Aurore-Marie et le poète italien
s’étaient attablés à l’intérieur du grand salon du Florian. Le style
tarabiscoté de l’établissement ravissait les yeux de madame la baronne, mais
laissait indifférent Gabriele. L’artifice des faux marbres, des stucs et des
peintures maniéristes et rococo avaient le don de l’agacer. Le jeune homme
dégustait un capuccino tandis que Madame de Saint-Aubain avait commandé un Earl
Grey accompagné de profiteroles que
son estomac souventes fois fermé digérerait sans nul problème. Entre deux
gorgées tièdes, elle gloussait de manière spasmodique sous les éloges que
d’Annunzio se croyait bon de lui faire. Toutefois, son rire de gorge sonnait
quelque peu forcé.
Aurore-Marie avait d’autres
soucis en tête, et Gabriele, tout à sa flatterie, tardait à aborder le vif du
sujet. Il exposait ses projets littéraires, son roman précieux Il Piacere, plus
connu en France (pour ceux qui ont encore le courage de lire cet auteur réputé
désormais imbuvable) sous le titre L’Enfant de Volupté.
« Mia cara, je l’ai
décidé, vous serez ma traductrice.
- Je ne sais si je puis. Mon
italien a besoin d’être rafraîchi (manière diplomatique de laisser
sous-entendre qu’il était des plus rudimentaires). »
Nous n’étions pas à L’Aubépine
fleurie en 1961. Toutefois, les espions pullulaient dans la salle. Ici, pas
de Pavel Pavlovitch Fouchine, mais Michel Simon, grimé en professeur ahuri,
côtelettes aux bajoues, perruque blonde sur la tête, ruban Lavallière, Frédéric
Tellier, assis à deux tables à peine du couple mal assorti, méconnaissable et
Guillaume, en cireur de chaussures. Le gamin de Paris pratiquait toutes les
langues avec aisance.
L’Artiste contrefaisait à
merveille le vieillard sourd et quasi sénile. Son cornet acoustique dissimulait
un micro cylindre Edison amélioré, en fait un écouteur lui permettant de ne
rien perdre des échanges verbaux entre Aurore-Marie et d’Annunzio. Sa barbe
postiche en éventail lui conférait l’allure d’un vieux professeur respectable.
Elle permettait de dissimuler le caractère le plus reconnaissable de son
visage. Ses cheveux plus sel que poivre étaient parfaitement assortis à la
pilosité de son menton. Le Danseur de cordes avait repris un de ses grimages
favoris dont il avait déjà usé auparavant, lorsqu’il s’était occupé des rapts
organisés par la princesse russe Nadeja en 1862. Il était temps pour lui que
les deux décadents en vinssent au vif du sujet.
Les discussions prirent alors un
tour hermétique, sans que Frédéric eût remarqué la réaction de celui dont il
ignorait qu’il le protégeait. Michel Simon avait émis un soupir de lassitude,
la conversation devenant pour lui par trop technique et érudite.
« Le codex que vous m’avez
demandé à consulter a été découvert dans une vieille masure de la Giudecca
qui menaçait ruine. Les exégètes prétendent qu’il s’agissait de la demeure où
vécut un kabbaliste renommé à la fin du XVIe siècle. Cet homme, Efrasim Levi,
tenait une correspondance en langage crypté avec Rabbi Lew de Prague.
- Le… le rabbin du Golem ?
Balbutia la baronne de Lacroix-Laval.
- On le dit…répliqua d’Annunzio
flegmatique.
- Efrasim Levi consigna dans une
sorte de chronique occultiste tout ce que Rabbi Lew lui avait rapporté de
l’expérience ratée d’anacouklesis tentée en 1593 par Tycho Brahe sur ordre de
l’Empereur Rodolphe II.
- Rodolphe II l’alchimiste ?
- Il n’était pas le plus grand de
son temps, malgré ce que prétendit la légende, au contraire de John Dee au
service de la reine Elizabeth.
- Mais Rodolphe II fut un des
plus considérables parmi les grands prêtres des Tétra-épiphanes, que je sache !
- Ne vous courroucez pas, très
chère. Il faut reconnaître un côté fumiste à ce souverain. Quoique je
pencherais plutôt pour une forme de folie, bien que son frère Matthias veillât
au grain.
- L’anacouklesis ne peut réussir
que si les sphères armillaires sont parfaitement ajustées et emboîtées,
superposées dans l’ordre fixé par Ptolémée dans son Almageste. Il
suffirait qu’un des volumes dépassât d’un micromillimètre pour que l’expérience
fût vaine.
- Sans existence du système
métrique et sans instruments de précision, Rodolphe II n’avait aucune chance.
Il s’obstinait à faire usage d’une science et d’une technologie médiévales
alors qu’il eût suffi d’ingénieurs de la valeur d’un Salomon de Caus pour que
tout fût couronné de succès.
- Toutefois, répliqua la
poétesse, c’est prodigieux de s’être entêté à ce point.
- Vous n’ignorez pas que
l’expérience de Tycho constituait une réplique de celle de l’Empereur Gallien
et des néo-platoniciens.
- Je connais ! Se réjouit
Aurore-Marie au point d’en émettre un geste puéril. Elle battit des mains telle
une fillette.
- De fait, Plotin, Porphyre et
leurs disciples étaient infiltrés par les Tétra-épiphanes dès l’an 260.
- Je suis leur héritière, et je
suis prête à vous accueillir comme novice parmi nous ! »
Madame de Saint-Aubain, en un
geste conjuguant délicatesse, affectation et théâtralité, ôta son gant gauche
et exhiba le bijou que l’on sait. Comme s’il eût mimé un baisemain, Gabrielle
s’approcha de la main de la baronne et contempla la chevalière du pouvoir
enchâssée en l’annulaire d’albâtre. Ce fut le symbole circulaire flammé central
qui attira son attention.
« Je vois là une
réinterprétation de Çiva dansant ; non point le Çiva créateur, mais le destructeur.
- Vous vous trompez quelque peu,
mon ami. Le dieu est un recréateur, qui a besoin de la Mort et de la
destruction de toute chose pour alimenter le chaudron. Sa destruction
est…créatrice. » répliqua Aurore-Marie.
A ces paroles, Frédéric se
remémora l’analyse de Spénéloss au sujet de Çiva. La divinité
indienne symbolisait une prémonition de la théorie évolutionniste cyclique des
extinctions de masse émise seulement à la fin du XX e siècle. Il s’agissait
d’une succession de déluges, telle que Cuvier l’avait maladroitement
pressentie, via Manu, le premier homme. L’Artiste remarqua avec inquiétude
qu’Aurore-Marie était au courant de cette théorie. Toutefois, elle avait dû
être informée par Kulm (un Asturkruk sans aucun doute), lors de son initiation
en 1877. Mais que comprenait-elle exactement, puisque ces connaissances
dépassaient l’entendement d’une personne du XIXe siècle, fût-elle un génie ?
« La destruction création
est cyclique, vous le savez parfaitement, reprit la poétesse. Georges Cuvier
pensait la même chose. Dois-je vous apprendre qu’il fut le numéro trois de la
secte dirigée alors par Talleyrand et Vidocq sous le règne de l’usurpateur puis
des derniers Bourbons ?
- Ces détails importent peu.
- Cléophradès, mon cher Gabriele,
sut synthétiser polythéisme et monothéisme, hindouisme et christianisme. Il
avait lu et assimilé toutes les grandes œuvres sacrées antiques, y compris les
Upanishad, les Védas et l’Avesta.
- Cela est évident, mais, pour ma
part, j’aurais volontiers rajouté le Talmud s’il eût été déjà constitué en son
entier à cette époque. De plus, je crois que vous omettez Mani.
- Cette vieille Lune ! Je me fais
docte, certes, mais cela est nécessaire à la compréhension des textes. »
Trop absorbée par sa
conversation, Aurore-Marie ne perçut pas un nouveau soupir de profond ennui
émanant d’un Michel Simon dont le grimage souffrait de son avachissement.
Tellier, quant à lui, se moquait de l’hermétisme des propos de la poétesse tout
en ne laissant échapper ni aucun mot, ni aucune subtilité. La dame voulait
briller à tout prix, quel que fût le nombre de ses interlocuteurs.
« Adonc, poursuivait la
baronne, la théorie de Pan Logos et des quatre hypostases dérive non seulement
des paléochrétiens, mais aussi de l’hindouisme, avec la triade Brama-Vichnou-Çiva
sans oublier les avatars de Vichnou Krishna et Rama. »
A ces mots, Michel Simon leva un
sourcil et marmonna, comme s’il était en train de cuver une absinthe, ce qui
n’était pas le cas :
« Ramapithecus… le singe
Hanuman de Rama, qui, des années durant, d’après ce que Spénéloss m’en a
rapporté, égara les paléontologues terrestres dans leur quête du chaînon
manquant… Ils s’y cassèrent les dents. »
« Mais ce qualificatif
d’avatars ne me plaît aucunement, précisa Aurore-Marie. Trop réducteur, trop
simplificateur.
- Comment cela ?
- Je tiens tous mes savoirs du
baron Kulm. Il ne vous a pas été présenté.
- En effet, je n’ai pas eu cet
honneur, et je le regrette vivement.
- Ah, monsieur ! Kulm est un être
extraordinaire qui transcende notre triste époque ! Génie universel, il semble
avoir vécu plusieurs existences et brasse les connaissances de centaines et de
centaines de civilisations ! A l’écouter, ce n’est pas Saint Jean Bouche d’or
qui parle mais ces prophètes de l’Ancien Testament, Isaïe, Ezéchiel et Moïse en
personne. »
« Pourquoi pas Daniel
? », grommela Michel Simon.
Ce fut la réflexion de trop car
il attira l’attention de l’Artiste. Plissant les yeux, il reconnut l’individu :
« Daniel m’a collé aux
basques un ange gardien un peu indiscret. Croit-il la mission si dangereuse
qu’il me faille un garde du corps ? J’ai plus à redouter Sir Charles Merritt
qu’Aurore-Marie elle-même. Elle n’est accompagnée d’aucun de ses sbires
habituels. Elle est venue seule, si je n’excepte son psittacidé
grotesque. »
Gonflant sa maigre poitrine, se redressant
encore si possible, Aurore-Marie lança tout de go, avec une fière assurance :
« Gabriele, mon ami, vous
contemplez en cet instant la Grande Prêtresse des Tétra-épiphanes, ou plutôt,
l’hypostase de la Mère. C’est la raison pour laquelle je ne puis agréer au
concept d’avatar. Une petite voix, parfois, me murmure à l’oreille, m’incitant
à la modestie, mais je me refuse à l’entendre. Elle me rappelle, comme à César,
que je suis une créature mortelle.
- Oui, Madame, mais c’est là le
lot de tous les humains, de tout ce qui est né.
- Hélas ! Un pressentiment me
laisse entendre que ma vie sera courte. Heureusement pour moi, j’ai le souvenir
de quelques-unes de mes existences passées. Je suis la réincarnation de Pythia,
la vestale gauloise qui mourut en martyre après avoir subi l’ire des bourreaux
de Quintus Severus Caero.
- Certes, dans ce cas, Pythia
revit virtuellement en vous…
- Virtuellement, cela ne me
suffit point ! Selon la plupart des exégètes, Pythia n’aurait jamais vu le
jour. Elle serait une invention d’Euthyphron. Sombre abîme ! Pour moi, qui
revis parfois ses tourments, elle est moins légendaire que Pharamond !
- Vous vous qualifiez de Mère.
Pourquoi donc ?
- Parce que, conformément à mes
écritures, j’ai engendré Lise, ma fille, la Fille ! Elle me ressemble trait
pour trait. En elle, mes qualités sont sublimées et se sont transformées en
vertus. Mais il n’y a pas qu’elle. J’ai eu l’heur de rencontrer la Jumelle… Je
ne sais actuellement où elle se trouve. Je sais qu’elle appartient à l’avenir,
tout comme le Concomitant, quatrième hypostase, un mâle, je puis m’avancer sur
ce point, dont j’ignore à ce jour l’identité. Il naquit la même seconde que
Lise, c’est tout ce que je sais. Voici pourquoi je voulais tant vous
rencontrer, parce que j’espère que les écrits que vous détenez m’éclaireront
davantage encore sur ce mystère et sur ma propre destinée. Je suis présentement
votre invitée et vous sais gré de votre hospitalité princière.
- Je loge au Palazzo Vendramin…
- Me voici toute pantoise
d’apprendre que vous avez établi vos pénates en cette demeure sise au Grand
Canal, là même où, voici cinq ans, le 13 février 1883, Richard Wagner passa
définitivement à la postérité. »
La conversation était enfin
achevée, au grand soulagement de Michel Simon. Le comédien ne se doutait
nullement que sa présence avait été éventée par le danseur de cordes.
Cependant, Tellier avait encore à l’esprit le terme de virtualité qui lui
paraissait singulier, presque anachronique, en la bouche d’Aurore-Marie.
« Redoute-elle de n’être
point réelle ? Pourquoi ce mal-être ? Daniel m’a fait comprendre que la baronne
n’existe que dans cette seule piste temporelle, cette incongruité non
désirée. »
*****************
Certes, les deux bâtiments du
Kaiser avaient effectué une sorte de saut quantique involontaire. Ils avaient
subi une ellipse spatio-temporelle qui les avait singulièrement rapprochés
d’Aden. Cependant, ils n’étaient pas tirés d’affaire pour autant car des échos
fantasmagoriques de leur mésaventure subsistaient. Lorsqu’on se penchait
au-dessus de l’étrave, on avait l’impression de percevoir, émergeant d’une eau
noire, des visages spectraux émaciés, énucléés, en train de se dissoudre dans
l’onde, tendant des bras et des mains décharnés gouttant de putrescence comme
en une ultime tentative d’agripper les coques.
De plus, les navires
s’aventuraient en une espèce de détroit, réduit à un quasi chenal, voussé
d’arcatures végétales décomposées et filandreuses empruntant la forme d’un
tunnel immémorial. Le golfe d’Aden - si c’était bien lui - ressemblait
davantage à un bayou de la Louisiane peuplé des dernières ombres de soldats
confédérés issus d’un cauchemar écrit par Ambrose Bierce. Ces ombres
s’obstinaient à rester en ces lieux plutôt que de gagner un stade supérieur.
N’avaient-elles seulement conscience d’être mortes ?
Il y avait plus urgent à faire
que de s’interroger : panser les plaies des équipages.
Dans la cabine du Louise de
Prusse qui leur avait été assignée, Erich von Stroheim et Alban de Kermor
faisaient discrètement leur rapport au commandant Wu. Les deux observateurs concluaient que les
points de repères spatio-temporels avaient été distordus. C’était comme si
l’ensemble du continent africain se retrouvait voué à des forces surnaturelles
totalement débridées comme si un dieu mauvais plaisantait avec la réalité
établie depuis les origines.
Mine de rien, le jeune comte émit
une hypothèse pas si absurde que cela.
- Et si le cheik Walid
était possédé par une entité supraterrestre qui, par le biais de son esprit,
engendrerait tous ces mirages?
Sceptique, Daniel jeta
mentalement:
- Il ne s’agit là que d’une
resucée de la vieille théorie des psycho images, ces manifestations que nous
affrontâmes jadis Benjamin et moi sur la Lune. Uruhu lui-même fut affecté par
des visions abominables de charniers d’hominidés et d’orangs-outans dans un
univers pseudo précambrien que le dénommé Johann van der Zelden s’était complu
à créer pour nous mettre à l’épreuve.
- J’en ai entendu parler, siffla
Erich entre ses dents.
- Quel que soit ce que nous
affronterons, reprit Daniel Lin, et sachez en cela que même Barbenzingue ne
sera pas à la fête, je puis déjà supposer qu’Aurore-Marie n’est aucunement
responsable des phénomènes étranges auxquels se retrouve soumis le continent.
Réfléchissez…
- C’est logique, murmura Alban.
Elle n’a pas intérêt à l’échec du général Revanche pris au piège d’un
continent noir sens dessus dessous.
- Pire que ce qu’Edgar Rice
Burroughs aurait pu imaginer dans ses récits du début du XX e siècle.
- Je me refuse à lire cette
paralittérature, souffla le comte de Kermor. J’en suis resté à Lamartine, le
poète et non le pseudo historien et à Lord Byron.
À cet instant, une sirène
retentit, venant interrompre le conciliabule mental. Les deux bateaux s’étaient
enfin extirpés du chenal incongru et le port d’Aden se profilait à l’horizon,
immuable dans sa réalité.
***************
Daniel n’avait aucunement besoin
de cartes ou d’atlas pour tracer l’itinéraire à emprunter. Il savait d’instinct
la route à suivre, ayant mémorisé des centaines et des centaines d’Afrique
possibles, aussi divergentes les unes des autres dans leur histoire géologique
ou biologique. En fait, ce qu’il redoutait c’était une incohérence telle que
même lui perdrait le contact avec Pierre Fresnay d’une part et la colonne
allemande de l’autre. Si toutes les équipes se retrouvaient dissociées au sein
d’un continent noir pluriel aux déviations folles et incontrôlables y compris
par l’esprit affûté et entraîné du jeune Ying Lung, c’en serait fait de tous,
pas seulement des humains de cette époque mais bien de l’humanité tout entière
sans parler des résident d’Agartha City.
« Peut-être est-ce là le but
recherché par le Grand Manipulateur, appelons-le ainsi pour l’instant puisque
j’ignore encore son exacte nature, pensait le commandant dans son for
intérieur. Il veut visiblement nous couper les uns des autres, nous disperser
chacun au sein d’univers bulles hétérochroniques imprévisibles. Il est tout de
même curieux cependant qu’il ne s’en soit pas pris encore à Michel et à
Frédéric sans oublier Guillaume. Aucune nouvelle alarmante ne me parvient de
Venise. Tout suit son cours parfaitement selon le scénario prévu. Cela semble
signifier que l’Inconnu n’a pas la capacité ou qu’il ne souhaite pas davantage
déboussoler l’Europe. Merritt est entré dans la danse parce qu’il Le recherche.
Cela est plus qu’évident. Il pense, à tort, qu’il s’agit tout simplement
d’A-El, que j’ai extirpé autrefois. Mais, à sa décharge, lorsque eut lieu
l’ultime affrontement entre moi-même et Fu, sir Charles était devenu une
probabilité effacée quelque part dans le monde opabinien. Je n’avais nulle
intention de le voir resurgir un jour. Mais je n’ai pas tout le jeu en main
ici. Lutter contre A-El serait pour moi ridicule. Ce serait m’autodétruire. Il
y a longtemps qu’il a fait amende honorable. Il est domestiqué car j’ai grandi et mûri ».
Dans la case qui servait de
factorerie, Lorenza s’en vint interroger Daniel sur le moment choisi du départ
de l’expédition.
- Gaston piaffe d’impatience
tandis que Saturnin ne cesse de se plaindre de l’inconfort, du climat, de la
nourriture et tutti quanti.
- Demain matin, juste à l’aube,
fit le commandant, affichant un visage serein alors qu’en fait, son âme était
troublée. Nous devrons suivre à distance raisonnable la colonne de
Barbenzingue, du moins lorsque celle-ci sera parvenue à rassembler les
survivants de Pointe Noire. Les données fournies par Pierre m’informent qu’ils
ont eu maille à partir avec des hordes de zombies commandées par la dépouille
du sergent Malamine. Elles ont massacré
une grande partie de la garnison du port et les tirailleurs sénégalais restants,
turcos et autres combattants coloniaux, terrorisés, se sont terrés et font
preuve d’une insubordination manifeste.
- Ce que vous me dites n’est
guère rassurant. Si jamais ces morts-vivants parvenaient à nous rattraper ?
- Nous ne sommes par leur cible.
Ne vous montrez pas si pessimiste. La médiocrité du commandement de
l’expédition boulangiste est telle - à l’exception d’Hubert de Mirecourt - que
l’entregent et le bagout de Pierre suffiront à en imposer à cette troupe. De
notre côté, nous ne sommes pas démunis tant au niveau armement, qu’à celui des
secours médicaux.
- Vous omettez sciemment vos
talents de télépathe qui peuvent suggérer beaucoup de choses dans les esprits
malléables des humains de cette époque. Après tout, en tant que daryl androïde,
vous êtes notre principal atout.
- Tout à fait. Je vous préfère
dans cette disposition d’esprit. Je vous jure que je ne vous manipule pas. Je
vous estime trop pour cela. Il en va de même pour tous les autres.
- Oui, mais Deanna ? Ce n’est pas une suggestion. Elle paraît bien
douze ans…et elle est enceinte.
Daniel Lin sourit
imperceptiblement, puis répondit.
- Vous croyez tous qu’elle paraît
douze ans. Elle la première.
- Donc, notre esprit est sous
votre contrôle.
- Pas tout à fait. Je n’en dirai
pas plus.
- Allez-vous vous obstiner à lui
conserver cet aspect ? Les hétérochronies auxquelles nous sommes confrontés
influent sur sa grossesse qui évolue à vitesse grand V.
- Sa vie n’est pas en danger.
- Mais elle paraît enceinte de
quatre mois alors qu’elle n’a qu’un mois d’aménorrhée.
- Je vous le répète, elle ne
risque rien.
- Tout de même, elle ne va pas
accoucher en pleine jungle !
- Mais non, je suis là et je la
protège.
Lorenza marqua une pause puis
jeta :
- Par moment, je me pose la
question de savoir ce que vous êtes exactement. Un daïmon, un Loki, un kobold,
le valet facétieux du culte Nuo ?
- Rien de tout cela. Le stade
ultime abouti de l’humanité.
- Bigre ! Je ne creuse pas
davantage.
- Puis-je vous souhaiter une
bonne nuit ?
- Bien sûr, mais peut-être
devriez-vous intervenir sur la psyché de Saturnin. Monsieur de Beauséjour a la
phobie des insectes. Il s’est muni de trois moustiquaires. Il a réussi
l’exploit à s’empêtrer dedans. De plus, il s’est enduit de trois tubes de
pommade.
Daniel Lin leva un sourcil, se
retenant de rire.
- Bon courage, Lorenza. Il vous
appartient de le rassurer tandis que je vais inspecter les alentours.
***************
S’exprimant en français
tirailleur, de Boieldieu interrogea les
six soldats africains qui se terraient dans la semi obscurité, croyant que ce
havre illusoire suffirait à les mettre à l’abri de l’ire du supposé sergent
Malamine :
« Lieutenant de Séverac, où
lui être ?
- Caché ! Caché ! Répliqua un des
Sénégalais, qui arborait les chevrons de caporal.
Pierre Fresnay héla en direction
de l’arrière-boutique.
- Mon capitaine, tout danger est
écarté, je vous le garantis.
De l’ombre, s’extirpa le
lieutenant de vaisseau Gontran de Séverac. Son uniforme était dépareillé,
déchiré par endroits et ses galons en partie arrachés. Il portait deux
estafilades, une au front, une à la joue, comme si on l’avait griffé. Il
balbutia:
- A… A qui ai-je l’honneur?
- Capitaine de Boieldieu.
Très protocolaire, le comédien
claqua les talons et salua en bonne et due forme son pendant de la marine. De
Séverac n’avait plus ni armes ni couvre-chef. Son état témoignait de la dureté
de l’accrochage mais avec quel type d’adversaires? D’après ce que le comédien
avait pu en juger de l’état de désolation dans lequel il avait trouvé le port
de Pointe Noire, l’ennemi s’était abattu par surprise et n’avait pas fait de
quartier. De même, le caractère surnaturel de cet assaut ne faisait aucun doute
dans l’esprit averti de Pierre. Il posa une question inutile.
- Mon capitaine, sauriez-vous me
dire s’il y a d’autres survivants que votre groupe?
- Hélas non. Nous ne sommes plus
que sept. Tout le monde y est passé, indigènes comme militaires. L’attaque est
survenue voici deux heures environ, alors que le sémaphore nous avait signalé
l’approche du Bellérophon noir.
L’acteur pensa:
« Un piège. Nous étions dans
l’impossibilité d’envoyer le moindre signal d’arrivée ».
Un tirailleur, au bord de la
panique, bouscula les deux officiers. Il empoigna Pierre Fresnay par le bras et
cria:
- Malamine! Malamine! Lui revenir
d’entre les morts nous faire justice.
Les autres lancèrent:
- Démon! Démon!
De Séverac ordonna d’une voix
ferme:
- Toi te calmer. Pas de désordre.
Le militaire africain n’eut cure
des paroles de son chef et continua à vociférer.
- Lui spectre. Squelette vivant.
Zombie. Zombie…lui partout. Démultiplié. Toute une troupe de Malamine. Troupe
vengeresse. Elle a surgi des airs, a éventré, égorgé tous ceux qui se
présentaient devant elle. Eux être dix, vingt, cent Malamine. Eux commander tous
les forts. Eux bloquer nous ici. Pas possible de sortir.
Pierre Fresnay fut convaincu par
ce récit si simple mais sorti du cœur. Les propos du tirailleur signifiaient
que la route entre Pointe Noire et la future ville de Brazzaville théoriquement
défendue par des avant-postes et des fortins destinés à empêcher les
Britanniques à s’emparer du Congo français, à moins que ce fussent les Belges,
était désormais sous la coupe de la mystérieuse force qui avait donné du mal à
l’équipe de Benjamin et avait occasionné le presque naufrage du submersible du
général Revanche.
- Je ne comprends plus rien,
grommela Séverac. Notre souveraineté sur cette contrée, établie par les traités
Makoko,
a été officiellement reconnue à la Conférence de Berlin à laquelle participa Henry Morton Stanley en personne. L’adversaire qui nous a attaqués, qu’il s’agisse de spectres ou non, a violé notre territoire.
a été officiellement reconnue à la Conférence de Berlin à laquelle participa Henry Morton Stanley en personne. L’adversaire qui nous a attaqués, qu’il s’agisse de spectres ou non, a violé notre territoire.
Pierre Fresnay se retrouvait
impuissant à expliquer à cet officier colonial de quoi il retournait. Il
raisonnait en agression militaire classique alors qu’il eût mieux valu qu’il
balançât cul par-dessus tête tout son cartésianisme. L’ami de Daniel était
certain d’une chose. Atteindre le Stanley Pool serait tout sauf une partie de
plaisir. Certes, outre le fait qu’il allait falloir s’emparer de haute lutte de
tous les postes militaires disséminés jusqu’au Congo léopoldien et désormais
aux mains de l’entité qui avait engendré tous ces Malamine morts-vivants,
Pierre craignit pour la colonne même de Daniel, qui, à distance et en parallèle,
devait emboîter le pas à celle des boulangistes. Il fallait en effet couper en
pleine brousse par des pistes non balisées en suivant le parcours virtuel du
Congo Océan qui ne verrait le jour que dans les années 1930, au prix du sang.
Cela ne garantissait en rien le succès de l’entreprise car la force inconnue
pouvait parfaitement avoir créé des forts fictifs devant lesquels les Européens
se heurteraient.
Pierre se contenta de dire à
Séverac:
- Nous allons rendre compte au
général de la situation. J’ai un plan pour nous tirer de là.
Le comédien, bien que connaissant
une infime partie des talents du commandant Wu, s’inquiétait surtout du fait de
la présence de civils insuffisamment aguerris dans le groupe. Il pensait
particulièrement à ses compagnons comédiens, Marcel Dalio, Louis Jouvet et Jean
Gabin.
« Ce n’est pas parce qu’on
a brillé dans la Grande Illusion, qu’on sait faire face au
danger ».
A suivre...
***************