomposition dans ses œuvres splendides. Plus elle marchait, davantage les dépouilles se multipliaient, lovées dans des sortes de niches. C’était une crypte, non, une nécropole de moines de divers ordres, capucins, théatins, jacobins, ignorantins, bénédictins, servites, augustins, dominicains, dont les frocs se marouflaient et se gaufraient de pourriture. Quelques uns paraissaient englués dans des fientes de chiroptères, d’autres étaient recouverts de concrétions calcaires auxquelles s’ajoutaient des lambeaux de toiles d’araignées. Leurs robes monacales paraissaient frangées de mycélium.  Il y en avait des centaines en ces lieux, en cette catacombe où il semblait à Cléore que les dernières survivances du christianisme s’étaient assemblées en cet antre occulte, dédaléen, afin d’achever de s’y éteindre en paix. Des scolopendres chlorotiques, souterraines, dépigmentées, rampaient indécemment sur les bures effiloquées et guenilleuses des frères convers. Ils exhalaient leurs fumets de chairs roidies, racornies, gâtées, solidifiées, de momies confites dans l’humidité. 
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  Cléore vit que la galerie allait s’élargissant ; elle finit par déboucher en une immense salle basilicale, creusée en tous ses murs de démentielles absides et absidioles qui formaient autant d’alvéoles où reposaient, en position fœtale, ces moines momifiés qui n’avaient rien à envier à ceux du Thibet et de Cipangu. La comtesse de Cresseville se crut victime d’un mirage, en proie à une peur invasive, à un fantasme de vanité du Grand Siècle. Elle pensa que tous ces cadavres avaient un message transcendantal à lui communiquer, qu’ils allaient ouvrir leurs bouches de squelettes afin d’énoncer une sentence la condamnant à mourir en leur effrayante compagnie. Elle songea alors qu’il s’agissait d’une vision de cauchemar, irréelle, d’un délire hallucinatoire causé par l’opium, le chloral ou le laudanum qu’elle absorbait pour mieux dormir et supporter ses tourments de syphilitique phtisique. Mademoiselle se moqua comme de colin-tampon de savoir la raison qui avait présidé à l’instauration de ce tombeau immense, au transport de toutes ces momies, condamnées à gîter en ces lieux isolés et repoussants, en cette dernière demeure, pour un nombre de siècles impossible à compter. Etait-ce un émule des cryptes palermitaines des capucins qui avait voulu transférer ici cette multitude afin qu’elle y trouvât un fort étrange repos morbide ? Cléore songea à quelque mise en scène digne d’Elémir ou de Madame, qui se complaisaient en leurs délires baroques. Après tout, il pouvait s’agir autant de frères authentiques que de cadavres déguisés récupérés dans de multiples morgues, métamorphosés en momies naturelles par la grâce de l’atmosphère particulière de cette pseudo basilique souterraine digne d’un décor de mauvais opéra ou de roman gothique anglais.
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 Elle eût voulu circonvenir ces momies maléfiques, solliciter leur mansuétude, leur clémence, si elle avait été certaine de leur réalité. Mais il était indubitable que ce spectacle hallucinatoire allait trop loin, du fait que certains cadavres revêtaient un aspect simiesque. Les crânes polis aux mâchoires entrouvertes recelaient des restes de crocs ; ils ressemblaient davantage à ceux de papios, de babouins d’Egypte, voire de gorilles dont on avait écrêté la voûte sagittale. La décomposition des chairs suivie de la minéralisation de certaines de ces dépouilles leur avait conféré une apparence de fossiles d’une extrême ancienneté, comme s’il se fût agi d’une nécropole dédiée à quelque dieu singe d’il y avait des millions d’années, crypte où l’on eût célébré le culte indigète du Dryopithecus,
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 ce primate sylvain des chênaies ou hêtraies de l’après Éocène, date on ne peut plus imprécise dans l’esprit de la comtesse de Cresseville, qui n’était point instruite en matière de découvertes de formes de vies antédiluviennes, elle que tout portait à réfuter Lamarck et Darwin. Il était de plus curieux que les orbites de ces crânes fossiles rongés fussent operculées par une résine noire, sans omettre de curieuses résilles pourries qui enveloppaient partiellement ces os hideux. Cléore n’avait pas envie de conjecturer sur son délire et d’attribuer un sens téléologique à ses fantasmes. 
 Mais l’air frais caressa sa joue. Il soufflait de la droite, du fond de la basilique alvéolée. Elle se hâta vers le recoin d’où provenait le filet d’oxygène salvateur, retroussant au-dessus de ses bottines à guêtrons ivoire ses jupes à l’ourlet souillé d’eau croupie. Elle parvint à une petite grotte, de forme un peu conique comme une doline de karst, constellée de stalactites et de stalagmites, aux anfractuosités calcaires conséquentes, et avisa un nouvel escalier, qui déboucha sur une sorte d’antichambre elle-même munie d’une échelle moins abrupte que celle de tantôt, échelle aboutissant à une trappe par où filtrait toujours l’air frais. Elle la souleva et, à sa surprise, se retrouva dans un cellier dont l’issue n’était point verrouillée. A l’air libre, son regard vairon ébloui par un soleil dans une voûte céleste où les nuages des pluies de la dernière nuit achevaient de s’évacuer, elle tituba, comme ivre, allègre d’avoir réussi, grisée de son triomphe face aux gendarmes. Elle remarqua une espèce de cabane ; c’était là son salut, où sans doute se postait celui qui devait détenir la voiture, le coche, destiné à la mener au refuge salvateur. Elle frappa à la porte de vieux bois sec et grossier. Un vieil homme bourru et taciturne, au regard ombrageux, à la moustache de neige, une pipe d’écume à la bouche, ouvrit. Sans hésiter, Cléore prononça la phrase qui faisait office de laissez-passer, ou de message révélant qu’elle était l’attendue.

« Je suis la femme rousse venue de sous la terre. Conduisez-moi où vous savez devoir m’emmener. Attelez votre voiture. »


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 Tandis qu’on instruisait le procès des complices de la comtesse de Cresseville arrêtés à Moesta et Errabunda ou ailleurs, il vint à deux de nos protagonistes l’envie d’échapper à la justice des hommes par la voie du suicide. Elémir de la Bonnemaison fut retrouvé mort dans sa cellule de la maison d’arrêt de Mazas. Il s’était empoisonné avec le classique chaton de bague dissimulant une dose mortelle d’arsenic.

  Une opportune crise gouvernementale priva V** de son maroquin ministériel. Raimbourg-Constans, qui hérita du même portefeuille dans le nouveau cabinet, eut enfin les coudées franches, en tant que successeur du sybarite, cela dès qu’il fut entré en fonction. Un mandat d’arrêt fut émis contre le politicien déchu. Cependant, lorsque la police parvint à son domicile, elle le trouva pendu en son salon. Un domestique - le valet de pied de V** - pleurait, prostré, face au cadavre qui oscillait au bout de la corde de chanvre dont le nœud s’accrochait au grand lustre à girandoles. « Ah, Monsieur, Monsieur… » ne cessait-il de gémir. Le fait le plus déconcertant était l’expression enfin assouvie de la virilité du ministre tombé de son piédestal d’immunité scandaleuse, virilité qui, par la grâce de cette strangulation, de cette pendaison, avait enfin réussi à s’exprimer dans toute sa plénitude obscène. L’extinction de toute action judiciaire à l’encontre de ce personnage avait fort marri Raimbourg-Constans.

  On inquiéta brièvement la célèbre courtisane, Mademoiselle Valtesse de la Bigne, dont on suspectait à juste raison qu’elle avait dû, sinon tremper dans le trafic de fillettes, du moins, goûter aux tendres appas de certaines d’entre elles. La préfecture la convoqua pour interrogatoire, mais le Quai des Orfèvres ne détenant aucune preuve, la relâcha après deux heures d’entretien serré, sans nulle inculpation, sans même que ses goûts pour les tendrons fussent avérés. Une méthode révolutionnaire avait été usitée à l’encontre d’Ego-Isola : on n’avait cessé, par le biais de lanternes magiques, de lui montrer des projections d’images (des plaques photographiques) évocatrices, dont la plupart étaient des mises en scènes d’Adelia elle-même, récupérées comme on savait parmi les pièces à conviction saisies chez Cléore, œuvres insignes et incisives de Jane Noble.
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 Il s’agissait pour les pandores de constater les réactions de Valtesse à ces épreuves, de mesurer son excitabilité et la stimulation de ses sens en auscultant, entre autres, ses battements cardiaques et sa température. Mais Ego-Isola avait de la ressource et, maligne, ne réagit qu’à des projections de nus féminins adultes plantureux provenant du Chabanais.

 Lors s’ouvrit le procès, où témoigna Odile Boiron, où une vingtaine d’inculpés des deux sexes comparurent, dont Julien, passible de la peine de mort pour le meurtre de l’inspecteur Moret. Sauf Quitterie - dont la procédure d’adoption fut déclenchée avec célérité - et quelques unes parmi les gamines dont les parents acceptaient de les reprendre, les filles mineures – souventefois entendues comme témoins - impliquées autant comme victimes du trafic que comme prostituées juvéniles, furent majoritairement placées dans les plus sévères établissements congrégationalistes dirigés par les bonnes sœurs. Cléore de Cresseville et la vicomtesse de** demeurant introuvables, leur comparution aux assises se mut en procès par contumace, où elles écopèrent d’une condamnation à perpétuité, tandis que tous les autres complices, sauf Julien pour qui fut prononcée la sentence de mort, héritèrent de peines de prison et de travaux forcés s’échelonnant entre dix et vingt ans. Si les femmes se contentèrent de Saint-Lazare et quelques exécutants mineurs de Mazas, Jules hérita d’une déportation au bagne de Cayenne (là où sans doute eussent fini Michel et Albert s’ils s’étaient sortis vivants du combat, à moins qu’on eût opté pour la Nouvelle-Calédonie). La justice républicaine avait été exemplaire, et elle ne désespérait pas de pouvoir arrêter les deux principales protagonistes de cette affaire énorme. Julien crâna et gouailla jusqu’au bout, mégot à la bouche.
  A son exécution publique, un matin froid de mars, la foule afflua, parfois pour le spectacle cruel, d’autres pour raison de maraude, car les tire-laines profitaient de l’occasion pour faire les poches des badauds agglutinés, aucun ne voulant manquer cette décollation. Les accoutumées poissardes n’étaient pas en reste, apostrophant Monsieur le bourreau de Paris et ses aides, voulant tâter de la solidité des bois de justice, en caresser les éventuelles taches sanglantes - parfois pour ce qu’elles nommaient la frime, ou la vantardise d’un Tartarin femelle. Julien fit son entrée, jà en chemise écrêtée, col et cheveux coupés, mains liées au dos, entonnant un refrain de boxon d’un égrillard allant, en Béranger moderne, refusant que le prêtre qui brandissait ses momeries de crucifix et de livre saint lui accordât l’absoute, mais voulant jusqu’à la fin déguster sa cigarette du condamné qu’il se refusa à cracher toute baveuse et consumée qu’elle fût. « C’est mon petit péché », jeta-t-il à l’adresse du curaillon désespéré tandis que le cordon des sergents de ville avait du mal à contenir la populace qui prenait fait et cause pour son Julot ou Titi des faubourgs avec des acclamations, des sifflets, des lazzi et des applaudissements gênants pour l’image de la République. Tous reconnaissaient en Julien l’un des leurs. On remarqua la curieuse et incongrue présence d’un artiste-peintre se prétendant naturaliste, d’une précision de photographe, de l’école picturale de Lorraine, nancéen peut-être, qui prenait force croquis afin de parfaire un projet réaliste d’huile sur toile dont l’intitulé serait : La Dernière Minute d’un Condamné, par Monsieur Emile F**, vedette du dernier Salon avec sa Toussaint[2]. Le mégot ne fut lâché par les lèvres de l’impétrant que lorsque son chef chut dans le panier, tranché net. L’égrégore du mystère convulsif reprit ses droits fondamentaux et Cléore de Cresseville n’avait toujours pas été traduite en justice six mois après l’exécution de Julien. De fait, à cette date, la malheureuse était à l’agonie en son secret refuge.

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[1] D’aucuns ont glosé sur cet inventeur, réel ou fictif, prétendant qu’il s’agissait d’un disciple de Charles Babbage du nom de Charles Merritt, déjà cité par ailleurs.
[2] Aurore-Marie de Saint-Aubain fait ici allusion à l’œuvre du peintre réaliste Emile Friant (1863-1932), dont elle avait fort apprécié son tableau La Toussaint, vedette du Salon de 1889, artiste lorrain qui par ailleurs, aura à son actif la représentation d’une exécution. 

dimanche 12 août 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 22 3e partie.

Avertissement : les situations explicites de ce roman paru pour la première fois en 1890 le réservent à un lectorat majeur.

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Aveuglée par Zorobabel, Sarah, errante et hagarde, sortit malgré elle du pavillon, par une porte arrière de service. Ses sens paraissaient abolis. Nul ne se souciait d’une vieille juive aux yeux crevés et au bras infirme marchant au hasard, inerme, le long d’un des belvédères localisé derrière le bâtiment, belvédère qui surmontait une des principales pièces d’eau asséchées en contrebas. La mousqueterie s’estompait tandis qu’elle s’éloignait en tâtonnant, droit devant elle, ses orbites vides, toutes coulantes de sudations sanguines et séreuses, sans nul entendement. Les dimensions n’existaient plus pour elle, l’espace n’était plus. Seul le contact de ses pieds avec le sol témoignait qu’elle se mouvait encore dans le monde réel. Elle s’avança ainsi, sans regard, jusqu’au balustre où, quelques mois auparavant, au printemps, seulement au printemps, mais comme cela paraissait si loin maintenant ! la petite Bénédicte avait trouvé une fin tragique et prématurée. La fusillade poursuivie là-bas n’intéressait plus l’antique gitane séfarade à la main gauche de mainmorte et au madras puant et vinaigré. Tout en pandiculant dans son errance, elle marmottait ses imprécations talmudiques inintelligibles, ses malédictions des gens du voyage et des kabbalistes, ses m’nellé, m’nellé dirigés contre on ne savait qui.

  L’inévitable survint, dans des circonstances rappelant le trépas de Bénédicte. Sarah trébucha sur le rebord irrégulier du balustre, et bascula tête la première dans le vide, dans le bassin ruiné, où elle se fracassa. Le seul être qui remarqua le cadavre au crâne brisé fut Zorobabel, pris d’un remords de volatile, le rosalbin chagriné qui s’alla poser sur l’épaule de la morte, becqua son foulard pourri et jacta son impuissance sans que nul ne l’entendît avant des heures.

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   La chambre close, Pauline s’abandonna le cœur battant à sa manifestation passionnelle démesurée comme l’hubris. Elle devait se dépêcher avant que les gendarmes, en toute éventualité, la retrouvassent ici, avant aussi que le cadavre d’Ellénore acquît sa rigidité post-mortem. Un rituel de plongée en abymes, baroque, monstrueux, fort long aussi, commença. La vision de la fillette gisante dans la fleur éteinte de son âge tendre devint obsessionnelle, démentielle, submergea les méninges de Mademoiselle Allard jusqu’à la déraison absolue. Inondée de pleurs, elle alternait les murmures, les fredonnements poëtiques, comme s’il se fût agi d’une simple fredaine adolescente sans conséquence, mélangeant Ronsard et Malherbe, l’aubépin devant vivre sans fin et la rose éphémère du poëte de la Consolation à Monsieur Du Périer. Elle était parvenue à la porte de la paroi, devant la faille, si mince, si fine, si ténue qu’il fallait qu’elle fût tel un éther luminifère pour qu’elle s’y glissât. Elle eut d’abord grand’peur, s’attarda, hésita. Puis vint la seconde décisive où elle se jeta toute. C’est avec alacrité, aménité et euphorie que notre enfant réformée s’introduisit dans l’anfractuosité de la grotte secrète d’un univers inconscient inconnu, parcourant ses circonvallations, ses vallées, ses coteaux, ses vallons, explorant toute cette géographie mentale, cette caverne platonique extrinsèque, descendant dans les fosses les plus profondes de l’esprit, errant dans les combes obscures, à la recherche d’un nouveau moi subconscient capable de consacrer son union, sa fusion physique et mentale avec la jeune morte. Ce qu’elle découvrit dans ces souterrains occultes de son esprit fut indicible, inédit, mais lui permit d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’accomplissement ultime de son amour. La trouvaille étant faite, elle entra en action.

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  Adonc, cet esprit juvénile, non pris en défaut, délaissa les artificieux, placides et flaccides replis de la platitude pour se déchaîner, se débrider, parmi les vallonnements inconnus et tentateurs d’une extase mystique. Pauline acta lors l’abandon de toute sa prétention à la pudeur, de toute sa sagesse. Elle fut une vierge folle, folle de cette martyre symbolique dont le trou du flanc lui rappelait tant la passionnelle trace de la lance perçant Notre Seigneur. Elle décréta et déclara, sacrilège : « Christa mea ! » exclamation murmurée qu’elle adressa au cadavre d’Ellénore. Le séraphin la percerait à son tour, et elle s’unirait tout en elle. Au préalable, elle entreprit de dénuder la défunte, afin qu’elle s’offrît tota à son adoration, à sa dévoration, dans toute sa concupiscence révélée. Le péché était sacralisé. C’était le fruit de l’Arbre de la Connaissance de l’Autre, de la belle Ellénore-Louise Vinay, et les branches de cet arbre fécond ployaient sous le poids de ses fructifications merveilleuses et juteuses de désir, gonflées d’une pulpe de fornication. Pauline enleva le plaid qui cachait le torse du cadavre et l’enveloppait comme une souquenille usagée, le plia, le posa sur une étagère de la plus grande armoire. Elle découpa avec de grands ciseaux tous les bandages, tous les pansements poisseux de ce sang en voie de coagulation, tournant et retournant la morte, frôlée çà et là par sa longue natte blond-roux. Elle jeta ces horreurs pêle-mêle, n’importe où, se hâtant de s’en débarrasser. Ellénore refroidissait. Pauline eut grand mal à achever de la dépouiller. Elle roula lentement, posément, jusqu’à ses pieds, ses pauvres pantalons de lingerie qui s’en vinrent rejoindre, misérables, les bandages putrides. Enfin, la crudité du sexe de la trépassée s’offrit au regard de Mademoiselle Allard, instant qu’elle avait tant attendu, si attendu que ses mains en tremblèrent et qu’en son entrecuisse, elle émit une fine humectation de mouillures intimes. Que cette conque était jolie ! Quelle coupelle tout en fente, en ourlets, vierge encor de toute manifestation duveteuse ! Un sexe de pucelle… Mais Pauline voulut procéder par étapes. Avant d’adorer la vulve de l’enfant-cadavre, d’y consigner sa passion, elle choisit sa chevelure nattée, si longue qu’elle frôlait, caressait d’attouchements subtils le maigrelet fondement empoissé d’écarlate. Une fourche d’or braisé, dépassant, insolente, de la dernière torsade, s’allait, impudente, parcourir le mitan fendu ourlé et s’arrêtait en son mont de Vénus impubescent.

 Pauline baisa d’abord le padou émeraude de soie et de velours ; puis, attaquant les cheveux eux-mêmes, ses bécots allèrent de haut en bas, tout le long de l’échine sanglante, du nattage subtil, réalisé avec art, du sommet du crâne à l’anus de la morte que sa main droite redressa et maintint adossée au coussin. Entre deux baisers, elle récitait l’épithalame de ces noces d’outre-tombe, le septénaire mélopéen iambique, cet éloge funèbre à la jeune nymphe sénonaise qui n’était plus. Cette chevelure de fée non nubile, par miracle, demeurait immaculée, vierge de toute trace d’hémoglobine. Pauline humait les mèches, les enlacements, les entrelacs de cette tresse fantastique. Elle imprégnait ses narines et ses lèvres du doux parfum de ces cheveux d’Eléonore – ô rapprochement subtil des prénoms sciemment décidé par Cléore ! – ces cheveux diamantés de dorures orangées, à la saveur d’eau de rose nuancée de frangipane, de Cologne et d’essences d’héliotrope et d’hibiscus. Elle murmura tout l’eucologe de Byzance en l’honneur de l’idéal de Beauté que cette chevelure de morte incarnait. Elle se fit élégiaque et dithyrambique.

 Lors, Pauline passa à l’adoration de la blessure. Elle ne cessait de repousser les limites, de mettre à bas le bornage de morale qui la corsetait, borne après borne. Elle s’agenouilla contre le flanc percé et nu. Ses lèvres s’accolèrent au trou sanglant, embrassèrent longuement la béance de la plaie et sa langue lapa le sang gluant, épaissi, qui y perlait encore, se gobergea de ce fade opiat, de ce sirop douceâtre, de ce jus d’agave pourpré, de ce nerprun physiologique courant à son pourrissement puis, une fois la ciselure de sa bouche satisfaite, rassasiée, repue, colorée d’une écarlate collante en cours de coagulation, elle se redressa et s’alla vers le sexe d’Ellénore. C’était comme si, symboliquement, elle venait de goûter aux menstrues qui se fussent écoulées d’un second vagin aberrant, percé au côté par la balle du nouveau Longin de cette fin-de-siècle, avant de s’atteler à honorer l’orthodoxie biologique. Elle marqua le pubis, lisse et poisseux lui aussi, de la trace de ses lèvres sanguines, de cette infamie d’amour-mort qu’elle eût voulu indélébile, de ce baiser-stigmate d’adoration morbide. Après, elle consacra son embrassement au sillon de la vulve, sur laquelle s’imprima cet ourlet de lèvres cramoisies. Pauline constata, navrée, que la virginité de la défunte s’était enfuie depuis un temps certain ; ce qui demeurait de son hymen, déchiré, rompu, s’était rétracté dans l’obscène trou entr’ouvert par son viol hétérodoxe occasionné par quelque tribade qui fort cher avait dû monnayer ce sacrifice de pucelage. Ceci, avec la plaie de côté de la balle, incarnait le second stigmate de la Passion d’Ellénore. La bouche de Pauline était toute maculée de rouge jusqu’aux joues et elle ne cessait de lécher ses lèvres avec une impudicité vampirique. Le temps vint de renverser une nouvelle barrière.

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 Alors, Mademoiselle Allard se dévêtit toute, en imitation christique de l’aimée, en commémoration de la Cène de son sacrifice. Après avoir absorbé l’espèce sang, il fallait qu’elle communiât sous l’espèce corps et chair. Pour ce, il était essentiel qu’elle apparût dans l’appareil d’Eve afin que se facilitassent ses étreintes charnelles d’union mystique avec le juvénile cadavre. Pauline ôta chaque pièce de ses vêtements jà couverts du sang d’Ellénore, résolue à s’enfoncer toujours plus avant à l’intérieur des territoires inhospitaliers de son stupre anandryn. Elle dévoila aux yeux fermés et mornes de la morte l’entièreté de son corps en voie de déhiscence et de nubilité. Lorsqu’elle eut achevé de dépouiller son torse de sylphide, elle continua hardiment, en petite Salomé, défit ses bottines, puis roula ses pantalons de lingerie humides en leur entrecuisse, tachés d’une auréole extatique. Cependant, Pauline conserva ses bas sales et fatigués, ce qui lui conféra l’apparence magnifique d’une pucelle-putain tout en insolence et en culot, hautaine, orgueilleuse, sans gêne et fière de l’étalage de ses chairs de jeune vierge efflorescente. Elle s’avança au pied de la couche, s’arqua, pointa en avant sa gorge aux petits obus blancs profilés, saillants, aigus, tendus de désir, se ploya, faisant ressortir ses côtes de maigre enfant, projetant son triangle pubien transsudant de mouillures, qui, lui, témoignait de l’approche de sa puberté, de par une pubescence d’un blond foncé doré, d’une houppe soyeuse de doux duvet rubéfiée de reflets, car impatiente de s’accoler à l’intimité de l’aimée. Le clair-obscur de la pièce, à peine éclairée par le fenestron et la lampe à pétrole, aggravait l’irréalité érotique de l’exhibition de Pauline, silhouettée telle une sylphide évaporée et floutée. On l’eût confondue avec Echo, une Echo en passe de s’estomper à moins qu’elle fût Arétuse, une Arétuse en passe de devenir fontaine.
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 Elle était la seule à se savoir ainsi, à connaître à quoi elle ressemblait une fois dépouillée de toute sa vêture. Nul ne l’avait jamais plus vue nue depuis la petite enfance, même pas sa mère à qui elle ne se confiait pas. Pauline prenait ses bains seule, enfermée à clef. Elle avait acquis une accoutumance à la dissimulation, à l’hypocrisie. Tous en sa famille ignoraient qu’elle se formait, se développait, que son apparent retard était dû uniquement à la frugalité que ses parents lui imposaient. Depuis quelques mois, elle avait constaté que sa gorge de lys prenait ce caractère de fines pousses pointues, effilées et aiguës, seins de vestale nymphéenne à l’incarnat d’albâtre qu’elle comprimait sciemment sous des chemises, des brassières et des corsages serrés, afin qu’elle fît accroire que le temps du corset n’était point encore d’actualité. L’autre preuve de la survenue, de la surrection de son adolescence, était la colonisation de son conin et de son pubis par une fine toison blonde, d’une douceur émolliente, qui poussait, allègre et rieuse, en toute impudicité et franchise enfantine ; et elle se réjouissait de cet appas velu, sans pareil, prouvant qu’elle ne se teignait pas comme les créatures, sachant que viendrait sous peu le temps mensuel périodique d’apposer un vil chiffon pourpré en son entrecuisse, événement qu’elle cacherait bien sûr, non point par honte, ou par pudicité d’oie blanche, mais afin que se prolongeât la menterie au sujet de sa juvénilité. Bien plus instruite, en secret, que ce que croyaient ses géniteurs, il lui arrivait quelquefois de recourir en sa chambre au plaisir solitaire, nuitamment, aux heures où les autres se reposent voire ronflent (ce qui était le cas hélas de sa maman adorée). Elle caressait et tripotait sa toison duveteuse, sa chemise de nuit retroussée, et parfois l’ôtait toute pour qu’elle fût à l’aise dans ses tripotages de sylphide innocente se découvrant elle-même. Il lui arrivait de recourir à un objet contondant, un crayon par exemple, prenant toutefois garde à ne pas percer sa membrane de vierge. Ses propres doigts avaient sa préférence, et, l’opération onaniste achevée, quand elle sentait sourdre et perler de l’hymen et du sillon la révélatrice humidité alors que même ses poils intimes se mouillaient, elle les portait à sa bouche, suçant cette puante ordure de Vénus avec délice et gourmandise. Puis, elle s’endormait, satisfaite. Ci-présent, en cette chambre, l’envie d’étrenner un genre nouveau de godemiché l’étreignit. Pourquoi ne pas essayer avec les cheveux de la morte ?  
  Afin de s’aviver davantage, sa douce main s’empara conséquemment et sans façon de la natte précieuse de la trépassée, la mit en son entrefesson qu’elle caressa, chatouilla, excita, afin que cet attouchement onaniste par le biais de ce godemiché naturel provoquât la bienvenue et conjointe érection optimale de ses mamelons et de son bourgeon clitoridien en un supplémentaire échauffement préliminaire des sens. Cette chose s’accomplit et la mouillure du conin de la belle enfant extatique, accentuée encor, coula, brûlante, de l’intérieur de ses cuisses de nymphe, empouacra, englua son pubis et détrempa les mèches de la tresse de l’aimée partie de cette rosée subtile vaginale filtrant de son hymen de blonde soutenue, bordé d’une duveture de miel foncé. Une fragrance alcaline, un peu pisseuse, prévisible, s’additionna aux fumets musqués de sang et de fleurs fanées de la chambre close. Pauline en gloussa d’aise et rajusta pieusement la parure salie de l’ange endormi.
  Cependant, pour que fût accompli en sa totalité l’accouplement entre la morte et la vive, il fallait aussi que les deux sangs, le gâté post-mortem et le vivant, fusionnassent, et que Mademoiselle Allard fût l’égale d’Ellénore en désoperculant son sexe, en acceptant que le cadavre la dépucelât d’une façon sémillante. Elle s’allait lors pratiquer sur elle-même un confondant rite érotique sadique, afin que se mélangeassent les deux hémoglobines, profitant du fait que ses ongles, aussi bien que ceux de la défunte, étaient effilés, pointus, longs, non coupés, griffus d’une manière ébaudissante et féline. D’abord, elle plaqua la paume de la main gauche d’Ellénore-Louise Vinay contre son sexe, main glacée qui jà se rétractait, se rigidifiait, mais main riche de sa gluance sanguinolente. L’empreinte écarlate de cette main souilla toute la vulve de la fillette qui hulula et haleta de plaisir. C’était comme une signature primitive, un paraphe, une marque manuelle de sang sur l’origine génitale du monde, la trace qu’un homme-singe blessé à mort par un fauve eût laissée en guise d’adieu en l’entrecuisse féconde de la femme-guenon aimée. Lors, Pauline saisit le majeur raidi de la main morte et l’enfonça résolument dans les replis de sa conque pourprée, empoicrée par ce coagulum, puante d’exhalaisons vénériennes vivifiées, engluée jà d’extase, intumescente d’un désir sexuel jamais assouvi. Elle hurla à la rupture de son hymen par l’ongle-griffe de la catin-cadavre. Les gouttes du sang frais de vierge, de la défloration, en vin christique, comme distillées d’un saint pressoir mystique allégorique, s’allèrent sur ce doigt roide, que Pauline retira, ce rite sacrificiel formidable enfin accompli.

 Après, vinrent les griffures hémorragiques, les labourages, les mutilations scarifiantes, les écorchures rituelles, les excoriations sadiques, les arrachements de lambeaux tégumentaires épidermiques, qui se devaient de ressembler aux lacérations du flagellum de Jésus. Elle ensanglanta son front, ses joues, son cou, ses seins, son ventre, sa toison pubienne, la douce touffe de son mont de Vénus,  avec ses onglures propres, multipliant à loisir ces mortifications, ces automutilations, puis zébra à leur tour son dos et ses fesses, en d’acrobatiques transports turpides d’un érotisme de souffrance exacerbé - car elle était d’une souplesse confondante - avec les propres griffes aroïdées de la dryade-nymphe défunte. Enfin, toute ruisselante, sa sueur de rut se mêlant à son sang d’écorchée-flagellée, à toutes ses viscosités provoquées, comme en une aquatinte mâtinée de sanguine, elle se mit à califourchon au bas du lit, écarta avec difficulté les jambes raides de la morte, les ouvrant toutes sur son sexe béant de poupée, puis effectua le même grand écart, chaque pied pendant en dehors du lit et chaque jambe de sylphe acrobate, gainée de bas de coton filés et tachés aux jarretières blanches garnies de padous bleus, étirée au maximum de chaque côté, ces bas de fillette virginale aux connotations désormais obscènes et affriandantes d’ingénuité libertine, pubis et vulve poilus projetés en avant, saillissant, afin que s’accolassent les deux conques offertes, qu’elles coïncidassent en miroir, l’une pubescente, l’autre nue. Mademoiselle Allard connaissait cette position audacieuse ; elle s’en était instruite grâce à son damné frère, son Victorin, en ce fameux musée antique pornographique. Elle avait l’impression d’agir en authentique archéologue et historienne de l’antiquité romaine et pompéienne et de mettre en pratique, si l’on pouvait le dire et l’écrire, une reconstitution scrupuleuse de la manière dont les anciens faisaient l’amour, bien que la pratique en question fût réservée à des ébats femme-homme dans les lupanars de Suburra, d’Herculanum, de Stabies ou d’ailleurs. Elle appliquait une leçon de l’Art d’aimer d’Ovide,
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 mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette-putain au corps étrillé, aquarellé et jaspé de sang, ne pouvait non plus savoir que cette même position était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne,  avait pour titre : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de la position, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
  Lors, Pauline débuta un va-et-vient immonde, un frottement fusionnel sexe à sexe, lèvres à lèvres, clitoris à clitoris, chaud et froid, se courbant, s’éployant, tressautant, ce qui causa en elle l’éruption renouvelée de sa sève orgasmique, tandis que, s’écoulant de toutes ses griffures, son hémoglobine christique inondait et irriguait le cadavre. Son équilibre était précaire, son numéro contorsionniste hardi, et elle pouvait verser à chaque instant au pied du lit ; lors, elle s’obligeait de temps à autre à empoigner les piliers torsadés du baldaquin, basculée en arrière, toujours jambes écartées et pendantes, ayant du mal à soutenir le rythme frénétique de son frottement qui sollicitait toute sa musculature pelvienne et fessière. Cela lui causait un grand mal, mais cette souffrance insigne participait à ses ébats, en constituait un élément incontournable, indispensable, afin qu’elle éprouvât et ressentît dans leur totalité les sensations inhérentes au coït saphique. La souffrance de Thanatos se mariait avec la volupté de Sappho. Elle alternait les gémissements et les susurrements de thrène, se penchait en avant au risque de se rompre l’échine, afin de prodiguer d’autres caresses buccales et linguales au cou et aux mamelons d’Ellénore laqués d’un sang chanci en voie de coagulation, insistant sur les tétins tendus, rigidifiés et gélifiés, gobant, se gavant de toute leur visqueuse empoissure, de leur sérum et leur sirop rougeâtre en des succions fantasques. Ses papilles s’imprégnaient d’une sensation gustative toute neuve, équivalente à celle que produiraient les lèchements d’une pommade parfumée à base d’oing, pareille à un onctueux liniment ou cérat sang-de-bœuf d’une diaprure de laque de Cipangu qui laissait subsister un goût inoubliable, à la fois crémeux et amer, sur les lèvres et dans la bouche goulue de l’audacieuse enfant. L’expressivité des traits de la petite tribade débridée trahissait son extase.

  Elle émettait des hurlements lupins, sauvages, des feulements et des rugissements de chatte pourfendue et fécondée jusqu’à l’éclatement par un vit démesuré, d’une érection de tronc d’arbre, des rots triviaux de réplétion, de griserie et de satisfaction aussi ; elle sentait toute une liquidité abondante, séreuse et blanchâtre à la fois, s’écouler de son moi, de son conin de nymphe boursouflé et endolori de jouissance, irrité par les frottements spasmodiques, saignant à son tour abondamment comme une perte d’hémorroïsse, voire des menstrues anticipées, écoulement de petite putain qui se mêla bientôt à quelque chose d’un rouge noirâtre, mélasse de sang brun qui sourdait sans trêve du vagin d’Ellénore, tel un phénomène d’hémorragie interne post-mortem pré-putréfacteur issu de sa blessure létale. Le rituel était enfin achevé et la transsudation fusionnelle des deux sangs et des deux liqueurs féminines accomplie, mêlée à la diaphorèse orgasmique vivace de Pauline. Sachant que la trépassée avait joui à sa façon, elle se retira lors de la morte, satisfaite du fait accompli, recouverte d’une boue de sueur et de sang si épaisse qu’on eût dit une pulpe de groseilles écrasées et pourries. Elle remit en place, avec peine, les jambes d’Ellénore, que l’arrivée de la rigidité cadavérique durcissait tant qu’elle manqua en rompre une. Un court moment, une offrande sacrificielle la tenta ; pourquoi n’osa-t-elle pas s’exciser rituellement, offrir à Ellénore son clitoris sanglant, tranché, qu’elle placerait dans la bouche de la morte, telle la pièce de monnaie en paiement du passage de la barque de Charon traversant l’Achéron du poëte Nerval ? Mais cela était trop… trop osé, trop sadique peut-être… Trop noble à la parfin. Par ailleurs, une demi-heure venait de passer depuis le début de cette célébration amoureuse saphique.

 Il fallait bien désormais qu’elle se lavât, se toilettât, se purifiât. Un bon bain eût été nécessaire, mais notre douce Pauline ne disposait d’aucun tub en cette chambre. C’était tout juste si les lieux comportaient un petit lavabo à cuvette faïencée pour se débarbouiller, mais il n’y avait nul seau d’eau dans le coin. Il eût fallu l’aller puiser dans le puits, au dehors, qu’il lui semblait bien avoir entr’aperçu près du pavillon. Tel était le problème d’un château d’Ancien Régime pas toujours pourvu du confort bourgeois moderne, et surtout pas de cette eau courante, chaude à tous les étages, qui était l’apanage des immeubles cossus, dus à Monsieur Hausmann, où les Allard avaient la chance de demeurer en tant que notables républicains. Pour tout dire, jamais de sa vie Pauline ne s’était sentie aussi sale, souillée, répugnante, impure et malodorante de sang, de diaphorèse, et d’humeurs sexuelles peccamineuses. Elle n’était point présentable et en éprouvait une gêne piaculaire, davantage à cause de son apparence ensauvagée, de cette nudité de pouacre jamais douchée et baignée, d’une confondante puanteur douceâtre, que pour sa relation coupable assouvie. Des croûtes de coagulum adhéraient même à ses cheveux, et le padou qu’elle y avait conservé tout le long de ces péripéties ardentes s’était irrémédiablement pourri. De même, elle continuait à s’intriguer de la non-survenue des gendarmes, après le bruit conséquent de ses ébats. Elle prit les derniers draps potables renfermés dans les armoires et essuya tout ce sang de plaisir, puis désinfecta ses griffures, fort longues et profondes, avec tous les dictames et tous les alcools qu’elle put dénicher, y compris l’opodeldoch et le chouchen de Jeanne-Ysoline.  Cela la brûla bien, mais elle n’en avait cure. Elle aurait pu boire ; elle eût pu se désaltérer de ce chouchen, de cette liqueur forte, en irriguer sa gorge, le déguster comme tonique. Pour s’encourager, toujours nue, elle croqua quelques croustillants en-cas, ces fameuses galettes bretonnes dont des boîtes ferrées tentatrices s’offrirent à sa bouche gourmande. Des miettes, inconvenantes, s’allèrent perdre et se répandre dans sa houppe, tant elle avait dégusté goulûment ces sablés de Fouesnant. Il était vrai que la belle enfant n’avait toujours pas mangé, pris de vrai repas depuis la veille au soir, et son estomac ne cessait de gronder sans oublier que l’après rut la laissait faible, assez dolente. Enfin, elle se résolut à se rhabiller. L’anxiété la rongeait ; plus aucune rumeur de bataille ne lui était parvenue depuis de longues minutes et elle se dépêcha de recouvrer une certaine décence, bien qu’elle omît, à tort, de nettoyer de tout ce sang épais sa figure et sa bouche ciselée. Elle renfila ses pantaloons, encor mouillés en l’entrejambes, auréolés de son vice humidificateur, sur son sexe d’impure touffu et soyeux toujours marqué d’un reste de poisse ; elle relaça sa brassière de lingerie mignarde, substitut de la chemise d’adulte, sur ses seins virginaux sillonnés de griffures cicatricielles ; elle ragrafa ses bottines noires à guêtres sur ses pieds gainés de bas filés ensanglantés. Jupe et corsage revinrent la parer d’atours plus convenants, quoiqu’elle sentît la persistance d’une adhérence, d’une colle hémoglobineuse et excoriée sur ses dessous cotonnés. Il ne fallait pas, oh non, il ne faudrait jamais que ses parents adorés sussent ce qu’elle avait fait, ce coït avec une morte, au corps, au visage, et à l’âge d’enfant. C’était la FAUTE suprême, la Faute de la chair, qui s’était exprimée, incoercible ; elle le savait et cela exsudait par tous les pores de son épiderme d’hamadryade pré-nubile. Son désir d’Ellénore avait crû jusqu’à l’apothéose morbide. Notre jeune demoiselle s’était montrée aussi démesurée et excentrique qu’un Elagabal, Empereur-prêtre du dieu soleil d’Emèse ou qu’un Commode-Hercule. La vestale républicaine déflorée par le doigt de feue Louise Vinay avait failli à sa mission et désormais, elle craignait demeurer sans ressource ni rémission de son péché. Pourtant, Pauline était cet arbre marcescent, immarcescible, qui peut se flétrir, se blettir, mais qui cependant renaît sans que ses feuilles soient tombées, cet arbre rémanent, aux feuilles encor vertes bien que séchées, mortes, persistantes aux froideurs de l’hiver, et qui ne tombaient point. Elle se languissait de l’arrivée des autorités dans cette chambre et il fallait qu’elle inventât toute une fable, toute une historiette, pour faire accroire à la maréchaussée qu’elle avait découvert, gisante en cette couche, une petite martyrisée, écorchée vive par les bourreaux de Cléore de Cresseville. Dans ce cas, comment expliquerait-elle la blessure mortelle occasionnée par la balle du Lebel ?  

 Pauline fatiguait ; sans doute était-ce la grand’faim qu’elle ressentait, ou la submersion de son esprit par ses émotions. Ses muscles et articulations étaient endoloris, courbaturés. Elle se sentait fourbue par ses acrobaties vénéneuses et incroyables de gymnaste émérite. Toujours fut-il qu’elle ne résista pas à l’envie du repos réparateur. Après la tension était advenu le moment de la décompression. L’asthénie la saisit. Mademoiselle Allard se découvrait labile, sujette à faillir. Elle n’avait que quatorze ans dans une silhouette prétendument de douze, avec une pubescence de quinze années, et l’adolescence est encor une enfance, une fragilité de la fleur nouvelle qui doit aspirer au repos. Le lit à ciel, imprégné de sanies bletties, était suffisamment vaste pour deux, la vive et la morte. Elle se coucha à côté du cadavre, sur la courtepointe empoissée, empoicrée de son sang, de leur sang, coupable comme une veille pouacre vérolée. Pauline, en fait, respectait la dépouille d’Ellénore. Certes, celle-ci l’avait pourvue en plaisirs d’amour divins, irrationnels, ineffables, en joie comme en alacrité, et lui avait permis de ressentir toutes les émotions intenses, inoubliables, d’une première fois, quelle qu’eût été la passivité et l’inertie de la partenaire durant l’accouplement. Un jour auparavant, ses ébats savoureux lui eussent parus inconcevables et elle s’en serait fustigée et morigénée, avant de réclamer à son papa chéri qu’il la consignât dans un cabinet noir, au pain sec et à l’eau, ligotée sur une chaise, afin qu’elle évitât de succomber à la tentation de Satan. Par ce qu’elle venait de faire, Pauline Allard, la réformée cagote, pudibonde et pisse-froid, s’était transmutée, transfigurée en son contraire voluptueux. Par cette adoration érotique de la morte, de sa plaie christique aussi, elle sut qu’elle venait d’embrasser la cause de Cléore. Triomphe de la splendeur déraisonnable, Pauline était devenue anandryne, à jamais…

  La crosse d’un fusil frappant contre l’huis l’éveilla de ses songes. C’était un brigadier, qui la trouvait enfin. Elle évita qu’il défonçât le seuil ; elle se leva, lui ouvrit, sans dire un mot. Le temps des explications et des confidences intimes n’était pas encore venu.


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  Le combat pour la conquête de Moesta et Errabunda par la République, enclave déviante contre-révolutionnaire, s’était poursuivi, opiniâtre, implacable, de longues heures durant. La résistance, l’endurance et la bravoure des hommes de Cléore de Cresseville ébaudissaient la maréchaussée, qui essuyait des pertes imprévisibles, car tout tournait à la lutte acharnée, âpre, sauvage. C’était inattendu, d’autant plus quand une part des petites pensionnaires, fanatisées, se mirent de la partie. La défense s’organisait vaille que vaille, improvisée par la surprise, hâtive, vandale aussi. Tous les défenseurs savaient que la porte principale du pavillon n’allait pas résister aux efforts des gendarmes, la priorité étant de mettre la comtesse en sécurité, puis, tels les Suisses du 10-août, de se sacrifier pour un château vide de son monarque. Il fallait que certains assurassent les arrières du bâtiment, faciles à pénétrer, que d’autres se positionnassent aux étages, que les endroits les plus exposés, tel le salon avec ses larges baies, concentrassent le maximum de combattants déterminés et barricadés. On devait à la fois canarder ceux des militaires qui parviendraient à s’introduire et ceux luttant à l’extérieur. C’était l’état de siège, la défense d’une auberge de Bazeilles, épisode que Michel, le briscard,  avait jà vécu sous les ordres d’un officier de légende qu’il portait aux nues, le capitaine Odilon d’Arbois, un ancien du Mexique. La hantise première, comme à Bazeilles en 1870, était l’épuisement des munitions, essentiellement des munitions de chasse, qui risquaient de ne pas faire le poids devant les impacts modernes des Lebel. Tous nos partisans de Cléore regrettaient avec amertume d’avoir soutenu autrefois le général B**, promoteur de ce fusil révolutionnaire préparant la Revanche. Ils allaient, ô ironie, tomber en nombre, fauchés par les projectiles des mousquetons d’acier imposés par leur ancienne idole.
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  La porte d’entrée du pavillon céda donc, après la deuxième mitraillade qui blessa Ysalis et Stratonice, en à peine trois minutes. Les défenseurs eurent juste le temps de prendre leurs positions, de briser les fenêtres, de barricader les portes des pièces où ils se retrouvaient. Michel, Julien et six valets en livrée, certains ayant perdu leur perruque, se retrouvèrent dans le salon. Tous s’y montrèrent bravaches, surhumains, admirables. Moret, à la tête d’un groupe de huit hommes, s’était d’instinct dirigé vers cette pièce majeure, après s’être introduit, arme au poing, dans le vestibule. Il se méfiait de la configuration des lieux, savait, par les plans, l’existence possible de chausse-trappes, de pièges, de passages secrets, d’alcôves qui permettaient à des salles non circonvoisines de communiquer entre elles, comme autant de possibilités offertes aux forbans d’échapper à la main de la justice républicaine. Afin de constituer une barricade dans ce salon qu’on allait assiéger, d’en protéger la porte principale, Michel et Julien n’hésitèrent pas à sacrifier le piano, les harpes, et même un vaisselier de chêne, sans aucune pitié ni considération pour les collections d’assiettes et plats à la Marly qu’il renfermait, plats de faïence poinçonnés et blasonnés dont certains remontaient à la fin du règne de Louis XIV. Tout se renversa, se brisa en mille morceaux. Julien ordonna à deux des domestiques de se positionner à cette barricade. Aux baies vitrées, trop hautes et vulnérables, rompues sans hésitation non plus, il était difficile de se couvrir et les gendarmes disposés à l’extérieur ne cessaient de canarder les cibles mobiles des défenseurs, bien que Michel, Julien et d’autres fussent en sus abrités derrière des tables et fauteuils. Il fallait jouer aux tireurs embusqués et faire mouche à tout prix. Leurs armes à un seul coup les handicapaient face à la supériorité du Lebel à répétition car il fallait constamment recharger et certains de leurs fusils, archaïques, n’étaient rechargeables que par la bouche. Un homme devait donc faire feu en couvrant sans cesse celui qui déchirait la cartouche et remettait la balle au canon.
 
  Jules et Albert revinrent par une porte dérobée, un passage secret. Leur mission était accomplie, Cléore hors de portée. Aussitôt, ils se portèrent aux entrées secondaires du salon, au nombre de deux, ce qui dispersait le groupe et faisait trop de points différents à défendre, ces démons gendarmesques pouvant surgir de n’importe où sans crier gare. Les Lebel du groupe de Moret arrosèrent l’ouverture principale, fusant à travers les battants, se fichant dans les meubles versés, dans la harpe, dans le piano. Des bruits incongrus, des pincements étranges, brusques, violents, sonores, retentirent. C’étaient les balles qui tranchaient les cordes de la harpe, leurs vibrations stridentes de rupture, l’éclatement des marteaux du piano, dont le clavier, pourtant fermé, émit des notes sépulcrales.

 Afin de se donner du courage et de galvaniser ses hommes, Michel s’était coiffé de son bonnet à poils fétiche de grognard, et entonnait à tue-tête le célèbre chant de la Garde.
« On va leur percer le flanc, ran plan pan tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! »
 Il entrecoupait son chant trivial de goualeur d’abreuvements à la régalade d’un fameux calva contenu dans une flasque accrochée à sa ceinture, récipient métallique dont il s’était saisi et qu’il avait débouchonné. Tout en tirant et beuglant, il contait à Julien et aux autres ses exploits de soldat.
« Ah, d’Arbois, c’était un sacré type ! Un gars de haute taille, musclé, bâti comme une armoire, avec une barbe blonde taillée comme celle de Garibaldi et un regard d’acier bleu sans concession. L’aventurier dans tous les sens du terme ! Quel charisme mes aïeux ! Il en imposait à tous ! Il avait l’expérience d’un briscard qui aurait combattu dans tous les conflits du globe pendant plusieurs siècles ! Malheur à l’ennemi qui tombait entre ses mains ! J’ai été deux fois sous les ordres de cette légende, au Mexique, puis en 70. »

  Ses lèvres de vieux jouisseur se délectaient de cette évocation. Il était visible que Michel idolâtrait le capitaine d’Arbois, qu’il le portait aux nues, qu’il l’adulait. Dans ce salon vandalisé par la nécessité d’une défense ardente, enfumé par la poudre, cet éloge revêtait une signification irréaliste, tandis que tous nos tireurs mettaient leur existence en jeu. Une effluence âcre envahissait la pièce, irritait les narines, piquetait et faisait larmoyer les prunelles. Les joues se marquaient de noirceurs charbonneuses, les larynx toussotaient sous les assauts des effluves salpêtrés, les bouches expectoraient leurs crachats, les canons chauffaient et les doigts s’ankylosaient, éprouvaient de plus en plus de difficultés à presser les détentes. La débâcle menaçait, mais Michel, imperturbable, jactant, poursuivait son laïus inapproprié entre deux coups de feu, l’entrecoupant de son refrain de gouaille d’estaminet, d’une vulgarité d’escarpe :
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! Ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! »

 C’était comme si un tambour-major d’Austerlitz aux brandebourgs chamoisés, aux galons et aux buffleteries chamarrés d’or eût guidé notre héros aux battements galvanisants des baguettes des tambours de la Garde, de son bâton à rubans aux scansions, aux balancements entraînants, sous l’éclatement des boîtes à mitraille, le sifflement des balles russes, le hennissement des chevaux blessés à mort, le râle des agonisants, le grondement des batteries de Gribeauval et les jets de shrapnels et de boulets rouges ou ramés.
« Au Mexique, après Camerone, Bazaine avait chargé le capitaine d’Arbois de monter une compagnie de trompe-la-mort, qu’il envoyait dans tous les coups durs ou fourrés, dans toutes les escarmouches périlleuses, pour régler leur sort à ces salopiauds de Mexicains de ce sale métis de Juarez ! J’en fus. Il me nomma second, bien que je ne fusse qu’un simple sous-off’ frais émoulu, presque une bleusaille, malgré mon adolescence jà aventureuse, un petit sergent de rien du tout qui demandait qu’à s’affirmer. A Vera Cruz, nous montâmes donc un raid audacieux, comme disent les Anglais, destiné à décourager et démoraliser ces sauvages qui nous traitaient de sales gringos et qui croyaient avoir partie gagnée contre Maximilien… »

  Un cri l’interrompit : c’était l’un des valets, Zénobe, qui était touché en plein cou, et dont le sang gicla sur le jabot grotesque de sa livrée surannée. Il s’écroula, percé à mort.
« Albert, prends ce fusil ! ordonna Julien. Récupère la cartouchière ! 
- Ça tombe bien, répliqua le factotum au melon cabossé, j’ai presque plus de balles ! »

  Plus le combat se prolongeait, plus les munitions s’épuisaient, ce qu’escomptaient les groupes de gendarmes tireurs embusqués du dehors, qui distrayaient les défenseurs tandis que l’escouade de Moret s’acharnait sur la porte principale qui faiblissait. Un ennemi jaillit d’une autre entrée, par surprise, sabre et colt au poing ; il tira sur Jules, qui riposta et l’abattit, mais le forban, touché quand même à la clavicule, devint un fardeau pour les autres.

 Michel reprenait son chant ; le bois des battants craquait, lâchait. On doutait que la barricade du piano et du vaisselier tînt longtemps le coup.
« J’ai plus de balles ! J’ai plus de munitions ! s’exclama un autre larbin.
- Va rejoindre Luc et Guy à la porte qui va lâcher ; il va y avoir du sport, et eux, ils ont encore de quoi arroser ces fumiers ! Ils les attendent de pied ferme ! s’écria Julien.
 Et Michel de reprendre :
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire ! On va leur… »
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 Une détonation interrompit le chant héroïque. Les lèvres de Michel demeurèrent immobiles, mutiques, sa parole comme suspendue par quelque tour de magie. Sa main droite, noire de poudre, se porta sur sa poitrine et poissa d’écarlate.
« Suis touché ! Suis touché les gars ! Dites pour moi une prière ! Mon poumon ! Aïe mon poumon ! Mémère ! Mémère ! » commença-t-il à gémir en s’effondrant.
Julien, trop absorbé, égoïste, impitoyable, riposta d’une manière odieuse :
« Ah, c’est pas l’moment de te peindre en Indien pour la gloriole ! Tes futures cicatrices, tu me les réserveras pour une autre fois ! »

 Le sang s’échappant d’abondance du trou horrible du Lebel, Michel, à terre, bavant d’immondes sérosités rosâtres, se débattait en suppliant « Mémère ! Mémère ! » d’une façon de plus en plus faible. Il baignait dans sa mare hémorragique, touché à mort, se vidant de son fluide, la bouche pourpre, alors que l’entrée principale du salon cédait toute.
« Mais pourquoi réclame-t-il sa mère ? s’interrogea Julien en manière d’épitaphe, cruel jusqu’au bout.

 Alors, Moret et ses hommes se ruèrent. Ce fut tout juste si Albert tira un coup de feu, trouant un bicorne, tandis, que sans hésitation, un impact du colt de Moret lui fracassait la mâchoire. Prendre une barricade d’assaut était dans l’habitude des exercices d’entraînement élémentaires de la maréchaussée, avec l’arrosage à la mitrailleuse des poches de résistance. On alla à la baïonnette, sans laisser aux adversaires la possibilité de répliquer. Le deuxième défenseur de la barricade, le valet Guy, eut le ventre percé par le fer lancéolé, ventre d’où s’écoulèrent des tripes immondes colorées de terre évocatrice. Le dernier, Luc, n’hésita pas. Il jeta son arme et leva les bras pour se rendre.
« Pleutres ! Bandes de lâches ! hurla Julien. Espèces de salauds ! Vous m’aurez pas ! Vive Cléore ! »

 Il se jeta sur Moret, extirpant un revolver bulldog, qu’il cachait dans une gaine de sa ceinture avec un couteau de surineur, de pègre de Paris, et tira à bout portant sur l’inspecteur. Un gendarme – c’était Coupeau -, répliqua, désarmant le factotum de la comtesse d’un projectile dans le gras du bras droit. Mais il était trop tard, car Moret était mortellement blessé, ayant reçu la balle du bulldog en plein cœur.
Tandis que Coupeau empoignait le misérable en le molestant, le brigadier Ourland ordonna aux survivants valides de jeter leurs armes.
« Toi, fit Coupeau enragé à l’adresse de Julien, on te tranchera la tête ! »

  Les hommes de l’ordre s’approchèrent de Michel, gisant toujours à terre. Exsangue, non transportable, le fidèle de Cléore acheva son existence dans son étang sanglant personnel en balbutiant :
« Mé…mère…Tout est accompli… »

  Julien, le bras en écharpe, et les autres complices, mains sur la tête, les fusils des gendarmes dans le dos, sortirent de la pièce dévastée. Ourland s’alla rendre compte à l’adjudant-chef Cleuziot, qui achevait de nettoyer les dernières poches de résistance des étages, tandis qu’un autre gendarme faisait son rapport sur la capitulation des bandits des deux autres pavillons, que commandait l’infirmière Béroult. Or, alors que les adultes achevaient de se rendre, plusieurs fillettes, tentant des coups désespérés, eurent plusieurs hommes par surprise.


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  Les gendarmes Blézieux et Paulin, dans les couloirs des étages, mettaient hors d’état de nuire les quelques valets qui avaient encore éprouvé quelques velléités de combattre. Ils craignaient toujours la surprise, que des hommes en armes se dissimulassent derrière des portes dérobées, et avançaient avec prudence, obligés pourtant qu’ils étaient à fracasser une à une les serrures des pièces fermées. Ils découvrirent un groupe épeuré de petites filles, parmi les plus jeunes, qui se terraient dans l’ancienne chambre de Quitterie. Elle-même fut découverte dans la bibliothèque, blessée, mais non point par balle, comme nous le savons bien.
  A chaque nouvelle intrusion dans une pièce vide, à chaque sondage des murs et des panneaux, à la recherche d’une alcôve, d’une cachette débusquée mais vide, nos vaillants hommes en bicorne poussaient des soupirs de soulagement. Cependant, Paulin, un homme joufflu à la moustache noire broussailleuse et joviale de sybarite goûteur de boxons, commit l’erreur de ne point prendre garde à une autre chambrée à la porte grande ouverte, derrière laquelle Abigaïl se tenait en embuscade, un Derringer en main. Les plus âgées des pensionnaires survivantes étaient endoctrinées, fanatisées, prêtes à défendre la cause de Cléore jusqu’au sacrifice suprême, ce qui était le cas de la petite juive, affectée par sa passion platonique pour la comtesse de Cresseville qui l’avait tirée de la fange rémoise. Elle sauta sur Paulin, qui ricana à la vue de cette demi-portion inoffensive selon lui. Ses mains entreprenantes voulurent la fouiller, mais profiter aussi de ses chairs tendrelettes aux doux dessous tout blancs. Lors, Abigaïl s’exclama :
« Pour Cléore ! » et fit feu à bout portant en pleine figure réjouie du militaire. Le visage ensanglanté, troué au front, noirci de poudre, se figea dans une expression de stupeur, les yeux écarquillés. L’homme avait été laissé roide, sans quartier, et Abigaïl, sa mission accomplie, croqua le cyanure de sa fausse dent. Non mithridatisée contre ce poison contrairement à d’autres, elle succomba en murmurant : « Jamais… »

  Phoebé fut l’autre grande résistante héroïque de cette journée de désastre. Tirée de sa torpeur de nymphe maladive par la clameur de la bataille, elle quitta sa couche, enfila une coquette et proprette robe de chambre à ramages digne d’une cocotte miniature par-dessus sa chemise de nuit en soie, si ajustée qu’elle en moulait ses côtes squelettiques, et chaussa ses petits pieds translucides et livides dans des mules fourrées de teinte rouille, puis, errante, ses cheveux de lin jaune défaits anonchalis jusqu’à ses reins de poupée, elle s’en vint dans le corridor, quêtant l’événement. Prudente, elle s’était munie d’allumettes, d’un petit flacon de pétrole et d’un couteau. Ainsi non inerme, elle aperçut le bicorne de Blézieux. Son sang anémié ne fit qu’un tour, car elle ressentit le danger au plus profond de sa petite conscience. Toute blafarde, bien que toujours embrumée par l’opium et d’autres opiats variés médicamenteux, toute cernée des yeux qu’elle fût, elle trottina sans hésiter jusqu’à l’importun qu’elle toisa. Goguenard, Blézieux crut à une plaisanterie et se rit de la poupée pécore chlorotique d’une consistance de meurt-de-faim éthérée. Mais, toute chétive et évanescente qu’elle parût, qui plus était point restaurée de sang frais depuis cinq jours, Phoebé demeurait redoutable puisque vampire. Bâti comme un lutteur de foire, l’homme d’ordre affirmait sa virilité devant cet avorton femelle au sang bleu dégénéré. Or, une baronne de Tourreil de Valpinçon se devait de laver son honneur, de demander au grossier rustre de lui rendre compte de cette insulte. Ses grands yeux céruléens langoureux, qui mangeaient son émacié visage d’évaporée droguée, étincelèrent d’un désir de meurtre. Elle se jeta à l’attaque, bondissant au cou de ce succédané médiocre du mousquetaire Porthos, alias Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. L’absence d’un valet Mousqueton pour prendre la défense de cette montagne humaine facilita notre agile nymphe à la morsure venimeuse, en cela que la fameuse fausse dent – qui chez Phoebé, contenait de la strychnine – vida son contenu dans les trous de chair occasionnés par les canines de la mignonne enfant. Le géant ridicule avait beau se débattre, Phoebé ne lâchait pas prise et s’arc-boutait à la nuque et aux épaules de son adversaire, tout en multipliant les coups de dents et en tailladant les joues du gendarme avec son couteau. Elle lapait le sang chaud qui filtrait des blessures de l’homme, ce qui augmentait encore ses forces et la renforçait dans sa volonté de tuer. Les lèvres écarlates, la Dioscure survivante se pourléchait et jouissait. Dépourvue des moindres dessous sous sa chemise de nuit, elle mouilla de bonheur turbide et déversa sans façon ses liquides alcalins intimes, arrosant indécemment l’encolure, les épaulettes et la dragonne de notre militaire. C’était comme si elle lui eût bestialement uriné dessus. 

  Lors, pour parfaire le tout et achever le gendarme, Phoebé vida sur sa tête et ses épaules le flacon de pétrole, puis, toujours montée sur lui comme si elle avait chevauché un gentil et doux poney en quelque parc destiné aux jeux innocents des petites filles modèles, elle craqua une de ses allumettes. Elle n’eut pas le temps de sauter de l’ennemi, car le couple de lutteurs s’embrasa de manière instantanée, ce qui fit accroire, lorsqu’on retrouva deux masses atroces amalgamées, encore brûlantes lorsqu’on s’en approchait, quasi inidentifiables, puantes d’un fumet de graisse humaine, que la pauvre petite fille, se sachant condamnée par la maladie, avait préféré s’immoler plutôt que d’endurer de longs mois de souffrance. D’autres pensionnaires – Aure, Phryné et Briséis – essayèrent de payer de leur petite personne, mais il suffit de les empoigner solidement pour qu’elles lâchassent les dérisoires aiguilles à tricoter et épingles à chapeaux dont elles s’étaient armées pour mettre fin à leurs tentatives de résistance désespérée. Tous les survivants étaient entre les mains des forces de la République lorsque Brunon et Allard, leur aérostat posé, vinrent constater la presque réussite de l’opération. La maréchaussée avait eu beau fouiller de fond en comble le pavillon – jusqu’à la cave aux poupées de cire elle-même qui d’ailleurs troubla nos soldats – ils ne parvinrent pas à dénicher Cléore de Cresseville et Jules, le survivant de ceux qui l’avaient aidée à s’enfuir, quoique blessé à l’épaule, parvint à s’enfermer dans son silence fidèle.

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  L’heure était au bilan de cette journée. On avait retrouvé Pauline, dans cette chambre mortuaire où gisait une gamine blonde qu’elle déclara avoir été suppliciée par Cléore et un de ses complices pour l’avoir aidée, avant que la comtesse et son acolyte eussent pris la fuite par une porte dérobée en renonçant à la torturer à son tour. Or, si l’on découvrit bien une alcôve cachée dans cette chambre, elle était sans autre issue que le salon lui-même où Michel et Julien avaient combattu et, on eut beau avoir recensé et décompté les morts et les survivants parmi la bande de la comtesse de Cresseville, nulle autre personne qu’elle-même ne manquait à l’appel. L’aliéniste se demanda si sa fille chérie ne cachait pas quelque chose de plus grave au sujet de la pauvre Ellénore et d’elle-même, mais il n’osa pousser plus avant ses investigations. A son grand étonnement, loin de s’être avérées chaleureuses, émouvantes et affectueuses, les retrouvailles avec sa chère fille, dont il remarqua le visage griffé, avaient été à peine marquées par quelques émois convenus. Etait-ce là la réserve protestante ?
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  Tandis que Brunon et Cleuziot commençaient à rendre les premiers honneurs à l’inspecteur Moret et à la dizaine de gendarmes qui avaient trouvé la mort dans l’assaut, un sergent amena au savant la petite boiteuse pitoyable, qu’on avait découverte, blessée, dans la bibliothèque. Allard interrogea la fillette, qui, couchée dans la civière, d’une voix faible et plaintive, lui conta son histoire larmoyante d’orpheline. Son aspect si famélique, ses grands yeux d’affamée si suppliants et mélancoliques, conquirent le cœur de notre protestant. Rien qu’à l’apercevoir, on pouvait croire que la petite belette n’avait connu qu’avanies et misère, que sa vie n’avait été qu’une suite stoïque de résignations aux mauvais traitements infligés par des bourreaux d’enfants. Le ton de supplique qu’elle avait usé à dessein ainsi que son pied d’estropiée congénitale constituaient autant d’éléments favorables à la cause de la fillette. Ainsi, elle échapperait à la maison de correction à laquelle seraient vouées ses camarades survivantes parmi celles qu’on ne restituerait pas à leurs géniteurs. Quitterie avait toujours été en quête d’un foyer chaleureux à même de satisfaire tous ses petits caprices. Sans Délia, elle eût trôné à côté de Cléore. Une ambition, une aspiration l’habitaient ; celles de vivre en bourgeoise gâtée de joujoux par des parents aimants, son idéal de conte de fées selon elle.
« C’est l’enfant que nous recherchions parmi les autres, la fille de Blanche Moreau, celle dont la confession a tout débloqué. C’est la petite Berthe Moreau. Laissez-moi la prendre temporairement en charge. Elle est seule au monde. » déclara Hégésippe Allard à Brunon. Saisi par la compassion, notre médecin républicain, protestant et franc-maçon de stricte obédience se demanda pourtant s’il valait mieux que Quitterie fût placée dans un orphelinat - sort qui attendait celles des gamines dépourvues de famille - ou, déjà résolu à l’adoption simple d’Odile Boiron, s’il était préférable que la famille Allard s’enrichît encore d’une bouche supplémentaire à nourrir. Il s’octroya le temps de la réflexion, gêné par ce brusque élan de générosité, sachant aussi le rôle redoutable tenu par les congrégations qu’il exécrait dans la gestion des maisons de redressement où la République - ô paradoxe - risquait de recaser la malheureuse enfant.

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