vendredi 30 octobre 2009

Poèmes d'Aurore-Marie de Saint-Aubain




Eloge maniériste à l'Egée oubliée

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Il y a de cela bien longtemps, mes lectures me portèrent vers Honoré d'Urfé.
Je goûtais à l'Astrée, ô, mignardises exquises!
J'aspirais à la préciosité, appréciant Galathée, les bergeries, les fées!
Triton et Néréide, Céladon, doux Zéphyr, naïades pour le nymphée promises!
Plus tard, l'éther luminifère, aux pérégrinations de Cyrano voué,
M'ouvrit lors la Cosmogonie, après un intermède céruléen
Consacré à Anchise, à la troade d' Enée, bien que fort peu douée
Pour les spéculations astronomiques, leur préférant le Vieux Monde égéen!
Praeludium du Cantor! Églogue! Ilion conquise!
Ruines que ni Henriade, ni Franciade, ni Lusiades n'obvièrent!
Prosopopée dédiée à ce qui ne sera plus, fille soumise!
Deucalion s'en moqua, ô vestiges superbes qu'inondèrent
D'universels déluges, ensevelissant, loin de la mémoire des hommes,
Le Monde païen d'antan, à l'issue de cruels prodromes!
Le burgondofaron, par Gondebaud conçu, en l'abîme précipita Préneste,
Au deuil de palissandre et de sinople, voue-toi donc, Clytemnestre!

Aurore-Marie de Saint-Aubain : Épitaphes pour une culture enfuie (1885).

La rose ptolémaïque

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Le suc au doigt blessé du grain d'ampélopsis
Par l'amuïssement fortuit des novices d'Eleusis
Dégoutta de la trémière rose aux pétales blancs du lys.

Pétrarque renaissant, muse de Volubilis!
Ménade qu'en Agrigente lors voué à Myrtis,
L'épigone de Scopas modela pour Isis!

Péléen volcan, lapilis qu'aux rives de Thétys,
Emplirent les cinéraires urnes fleuries d'amaryllis!

Belluaire thébain, esclave de Sérapis!
Quête encor avec moi les larmes d'Anubis!

Sacrifices opimes qu'à l'ombre de Némésis,
Les dieux oubliés reçurent du grand Aménophis!

Roi des rois, retiens le bras vengeur occulté en l'ophrys!
Préfère en moi la Vie, blonde rose de Nephtis!
Belle d'entre les belles, goûte encor avec moi à l'iambe d'oaristys!

Aurore-Marie de Saint-Aubain : le cénotaphe théogonique (1879).

Rêverie vénitienne. (poème composé lors du séjour vénitien d'Aurore-Marie de Saint-Aubain, été 1888)
A Gabriele d'Annunzio
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Au bel été adriatique, je pris la nave pour les îles.
De la lagune millénaire, de la Cité des Doges, de Dandolo, de Loredan,
J'embarquai, accompagnée d'un doux parfum de sauge, d'une senteur subtile,
Pour rejoindre ma propre Cythère sise en Murano au sortir du Ponant.
Fouettée par les embruns, secouée par la houle,
Je méditais, songeant à l'héritage des Anciens,
Ignorant les autres voyageurs, la ridicule foule
Fuyant les moustiques qui infestaient aux heures vespérales la calle des gens biens!

Je me souvins d'un temple ruiné superposant les ordres,
Envahi par le lierre, qui allait jusqu'à tordre
Les stylobates de marbre de Paros, la colonnade ionique,
La stoa pœcile, tel le thyrse sophistique
Ébranlant le sombre theseion, lors que chût l'acrotère
En l'île de Samos, offusquant Jupiter!
Je vis la jeune thyade, demi-nue, dansant au son du sistre,
L'aulète de Thera, à l'ombre des thuyas, sortant du lieu sinistre.

Colonnettes marmoréennes où la belle passiflore
Fleurit et serpente en l'architectonique autel de la déesse Flore!
Madone en mégaron, au lys annonciateur, sise en l'antique niche,
Telle Marie-Madeleine, en la pinacothèque, enchanteresse blonde
A l'éclat vénitien de sa nonpareille parure, si riche,
Si riche, ô Bellini, qu'en observant lors l'onde,
Je vis en moi son reflet à mon exacte semblance
Alors que j'admirais, pâmée en l'Accademia, la sublime Renaissance.

Pyxide de Halos! Aryballe d'Ovide,
Qu'en l'Art d' Aimer avant l'exil fatal
Tu composas, Romain, en ta gloire gravide!
Par Murano, la route des verriers que trace le fanal,
Indique la vraie voie des Arts qu'emprunta la korê!
Kylix aux doux parfums, baume lors évaporé!
Balsamaire, ô ton inflorescence!
Sens, sens donc les traces de cette tendre essence!
Siècle augustéen, immémoriale geste,
Résidu émollient quelque part en Préneste!

De Boscoreale, le gobelet de nacre
Épand la liquoreuse lustration à la saveur âpre!
Le souffleur de verre, en sa démonstration, tel que le décrit Pline
Engendre depuis le four ardent le récipient à la douce patine!
Il répète encor sa tâche, modelant une coupe,
Incrustant des motifs inédits, irisés et niellés
Enfantant, inlassable, les chefs-d'œuvres à la couleur miellée,
Escarboucles satinées, échassiers de cristal à la brillante houppe,
Cattleyas bleutés, intrigantes églantines,
Zoomorphes lécythes, intailles de tourmaline!

Le maniériste tarabiscot des anses me rappela Le Tintoret!
Ces corps tordus, tourmentés, en ces toiles honorées!
Je rêvais à tout cela sur le vaporetto, accoudée à une balustrade, recevant les embruns,
Éclaboussée par la mer, en cette galéasse, ce moderne Bucentaure
Songeant aux caboteurs, aux pêcheurs du Cap Brun,
Aux généraux anciens, au combat du Métaure!
La Mer Adriatique, débouchant sur l'Orient
Face aux Balkans si tourmentés, à La Sublime Porte
Parfums des souks, épices douces, poivres de toutes sortes,
Évocateurs d'Aphrodite, des plaisirs émollients!

Lascifs souvenirs, qu'en Murano, qu'en Burano aussi, mais faut-il dire sempre?
Le poëte italien, mon disciple préféré,
Créa en mon esprit sans aucun référé,
Lorsque nous visitâmes ensemble les lagunaires contrées!
Strette d'opéra du Prêtre Roux, cadences syncopées,
Musique oubliée du carnaval, de la prosopopée!
Mystique de la chair, masques en soie de Venise!
Après l'acqua alta, que se lève la brise!
Orgiaque ritournelle, chamarrures damassées,
Huiles de Canaletto, profanes joies, fin des rites compassés!
Le Théétète lu, païenne fée, que reste-t-il de ta philosophie?
Seul le festif oubli, partagé par l'ami, la danse des loups sombres
Dans les vieux palais ducaux de la consiglia aux mascarons de diables
Aux méphistophéliques stucs las crépis d'une mousse pitoyable
M' enivrera lors, permettant qu'un instant s'atrophie
Le sentiment que ma vie déjà s'achemine vers le royaume des ombres!


Aurore-Marie de Saint-Aubain : « Psychés gréco-romaines » (1891).


Imploration en forme de thrène à un amour perdu (1881)

A Charlotte Dubourg

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Jouvencelle gravide à la rose sanglante,
De tes entrailles vives, de ta soie utérine,
L' Éruption génitrice que la vestale enfante
Surgit lors de la nymphe à la peau purpurine!

Charlotte! Sens donc la mort frôlée par le camélia blond!
Virginité perdue, musc, vétiver, qu'à la belle dryade,
Oppose la promise à l'égide, à l'ombilic oblong!
Entends-tu encor la pythonisse, la fameuse Annonciade?
Au bosquet de Délos, la cycladique sylphide en marbre de Paros
Te supplie, ô Charlotte, fille aimée d' Ouranos
Afin qu'en sa maternité elle la prenne en pitié
Tel l' hydrangea céruléen s'épanouissant libre de toute contingence,
Repoussant dans les limbes l'avorton de l'engeance,
En accueillant dans le giron des dieux ce symbole d'amitié!

Asparagus à l'ivoirin pistil! Imposte de béryl!
Incarnat de la blonde d'albâtre aux boucles torsadées,
De Charlotte ma mie qui par trop musardait
Vêtue de sa satinée mante parmi l'acanthe où gîte l' hideux mandrill!
Dorure de la nef en berceau où la mandorle de Majesté
M'apparaît solennelle, en sa Gloire romane et non plus contestée!
Inavouée passion, Dormition chantournée de Celle qui n'est plus!
Charlotte, ma virginale mie, sais-tu ô combien tu me plus?
Charlotte! Platonique égérie s'effarouchant à l'orée des manguiers où fleurit la scabieuse,
Tu me suis par delà le péril des syrtes, de la noire frontière, telle une ombre précieuse.

Mater Dolorosa, prends pitié de l' Impure
Dont le douloureux ventre rejette le fruit mûr!
Au sein de la matrice en feu pousse alors l'aubépine!
Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.
Charlotte! Une dernière fois, Charlotte, fille de Laodicée,
Reviens-à moi! Rejoins-moi, pauvre muse, en ma Théodicée!
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie!
Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes d'Uranie!
Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau!
Mon Artémis! Amour premier lors perdu pour toujours...adieu ma Rose en mon berceau!

Aurore-Marie de Saint-Aubain : « Eglogues platoniques » (1882).

Méditation botanique

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A l'ombre des sycomores quand fraîchit l'air du soir
Lorsque dort l'abeille vient le papillon noir
S'abreuver du nectar alors que je repose
Sur le vieux banc de grès, méditant près des roses.
Le luminaire de Séléné éclairait mon visage.
Sylphide égéenne descendue des nuages
En ce jardin suspendu, œuvre de Sémiramis
Exhalant mille senteurs dont se sustente l'astome
En massifs de magnolias, se croyant Adonis,
Tandis que je m'endors, languide, à peine prise en mon somme
Sommeil de la blonde, mortifère torpeur par la nue habitée
Ivre des mille parfums d'Ispahan, ô iris agité!

Adonc le vent nocturne évoque en moi toutes les fleurs.
Épuisée par l'air moite, je pense aux grappes de l'Algarve portugaise,
Aux fiers pélargoniums, abritée des ardeurs brûlantes, ô mes pleurs!
Bégonias, pensées et capucines, bouquets surgissant de la glaise!
Ô satiné philodendron! Érigéron, beau chrysanthème, bouquet de simples!
Dolente fille de porcelaine en ses atours amples!
Campanule et tulipe batave! Mon caducée, ô, messager des dieux!
Par Hermès trismégiste, célébrez ma beauté, mes joues érubescentes!
Oyez mes pleurs, en ces jardins de l'Alcazar aux lierres chlorophylliens si vieux
Que le sage Démosthène, tout à sa philippique
Ne vit pas en mon être la muse évanescente
Qu'il fallait célébrer aux champs élyséens, par lauriers olympiques!

Ô sages forsythias, agripaumes, lycopodes
Du monde originel aux antiques arthropodes
Surgis de l'eau, du Rien, de l'antédiluvien,
Peupler Gaia, l'exubérante sylve sinople
Des âges carbonifères et des pays permiens!
Primitive salamandre, fille du feu, ô nymphe d'Andrinople
Sise en l'arboretum, née de l'onde, de la conque, de la fougère pourprée!
Naissance d'Aphrodite, ô mon divin Sandro, bella donna sempre!
En Aulide, Iphigénie, au Taurus, fière Europe captive,
Ma tragique vie de souffrances voit en vous mon salut, ma passion exclusive!

Aurore-Marie de Saint-Aubain : « L'Amphiparnasse du XIXe siècle » (1884).

Exorde.

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Le rhéteur discourait en sa cathèdre devant un prytanée.
L'incipit de sa péroraison défendait l'hyménée.
Du fait de ses paroles, le démos vint nombreux,
Applaudir en l'agora de la polis à ses mots lumineux.
Il conta le passé, l'idéal hoplitique du citoyen attique,
Alors que moi, pauvre fille épiclère,
Je languissais au gynécée pleurant aux sons antiques,
A l'éphébie lors obsolète, à l'onde, aux songes du vieux clerc!

Je me souvins : c'était en mes primes années, dans la cité d'Ixelles.
Mes sept ans accomplis, ayant quitté Bruxelles,
Père m'accompagna, moi, la fragile enfant,
En boutique enchanteresse, paradis du chaland,
Royaume des petites filles, ô marchand de joujoux!
Tu vendis pour cent sous ce catoptrique bijou!
Un phénakistiscope outre-Quiévrain conçu,
Par Plateau, magicien, inventeur au génie mal perçu!
Les images lumineuses, la pantomime de l'acrobate,
Commedia dell' arte du pantin hylobate,
Ces délicats dessins, précieux en leur écrin,
Ce disque mouvant, illusion chromatique,
Émerveillèrent mon cœur, effacèrent mon chagrin,
Mon spleen de petite fille aux boucles romantiques!
Lorsque vint le progrès, le jeu muta encor!
Au disque succédèrent les miroirs du beau praxinoscope!
Las! J'avais déjà quinze ans, la nostalgie au corps!
Regrets de ces années enfuies, prévues par l'horoscope!


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Adulte désormais, je me voue aux beaux arts!
Les picturaux prolégomènes de ces jouets anciens,
Agirent, tels tremplins, hors de mon quotidien,
Bien que désormais bannis en un hideux placard!
Ma vocation venue, s'ouvrirent à moi cénacles,
Salons aristocratiques où des poëtes oracles
Exprimaient leurs vers substantifiques
Pour émaux et camées, ô Parnasse mirifique!
Ma mondaine beauté sut plaire aux vieux roués,
Par talent affirmé, je conquis les honneurs,
Grâce aux humanités, je fus des plus douées!
Vint la préciosité, l'art pour l'art, ô bonheur!

A Rome et à l'Hellade, l'Orient s'additionna,
Tacfarinas, Jugurtha, Timgad, Leptis Magna,
Métaphores raffinées, insignes et pérennes vestiges,
Détruits par vieux Berbères, Schleus, Mzabites et Gagaouzes,
Par rezzous senoussistes, fantasias de prestige,
Méharis belliqueux ruinant bordjs de bouse!
Renaissance attendue suit toujours barbare déshérence,
Par le Quattrocento, moi, nouvelle Vénus, ô fruits en déhiscence,
Je proclame que revivra le Beau, de Catane au Mincio!
Masaccio, Masolino, Ghirlandaio, Maestà de Duccio,

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Transalpins « masterpieces »par Albion qualifiés,
Célébrez mon incarnat de porcelaine, ma chevelure de miel,
Sonnez, sonnez, trompettes de la gloire pour mon corps déifié!
Frêle certes je suis, mais reconnaissez en moi, quand vous rêvez au ciel,
La Nouvelle Aphrodite investie par Sapho en cycladique épithalame,
La nymphe gracile aux yeux ardents, d'un noisette de flammes,
Le très précieux nectar d' or, de cristal et d'onyx initié par la théogonie.
Nul versificateur, ni Pindare, ni Hésiode, ne me vouera aux gémonies!
Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894) : « La Nouvelle Aphrodite » (1888)
: poème manifeste ouvrant le recueil.
Ode à la nymphe furtive

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L'appel d'or retentit dans un ciel sans étoiles.
Je te vis, esseulée, en cette contrée, sans voiles.
Fugitive tu fus, ma sylphide craintive!
Coruscante dryade, fruit défendu, fornication furtive!
Thébaine aux yeux d'ébène, qu'Athéna Parthénos
Modela dans la glaise sur ordre de Chronos!

Matité d'une peau, carnation exotique!
Naïade d'Insulinde venue d' outre tropiques!
Noirs tes cheveux, de jais tes iris, mais point ton âme,
Qui mon cœur embrasa, voluptueux épithalame!
Farouche vahiné nourrie au caroubier,
Pygmalion te conçut, en futaie d'albergiers!

Es-tu des Îles Heureuses, de l'Arabia Felix?
De Ceylan, des Orientales Indes, du sommet de la Pnyx?
La superbe rabattue de l'Empereur de Chine,
Rejeta en toi, ma mie, la fière concubine!
Nue tu fus devant moi, prête aux transports hardis!
Neuve tribade en Thébaïde, prépare mon Paradis!

L'univers lutta lors, contre l'énergie sombre
Du Fils du Ciel trahi, réservant sa faconde,
Engloutissant les étoiles, les astres du Logos!
Corps à corps dantesque, victoire du Rien, ô nouveau Polémos,
Encor en apocryphes codex, Révélation, poussière en devenir,
Par l'eschatologie, voici La Mort, ô Néant à venir!

Aurore-Marie de Saint-Aubain : « La Nouvelle Aphrodite » (1888).

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Fragments d'un grammatiste antique

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Zeugite, père de mon père, viens donc joindre à tes lèvres ma bouche purpurine!
Eau-forte, taille-douce, résidus balsamiques d'une gloire androgyne,
Statue chryséléphantine engendrée par Phidias en un naos divin,
Mes yeux d'ambre, mes ongles de copal et mon buste ivoirin,
Allumèrent en ton cœur, nouveau panégyriste fol au triomphe indicible,
Voué à la célébration, à la gloire de mon corps, repoussant tout rival abhorré,
Les feux inextinguibles d'une passion innée pour mon être adoré!
Au pampre des frères Arvales, pourtant, tu te crus insensible!
Cippe, tertre, mausolée, cénotaphe, chef-d'œuvre de l'épigraphe,
Tel le grammatiste au calame d'orichalque sur l'argile gravée ajoutant son paraphe,
L'ennéade applaudit aux vertes espérances!
Hagiographe! Accomplis lors mon désir sans nuances!
Ops a parlé : bonne sera la récolte.
Qu'aux faux-semblants, le numismate en l'archivolte,
Fasse tomber le masque de mon amant fidèle,
Qu'au sexe semblable au mien le visage nu révèle!

Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894) : « Psychés gréco-romaines » (1891).

Apologue épistémologique


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Antan, au mont Hymette, les abeilles de lauriers couronnèrent leur roi.
De la Pnyx au Parnasse, de l'Olympe à Scylla,
Vieux tyrans, oligarques, ne surent par quel aloi,
Compromettre l'esclave de l'évergète Sulla!
De l'ergastule aux latomies, la révolte gronda.
Bagaudes, circoncelions, amis de Spartacus,
Au choreute vengeur par Suburre perclus,
Par plébéien arringatore la foule déborda!
Res gestae, catilinaires, en César retrouvés,
Les choéphores comiques lors furent donc dispersés!

D'orchestiques traités par Jupiter honnis,
Noyèrent dans le Tibre le dieu soleil d'Emèse!
De par la gnose chthonienne au vieux Marcion banni,
Recouvre en toi, Lydie, ta plus pure anamnèse!
Clementia, iustitia, pietas, vertus augustes!
Par préfets, equites ambitieux, la pourpre disputée,
Du prétoire à l'annone et du myste au plus fruste,
La laticlave toge à ta mort imputée,
Caton d'Utique exilé à Stabies, Ptolémée Philadelphe,
Proclame à Mars Ultor militaire anarchie!
Du palimpseste hétérodoxe naquit l'hétéradelphe!
Hermès Trismégiste, apocryphe Almageste!

Par hephtalites barbares l'indienne monarchie,
De Gupta à Rama, du Kushan à Ségeste,
S'effondra à jamais hors du rêve de Gallien!
De l'anacouklesis par taricheute ourdi,
Ton complot d'affranchi, ô mon césar Elien,
En Maximien Hercule croula donc, assourdi!
Oies capitolines, au Brenn celte averties,
La vestale trahie, son hymen perdu,
De son martyrologe païen au pagus, fière sotie,
Nul Esope ni Janus, pauvre vierge ptolémaïque,
Ne sauvera ton corps du châtiment apotropaïque!

Propitiatoires rites, sacrifices attendus,
Qu'en Gaule Cisalpine et qu'en Alpes Pennines,
A l'antoninianus pentacosiomedimnes,
Corrompus, telles charognes par tétra épiphanes,
Par pergamen ultime comme le prêcha l'épiscope Stéphane,
Vous condamnant à l'ardente géhenne,
A gésir lors céans tandis que le reflux de Rome,
Sous Majorien, Népos, Augustule, fin du tome,
Intronisa les Goths, substituant à l'Urbs l'Imperium non pérenne!

Aurore-Marie de Saint-Aubain : « Psychés gréco-romaines. » op. cit.

Péan hypostasique

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En la somme thomiste, le Sage reposant dans son gîte,
Pressentit l'hérésiarque abîme du divin Stagirite.
A l'haruspice encor, fut due nouvelle consécration,
Qu'elle qu'en soit la nature, ô procrastination,
Le pseudo périptère mégaron au Nouveau Dieu dédié,
Par pomoerium engeance en l'hypostyle naos,
Tel l' Orant psalmodiant : « Ô Seigneur Pan Logos! »,
Renversa l'Ancien Créateur au diadème radié!

Pan Logos! Tetra Sphaira! Hypostase suprême!
Le porphyrogénète tétrarque à Dioclès opposé,
Ne vit point en ces sphères armillaires le Salut proposé!
La scolastique erreur du scoliaste en carême,
Détruisit à jamais l'iconodoule culte
Qu'Euthyphron célébra en cette grotte occulte!

Pan Phusis! Force, gloire, santé! Monophysite gnose!
Ta psyché, ton noûs, ton mana, à Porphyre dérobés,
La lie d' anachorète du stylite t'a vomi, myrmidon englobé!
Pontifex maximus! Sénèque te le dit dans l'Apocolocyntose :
« Aux mânes de Jupiter les dieux lares te dédient
Ce dithyrambe, ô princeps que Gaia nous envie! »

Pan Chronos! Laocoon te voit, en entropiques fragments,
Luttant, en vain, contre l'ophiolâtre Celse!
En l'opus quadratum tu t'écries, passionné : « Ne meurs point, ô mon Else! »
Mosaïque, universaux, Artes moriendi, temps détruit par segments!
Eclatement des lieux, dispersion de l'Histoire,
Aux quatre vents, en des échos multiples, destinées dérisoires!

Pan Zoon! La Vie fut en Toi, par deux règnes indicibles!
Lamarck l'écrivit, transformiste hérétique!
Au fixisme adverse, vainquit par l'émétique,
Le presbytre gardien, l' hubris incoercible,
De l'orthotodoxe codex du psalmiste chthonien!
De Cuvier, déboulonna lors la statue de gardien!

Aurore-Marie de Saint-Aubain : « Psychés gréco-romaines » op. cit.

Ambiguïtés gymniques

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Le peucédan ombellifère en sa fragrance trouble,
Par l'ignifuge éclat de ton regard pythique,
Éblouit mon cœur d'or et d'électrum antique!
Volatile enjôleur, psittacidé, mon double!
Au symbolique hoir je dédie l'incunable,
La pogonotonie de ton être admirable!

Par ciguë absorbée, ton honneur fut vengé,
Jeune vierge initiée à Sapho las soumise,
En villa des Mystères la bacchanale commise,
Fit rompre ton hymen livré à mille dangers!
Ton animadversion pour le dieu débauché
Aux satyriques mœurs n'opposa nul hochet!

Philodendron d'albâtre, myosotis de marbre de Carrare!
Tes formes inachevées, ta translucide peau, plaisaient à toute femme!
Santal, bigaradier, vétiver, merisier droits venus de Mégare!
L'arlequin exposé à l'habit de percale respira ton parfum, belle gamme!
Ton incarnat diaphane et ta gracile silhouette,
Te vouaient au rut de l'urus qui las te déflora, fillette!

Éros, permets-tu ces déviances romaines?
Qu'en Diodore de Sicile par vergobret agile,
Gutuat fanatique, barbe d'airain fragile,
Prêcha l'illuministe curée, ourdie en une semaine
Contre César, ô fils du thesmothète, ô tribun podestat!
Le Grand Roi des Guerriers, le Rix, l'Imperium affronta!

Déméter insoumise, orphique initiation, querelle des Cariatides!
Erechteion, tholos, eroon, theseion, propylées!
A Erato vouées lors des Panathénées, psychopompes Elysées!
L'éloquence servile des belles vierges candides,
Qu'en Arcadie, Thanatos, qu'en Cythère Aphrodite,
Mort, Amour, partout, en Gaia, Thalassa, divine commandite!
Athéna Parthénos, au voïvode rejetée, par l' higoumène détruite!
Le hiérophante hiéronymite la cacha en l'omphalos, au centre de la crypte!
Minos, ta thalassocratie sur le murex bâtie en égéenne myrte,
Prolégomènes d'Hellas, parturiente d'Athènes, gésine du génie grec construite!

Vénus anadyomène, de l'onde née, stéatopyges formes, callipyge beauté!
Leda! Danaé! Mes frêles nymphes adorées!
Que j'aimais en Lesbos, blondes mies honorées!
Le cygne et la pluie d'or, avatars théogoniques, hypostases de Zeus,
Sises en un panopticon au sein du niepçotype au réceptacle ôté,
Aux rires graveleux du pantin, du sombre Karagueuz,
Ne firent que peu de cas, sans parthénogenèse aucune,
Pour lors vous féconder sans nulle autre rancune!
Aurore-Marie de Saint-Aubain : « La Nouvelle Aphrodite » (1888)

En quête d'Absolu.


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Un jour radieux, lors que je cheminais en sylve tropicale,
Un prospecteur apparut là, à mes yeux de sylphide aux paupières de percale.
Mes cheveux de colophane, en lâche chignon, resplendissaient pour Sol.
La moite chaleur de la contrée rendait mon frêle corps bien mol!
En cette prime Orénoque, je demandai à l'orpailleur, audacieuse :
« Dites-moi, brave homme, où trouve-t-on la Cité merveilleuse,
Qu'Appolodore rêva, que Vitruve dessina?
Ces dômes de feldspath, aux murs d' aigue-marine,
Ces toits d'opale qu'en songe Orellana,
Crut constitués d'or pur et non de vil torchis voué donc aux sentines?
Ce Paradis terrestre d'El Dorado qu'en « Telle du Conquest »[1],
Marchands aventuriers et corsaires de Queen Beth[2],
En vain recherchèrent parmi les Amazones,
Meurtrières cannibales de l'imprudent evzone! »

Ma robe de cotonnade beige collait à ma peau de poupée.
Impudique, empourprée, car j'étais sans corset,
je quêtais la réponse, caressant dans l'attente ma chevelure miellée.
Le rosissement de mes joues veloutées comme lady du Dorset,
Trahissait mon indisposition, mon impatience d'enfant,
Face au monophtalme homme des bois fort peu entreprenant!
Indifférent à ma grâce de blonde, de nymphe de satin alanguie,
L'indigène hispanique et métis si peu disert qu'il fût,
De son ardu mutisme, obstiné tel un druide par le culte du gui,
Hésita de longs instants en cette forêt touffue!
Il rêvait de teck, de sajou, de jaguar et d'autres pangolins,
D'enfer déclaré « vert », de dieux adamantins.

Il me parla enfin, sa chrysostome bouche,
Enchaînant mots chavantes tout en chassant les mouches!
Surprise par ce dialecte, sans interprète aucun,
Souffrant de mes vapeurs, harcelée par moustiques importuns,
Je tentai malgré tout d'en saisir la sémantique clef,
Jurant par l'ennéade et par le paraclet,
Que pour une telle révélation insigne l'explorateur moderne,
Verserait besants d'or, ducats, mines, statères de platine et deniers d'argent terne,
Sans toutefois m'arracher le secret de ce vieil indigène,
Ce sage Cincinnatus qui jamais ne put saisir ma gêne!

Sa charrue au soc de bronze, fier Ahenobarbus,
Son joug attelé de vieux boeufs au suovetaurile voués,
En pomoerium enceinte l'Imperium déposé, la toge mal nouée,
Je compris qu'il me dit : « Là-bas, loin, très loin, loin du mont Erebus! »
Plus loin que l'Antarctique! Que l'Inde! Que la Chine!
Ô Baudelaire, prince des poëtes modernes, vois lors ma mauvaise mine!
Edgar Poe, tombeau chanté par Mallarmé, parnassiens, symbolistes!
Des Esseintes! Leconte de l'Isle! Entonnez avec moi le péan animiste!
Mes déceptions opimes, dépouilles de tous mes songes, de ma quête d'Amérique,
Causèrent ma pâmoison en mon corps diaphane, psyché évanescente, ô Bébé Bru phtisique!
Aurore-Marie de Saint-Aubain : « La Nouvelle Aphrodite » op. cit.

Acrostiche boulangiste.

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7e/Georges_Boulanger_Nadar.jpg

Bellone au champ d'honneur entonne le péan du guerrier,
Oaristys du grand Chénier résonnant à l'ombre des mûriers!
Unissez-vous, soldats, sous l'égide du Sauveur à la barbe d'airain!
Lapidaire! Ecoute le corps à corps des valeureux peltastes!
Armada improbable, célébrée en antiques glyptiques, en la psyché sans tain,
Négondo tropical, topique forsythia en leur cryptoportique, tragédie de Jocaste,
Gerousia armillaire célébrant encor les champions d'armes d'hast!
Éoliens dithyrambes, oyez le Général, sur Tunis monté, fier en l' amble,
Restaurer l'ancien trône, œuvrer enfin en Gaule pour que Peuple s'assemble!

Aurore-Marie de Saint-Aubain (1888)




[1] Prononcer pour la rime : « conquête ».
[2] Prononcer pour la rime : « Bette ».


samedi 24 octobre 2009

Café littéraire : "Démolir Nisard", d'Eric Chevillard.


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https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/fd/D%C3%A9sir%C3%A9_Nisard.jpg 
Roman publié en 2006 aux Editions de Minuit auxquelles on doit la publication de la majorité des autres oeuvres d' Eric Chevillard.
Né à La Roche-sur-Yon (Vendée) en 1964, Eric Chevillard a publié plusieurs romans et essais dont quinze aux Editions de Minuit :
· Mourir m'enrhume, roman (Minuit, 1987)
· Le Démarcheur, roman (Minuit, 1989)
· Palafox, roman (Minuit, 1992 et « double » n° 25, 2003)
· Le caoutchouc, décidément, roman (Minuit, 1992)
· La nébuleuse du crabe, roman (Minuit 1993 et « double » 2006)
· Préhistoire, roman (Minuit, 1994)
· Un fantôme, roman (Minuit, 1995)
· Au plafond, roman (Minuit, 1997)
· L'oeuvre posthume de Thomas Pilaster, roman (Minuit, 1999)
· Les absences du capitaine Cook, roman (Minuit, 2001)
· Du hérisson, roman (Minuit, 2002)
· Le Vaillant petit tailleur, roman (Minuit, 2003)
· Scalps, essais littéraires (Fata Morgana, 2004)
· Oreille rouge, roman (Minuit 2005 et « double » n° 44, 2007)
· D'attaque, illustrations de Gaston Chaissac (Argol, 2005)
· Démolir Nisard, roman (Minuit, 2006)
· Commentaire autorisé sur l'état de squelette (Fata Morgana, 2007)
· Sans l'orang-outan, roman (Minuit, 2007)
· Dans la zone d'activité (Dissonances, 2007)
· Ailes, avec des illustrations d'Alain Ghertman (Fata Morgana, 2007).
D'autres ouvrages d'Eric Chevillard sont annoncés pour l'année 2009.
« Démolir Nisard » constitue un exposé de l'absurde en littérature, un délire littéraire obsessionnel autour de la figure d'un académicien oublié, personnage prétexte voué aux gémonies, né en 1806 et mort en 1888, dont nul ne songerait semble-t-il - mais sait-on jamais - à réhabiliter la personne tant elle paraissait déjà obsolète aux yeux de ses contemporains. Désiré Nisard fut élu à l'Académie française en 1850, à l'époque où cette institution devenait un rempart conservateur légitimiste et orléaniste, un nid d'opposition au prince-président Louis-Napoléon Bonaparte, bientôt putschiste et empereur. Déjà fossilisé de son vivant, Nisard fut en ses dernières années le doyen d'élection et le doyen d'âge de l'Académie, après la mort, entre autres, de Victor Hugo. Eric Chevillard l'a choisi comme cible humoristique. Il aurait pu tout aussi bien s'amuser avec d'autres habits verts tout aussi cocasses du XIXe siècle (ces derniers sont légions : je pense particulièrement au prédécesseur de Victor Hugo, autre parangon du classicisme, dont le nom, programme grotesque à lui tout seul, n'est demeuré que parce qu'il s'opposa longtemps à l'entrée du poète à l'Académie : Népomucène Lemercier!).
Désiré Nisard est né le 20 mars 1806 à Châtillon-sur-Seine et mort à Sanremo le 27 mars 1888. Il a été député sous la Monarchie de Juillet, sénateur sous le Second Empire, professeur au collège de France...une carrière des honneurs d'une confondante longévité pour ce personnage déjà réputé de son vivant comme le représentant du pire conservatisme littéraire. Nisard a même collaboré à la presse de son temps : transfuge du Journal des Débats, il a rejoint Le National d'Armand Carrel (l'organe célèbre des orléanistes, où oeuvra Adolphe Thiers, qui contribua à la révolution de 1830 contre Charles X : Armand Carrel est resté connu pour sa mort tragique dans un duel contre Emile de Girardin en 1836). Nisard a été élu en 1850 à l'Académie française au fauteuil de Féletz. En dehors du délire littéraire surréaliste, les informations fournies par Eric Chevillard sur ce personnage (notamment la source Pierre Larousse avec son « Dictionnaire du XIXe siècle ») sont aisément vérifiables sur Internet. Le personnage apparaît comme un pur opportuniste ayant familièrement mangé à tous les râteliers, tour à tour monarchiste, orléaniste puis bonapartiste. Il est un lieu commun qui fait que l'on considère comme forcément suspects les personnages comblés d'honneurs, trop bien arrivés, à l'inverse des artistes maudits. Nisard étant de ceux qui jouissaient de situations assises et privilégiées (Faculté de lettres, Collège de France, Sénat, Académie française, Ecole Normale Supérieure), l'Histoire ne pouvait que le condamner à l'oubli, au-delà du fait que cet anti-romantique notoire (malgré la présence d'un Lamartine, d'un Hugo ou d'un Vigny parmi ses confrères sous la Coupole) ait soutenu des positions conservatrices en littérature, positions qui suffisaient amplement à sa condamnation. Récemment, Hector Berlioz a été victime de ce même ostracisme, s'étant vu refuser le Panthéon à cause prétend-on de ses soutiens politiques à Louis-Philippe puis Napoléon III. On m'objectera qu'un Marc Bloch, historien génial que je considère à juste titre comme un martyr, n'a pas été davantage panthéonisé, sous prétexte de son manque de notoriété parmi le grand public! Paradoxalement, personne jusqu'à présent n'a proposé de transférer Rimbaud, Baudelaire, Verlaine ou Lautréamont au Panthéon! Dois-je rappeler que le centenaire de la mort d'Alfred Jarry est passé quasiment inaperçu à l'instar du quatrième centenaire de la naissance d'un Corneille dont Alain Niderst a été un des rares défenseurs dans nos médias audiovisuels? Mais point n'est temps de polémiquer davantage en ces pages!
L'entreprise de démolition systématique de Nisard se double d'une intrigue annexe : la quête du soi-disant roman « grivois » censuré par son auteur : «Le convoi de la laitière.» Cette supposée éradication d'une oeuvre du fait même de son créateur rappelle un exemple connu en musique : la destruction par le compositeur Edgard Varèse de ses partitions de jeunesse. Cela commence p. 18 : notre quêteur sera une victime de sa source instrumentée au service de la légende noire de l'académicien : Pierre Larousse. Notre narrateur sera triplement induit en erreur :
1) « Le convoi de la laitière » n'a pas été édité sous forme de livre ;
2) s'il n'a pas été publié, Nisard ne s'est pas acharné à en rechercher les exemplaires pour les détruire ;
3) « Le convoi de la laitière » n'est pas une grivoiserie mais un mauvais mélodrame moralisateur dans la tradition affligeante de l'époque.
Notre anti-Nisard farouche en a oublié que tout auteur ou artiste est fils de son époque, et que par conséquent, Nisard illustre ce retour de bâton moral du XIXe siècle qui suivit la licence du siècle des Lumières elle-même produite en réaction contre le carcan de la fin du règne de Louis XIV...chaîne sans fin s'il en est depuis l'antiquité!
Notre personnage -Chevillard lui-même? - aurait dû prendre garde au « on prétend que » de Pierre Larousse. Cela nous enseigne la modestie. Il faut se méfier de la fiabilité de ses sources et pouvoir les vérifier avant de les démentir ou de les corroborer. Obsédé par Nisard, notre auteur s'étale complaisamment sur la supposée sexualité du bonhomme (pp. 18-21). Il poursuit sa quête auprès des bibliothèques (pp. 104-105). Pp. 142-143, on en vient aux jeux de mots obscènes à partir du titre, dans une certaine tradition pornographique du XVIIIe siècle.
La prosaïque vérité est découverte grâce à l'incursion de notre obsédé à Châtillon-sur-Seine, ville natale de Désiré Nisard : comme beaucoup de textes de son temps, l'écrivain avait choisi la presse, les périodiques, pour publier son opus : « La Revue de Paris » de 1834 (pp. 151-157). Nul reniement, donc!
L'autre fausse piste significative est procurée par la bibliothèque de Pales (pp. 126-134). Nisard est si oublié que la bibliothécaire l'a confondu avec le dramaturge néo-classique Ponsard!
L'obsession de notre personnage tournant à l'absurde, son « démolir Nisard » le conduisant à une impasse puis à l'identification avec son souffre-douleur qu'il condamne à la damnatio memoriae, le « démolir » mute en « devenir » et tout cela finit par un suicide ritualisé, une mise à mort de l'Autre transféré en soi-même sous la défroque, la panoplie académique complète de l'être haï, ce qui confine à l'humour noir et à la dérision la plus totale envers soi-même! Le narrateur choisit la noyade à défaut du seppuku avec le sabre de Nisard.
« Démolir Nisard » se présente, comme généralement les écrits d' Eric Chevillard, sous la forme d'un court roman (moins de deux cents pages) à récit continu, non découpé en chapitres, meublé de citations réelles produites à l'appui du discours destructeur -donc détournées de leur contexte- et de dépêches imaginaires constituant autant de faits divers à la charge d'un Nisard immortel, ubiquiste et omniscient, quasi surnaturel car présent partout sur terre et accablé de tous les maux et de toutes les culpabilités, nouveau bouc-émissaire frappé d'indignité. Il faut avouer que cette utilisation de textes fictifs ou authentiques, autant falsifiés qu'inventés afin de nuire au personnage et d'instruire son procès peut parfois tourner au procédé, par exemple la description du crapaud selon Pierre Larousse (p.29), récupérée par le romancier à fins d'anthropomorphisme, animal traditionnellement le plus vil, à même d'incarner l'académicien!Outre le Nisard crapaud, Eric Chevillard ne dédaigne pas la fantaisie zoologique comme cet inventaire à la Prévert ou énumération à la Jules Verne des espèces réelles et imaginaires de vautours pp. 40-41. Chevillard insiste à dessein sur les souvenirs de voyage de Nisard, en rabâchant jusqu'à plus soif afin de les ridiculiser les citations extraites de ce volume traitant entre autres de ses pérégrinations rhodaniennes et arlésiennes afin de prouver la vacuité et la banalité du personnage et de son oeuvre selon un mode répétitif, insistant, qui pourrait confiner à l'emphase s'il ne condamnait celle prêtée à l'académicien (pp. 30, 41, 42, 43, 45, 64, 93, 166...). Pp. 79-80, il est question de Nîmes, de sa promenade publique et de sa prison. L'assimilation imaginaire à Nisard conduit à la paranoïa : ainsi en est-il du Nisard ophtalmologiste pp. 50-52 (épisode intitulé : « Dans le cabinet du docteur Nisard »). Autre développement significatif et symbolique pp. 81-84 : « Le plumier de Désiré. », suivi d'une évocation des oiseaux. Les citations de ses opinions littéraires sont présentées comme des évidences, des insignifiances, des platitudes, presque des lapalissades (pp. 23-24). L'art de la caricature est poussé jusqu'à ses derniers retranchements, à l'encontre d'une personnalité pourtant présentée comme pédante, infatuée et ridicule par ses contempteurs contemporains. Il est significatif qu'aucun portrait à décharge n'est produit : aucun partisan de Nisard n'a droit à citation. Ni laudateur, ni apologiste! L' Histoire est écrite par les vainqueurs et Nisard appartient d'évidence au camp des vaincus. La vision de l'impétrant se veut unilatérale, exclusive! Pour autant, doit-on accuser Eric Chevillard de partialité outrancière ou n'est-ce appréhender son livre qu'au premier degré, au sens littéral d'une subjectivité assumée avant tout pour faire rire? L'auteur souhaite-t-il vraiment qu'on le prenne au sérieux?
L'opprobre dont Nisard est l'objet sert par conséquent à produire un exposé absurde, proche du surréalisme, de Ionesco et de Beckett, volontairement partisan à l'excès, sans nul recours à la défense, qui n'est pas sans rappeler les méthodes et le discours avilissant utilisés par les régimes totalitaires, soviétique, nazi ou chinois et par leurs thuriféraires, contre les opposants politiques et autres victimes de purges. Je songe ici particulièrement à l'expression pygmées de gardes blancs employée lors des procès de Moscou ou au haineux hircocerf de la dialectique heimatlos d'un certain Charles Maurras.
L'intrigue, si l'on peut dire, se noue autour d'un triangle de personnages aucunement apparenté à celui du vaudeville : le narrateur- « auteur », Métilde, sa femme et Nisard dans le rôle du « vilain ». Métilde... prénom singulier pour une femme sceptique au début, puis curieuse de cette quête intrigante. Il est significatif qu'on ne sache ni l'âge, ni le physique, ni la profession, ni le lieu de résidence des deux premiers protagonistes, tellement fictifs qu'ils en deviennent immatériels – ce qui ne signifie pas qu'ils soient inconsistants alors que l'académicien est présenté comme tel par ses citations détournées comme par les témoignages de Pierre Larousse ou de Charles Bigot dont l'éloge funèbre est plutôt une critique acerbe - tandis que Nisard prend justement une envahissante consistance. Le « héros » porte-drapeau d'une cause à laquelle il rallie sa compagne ne semble avoir rien d'autre à faire que sa chasse contre ce gibier d'un nouveau type : il y a bien désintérêt d'Éric Chevillard pour un ancrage excessif de son récit dans une réalité banale, nombriliste, qu'il rejette. L'anonymat du « je », du « moi », du narrateur demeurera la règle jusqu'à ce qu'il devienne Nisard, identification intégrale qui achève le récit!
D'un point de vue plus littéraire qu' historique, ce maniement de l'absurde et du portrait à charge tourne chez Eric Chevillard au détournement de l'ancien art du pamphlet ou du libelle, tombé il faut le reconnaître en désuétude. L'auteur se commet -excellement- à l'exercice de style. Il condamne Nisard pour mieux tenter de recréer avec un certain brio un genre disparu sous les coups de boutoir du politiquement correct. C'est en cela que ce livre est brillant, d'une provocation crâne, tout en s'abstenant toutefois de franchir certains points autres qu' égrillards : il n'y a en lui ni racisme, ni antisémitisme et guère d'abus scatologiques comme chez les polémistes d'autrefois. Un Flaubert ou un Léon Bloy étaient bien plus violents et virulents. Eric Chevillard souhaite avant tout s'amuser, et amuser le lecteur qui se moque au préalable de tous ces académiciens du XIXe siècle dont il n'est pas obligé de connaître les noms. Notre romancier ne risque aucun procès en diffamation de la part d'éventuels ayant-droits d'un érudit tellement tombé en désuétude qu'il n'est à première vue ni rééditable, ni réhabilitable, quoique ses péchés politiques soient bien moindres que ceux d'un Céline ou d'un Drieu, toujours disponibles en poche. Que penserait des positions absurdes et réactionnaires de Nisard un actuel spécialiste de la littérature du XVIIe siècle comme monsieur Alain Niderst (j'invite Max Ferri à lui faire part de mon interrogation!)? En fait, Eric Chevillard se moque effrontément d'une certaine littérature à prétentions docte et sérieuse, psychologique, sociologique ou « à thèse » qui refuse de se prendre au jeu de la fantaisie et dénie tout recours à l'imagination, à la sortie des sentiers battus par les chemins de traverse de la créativité et de l'originalité au nom d'un réalisme supposé plus parlant. Chevillard prétend plus à la fable comique qu'au livre manifeste : il s'amuse avec nous. Ecrire est avant tout pour lui une distraction, un exercice ludique et créatif, roboratif, pour le plaisir de soi et des autres qui voudront bien entrer dans son univers. De même, il évite adroitement l'écueil de l'abstrus, de l'intellectualisme, que d'autres auteurs choisissent au nom du dépassement de la littérature classique considérée par eux comme facile et commerciale (voir à ce sujet la polémique sur Le Clézio qui ne vaudrait pas Claude Simon). Bref, Chevillard m'apparaît comme un auteur lisible et abordable!
Que reste-t-il finalement de Nisard aujourd'hui? Pourrait-on le réhabiliter? Le mérite-t-il? La recherche en histoire de la littérature a fait d'immenses progrès depuis le XIXe siècle, et il ne viendrait à aucun spécialiste contemporain des écrivains du XVIIe siècle l'idée de condamner sans appel tout ce qui a suivi créativement l'objet de son étude. En témoigne l'égal intérêt d'Alain Niderst pour l'oeuvre de Jules Romains et celle de Racine. L'idée de décadence est depuis longtemps sujette à caution tout comme celle de progrès continu : les conceptions cycliques (le quadriptyque ascension – apogée – décadence - renaissance) ou linéaires de l'Histoire humaine ont été remises en cause. Un de mes professeurs d'université spécialiste en histoire religieuse des XVI et XVIIe siècles avait déclaré un jour en plein cours, en réponse à un étudiant allemand (excusez cette affirmation provocante) : « Nous progressons jusqu'à Auchwitz. » Idem pour l'Empire romain : on ne dit plus Bas Empire mais Antiquité tardive. Glissement sémantique justifié ou abus du politiquement correct? L'oeuvre de Nisard a été oubliée à cause de son conservatisme opposé aux romantiques. Cependant, à l' ère d' Internet et des encyclopédies en ligne, une tendance fâcheuse tend à se dessiner : celle du tout se vaut du moment que cela crée commerce! Les articles de tel ou tel site d'encyclopédie mettent par exemple sur le même plan que des musiciens incontournables des compositeurs qu'un demi-siècle auparavant, les ouvrages spécialisés reconnaissaient comme franchement mauvais. Antoine-Louis Clapisson y apparaît comme aussi estimable que Berlioz! Il n'y a plus de hiérarchie entre les « petits maîtres » et les grands auteurs, entre les feuilletonistes comme Eugène Sue et Balzac! Revanche des petits sur ceux que l'on a excessivement statufiés, ou perte de tous nos repères? Ce que l'on a appelé la para-littérature de genre triomphe autant que la grande! Tout érudit ancien, même dépassé, fut forcément éminent même si son apport a été nul à terme! Ainsi, l'Histoire de la littérature française de notre académicien est achetable sur la Toile! Elle est disponible en bibliothèque comme nous l'apprend Eric Chevillard, mais qui la lit ou s'y réfère encore alors que, par exemple, le dictionnaire de Furetière, qui remonte à Louis XIV, fait toujours autorité comme d'ailleurs celui de Littré?
Christian Jannone.
Discussion sur « Démolir Nisard ».

Le récit « à charge » d'Éric Chevillard a suscité une réaction bienvenue : la quête d'un défenseur du personnage. Cette défense a été promptement trouvée, grâce au roman de Pierre Assouline : « Le portrait », qui met en scène Ingres et la baronne de Rothschild, que le peintre portraitura deux fois. Cette dernière était une contemporaine de notre académicien. Elle a sollicité ses services en tant que spécialiste des belles lettres. Nisard a accepté de prodiguer à la baronne l'enseignement qu'elle recherchait. Témoignage certes littéraire, mais basé sur des faits réels. Le personnage n'est pas aussi abject qu' Éric Chevillard nous l'a présenté, bien qu'on puisse l'accuser de carriérisme et d'arrivisme.
http://www.allartclassic.com/img/Jean_Auguste_Dominique_Ingres_INJ004.jpg
Le débat a également porté sur le style d'Éric Chevillard (d'où une lecture par Max Ferri d'un extrait de « La nébuleuse du crabe », afin de montrer les similitudes stylistiques entre cette oeuvre et « Démolir Nisard »), sur ses motivations et sur la conclusion du récit (le suicide ritualisé du narrateur « devenu Nisard » qui a entraîné un questionnement). Les interprétations de la fin de l'ouvrage, que certains hésitaient à qualifier de roman à cause de sa relative brièveté et de son écriture d'un seul tenant, sans découpages par chapitres, alors que depuis Proust, on sait que le chapitre n'est pas obligatoire (en ce cas, qu'est-ce qu'une grosse nouvelle?), ont été diverses et contradictoires, des intervenants jugeant un peu sévèrement Éric Chevillard, car pensant qu'ayant épuisé son sujet, il risquait de se répéter et de lasser le lecteur, d'en faire trop trop longtemps, d'où cette sortie abrupte et paradoxale. On a aussi discuté de l'épaisseur des personnages, de celle particulière du couple narrateur-Métilde vis-à-vis de l'envahissant académicien, de la part d'auto-fiction et d'auto-dérision (jusqu'à quel point le narrateur anonyme peut-il incarner Éric Chevillard lui-même?). Parfois, on a pu tomber dans le piège virtuose de l'auteur, avec l'histoire de la liste des vautours, mêlant espèces réelles et inventées. Quelques extraits ont appuyé la discussion, comme à l'accoutumée. Le roman n'ayant pas été lu ou terminé par tous les participants et certains n'ayant pas forcément goûté au caractère un peu spécial de l'ouvrage, Max Ferri a pris judicieusement la défense de l'écrivain. Contesté ou apprécié, le livre n'a pas laissé indifférent.
Ce qui intéressait le sujet Nisard était de savoir ce qu'il restait de lui aujourd'hui, autrement dit, si l'oubli du personnage était pleinement justifié. En laissant de côté l'aspect « pamphlet amusant » du livre d' Éric Chevillard, « Le portrait » de Pierre Assouline nous a permis de remettre l'académicien à sa juste place actuelle : mineure, certes, mais non point tout à fait négligeable. Conservateur, il le fut assurément, mais il ne fut pas le seul de son espèce! Nous ne sommes pas obligés de vouer aux gémonies tout ce qui ne correspond plus à nos modes de pensée du début du XXIe siècle! Mieux vaut raisonner en ethnologue du passé. « Le portrait » (qui est le narrateur du roman d'Assouline), nous a permis de prendre sereinement du recul par rapport au sujet. Le jugement est quelque chose de relatif, de changeant, par rapport à l'époque à laquelle la critique s'exprime. Ingres a connu ainsi éclipses, traversées du désert post-mortem et réhabilitations spectaculaires, au point qu'un livre récent consacré au célèbre rival de Delacroix est sous-titré ce révolutionnaire-là (j'adore personnellement sa « Comtesse d'Haussonville » que je sens vivre et respirer, alors que d'autres portraiturés me laissent de marbre!). Le lieu joue aussi : nul n'est prophète en son pays. Il y a des auteurs d'un temps, d'une contrée, et d'autres qui deviennent universels et éternels comme par exemple Shakespeare ou Alexandre Dumas. Nisard entre malheureusement pour lui dans la première catégorie, et c'est en cela qu'il demeure un intellectuel de second plan (excusez l'anachronisme pour une personnalité du cénacle des lettres antérieure à l'Affaire Dreyfus), ce qui ne signifie pas qu'il était médiocre. Pour finir, je comparerais Nisard au compositeur Antonio Salieri,
http://despuesdelamusica.files.wordpress.com/2008/05/antonio-salieri.jpg
dont la légende noire, accentuée à dessein par le film de Milos Forman de 1984, « Amadeus », a occulté les qualités. Etre un génie, un novateur, n'est pas un don possédé par tous les artistes : il faut aussi de solides artisans, de bons faiseurs. Nisard, qui a tout de même apporté sa pierre dans la préservation de l'héritage littéraire de l'Antiquité et du Grand Siècle, fut de ceux-là.
CHRISTIAN JANNONE.