dimanche 15 novembre 2015

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 9 2e partie.



Aurore-Marie et le poète italien s’étaient attablés à l’intérieur du grand salon du Florian. Le style tarabiscoté de l’établissement ravissait les yeux de madame la baronne, mais laissait indifférent Gabriele. L’artifice des faux marbres, des stucs et des peintures maniéristes et rococo avaient le don de l’agacer. Le jeune homme dégustait un capuccino tandis que Madame de Saint-Aubain avait commandé un Earl Grey  accompagné de profiteroles que son estomac souventes fois fermé digérerait sans nul problème. Entre deux gorgées tièdes, elle gloussait de manière spasmodique sous les éloges que d’Annunzio se croyait bon de lui faire. Toutefois, son rire de gorge sonnait quelque peu forcé.
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Aurore-Marie avait d’autres soucis en tête, et Gabriele, tout à sa flatterie, tardait à aborder le vif du sujet. Il exposait ses projets littéraires, son roman précieux Il Piacere, plus connu en France (pour ceux qui ont encore le courage de lire cet auteur réputé désormais imbuvable) sous le titre L’Enfant de Volupté. 
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« Mia cara, je l’ai décidé, vous serez ma traductrice. 
- Je ne sais si je puis. Mon italien a besoin d’être rafraîchi (manière diplomatique de laisser sous-entendre qu’il était des plus rudimentaires). »
Nous n’étions pas à L’Aubépine fleurie en 1961. Toutefois, les espions pullulaient dans la salle. Ici, pas de Pavel Pavlovitch Fouchine, mais Michel Simon, grimé en professeur ahuri, côtelettes aux bajoues, perruque blonde sur la tête, ruban Lavallière, Frédéric Tellier, assis à deux tables à peine du couple mal assorti, méconnaissable et Guillaume, en cireur de chaussures. Le gamin de Paris pratiquait toutes les langues avec aisance.
L’Artiste contrefaisait à merveille le vieillard sourd et quasi sénile. Son cornet acoustique dissimulait un micro cylindre Edison amélioré, en fait un écouteur lui permettant de ne rien perdre des échanges verbaux entre Aurore-Marie et d’Annunzio. Sa barbe postiche en éventail lui conférait l’allure d’un vieux professeur respectable. Elle permettait de dissimuler le caractère le plus reconnaissable de son visage. Ses cheveux plus sel que poivre étaient parfaitement assortis à la pilosité de son menton. Le Danseur de cordes avait repris un de ses grimages favoris dont il avait déjà usé auparavant, lorsqu’il s’était occupé des rapts organisés par la princesse russe Nadeja en 1862. Il était temps pour lui que les deux décadents en vinssent au vif du sujet.
Les discussions prirent alors un tour hermétique, sans que Frédéric eût remarqué la réaction de celui dont il ignorait qu’il le protégeait. Michel Simon avait émis un soupir de lassitude, la conversation devenant pour lui par trop technique et érudite.
« Le codex que vous m’avez demandé à consulter a été découvert dans une vieille masure de la Giudecca qui menaçait ruine. Les exégètes prétendent qu’il s’agissait de la demeure où vécut un kabbaliste renommé à la fin du XVIe siècle. Cet homme, Efrasim Levi, tenait une correspondance en langage crypté avec Rabbi Lew de Prague.
- Le… le rabbin du Golem ? Balbutia la baronne de Lacroix-Laval.
- On le dit…répliqua d’Annunzio flegmatique.
- Efrasim Levi consigna dans une sorte de chronique occultiste tout ce que Rabbi Lew lui avait rapporté de l’expérience ratée d’anacouklesis tentée en 1593 par Tycho Brahe sur ordre de l’Empereur Rodolphe II.
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- Rodolphe II l’alchimiste ?
- Il n’était pas le plus grand de son temps, malgré ce que prétendit la légende, au contraire de John Dee au service de la reine Elizabeth.
- Mais Rodolphe II fut un des plus considérables parmi les grands prêtres des Tétra-épiphanes, que je sache !
- Ne vous courroucez pas, très chère. Il faut reconnaître un côté fumiste à ce souverain. Quoique je pencherais plutôt pour une forme de folie, bien que son frère Matthias veillât au grain.
- L’anacouklesis ne peut réussir que si les sphères armillaires sont parfaitement ajustées et emboîtées, superposées dans l’ordre fixé par Ptolémée dans son Almageste. Il suffirait qu’un des volumes dépassât d’un micromillimètre pour que l’expérience fût vaine.
- Sans existence du système métrique et sans instruments de précision, Rodolphe II n’avait aucune chance. Il s’obstinait à faire usage d’une science et d’une technologie médiévales alors qu’il eût suffi d’ingénieurs de la valeur d’un Salomon de Caus pour que tout fût couronné de succès.
- Toutefois, répliqua la poétesse, c’est prodigieux de s’être entêté à ce point.
- Vous n’ignorez pas que l’expérience de Tycho constituait une réplique de celle de l’Empereur Gallien et des néo-platoniciens.
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- Je connais ! Se réjouit Aurore-Marie au point d’en émettre un geste puéril. Elle battit des mains telle une fillette.
- De fait, Plotin, Porphyre et leurs disciples étaient infiltrés par les Tétra-épiphanes dès l’an 260.
- Je suis leur héritière, et je suis prête à vous accueillir comme novice parmi nous ! »
Madame de Saint-Aubain, en un geste conjuguant délicatesse, affectation et théâtralité, ôta son gant gauche et exhiba le bijou que l’on sait. Comme s’il eût mimé un baisemain, Gabrielle s’approcha de la main de la baronne et contempla la chevalière du pouvoir enchâssée en l’annulaire d’albâtre. Ce fut le symbole circulaire flammé central qui attira son attention.
« Je vois là une réinterprétation de Çiva dansant ; non point le  Çiva créateur, mais le destructeur.
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- Vous vous trompez quelque peu, mon ami. Le dieu est un recréateur, qui a besoin de la Mort et de la destruction de toute chose pour alimenter le chaudron. Sa destruction est…créatrice. » répliqua Aurore-Marie.
A ces paroles, Frédéric se remémora l’analyse de Spénéloss au sujet de Çiva. La divinité indienne symbolisait une prémonition de la théorie évolutionniste cyclique des extinctions de masse émise seulement à la fin du XX e siècle. Il s’agissait d’une succession de déluges, telle que Cuvier l’avait maladroitement pressentie, via Manu, le premier homme. L’Artiste remarqua avec inquiétude qu’Aurore-Marie était au courant de cette théorie. Toutefois, elle avait dû être informée par Kulm (un Asturkruk sans aucun doute), lors de son initiation en 1877. Mais que comprenait-elle exactement, puisque ces connaissances dépassaient l’entendement d’une personne du XIXe siècle, fût-elle un génie ?
« La destruction création est cyclique, vous le savez parfaitement, reprit la poétesse. Georges Cuvier pensait la même chose. Dois-je vous apprendre qu’il fut le numéro trois de la secte dirigée alors par Talleyrand et Vidocq sous le règne de l’usurpateur puis des derniers Bourbons ?
- Ces détails importent peu.
- Cléophradès, mon cher Gabriele, sut synthétiser polythéisme et monothéisme, hindouisme et christianisme. Il avait lu et assimilé toutes les grandes œuvres sacrées antiques, y compris les Upanishad, les Védas et l’Avesta.
- Cela est évident, mais, pour ma part, j’aurais volontiers rajouté le Talmud s’il eût été déjà constitué en son entier à cette époque. De plus, je crois que vous omettez Mani.
- Cette vieille Lune ! Je me fais docte, certes, mais cela est nécessaire à la compréhension des textes. »
Trop absorbée par sa conversation, Aurore-Marie ne perçut pas un nouveau soupir de profond ennui émanant d’un Michel Simon dont le grimage souffrait de son avachissement. Tellier, quant à lui, se moquait de l’hermétisme des propos de la poétesse tout en ne laissant échapper ni aucun mot, ni aucune subtilité. La dame voulait briller à tout prix, quel que fût le nombre de ses interlocuteurs.
« Adonc, poursuivait la baronne, la théorie de Pan Logos et des quatre hypostases dérive non seulement des paléochrétiens, mais aussi de l’hindouisme, avec la triade Brama-Vichnou-Çiva sans oublier les avatars de Vichnou Krishna et Rama. »
A ces mots, Michel Simon leva un sourcil et marmonna, comme s’il était en train de cuver une absinthe, ce qui n’était pas le cas :
« Ramapithecus… le singe Hanuman de Rama, qui, des années durant, d’après ce que Spénéloss m’en a rapporté, égara les paléontologues terrestres dans leur quête du chaînon manquant… Ils s’y cassèrent les dents. »
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« Mais ce qualificatif d’avatars ne me plaît aucunement, précisa Aurore-Marie. Trop réducteur, trop simplificateur.
- Comment cela ?
- Je tiens tous mes savoirs du baron Kulm. Il ne vous a pas été présenté.
- En effet, je n’ai pas eu cet honneur, et je le regrette vivement.
- Ah, monsieur ! Kulm est un être extraordinaire qui transcende notre triste époque ! Génie universel, il semble avoir vécu plusieurs existences et brasse les connaissances de centaines et de centaines de civilisations ! A l’écouter, ce n’est pas Saint Jean Bouche d’or qui parle mais ces prophètes de l’Ancien Testament, Isaïe, Ezéchiel et Moïse en personne. »
« Pourquoi pas Daniel ? », grommela Michel Simon.
Ce fut la réflexion de trop car il attira l’attention de l’Artiste. Plissant les yeux, il reconnut l’individu :
« Daniel m’a collé aux basques un ange gardien un peu indiscret. Croit-il la mission si dangereuse qu’il me faille un garde du corps ? J’ai plus à redouter Sir Charles Merritt qu’Aurore-Marie elle-même. Elle n’est accompagnée d’aucun de ses sbires habituels. Elle est venue seule, si je n’excepte son psittacidé grotesque. »
 Gonflant sa maigre poitrine, se redressant encore si possible, Aurore-Marie lança tout de go, avec une fière assurance :
« Gabriele, mon ami, vous contemplez en cet instant la Grande Prêtresse des Tétra-épiphanes, ou plutôt, l’hypostase de la Mère. C’est la raison pour laquelle je ne puis agréer au concept d’avatar. Une petite voix, parfois, me murmure à l’oreille, m’incitant à la modestie, mais je me refuse à l’entendre. Elle me rappelle, comme à César, que je suis une créature mortelle.
- Oui, Madame, mais c’est là le lot de tous les humains, de tout ce qui est né.
- Hélas ! Un pressentiment me laisse entendre que ma vie sera courte. Heureusement pour moi, j’ai le souvenir de quelques-unes de mes existences passées. Je suis la réincarnation de Pythia, la vestale gauloise qui mourut en martyre après avoir subi l’ire des bourreaux de Quintus Severus Caero.
- Certes, dans ce cas, Pythia revit virtuellement en vous…
- Virtuellement, cela ne me suffit point ! Selon la plupart des exégètes, Pythia n’aurait jamais vu le jour. Elle serait une invention d’Euthyphron. Sombre abîme ! Pour moi, qui revis parfois ses tourments, elle est moins légendaire que Pharamond !
- Vous vous qualifiez de Mère. Pourquoi donc ?
- Parce que, conformément à mes écritures, j’ai engendré Lise, ma fille, la Fille ! Elle me ressemble trait pour trait. En elle, mes qualités sont sublimées et se sont transformées en vertus. Mais il n’y a pas qu’elle. J’ai eu l’heur de rencontrer la Jumelle… Je ne sais actuellement où elle se trouve. Je sais qu’elle appartient à l’avenir, tout comme le Concomitant, quatrième hypostase, un mâle, je puis m’avancer sur ce point, dont j’ignore à ce jour l’identité. Il naquit la même seconde que Lise, c’est tout ce que je sais. Voici pourquoi je voulais tant vous rencontrer, parce que j’espère que les écrits que vous détenez m’éclaireront davantage encore sur ce mystère et sur ma propre destinée. Je suis présentement votre invitée et vous sais gré de votre hospitalité princière.
- Je loge au Palazzo Vendramin
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- Me voici toute pantoise d’apprendre que vous avez établi vos pénates en cette demeure sise au Grand Canal, là même où, voici cinq ans, le 13 février 1883, Richard Wagner passa définitivement à la postérité. »
La conversation était enfin achevée, au grand soulagement de Michel Simon. Le comédien ne se doutait nullement que sa présence avait été éventée par le danseur de cordes. Cependant, Tellier avait encore à l’esprit le terme de virtualité qui lui paraissait singulier, presque anachronique, en la bouche d’Aurore-Marie.
« Redoute-elle de n’être point réelle ? Pourquoi ce mal-être ? Daniel m’a fait comprendre que la baronne n’existe que dans cette seule piste temporelle, cette incongruité non désirée. »

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Certes, les deux bâtiments du Kaiser avaient effectué une sorte de saut quantique involontaire. Ils avaient subi une ellipse spatio-temporelle qui les avait singulièrement rapprochés d’Aden. Cependant, ils n’étaient pas tirés d’affaire pour autant car des échos fantasmagoriques de leur mésaventure subsistaient. Lorsqu’on se penchait au-dessus de l’étrave, on avait l’impression de percevoir, émergeant d’une eau noire, des visages spectraux émaciés, énucléés, en train de se dissoudre dans l’onde, tendant des bras et des mains décharnés gouttant de putrescence comme en une ultime tentative d’agripper les coques.
De plus, les navires s’aventuraient en une espèce de détroit, réduit à un quasi chenal, voussé d’arcatures végétales décomposées et filandreuses empruntant la forme d’un tunnel immémorial. Le golfe d’Aden - si c’était bien lui - ressemblait davantage à un bayou de la Louisiane peuplé des dernières ombres de soldats confédérés issus d’un cauchemar écrit par Ambrose Bierce. Ces ombres s’obstinaient à rester en ces lieux plutôt que de gagner un stade supérieur. N’avaient-elles seulement conscience d’être mortes ?
Il y avait plus urgent à faire que de s’interroger : panser les plaies des équipages.
Dans la cabine du Louise de Prusse qui leur avait été assignée, Erich von Stroheim et Alban de Kermor faisaient discrètement leur rapport au commandant Wu.  Les deux observateurs concluaient que les points de repères spatio-temporels avaient été distordus. C’était comme si l’ensemble du continent africain se retrouvait voué à des forces surnaturelles totalement débridées comme si un dieu mauvais plaisantait avec la réalité établie depuis les origines.
Mine de rien, le jeune comte émit une hypothèse pas si absurde que cela.
- Et si le cheik Walid était possédé par une entité supraterrestre qui, par le biais de son esprit, engendrerait tous ces mirages?
Sceptique, Daniel jeta mentalement:
- Il ne s’agit là que d’une resucée de la vieille théorie des psycho images, ces manifestations que nous affrontâmes jadis Benjamin et moi sur la Lune. Uruhu lui-même fut affecté par des visions abominables de charniers d’hominidés et d’orangs-outans dans un univers pseudo précambrien que le dénommé Johann van der Zelden s’était complu à créer pour nous mettre à l’épreuve.
- J’en ai entendu parler, siffla Erich entre ses dents.
- Quel que soit ce que nous affronterons, reprit Daniel Lin, et sachez en cela que même Barbenzingue ne sera pas à la fête, je puis déjà supposer qu’Aurore-Marie n’est aucunement responsable des phénomènes étranges auxquels se retrouve soumis le continent. Réfléchissez…
- C’est logique, murmura Alban. Elle n’a pas intérêt à l’échec du général Revanche pris au piège d’un continent noir sens dessus dessous.
- Pire que ce qu’Edgar Rice Burroughs aurait pu imaginer dans ses récits du début du XX e siècle.
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- Je me refuse à lire cette paralittérature, souffla le comte de Kermor. J’en suis resté à Lamartine, le poète et non le pseudo historien et à Lord Byron.
À cet instant, une sirène retentit, venant interrompre le conciliabule mental. Les deux bateaux s’étaient enfin extirpés du chenal incongru et le port d’Aden se profilait à l’horizon, immuable dans sa réalité.

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Daniel n’avait aucunement besoin de cartes ou d’atlas pour tracer l’itinéraire à emprunter. Il savait d’instinct la route à suivre, ayant mémorisé des centaines et des centaines d’Afrique possibles, aussi divergentes les unes des autres dans leur histoire géologique ou biologique. En fait, ce qu’il redoutait c’était une incohérence telle que même lui perdrait le contact avec Pierre Fresnay d’une part et la colonne allemande de l’autre. Si toutes les équipes se retrouvaient dissociées au sein d’un continent noir pluriel aux déviations folles et incontrôlables y compris par l’esprit affûté et entraîné du jeune Ying Lung, c’en serait fait de tous, pas seulement des humains de cette époque mais bien de l’humanité tout entière sans parler des résident d’Agartha City.
« Peut-être est-ce là le but recherché par le Grand Manipulateur, appelons-le ainsi pour l’instant puisque j’ignore encore son exacte nature, pensait le commandant dans son for intérieur. Il veut visiblement nous couper les uns des autres, nous disperser chacun au sein d’univers bulles hétérochroniques imprévisibles. Il est tout de même curieux cependant qu’il ne s’en soit pas pris encore à Michel et à Frédéric sans oublier Guillaume. Aucune nouvelle alarmante ne me parvient de Venise. Tout suit son cours parfaitement selon le scénario prévu. Cela semble signifier que l’Inconnu n’a pas la capacité ou qu’il ne souhaite pas davantage déboussoler l’Europe. Merritt est entré dans la danse parce qu’il Le recherche. Cela est plus qu’évident. Il pense, à tort, qu’il s’agit tout simplement d’A-El, que j’ai extirpé autrefois. Mais, à sa décharge, lorsque eut lieu l’ultime affrontement entre moi-même et Fu, sir Charles était devenu une probabilité effacée quelque part dans le monde opabinien. Je n’avais nulle intention de le voir resurgir un jour. Mais je n’ai pas tout le jeu en main ici. Lutter contre A-El serait pour moi ridicule. Ce serait m’autodétruire. Il y a longtemps qu’il a fait amende honorable. Il est domestiqué car j’ai  grandi et mûri ».
Dans la case qui servait de factorerie, Lorenza s’en vint interroger Daniel sur le moment choisi du départ de l’expédition.
- Gaston piaffe d’impatience tandis que Saturnin ne cesse de se plaindre de l’inconfort, du climat, de la nourriture et tutti quanti.
- Demain matin, juste à l’aube, fit le commandant, affichant un visage serein alors qu’en fait, son âme était troublée. Nous devrons suivre à distance raisonnable la colonne de Barbenzingue, du moins lorsque celle-ci sera parvenue à rassembler les survivants de Pointe Noire. Les données fournies par Pierre m’informent qu’ils ont eu maille à partir avec des hordes de zombies commandées par la dépouille du sergent Malamine.  Elles ont massacré une grande partie de la garnison du port et les tirailleurs sénégalais restants, turcos et autres combattants coloniaux, terrorisés, se sont terrés et font preuve d’une insubordination manifeste.
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- Ce que vous me dites n’est guère rassurant. Si jamais ces morts-vivants parvenaient à nous rattraper ?
- Nous ne sommes par leur cible. Ne vous montrez pas si pessimiste. La médiocrité du commandement de l’expédition boulangiste est telle - à l’exception d’Hubert de Mirecourt - que l’entregent et le bagout de Pierre suffiront à en imposer à cette troupe. De notre côté, nous ne sommes pas démunis tant au niveau armement, qu’à celui des secours médicaux.
- Vous omettez sciemment vos talents de télépathe qui peuvent suggérer beaucoup de choses dans les esprits malléables des humains de cette époque. Après tout, en tant que daryl androïde, vous êtes notre principal atout.
- Tout à fait. Je vous préfère dans cette disposition d’esprit. Je vous jure que je ne vous manipule pas. Je vous estime trop pour cela. Il en va de même pour tous les autres.
- Oui, mais Deanna ?  Ce n’est pas une suggestion. Elle paraît bien douze ans…et elle est enceinte.
Daniel Lin sourit imperceptiblement, puis répondit.
- Vous croyez tous qu’elle paraît douze ans. Elle la première.
- Donc, notre esprit est sous votre contrôle.
- Pas tout à fait. Je n’en dirai pas plus.
- Allez-vous vous obstiner à lui conserver cet aspect ? Les hétérochronies auxquelles nous sommes confrontés influent sur sa grossesse qui évolue à vitesse grand V.
- Sa vie n’est pas en danger.
- Mais elle paraît enceinte de quatre mois alors qu’elle n’a qu’un mois d’aménorrhée.
- Je vous le répète, elle ne risque rien.
- Tout de même, elle ne va pas accoucher en pleine jungle !
- Mais non, je suis là et je la protège.
Lorenza marqua une pause puis jeta :
- Par moment, je me pose la question de savoir ce que vous êtes exactement. Un daïmon, un Loki, un kobold, le valet facétieux du culte Nuo ?
- Rien de tout cela. Le stade ultime abouti de l’humanité.
- Bigre ! Je ne creuse pas davantage.
- Puis-je vous souhaiter une bonne nuit ?
- Bien sûr, mais peut-être devriez-vous intervenir sur la psyché de Saturnin. Monsieur de Beauséjour a la phobie des insectes. Il s’est muni de trois moustiquaires. Il a réussi l’exploit à s’empêtrer dedans. De plus, il s’est enduit de trois tubes de pommade.
Daniel Lin leva un sourcil, se retenant de rire.
- Bon courage, Lorenza. Il vous appartient de le rassurer tandis que je vais inspecter les alentours.

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S’exprimant en français tirailleur, de  Boieldieu interrogea les six soldats africains qui se terraient dans la semi obscurité, croyant que ce havre illusoire suffirait à les mettre à l’abri de l’ire du supposé sergent Malamine :
« Lieutenant de Séverac, où lui être ?
- Caché ! Caché ! Répliqua un des Sénégalais, qui arborait les chevrons de caporal.
Pierre Fresnay héla en direction de l’arrière-boutique.
- Mon capitaine, tout danger est écarté, je vous le garantis.
De l’ombre, s’extirpa le lieutenant de vaisseau Gontran de Séverac. Son uniforme était dépareillé, déchiré par endroits et ses galons en partie arrachés. Il portait deux estafilades, une au front, une à la joue, comme si on l’avait griffé. Il balbutia:
- A… A qui ai-je l’honneur?
- Capitaine de Boieldieu.
Très protocolaire, le comédien claqua les talons et salua en bonne et due forme son pendant de la marine. De Séverac n’avait plus ni armes ni couvre-chef. Son état témoignait de la dureté de l’accrochage mais avec quel type d’adversaires? D’après ce que le comédien avait pu en juger de l’état de désolation dans lequel il avait trouvé le port de Pointe Noire, l’ennemi s’était abattu par surprise et n’avait pas fait de quartier. De même, le caractère surnaturel de cet assaut ne faisait aucun doute dans l’esprit averti de Pierre. Il posa une question inutile.
- Mon capitaine, sauriez-vous me dire s’il y a d’autres survivants que votre groupe?
- Hélas non. Nous ne sommes plus que sept. Tout le monde y est passé, indigènes comme militaires. L’attaque est survenue voici deux heures environ, alors que le sémaphore nous avait signalé l’approche du Bellérophon noir.
L’acteur pensa:
« Un piège. Nous étions dans l’impossibilité d’envoyer le moindre signal d’arrivée ».
Un tirailleur, au bord de la panique, bouscula les deux officiers. Il empoigna Pierre Fresnay par le bras et cria:
- Malamine! Malamine! Lui revenir d’entre les morts nous faire justice.
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Les autres lancèrent:
- Démon! Démon!
De Séverac ordonna d’une voix ferme:
- Toi te calmer. Pas de désordre.
Le militaire africain n’eut cure des paroles de son chef et continua à vociférer.
- Lui spectre. Squelette vivant. Zombie. Zombie…lui partout. Démultiplié. Toute une troupe de Malamine. Troupe vengeresse. Elle a surgi des airs, a éventré, égorgé tous ceux qui se présentaient devant elle. Eux être dix, vingt, cent Malamine. Eux commander tous les forts. Eux bloquer nous ici. Pas possible de sortir.
Pierre Fresnay fut convaincu par ce récit si simple mais sorti du cœur. Les propos du tirailleur signifiaient que la route entre Pointe Noire et la future ville de Brazzaville théoriquement défendue par des avant-postes et des fortins destinés à empêcher les Britanniques à s’emparer du Congo français, à moins que ce fussent les Belges, était désormais sous la coupe de la mystérieuse force qui avait donné du mal à l’équipe de Benjamin et avait occasionné le presque naufrage du submersible du général Revanche.
- Je ne comprends plus rien, grommela Séverac. Notre souveraineté sur cette contrée, établie par les traités Makoko,
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 a été officiellement reconnue à la Conférence de Berlin à laquelle participa Henry Morton Stanley en personne. L’adversaire qui nous a attaqués, qu’il s’agisse de spectres ou non, a violé notre territoire.
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Pierre Fresnay se retrouvait impuissant à expliquer à cet officier colonial de quoi il retournait. Il raisonnait en agression militaire classique alors qu’il eût mieux valu qu’il balançât cul par-dessus tête tout son cartésianisme. L’ami de Daniel était certain d’une chose. Atteindre le Stanley Pool serait tout sauf une partie de plaisir. Certes, outre le fait qu’il allait falloir s’emparer de haute lutte de tous les postes militaires disséminés jusqu’au Congo léopoldien et désormais aux mains de l’entité qui avait engendré tous ces Malamine morts-vivants, Pierre craignit pour la colonne même de Daniel, qui, à distance et en parallèle, devait emboîter le pas à celle des boulangistes. Il fallait en effet couper en pleine brousse par des pistes non balisées en suivant le parcours virtuel du Congo Océan qui ne verrait le jour que dans les années 1930, au prix du sang. Cela ne garantissait en rien le succès de l’entreprise car la force inconnue pouvait parfaitement avoir créé des forts fictifs devant lesquels les Européens se heurteraient.
Pierre se contenta de dire à Séverac:
- Nous allons rendre compte au général de la situation. J’ai un plan pour nous tirer de là.
Le comédien, bien que connaissant une infime partie des talents du commandant Wu, s’inquiétait surtout du fait de la présence de civils insuffisamment aguerris dans le groupe. Il pensait particulièrement à ses compagnons comédiens, Marcel Dalio, Louis Jouvet et Jean Gabin.
«  Ce n’est pas parce qu’on a brillé dans la Grande Illusion, qu’on sait faire face au danger ». 

A suivre...

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