samedi 28 juin 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue : chapitre 1 2e partie.



Malgré l’heure relativement tardive, Deanna Shirley était encore visible. Ce fut pourquoi elle ouvrit la porte à l’intrus. 
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- Oh! C’est vous, Superviseur! Fit-elle en minaudant exagérément. Quel bon vent vous amène?
- J’ai besoin que vous éclairiez ma lanterne, Deanna Shirley. Et au plus vite!
- Bigre! Répondit la comédienne avec son accent anglais distingué. Je sens de la détresse dans votre voix, mon ami. Ce n’est pas dans vos habitudes de montrer votre désarroi, ce me semble!
- Laissez-moi entrer et quittez vos airs mondains. Je crois que le sort de la cité est en jeu. J’ai quelques questions à vous poser. Vous seule pouvez y répondre!
- Très bien, Daniel Lin. Puisque vous insistez… faites comme chez vous!
Deanna Shirley s’effaça et le commandant Wu entra dans le hall qui donnait sur une délicieuse antichambre. Au fait est-il utile de vous décrire à qui ou à quoi ressemblait l’actrice? Une vingtaine d’années tout au plus, un visage de forme légèrement triangulaire avec un menton un peu pointu, des yeux verts, un blond miel amélioré par une coloration discrète, des boucles retenues par un bandeau de soie bleue passé dans les cheveux, une robe de chambre du même ton mais en satin, des mules de velours aux pieds, une paire de lunettes à la main et un livre dans l’autre.
À peine, Daniel Lin fit-il quelques pas dans le hall qu’une tornade noire lui sauta dessus et se mit à le lécher abondamment!
- O’Malley! Veux-tu cesser immédiatement? S’écria la maîtresse de maison. En voilà des manières! Tu oublies ta bonne éducation, mon chien! 
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-  Ne le réprimandez pas, répondit Daniel Lin. O’Malley est un amour de chien! D’ailleurs, il est le seul que je supporte! Tiens, mon gourmand, regarde ce que je t’apporte!
Deanna Shirley ne sut comment, mais dans la main gauche du Superviseur, il y avait maintenant un cornet glacé à la noisette et au chocolat. Or, elle était certaine qu’une seconde encore auparavant, il n’y avait rien!
-Comment faites-vous ce tour? Demanda-t-elle presque en bégayant.
Tandis que le briard se jetait sur la glace et l’avalait d’un seul coup de langue, l’ingénieur daigna répondre d’une façon normande.
- De la prestidigitation, Deanna, tout simplement! Il n’y a là aucune magie!
- Je ne vous crois pas!
- Ah! Vous peinez à vous habituer à nos synthétiseurs temporels, je vois!
- Anderson a essayé de m’expliquer le fonctionnement de cette étrange machinerie mais je me suis mise à bâiller, tellement je m’ennuyais! Au fait, je manque à tous mes devoirs… Une tasse de thé? Quelque chose de plus fort?
- Une tasse de thé suffira, Deanna.
Le commandant Wu s’assit sur un fauteuil recouvert de cretonne fleurie. Les teintes se mariaient très bien, du jaune, du lilas et du gris. De même, tous les autres sièges étaient recouverts du même tissu et sur la table en merisier, un splendide vase en cristal tout ouvragé laissait des mimosas exhaler tout leur parfum. Aux murs, quatre Utrillo, tous ayant pour thème la campagne française à la fin de l’hiver. Abandonnée sur une crédence, une dentelle.
Deanna Shirley s’affaira dans sa kitchenette quelques minutes que Daniel Lin mit à profit pour examiner de plus près l’intérieur de son hôtesse.
«  Ce décor sent le petit-bourgeois! S’il n’y avait pas ces tableaux, je désespèrerais du bon goût de la miss! Deanna a réellement besoin d’apprendre à se servir des synthétiseurs mentaux installés un peu partout dans l’Agartha! ».
L’artiste revint les bras chargés d’un plateau sur lequel le thé était servi. Mais il y avait également des scones et des muffins à profusion ainsi qu’un pot entier de marmelade d’orange et un autre de confiture de cerise! Ah! J’oubliais le beurre!
- Tout cela pour moi? S’exclama Daniel Lin.
- Que non pas! Je connais votre frugalité, Superviseur! Les gâteries sont pour moi!
- Permettez que je vous serve…
- Faites et contez-moi ce qui vous amène.
- Puis-je donner ces muffins à O’Malley?
- Naturellement, mon cher! Expliquez moi vite ce qui vous tracasse…
Le Génie de la Galaxie s’exécuta aussitôt. Il s’avéra que DS de B De B n’avait bien évidemment jamais entendu parler de Daniele Amphitheatrof. Cela n’étonna pas Daniel Lin. Encore moins de Stefan Brand, rôle tenu par l’acteur français Louis Jourdan dans le film déjà mentionné plus haut. 
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- Déçu par mes réponses? Questionna la comédienne après un court silence.
- Non, pas vraiment. Il est normal que vous ne vous souveniez pas de ces deux noms. Vous n’avez pas tourné dans Lettre d’une Inconnue… ( Du moins pas encore pour vous), compléta in petto le commandant Wu.
Une petite digression s’impose. Pour tous ou presque, Deanna Shirley avait gagné l’Agartha à la fin des années 1930, alors qu’elle n’était encore qu’une starlette en devenir. Dans son cas, nulle Rebecca, ni ce film noir splendide Le Crime de Madame Lexton, encore moins celui de Lettre d’une Inconnue … Et pourtant! En fait, sa mémoire avait été savamment et délicatement altérée par le Génie de la Galaxie. En cet instant précis, Daniel Lin regrettait son action antérieure et était prêt à remettre partiellement les choses en place. Mais il n’en fit rien car Deanna Shirley, inexplicablement jeta:
- Par contre, je connais les œuvres, du moins quelques unes de cette poétesse française, Aurore-Marie de Saint-Aubain! Lorsque j’étais adolescente, j’ai lu quelques poèmes de cette femme merveilleuse. J’ai adoré! Tenez, quelques vers me reviennent; écoutez comme c’est beau! Je me dois de les réciter en français. Cela ne vous dérange pas?
- Deanna, c’est ma langue maternelle!
- Alors, voici. Ne riez pas de mon accent, monsieur l’ingénieur!
«  Zeugite, père de mon père, viens donc joindre à tes lèvres ma bouche purpurine!
Eau-forte, taille douce, résidus balsamiques d’une gloire androgyne,
Statue chryséléphantine engendrée par Phidias en un naos divin,
Mes yeux d’ambre, mes ongles de copal et mon buste ivoirin,
Allumèrent en ton cœur, nouveau panégyriste fol au triomphe indicible,
Voué à la célébration, à la gloire de mon corps, repoussant tout rival abhorré,
Les feux inextinguibles d’une passion innée pour mon être adoré!
Au pampre des Frères Arvales, pourtant, tu te crus insensible!
Cippe, tertre, mausolée, cénotaphe, chef-d’œuvre de l’épigraphe,
Tel le grammatiste au calame d’orichalque sur l’argile gravée ajoutant son paraphe,
L’ennéade applaudit aux vertes espérances!
Hagiographe! Accomplis lors mon désir sans nuances!
Ops a parlé: bonne sera la récolte.
Qu’aux faux-semblants, le numismate en l’archivolte,
Fasse tomber le masque de mon amant fidèle,
Qu’au sexe semblable au mien le visage me révèle!
Aurore-Marie de Saint-Aubain ( 1863-1894)
« Psychés gréco-romaines » ( 1891)
- Voilà, c’est tout mais c’est sublime, non? Minauda D.S. de B De B.
Daniel Lin peina à garder son sérieux. Il rétorqua, mi-figue mi-raisin:
- Tous les goûts sont dans la nature, très chère. Mais avez-vous bien compris ce… salmigondis?
- Salmigondis! N’exagérez-vous pas un peu, Superviseur? Vous insultez la mémoire de cette poétesse géniale, si sensible, si cultivée, si…
- Ne posséderiez vous pas quelques recueils de cette Aurore-Marie?
- Pourquoi faire? Les dix bibliothèques de la cité suffisent à mon bonheur! Elles contiennent toutes les ouvrages publiés du vivant de la baronne de Lacroix-Laval! 
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- Moui… Deanna, pardon pour le dérangement. Votre aide m’a été fort précieuse…
- Vous partez déjà? J’avais espéré…
- Je ne veux pas vous importuner davantage… d’autant plus que vous attendez une visite…
- Benvenuto, mais vous le savez déjà!
- Alors, pourquoi courir deux lièvres à la fois, Deanna? Je suis fidèle à Gwenaëlle!
- Sait-on jamais! Vous êtes le seul ou presque que je n’ai pas réussi à pêcher!
- A part Leonardo, Monty Clift, Jean Marais et Jean Cocteau, tous ont succombé à vos charmes, miss De Beauregard! Y compris ce benêt de Saturnin!
Sur ce, avec un sourire mi ineffable, mi ironique, le commandant Wu se retira.
«  Mufle! Pensa la comédienne. C’est tout juste s’il ne m’a pas traitée de gourgandine! Ah! O’Malley! Je crois que jamais je ne comprendrais ce Daniel Lin! Pourtant, Louise de Frontignac, malgré son passé des plus agités, fait partie de son cercle intime! »
Le chien à l’appel de son nom, redressa son museau tout empli de sucre et regarda sa maîtresse de son bon et tendre regard animal. Trop poli pour aboyer, il se contenta de soupirer et de pousser de petits gémissements de compassion. Consolée, Deanna Shirley, gagna sa chambre pour vérifier l’état de sa coiffure et de son maquillage. Peu après, on sonnait à la porte de ses appartements.

***************

Un autre segment de temps avait succédé au précédent, sans transition. Daniel Lin avait fait appel à Albriss pour l’aider dans ses recherches. Désormais, il fallait consulter et répertorier tous les ouvrages mémorisés par les ordinateurs des différentes bibliothèques sises dans la cité. La tâche était immense et l’ex-daryl androïde avait besoin de l’Hellados, occupé qu’il était par ailleurs à une œuvre vitale…
Comme à son habitude, Albriss s’en vint sans demander les raisons de cette convocation. Sa réserve proverbiale réprimait sa curiosité. Le grand Noir extraterrestre avait été ou serait un jour le chargé des opérations du vaisseau intersidéral «  Le Lagrange »… il avait travaillé ou travaillerait sous les ordres du commandant Wu. Pour son peuple, il passait pour un renégat, ayant déserté son monde pour se mettre au service des humains. Pour un observateur néophyte, l’Hellados ressemblait assez à ces représentants de la nation Bantoue. Or, il n’en était rien. Ses yeux noirs insondables, son attitude posée, toujours contrôlée, sa façon formelle de s’exprimer et, surtout, son sang jaune soufré ainsi que ses pommettes plus hautes que la normale, révélaient en fait qu’il appartenait à la caste des grands explorateurs d’Hellas. D’ailleurs, Albriss portait le même nom que son célèbre ancêtre qui avait entamé le premier grand périple de la Galaxie.
Pour l’heure, l’extraterrestre avait pris la direction des travaux concernant la construction d’un aéronef destiné à partir à la découverte de la Galaxie M.33. Le vaisseau devait être baptisé dans quelques semaines et recevoir le nom d’Étoile d’Argent.
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- Superviseur, que cherchons-nous exactement? Dit Albriss de sa voix monocorde, dépourvue d’inflexions.
- Des recueils de poésies d’une certaine Aurore-Marie de Saint-Aubain tout d’abord. Ensuite, des biographies la concernant.
- Vous vous intéressez également à la poésie, monsieur? Malgré toutes vos responsabilités?
- Tout ce qui touche à l’art attire mon attention, Albriss! Surtout les plus grands génies du passé et du futur!
- Certes… mais vous possédez l’intégralité de la littérature gréco-romaine! C’est… impossible!
- Sentirais-je une émotion de votre part, Albriss?
- Monsieur, comment vous êtes-vous procuré ces ouvrages? Poursuivit l’Hellados en désignant certains passages de l’index référençant les livres possédés par l’ex-daryl androïde. Les traités d’astronomie d’Hypatie, les livres perdus des Histoires de Tacite, d’Ammien Marcellin, l’intégralité des ouvrages d’Héraclite, la première version de l’Iliade… Théoriquement, ils ont tous été détruits lors du grand incendie de la bibliothèque d’Alexandrie!
- Utilisation du translateur temporel, lieutenant, voilà tout!
- A des fins personnelles?
- Pas tout à fait, monsieur l’ingénieur qui marque poliment son désaccord. Je ne fais rien sans l’approbation du Conseil!
- Veuillez excuser mon… ressentiment, Superviseur.
Les recherches se poursuivirent en silence quelques minutes. L’Hellados allait d’émerveillement en surprise. Un instant, il n’y tint plus et lança:
- Cardenio de Shakespeare? Dédicacé de la main même du dramaturge? Peines d’amour gagnées également!!!
- Oh! J’ai fréquenté William quelques semaines… un grand poète mais pas un grand homme, croyez-moi!
- Je saisis. C’est pour cela qu’il ne fait pas partie des résidents permanents de l’Agartha. Il n’a pas été qualifié.
- Tenzin Musuweni et Frédéric Tellier ont refusé leur aval. J’ai préféré ne pas insister. Par contre, Christopher Marlowe a été accepté… mais de justesse.
- Monsieur, loin de moi de vouloir me montrer indiscret, mais…
- Mais vous brûlez d’envie de savoir comment la présence de Leonardo a pu être validée…
- Tout comme celle du capitaine Craddock!
- On peut pardonner bien des choses à des êtres d’exception… Et Symphorien est un génie, mon ami!
- Puisque vous le dites… Il manque de rigueur…
- Et vous, vous en avez trop! Tous deux, vous vous complétez… il vous tempère et vous faites de même pour lui! La preuve: le vaisseau sera terminé avec un an d’avance sur les prévisions les plus optimistes!
Encore un moment de silence. Les deux ingénieurs s’activaient et accéléraient leur consultation des index. Enfin, s’afficha la liste des ouvrages d’Aurore-Marie de Saint-Aubain soudainement possédés par Daniel Lin. 
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«  Le cénotaphe théogonique » ( 1879),
«  Églogues platoniques » ( 1882),
«  L’Amphiparnasse du XIXe siècle » ( 1884),
«  Epitaphes pour une culture enfuie » ( 1885),
«  Iambes gnostiques » ( 1887), etc.
- Voilà une poétesse qui ne manquait pas d’inspiration! Souffla Albriss, intéressé. Puis-je vous emprunter un ou deux volumes de madame de Saint-Aubain?
- Là, dans la section des poètes maudits, l’enfer des bibliothèques… je souhaite que ce ne soit pas trop « osé » pour vous, mon cher ami.
- Osé? Pourquoi donc?
- Les amours saphiques, et non platoniques! Du moins c’est ce que j’ai compris lorsque miss D.S. de B. De B. m’a récité un poème de ladite Aurore-Marie!
- Je vous dirai ce que j’en pense, Superviseur…
- Tâchez que Renate n’en soit pas contrariée…
- Monsieur, madame de Saint-Aubain n’est pas qu’une poétesse décadente, je ne me trompe point… Sinon, vous ne vous intéresseriez pas à elle…
- Cette jeune femme n’aurait jamais dû voir le jour, Albriss, tout comme ses ouvrages.
- Comment pouvez-vous vous montrer aussi affirmatif? S’étonna l’Hellados à juste titre.
- Vous avez déjà voyagé hors de la Réalité de la cité, lieutenant.
- Dans les pistes temporelles? Oui, assurément, mais toujours en compagnie du commandant Sitruk, du capitaine Craddock ou de vous-même… jamais seul.
- Bien évidemment! Connaissez-vous le nombre de chrono lignes où l’humanité s’épanouit?
- Un nombre limité à mes yeux… on parle de deux mille…
- Eh bien dans aucune de ces deux mille possibilités, Aurore-Marie de Saint-Aubain n’est sensée exister!
- Une chrono ligne non prévue…
- Non autorisée, plus précisément!
- Ah! Mais qui autorise les pistes temporelles? Le Conseil? Composé de simples mortels?
- Lobsang Jacinto est bien plus qu’un humain ordinaire, tout comme Frédéric Tellier, Tenzin Muzuweni, Nadine Lancet, Benjamin Sitruk, Spénéloss, Kontiko et tous ceux qui un jour où l’autre ont présidé ledit Conseil!
- Des entités, des divinités…
- Tout de même pas… Disons des êtres qui ont conscience d’exister dans tous les temps et dans tous les mondes…
- Ah! Mais vous? Vous avez toujours refusé de faire partie de ces douze sages!
- Ma tâche de Superviseur général m’accapare pleinement, Albriss.
- Oui, mais encore! Vous n’avez pas réellement répondu à ma question, monsieur!
- Décidément, les Helladoï! Rien ne leur échappe! Soupira Daniel Lin.
- Tout le monde sait que vous êtes le seul et unique daryl androïde de l’Univers ou plutôt du Multivers. Vous êtes un télépathe hors pair, vous pouvez vous déplacer à la vitesse du son, vous possédez une mémoire quasi infinie, vous êtes capable de mener plusieurs tâches à la fois, vous calculez plus rapidement et plus exactement que tous nos ordinateurs les plus aboutis. Tous nos appareils, synthétiseurs, et autres matérialisateurs sont régis par vous, par votre pensée, vous contrôlez tous les paramètres permettant notre survie, à nous les quinze mille résidents de l’Agartha, mais en fait, nous ignorons comment l’idée vous est venue de construire cette cité.
- Je n’étais pas tout seul, Albriss! Dès le début, Lobsang et sa tribu étaient présents! Ainsi que le capitaine Craddock, Frédéric Tellier, Louise de Frontignac, Saturnin de Beauséjour, Lorenza di Fabbrini, Benjamin Sitruk, Denis O’Rourke…
- Soit! Nous sommes hors du Temps, hors de l’Espace habituel… Des machines complexes font en sorte que la cité soit viable, mais elles vous obéissent, non? Alors, qu’êtes-vous? Qui êtes-vous, Daniel Lin Wu?
- Un Préservateur, Albriss. Un Préservateur ou plus exactement un agent temporel, un… Homo Spiritus qui opta pour un corps humain amélioré afin de sauvegarder ce que les humanoïdes avaient de meilleur… Voilà pourquoi je ne m’intéresse pas qu’à la technologie, à la science et à ses œuvres… pour moi, l’ART vaut aussi sinon plus que le progrès matériel! Mentit le commandant Wu.
- Un Homo Spiritus… un être immatériel qui s’oblige à vivre incarné, donc…
- J’ai eu des prédécesseurs, jadis, il y a fort longtemps… Je ne suis que le numéro 132 545...
- Que sont devenus vos semblables?
- Ils sont… morts… Eh oui! Tout comme vous, je suis mortel même si mon espérance de vie est évaluée à plusieurs milliers d’éons!
- Présentement, y a-t-il d’autres agents temporels en activité, ailleurs?
- Euh… Quinze aux dernières nouvelles. Jamais plus de vingt-quatre à la fois…
- Me mentez-vous, Daniel Lin?
- Par Stadull, pourquoi le ferai-je? Vous m’avez percé à jour, Albriss! Je vous dois donc la Vérité! Asséna le commandant Wu avec une bonne foi désarmante.
Un battement de cil et l’Hellados oublia la conversation qui venait de se tenir. Mieux, il se retrouva sans hiatus chez lui, auprès de son épouse humaine Renate en train de savourer un thé poivré comme il l’aimait. Daniel Lin avait eu chaud. Il s’épongeait le front tout en caressant son animal familier lové entre ses bras.
- Mon Ufo… peste soit des Helladoï et de leur curiosité insatiable! Mais pourquoi ai-je dit « vingt-quatre »?  Bah! Il est temps pour moi de voir Lobsang. Lui saura me conseiller. Parfois, j’aimerais pouvoir me passer des humains, mais je ne le puis… je me suis trop entiché d’eux!

***************

  Un nouveau clignement des yeux et sans transition, celui qui se nommait à juste titre le Préservateur et mentait en revendiquant l’appellation d’Homo Spiritus, se retrouva paisiblement assis face à l’Amérindien bouddhiste Lobsang Jacinto. Mais Daniel Lin n’était pas apparu les mains vides. Il tenait une tablette aussi fine qu’une feuille d’aluminium transparent qui contenait tous les poèmes répertoriés d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, du moins répertoriés en cette picoseconde! L’Amérindien, habitué aux tours du daryl androïde, ne s’étonna pas de la présence de ce dernier alors qu’il savait pertinemment que peu d’instants auparavant encore, il menait une séance du Conseil avec Tenzin Musuweni et Frédéric Tellier. Naturellement, les deux autres édiles s’étaient évaporés et seul Lobsang gardait le souvenir de ce qui avait été. Comme s’il poursuivait une conversation entamée depuis plusieurs minutes, Daniel Lin déclara: 

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- Lobsang, je vous prie de porter particulièrement votre attention sur ces vers extraits du «  Tropaire végétal ». Écoutez-les et dites-moi ce qu’il vous en semble.
- Je suis à votre service, Daniel Lin, vous le savez…
- Dans ce cas, voici:
«  … Qu’en la geste de Roland Turold déclina,
Chut las le paladin qu’adonc le cor sonna!
L’ivoirin instrument exprima lors sa plainte,
Thrène qui ne se tut qu’aux ultimes cris du soir,
En l’espace achevé, pour corbeaux, nulle crainte!
L’ombilic de métal au Bellérophon noir
Résonne encor ce jourd’hui d’un résidu fossile
Jà détruit par Omphale de son rouet gracile! »
- Oui, je saisis ce qu’il y a de troublant dans ces écrits, fit l’Amérindien en hochant pensivement sa tête. «  Résidu fossile »…
- Tout à fait! Acquiesça Daniel Lin. Il  n’y a aucun doute sur le sens de ces mots…
- Il s’agit du rayonnement fossile de l’Univers, dit le Bouddhiste répondant en écho au Préservateur.
- Certes, mais cette Aurore-Marie vivait au XIXe siècle. Or, la découverte de l’énergie noire et du rayonnement fossile de l’Univers n’a été faite qu’en 1965 par les scientifiques Penzias et Wilson. 
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- Vous alliez rajouter quelque chose… constata Lobsang.
- Cet extrait de poème date lui de 1885, et, qui plus est d’un 1885 non prévu, non voulu!
- Les anomalies s’aggravent. Peut-être vous faudrait-il tout reprendre à zéro…. Suggéra placidement l’Amérindien.
- Ce n’est pas là la solution que j’envisage. Elle est trop extrême! Se rebiffa le Superviseur.
- Alors, quelqu’un manipule la toile de la Réalité! Quelqu’un qui est plus que puissant et qui se dissimule… je ne sais où!
- Vous savez parfaitement que Fu le Suprême a été vaincu, anéanti et… effacé. Il ne demeure rien de lui, pas même un écho!
- Je sais également que vous êtes le Seul de votre espèce, Daniel Lin… mais, il est parfaitement envisageable que vous ne puissiez TOUT VOIR!
- Hum… Consciemment, sans doute… Il faudrait que je fasse un retour sur moi-même… longtemps j’ai joué à être Un et Multiple à la fois, pour lutter contre cette horrible solitude!
- Qu’attendez-vous pour entreprendre cette exploration?
- Vous n’avez rien senti, mais je viens de l’achever. Résultat: néant. Cela ne vient pas de moi!
- Cela signifie donc que Vous n’êtes pas Seul au sein de la Supra Réalité! Vous vous êtes trompé…
- Ouille!
- Vous avez peur? Vous craignez que cet inconnu soit hostile, néfaste?
- Néfaste aux humains, à toute forme de vie et d’intelligence, oui! Jeta le préservateur durement. J’ai trop l’expérience de mes essais de jadis! Tenez! Une nouvelle distorsion. Un autre recueil de poésie vient d’être entré dans la mémoire de cette tablette. «  La Nouvelle Aphrodite », et cette fois-ci, il s’agit de l’exemplaire dédicacé à la duchesse d’Uzès en personne. On s’amuse avec moi, on se moque de moi!
- Et cela vous terrorise, poursuivit Lobsang.
- Pas personnellement.
- Tâchez d’en apprendre davantage sur cette poétesse tombée du ciel comme disent vos amis monothéistes.
- Rejetée par l’Enfer, plutôt! Je le sens, j’en suis persuadé.
- Ensuite, prenez toutes les mesures prophylactiques imposées par les événements, Daniel Lin, Superviseur! c’est là le devoir de votre charge!
- Votre courage, votre assurance m’éblouissent, Lobsang Jacinto.
- Laissez de côté ces compliments superfétatoires et enquêtez. N’oubliez pas: tout dépend de votre capacité à bien agir.
- Oui, mais qu’est-ce que bien agir ici?
- Notre Préservation ou, du moins la Préservation de la Vie!
Ces paroles aussitôt prononcées, la scène s’effaça comme si le Superviseur avait revécu dans sa mémoire des faits antérieurs remontant déjà à plusieurs heures. Pour l’instant, penché sur l’écran sphérique de son chrono vision, l’ingénieur remontait le fil de l’existence de la mystérieuse et troublante Aurore-Marie de Saint-Aubain.

***************

 Le «  talent » de la poétesse s’était soudainement révélé en 1877, date de ses plus anciennes œuvres contenues dans « Le cénotaphe théogonique », écrites alors qu’Aurore-Marie n’avait encore que quatorze ans. Née en 1863, la jeune fille avait été intronisée, ô stupeur! Grande Prêtresse de la Secte des Tétra Épiphanes dont le gnosticisme reposait en majeure partie sur la pensée de Cléophradès d’Hydaspe. Dans la piste temporelle qui conduisait aux Napoléonides, cette secte avait été dirigée par Charles Maurice de Talleyrand-Périgord en personne et par François Vidocq. Or, lesdits codex cléophradiens pieusement conservés par les adeptes permettaient d’ouvrir les portes conduisant aux univers alternatifs! 
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 «  Cela signifie, pensait Daniel Lin, que ces Tétra Epiphanes existent dans plusieurs chrono lignes autres que celle des Napoléonides! Notamment dans celle où vit cette Aurore-Marie! Mais, par tous les Shaitans, comment cette piste temporelle s’est-elle enclenchée? Je ne l’ai pas désirée! Et le monde des Napoléonides n’était qu’une chimère née de la volonté de me tester! J’ai entravé le Daniel Deng qui sévissait encore et dont les résidus noirs pouvaient nuire à la Vie! De cela, j’en suis tout à fait certain! J’ai trop souffert, trop payé pour parvenir à extraire mon côté sombre! Des milliards et des milliards d’éons, des milliards et des milliards de toiles tissées et défaites, recommencées, assemblées et retissées… des simulations enchaînées jusqu’à l’épuisement, un autre moi-même piétiné, extirpé, rejeté, craché, précipité dans l’Enfer du Shéol! Un autre que j’ignorais, tout à fait extérieur à moi, imprévu et imprévisible a jailli de l’Improbable et non de l’Impossible pour me faire comprendre que je ne suis pas encore assez sublimé, aguerri, achevé! Très bien! Je relève le Défi! Il me faut monter une expédition pour voir ce qui s’est effectivement produit en cette année 1877! Sur qui va se porter mon choix? Il ne faut pas inquiéter le Conseil. Tantôt, j’ai fait une promesse à ce cher et inénarrable Saturnin… oui… pourquoi pas? Chaperonné, Beauséjour est fortement capable de me rendre ce service… mais qui seront les chaperons… réfléchissons… ». 
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Daniel Lin de plus en plus troublé, vivant une tempête sans précédent sous son crâne, sa raison renversée par un tsunami de force mille, lisait la dernière strophe du poème d’Aurore-Marie intitulé «  Ode à la Nymphe furtive ».
« L’univers lutta lors contre l’énergie sombre
Du Fils du Ciel trahi, réservant sa faconde,
Engloutissant les étoiles, les astres du Logos!
Corps à corps dantesque, victoire du Rien, ô nouveau Polémos,
Encor en apocryphes codex, Révélation, poussière en devenir,
Par l’eschatologie, voici La Mort, ô Néant à venir!  »
Elle m’interpelle! Elle m’appelle! Elle a conscience de mon Existence, de ma Supra Présence par-delà les Mondes du Possible et du Probable! Mais je ne suis pas et ne serai jamais cette Mort qu’elle semble chérir et redouter à la fois! Son contraire, je veux l’être et JE LE SUIS!!! 
A suivre...
                                                              ***************

jeudi 19 juin 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue : chapitre 1 1ere partie.



Première partie : Belles lettres d'une rose méconnue.
Chapitre 1.
Agartha City, temps inconnu, date inconnue, chrono ligne non déterminée. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/77/Bach_1750.jpg/220px-Bach_1750.jpg
Dans le salon de musique du maître des lieux, deux personnages mal assortis terminaient une discussion malgré l’heure relativement tardive. On approchait de minuit et cela ne semblait gêner aucun des deux hommes. Le plus jeune, assis devant le clavier d’un clavecin, jouait les dernières mesures du troisième concerto BWV 1052 en ré mineur de J.S. Bach, essayant de mettre en application les recommandations de l’incomparable et jamais égalé Cantor.
Or, justement, Jean Sébastien hochait la tête d’approbation devant le jeu subtil de l’exécutant, faisant ainsi virevolter les boucles blanches de sa perruque. Enfin, lorsque Daniel Lin eut achevé, le maître félicita son élève non pas du bout des lèvres mais chaleureusement.
- Exactement ce que j’attendais. Voyez que j’avais raison de vous conseiller d’abandonner les interprétations de Don Moss et de Glenn Gould! Pour moi, elles vous enfermaient dans la stérilité. 
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- Oui, maître, répondit avec admiration le Superviseur général de la cité. Pardonnez-moi pour le dérangement…
- Vous n’étiez pas libre plus tôt, je sais! Fit J.S. avec son fort accent allemand. Il n’y a pas de mal.
- Souhaitez-vous que je vous raccompagne jusqu’à vos appartements?
- Inutile, Daniel. Je ne cours aucun danger en ces lieux bien plus protégés que les chemins forestiers de l’Allemagne du Sud. Ici, nul besoin de policier pour arrêter les brigands!
- Très bien. Dans ce cas, nous nous verrons dans deux jours lors de la répétition de la Passion selon Saint Matthieu.
Poliment, le Superviseur se leva et raccompagna son hôte jusque sur le seuil. Lorsque Bach se fut éloigné, Daniel Lin esquissa un sourire satisfait. Pour lui-même, il murmura:
«  Quel génie! Je ne lui arrive pas à la cheville! Ah! Maintenant, je vais pouvoir me faire plaisir et jouer son œuvre sublime avec un rien de fantaisie! Non pas dans l’exécution, il faut respecter l’esprit de ce véritable créateur, mais dans le décorum! »
Aussitôt, d’étranges êtres se matérialisèrent dans la pièce, tous sagement assis devant un pupitre, leur instrument accordé au comma près. Leurs tenues obsolètes étaient tout à fait dans le ton baroque de l’œuvre qu’ils allaient interpréter avec le maître des lieux. Imaginez des automates emperruqués style Régence attardée, le visage passé au blanc de céruse mais les joues cramoisies, en costumes de velours à basques et soubrevestes, la chemise ornée de dentelles à profusion, la cravate de mousseline lâchement nouée, des bas blancs et des escarpins à boucles carrées argentées aux pieds. Leurs visages figés ne reflétaient aucune émotion. Il y avait là deux violonistes, un altiste, un violoncelliste et, luxe, un contrebassiste. 
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À peine Daniel Lin cligna-t-il des yeux, que les musiciens attaquèrent les premières mesures du concerto déjà cité plus haut. Lorsque son tour vint, le Superviseur ferma les yeux, entièrement absorbé par la musique de ce merveilleux Jean Sébastien. Comme hors de lui, il interpréta l’œuvre, faisant couler chaque note de son clavecin à double clavier comme s’il s’agissait d’une perle à la mire sans défaut, comme si une onde pure émanait de tout son être. Le chant principal et les lignes contrapuntiques allèrent se répandre dans tous les couloirs et corridors de l’Agartha, inaudibles et pourtant bien là, envahissant tous les coins et recoins, même les plus inaccessibles, y compris ceux qui étaient ignorés du commun de la cité souterraine.
Instantanément, les hôtes de l’Agartha éprouvèrent sans s’en rendre compte une douce félicité, un contentement discret et leurs rêves se parèrent de couleurs sans pareilles. De même, le décor du salon de musique modifia imperceptiblement, par touches. Seuls les clavicordes, les épinettes, les clavecins à clavier unique, les piano forte, dont un de 1732 authentique,  ne subirent aucun changement. Sur les murs cinq tableaux s’animèrent. Les Iris de van Gogh frémirent sous un vent inexistant. Paul en Pierrot salua son double, Paul en Arlequin. De ces deux tableaux de Picasso, l’un avait été spécialement peint pour Daniel Lin. Le Paysage sous la neige d’Utrillo laissa une pie jacasser de colère lorsque le balai d’une matrone s’en vint la chasser de son perchoir; moins poétiques mais tout aussi incroyables, les buildings de Fernand Léger, s’édifièrent sous l’impulsion réellement magique de la musique! 
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Hormis ces œuvres de grands maîtres de la peinture, les meubles du salon restèrent tels quels, chaises Bauhaus, table basse en formica, fauteuils de forme absurde semblables à des gants de boxe, merci Franquin! Daniel avait-il conscience de tout cela? Après tout, il gardait toujours ses yeux obstinément clos. Pourtant, tout en attaquant le mouvement lent, un subtil sourire faisait comprendre à un observateur éventuel que notre farfelu personnage savait pertinemment ce qui était en train de se produire! Les dix premières mesures de l’adagio permirent à la tapisserie de Lurçat de connaître elle aussi la transformation animée. Les paons et les coqs s’épanouirent, les uns faisant la roue, les autres secouant leurs plumages ou leurs crêtes! 
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Jusqu’où la vie allait-elle se répandre, s’accaparer du moindre élément amorphe immobile? Le phénomène s’amplifiait, gonflait. Il semblait que rien ne pouvait l’arrêter. C’était plus fort que le fleuve grossi par les pluies giboulées de printemps, plus puissant que la vague d’un océan en furie, plus éblouissant que l’éclair zébrant le ciel chargé de noir!
Et pourtant, soudainement, tout cessa! Daniel Lin avait rouvert ses yeux d’un bleu gris inoubliable. Évaporés dans le néant les musiciens automates anachroniques, enfuis dans le non advenu les tableaux animés magiques, la tapisserie féerique où les coqs chantaient paisiblement mêlés aux paons symboles de l’omniscience divine. Dans le salon, il ne restait plus que les instruments à clavier, les meubles design des années 1950-1960, et l’incroyable, l’improbable personnage qui avait pour identité officielle Daniel Lin Wu Grimaud, Superviseur en chef de la cité souterraine et secrète de l’ Agartha, âgé de quarante-cinq ans tout au plus, époux bienheureux de Gwenaëlle et père comblé de Bart, Timothy alias Tim, et Tommy.
Quelque chose chagrinait l’ingénieur et musicien, quelque chose qui n’aurait jamais dû se produire, ici ou ailleurs, tout à fait ailleurs!
Une chrono ligne non désirée venait de s’enclencher.
Désormais le gris dominant dans ses yeux, Daniel Lin abandonna là son clavier et se levant, se dirigea vers la pièce adjacente qui renfermait un appareil prodigieux, tout droit sorti d’un film de science fiction. L’engin avait pour nom chrono vision et, hormis le maître des lieux, seuls cinq autres personnes étaient habilitées à en faire usage. Sous la sollicitation muette du Superviseur, l’écran sphérique s’alluma et montra des images venues tout droit d’un passé lointain de la Terre. L’émission de télévision présentée remontait au début du XXIe siècle et s’intitulait Jésus contre Jésus. Elle faisait partie des programmes de la chaîne culturelle franco-allemande Sophia. Ce soir-là, elle avait pour thème les tétra épiphanes et pour sujet les hérésies paléochrétiennes. Comme il se doit, des invités prestigieux participaient au débat. Il s’agissait du père Nicolet, prêtre jésuite, âgé de soixante-dix ans, du rabbin Meir, portant beau ses soixante-quinze ans, et du lama Tserin Rinpotché. Celui-ci, malgré ses cinquante-cinq ans au compteur et sa religion avait toute sa place dans ce débat. 
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Le passage capté amorçait le vif du sujet. De sa voix nette, teintée d’un léger accent dénotant sa nationalité israélienne, le rabbin lisait en anglais un extrait traduit du grec d’un curieux traité gnostique d’un certain Cléophradès d’Hydaspe intitulé «  L’Embruon Teogonia ». L’émission était post- synchronisée en français mais cela ne gênait pas Daniel Lin.
L’extrait cité développait avec une précision étonnante l’instant précis au cours duquel l’âme intégrait le corps au sein de la vie embryonnaire. Naturellement, ces lignes firent polémique.
«  Or, donc la transmigration de l’âme s’achève enfin lorsque Pan Logos insuffle le principe de conscience à l’intérieur du futur humain lors d’un intervalle assez réduit mais suffisamment conséquent. Entre les quinzième et vingt-et-unième jours la pensée en gésine enveloppe ce qui n’est encore qu’un animalcule informel et commence son long travail de façonnage afin de donner forme humaine à cet être en devenir! »
Aussitôt, le père Nicolet interrompit le rabbin lui rappelant sur un ton qui restait poli qu’il n’était pas d’accord avec cette hypothèse.
- Pardon, mais dans le christianisme médiéval, ce fait ne survient que quarante jours après la conception!
- Certes, mais il n’y a rien de scientifique dans cette assertion! Répliqua l’Israélien.
- Messieurs, articula le journaliste, il n’est nullement question ici de science mais de théologie.
- Tout à fait, dit Meir en s’inclinant. Il n’empêche que Cléophradès dépasse l’embryologie aristotélicienne et précède l’embryologie descriptive du XIXe siècle du fait qu’il pressent le stade de la neurulation et qu’il en date précisément l’étape!
- Puis-je donner l’interprétation bouddhique tantrique telle qu’elle figure dans le Bardo Thôdol? Questionna le lama.
- Bien sûr! Déclara Gérard, le journaliste.
- Messieurs, vous savez que chez les bouddhistes, l’âme est libre de choisir de recevoir l’illumination, si elle se sent prête ou bien de se réincarner. Si elle opte pour la deuxième solution, elle doit le faire au bout de quarante-neuf jours d’errance dans le Bardo!
- Je ne puis vous demander s’il est possible que vous arriviez tous trois à vous mettre d’accord sur ce point litigieux, reprit Gérard M. Mais, je constate que Cléophradès d’Hydaspe a eu une intuition géniale qui peut cependant s’expliquer par ses multiples contacts avec les penseurs hindouistes brahmaniques. Il vivait bien au II e siècle après J.C.?
- Exactement!
- Il me faut rajouter un détail qui a son importance dans ce débat, reprit Tserin. Avant d’intégrer un corps, en aucun cas l’âme ne doit assister à un accouplement animal.
- Pourquoi donc? Interrogea le prêtre.
- Tout simplement, l’âme se réincarne alors sous la forme plus vile des animaux qu’elle a vus copuler!
Le jésuite marqua une moue de désapprobation.
Daniel Lin en avait assez vu. Il interrompit la captation et se hâta de passer à un autre segment temporel. Maintenant, il était sept heures du matin et Lobsang Jacinto, l’Amérindien qui présentement présidait le Conseil de la Cité, déjeunait avec le Superviseur général. L’ingénieur, tout en savourant une tasse de thé Labsang Souchong brûlante, fit part au dirigeant de ses nouvelles connaissances et du problème qui le turlupinait. 
Lobsang ne semblait pas bien saisir l’enjeu. Il paraissait plutôt préoccupé par le dernier esclandre de Vincent Van Gogh. En effet, le peintre fou et génial avait piqué une colère homérique lorsqu’il s’était vu refuser l’autorisation de peindre la salle du Conseil en jaune, bleu et marron, avec un fouillis de fleurs et d’étoiles comme pris dans un tourbillon à vous donner la nausée. 
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- Daniel Lin, je ne vois pas pourquoi cet extrait d’images animées vous trouble tant!
- Très Précieux Maître, cette archive audiovisuelle n’aurait jamais dû exister! Elle n’est répertoriée ni dans les collections officielles de l’Agartha ni dans les pistes temporelles agrées!
- Ah! Les deux mille pistes? Cela est ennuyeux!
- Comme vous dîtes! Proféra Daniel Lin qui, pour une fois n’avait pas envie d’user d’ironie. Cléophradès, ses disciples et ses épigones n’appartiennent à aucune chrono ligne autorisée! Y compris celles où Homo Neandertalensis s’épanouit. Vous vous rappelez que vous aviez approuvé mes choix…
- Oui, je m’en souviens parfaitement. Y-a-t-il autre chose qui vous contrarie?
- Pour le moment, rien de précis… je ressens comme un malaise diffus, une confusion mentale dirais-je… un peu comme si j’étais hors de mes repères. Or, c’est impossible!
- Rien de plus grave?
- Plus grave? Il ne peut y avoir rien de plus grave, Très Précieux Maître! La preuve! Quelque chose affecte la cité ici et maintenant!

***************

En cette seconde exactement, un laps de temps infini pour la véritable nature du Superviseur général, des oeuvres d’art plastique qui embellissaient les patios, les places et les demeures privées des résidents de l’Agartha se fondaient dans le non conceptualisé. Elles n’avaient jamais vu le jour. Toutes présentaient un point commun. Elles appartenaient aux divers courants d’art moderne ou post-moderne. Elles étaient issues des XX, XXI, XXII et XXIIIe siècles.
Une de ces œuvres majeures faisait particulièrement l’admiration d’Uruhu : le Pi’Ou de Gregor Karlovitz. Parmi les grands plasticiens que l'Occident de la fin du XXe siècle et du siècle suivant avait appelés les maîtres de l'art contemporain et qui avaient eu les honneurs d'être choisis par Daniel pour demeurer en l'Agartha, figurait donc le peintre et sculpteur saxon Gregor Karlovitz. Il était effectivement parmi les rares artistes sérieux ne s'étant pas compromis avec l'esbroufe mercantile qui avait pollué plus que de raison l' honni marché de l'art de cette époque maudite appartenant à la fameuse piste temporelle où « Slavery Trek » avait triomphé. Pratiquant à sa manière l'antique politique des princes mécènes de la Renaissance italienne, Daniel avait commandé à Karlovitz une statue du dieu K'tou Pi’Ou, le premier singe dressé ancêtre d'Uruhu.
 http://paleoart.pagesperso-orange.fr/austra.jpg.jpg
Karlovitz, en génie de la plastique pouvant travailler n'importe quel matériau, du plus noble au plus vil, avait demandé expressément que son œuvre soit créée à partir d'une souche d'érable. Sous le ciseau et la gouge du sculpteur allemand, ce fut comme la surrection d'une idole originelle, brute de décoffrage, d'un primitivisme exacerbé, comme si elle eût été taillée à la serpe par les mains agiles de Toumaï en personne. Pi’Ou naquit, telle une épiphanie de ce qui était alors potentiel : l'Homme premier. La ronde-bosse d'érable apparaissait comme un singulier mélange, une revendication artistique syncrétique des arts des origines. Le dieu-singe, debout, d'une facture volontairement à peine dégrossie, comme une esquisse de ce que la lignée donnerait après un buissonnement autant incertain qu' hasardeux, alliait des influences éclectiques. Un spécialiste aurait décrypté ce bois veiné, dont les innombrables fissures constituaient un réseau infini dont la capillarité était à l'image même de l'histoire mouvementée de la famille des hominidés. En ce symbole à la fois exotique et familier à toutes les cultures, du chimpanzé à l'Hellados, convergeaient en un carrefour, un croisement détonnant les inspirations suivantes :
- l'Afrique subsaharienne et ses sculptures sur bois du IIe siècle avant l'ère chrétienne, à la fois anthropomorphes et simiennes, usées et polies par les siècles, si appréciées d'Arman, le confrère de Karlovitz ; 
 http://www.artspremiers.net/photo-antiquite-africaine/antiquite-africain-1130-2.jpg
- les ex-voto anatomiques gallo-romains de la Source des Roches, près de Chamalières, d'une merveilleuse naïveté ;
- la statuaire grecque des Cyclades, d'un dépouillement si extrême qu'elle en avait fini par incarner à la fois le comble de la simplicité, de la beauté et de la modernité ;
- le fétiche amazonien Urumgaya de la célèbre bande dessinée d' R.V, extrait des aventures de « Pinpin et Toutou » :  « L'orteil froissé ».
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Ici, une petite parenthèse s’impose. Tant pis pour l’intrigue échevelée comme il se doit. Daniel Lin avait fait venir dans la cité, bien sûr avec l’autorisation du Conseil, une multitude d’artistes issus de tous les passés et futurs de la Terre et des autres planètes habitées. Les citoyens de l’Agartha s’étaient habitués à croiser Alexandre Dumas, Wolfgang Amadeus, Pablo Picasso, Ludwig Van B., Charles Baudelaire, Francisco Goya, Vincent, naturellement, Claude Monet, Emily Brontë, et ainsi de suite. À cette liste, il faut rajouter des cinéastes et des comédiens fameux tels que Michel Simon, Pierre Fresnay, Julien Carette, Delphine Darmont, les sœurs ennemies De Beauregard, Erich Von Stroheim, Jean Gabin, Marcel Dalio, Louis Jouvet, Pierre Renoir, Harry Baur, Abel Gance, Max Ophuls, Orson Welles, etc. 
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La cohabitation entre tous ces génies à l’ego démesuré s’avérait des plus délicates. Les querelles alimentaient les gazettes de la cité. Bach et Ludwig Van B. se battaient froid au mieux ou s’engueulaient le plus souvent. Ne parlons pas de Leonardo que plus personne ne supportait. Seuls Tenzin Muzuweni, Raeva et Daniel Lin osaient encore le fréquenter! Ses écarts de conduite étaient devenus la norme. Pourtant, il n’était pas expulsé et Jacinto gardait pour lui son ressentiment. Le géant blond avait en charge l’organisation des fêtes de l’Agartha. Ces artistes de milieux fort hétéroclites considéraient Daniel Lin comme le mécène absolu.
Pour l’heure, Vincent Van Gogh battait le pompon avec ses excentricités. Il fréquentait assidûment Jules Laforgue et les deux hommes parvenaient à faire la nouba jusqu’à une heure fort matinale presque chaque nuit. Dieu sait comment ils se procuraient de l’absinthe et autres boissons prohibées. Il y avait certainement de l’Otnikaï là-dessous. Daniel Lin laissait faire jusqu’à un certain point.
Les ligues moralistes se plaignaient, obtenaient satisfaction jusqu’à la prochaine incartade. Entre-temps, dix à quinze mois s’étaient écoulés en temps subjectif.
Revenons au vif du sujet. Or donc, la splendide statue de Pi’Ou  avait disparu au grand dam d’Uruhu qui s’en aperçut le premier. Tout d’abord, il crut à un vol. Décontenancé et contrarié, il s’en alla voir Lobsang Jacinto, le Président en exercice.
- Une statue de Pi’Ou? S’exclama l’Amérindien. Votre Dieu? Mais jamais la cité n’a eu le bonheur de posséder en ses murs une telle œuvre!
- Président! Répliqua Uruhu de sa voix lente, grave et rauque caractéristique. Je vous assure qu’hier encore, elle était bien là dans le secteur dédié aux divertissements. Vous-même l’avez admirée la semaine passée…
- Je ne m’en souviens pas! Rétorqua fermement l’Amérindien.
- Vous me faites peur! S’écria le K’Tou. Vous n’êtes pas le premier à ne pas vous remémorer sa présence!
- Prenez rendez-vous avec le Superviseur, conseilla Lobsang, le visage soucieux.
- Je veux bien. Le commandant Wu aura peut-être une explication! Conclut Uruhu soulagé.
*******************
Ce premier incident fut suivi d’une série d’autres tous aussi graves. Racontons la mésaventure survenue à Laine Soyeuse, un Otnikaï qui s’était pourtant parfaitement adapté à la vie sociale de la cité.
Après son service au sein de la maintenance des réseaux d’aération de l’Agartha, l’ovinoïde regagnait paisiblement le secteur résidentiel dévolu aux espèces extraterrestres. Habitué à parcourir les couloirs et les divers hangars de ce lieu le plus souvent déserté par les artistes, il ne faisait plus cas du décor quelconque qui était le lieu commun de ce niveau. Or, pourtant quelque chose d’incroyable advint.
Devant les yeux surpris de notre Otnikaï, les murs se mirent soudainement à scintiller, à onduler et à disparaître! Sans qu’il comprît comment, Laine Soyeuse se retrouva subitement dans l’obscurité la plus totale. Immédiatement, l’ovinoïde s’immobilisa. Sa respiration se fit rapide et oppressée. Des gouttes de sueur perlèrent à son front et vinrent se perdre au sein de sa toison immaculée. Un froid glacial gagna le non lieu et notre témoin malgré lui frissonna, secoua tout son corps et pensa:
«  Que se passe-t-il donc ici? Un coup de ce Leonardo de malheur? Cherche-t-il à me faire peur ou bien tente-t-il de créer un nouveau décor virtuel pour la fête de la semaine prochaine? »
Mais Laine Soyeuse sentait bien qu’il ne s’agissait nullement d’une farce somme toute bien innocente. Malgré l’obscurité, l’ovinoïde se décida à reprendre sa marche. Il avança d’un pas circonspect, les bras en avant, craignant manifestement de heurter un quelconque obstacle.
Au fur et à mesure qu’il progressait, le noir absolu faisait place à quelque chose de plus angoissant encore. Les couloirs devenaient des allées sablées, les murs disparus laissaient la place à des arcades semi circulaires et les pierres parfaitement ajustées et sculptées prenaient forme. Mais le nouveau décor peinait à se stabiliser. Des écharpes de réalité se désagrégeaient dans un brouillard surnaturel semant le désarroi chez Laine Soyeuse. Après les constructions gallo-romaines entrevues par la victime de ce temps fluctuant, succéda l’intérieur d’une cour digne des palais des Mille et Une Nuits! Cette fois-ci, une lumière orangée régnait, celle d’un soleil couchant, baignant le bassin d’eau et les fontaines de teintes ors et rouilles magnifiques. De même, des effluves délicatement parfumés s’échappaient de buissons de myrte judicieusement disséminés dans le patio. Le jasmin, le mimosa et la rose dominaient dans ces fragrances luxueuses. Un chant doux, mélodieux comme le gazouillis d’un rossignol dessinait des arpèges de couleurs pastel dans le ciel se métamorphosant en un sublime indigo digne des plus grands peintres.
Mais aussi splendide que fût le tableau dans lequel Laine Soyeuse se mouvait désormais, notre Otnikaï  ne se sentait pas moins étranger à tant de beauté. Une menace planait dans ce lieu inconnu, éphémère, destiné à l’effacement. De cela, l’ovinoïde en était parfaitement conscient! La preuve, cette voix qui l’interpella brutalement en un arabe non littéraire!
- Maroufle! Que fais-tu dans le palais du Sultan Radouane? Comment as-tu pu passer les gardes postés aux portails? 
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La voix appartenait à un eunuque gigantesque à la peau ébène et luisante, au crâne chauve et au visage peu avenant. L’être était armé d’un cimeterre qu’il brandissait dans sa main droite. Il avança vers Laine Soyeuse, faisant de bien éloquents moulinets avec son arme. Détail incongru: l’eunuque avait également passé à la ceinture un fouet électrique présentement sous tension. Un geste de sa part et des lanières bleues s’enrouleraient autour du cou de l’ovinoïde et l’étrangleraient!
Affolé, Laine Soyeuse se mit à courir en faisant de petits sauts de côté, une fuite tout à fait absurde dans ces circonstances car le patio était, comme il se doit, entouré de hauts murs sur lesquels étaient postés des archers mécaniques, des droïdes encore en état de marche malgré leur aspect délabré.
Haletant, au bord de la panique, notre Otnikaï priait les dieux bons de son panthéon personnel de le prendre en pitié et de l’accueillir en leur Paradis doré bien qu’il eût été un piètre brasseur d’affaires et qu’il eût préféré le confort de l’Agartha aux voyages hasardeux des spéculateurs des guildes plus ou moins autorisées de son XXVIIIe siècle originel.
Derrière lui, l’eunuque s’était également mis en branle mais pesamment. Son quintal et demi le ralentissait fortement. Heureusement pour l’intrus! Toutefois, Laine Soyeuse avait grand tort de s’inquiéter. La réalité bascula une fois encore et le menaçant personnage, son décor appartenant à une civilisation islamique en déshérence, s’effacèrent aussi soudainement qu’apparus. Et incongrûment, les miaulements pitoyables et pourtant reconnaissables de Ufo, le chat familier du Superviseur général de la cité résonnèrent dans le Néant. Deux escarboucles bleues brillèrent deux secondes dans le noir plus que noir puis s’éteignirent. 
Tout était-il rétabli pour autant? La normalité ambiante était-elle revenue dans la cité? Permettez-nous d’en douter! La surbrillance des murs succédant à l’obscurité perdura quelques trois longues minutes avant de cesser, les pépiements joyeux d’oiseaux également alors que les beiges et les gris ternes étaient pourtant de retour dans ces corridors anonymes et enchevêtrés.
Ce fut donc en sueur, les yeux ronds d’une peur fort compréhensible, que l’ovinoïde gagna enfin ses appartements. Après avoir raconté sa mésaventure à son épouse, Caresse Chatoyante, Laine Soyeuse décida de prendre rendez-vous avec le Superviseur général de l’Agartha.
Quelques heures plus tard, justement, l’Otnikaï croisait Uruhu, le K’Tou qui sortait du bureau dévolu officiellement à Daniel Wu.
- Oh! S’étonna le Néandertalien. Vous aussi vous avez perdu quelque chose!
- Euh… non, pas exactement… bégaya l’ovinoïde. J’aurais plutôt subi une sorte de désorientation… temporelle…
- Le Révélateur vous en fournira une explication simplifiée, je pense.
- Vous persistez à nommer ainsi notre Ingénieur en chef? Pourquoi donc?
- Pour moi, le Commandant Wu est le Révélateur, un point c’est tout! Grogna Uruhu qui ne voulait pas s’attarder à développer longuement sur ce qu’il pressentait chez Daniel Lin. De toute façon, personne dans la cité ne l’aurait compris.
Bien évidemment, Laine Soyeuse fit part au Superviseur de sa mésaventure. L’humain ne montra pas son inquiétude, encore moins sa contrariété. Le retour de la chrono ligne originelle au sein de l’Agartha était de son fait, mais pas ce qui avait précédé. Or, à sa connaissance, nul dans le Pantransmultivers n’avait le pouvoir de désagréger ainsi la Supraréalité, de l’accommoder selon son bon vouloir, son caprice, hormis… lui-même! Qui s’amusait ainsi? Ailleurs, oui, ailleurs, rien n’avait encore été pensé, conceptualisé… la cité existait extérieurement au Temps, à l’Univers, à la matière, l’énergie et à tout le reste…  
Daniel Lin se devait cependant de rassurer l’Otnikaï à l’imagination des plus terre-à-terre. C’est-ce qu’il fit, avec un sourire bon enfant, parlant d’essais d’un nouvel engin, un appareil qui avait pour nom « matérialisateur temporel ».
- Matérialisateur temporel? J’ignorais que cela pût exister! S’exclama Laine Soyeuse sincèrement.
- Il n’est pas tout à fait au point, mentit Daniel Lin. Anderson et Albriss éprouvent des difficultés… peut-être devrais-je leur proposer mon aide….
- Oui! Ce serait tout à fait approprié! Approuva chaudement l’ovinoïde.
- Je vous promets de faire le nécessaire pour que cet incident malencontreux ne se reproduise plus, poursuivit le Superviseur avec son sourire désarmant et anesthésiant.
- Très bien! S’inclina alors Laine Soyeuse, ayant précisément oublié pourquoi il était venu exactement. Croyez-vous que le Conseil me promouvra le mois prochain?
- Sans aucun doute! Vous avez les points requis et Tenzin n’est pas homme à favoriser les médiocres!
Sur ce, se levant, Daniel lin raccompagna jusqu’à la porte Laine Soyeuse. Une fois seul, le Génie de la Galaxie soupira.
- Il me faut absolument comprendre ce qui peut ainsi chambouler cette cité! Je sens les ennuis venir, se précipiter comme un orage furieux si je persiste dans mon impuissance actuelle!
***************
Daniel Lin avait vu juste. À leur tour, les musiciens subirent quelques désagréments. J.S. Bach, ce soir-là, vint se plaindre de la perte de plusieurs de ses précieuses partitions telle celle de La Passion selon Saint Luc. Avec patience, devant les yeux surpris du Cantor, le Superviseur consulta les archives de l’Agartha puis, comme le résultat de ses recherches était négatif, brancha le chrono vision afin de s’assurer que cette œuvre avait ou serait bien composée un jour!
- Désolé, Maître! Fit Daniel Lin penaud. Je n’ai rien sur votre Passion
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- Ach! Das ist unmöglich. Vous devez faire erreur, vos appareils mentir!
- Je vous assure que non! Soupira le Superviseur.
- Savez-vous, mon studieux apprenti que Franz Liszt aussi se plaint d’une perte semblable?
- Non, je l’ignorais, dit l’ingénieur mal à l’aise.
- Tenez, on sonne à votre porte. Ce doit être lui.
J.S. avait raison. Liszt se tenait effectivement sur le seuil du salon, conduit aimablement par Gwen, l’épouse du maître des lieux. La jeune femme se retira rapidement, après avoir servi une tasse de thé au nouveau venu.
- Ne me dites rien, proféra Daniel Lin. Une de vos compositions s’est volatilisée… Votre Un Sospiro, n’est-ce pas?
- Oui, c’est exact, répondit le pianiste et virtuose. Comment le savez-vous?
- Je me suis permis d’user de mes dons télépathiques, souffla Daniel Lin de plus en plus gêné.
- Oh! Désapprouva le Hongrois.
- Je n’ai pas été plus loin, Franz, je vous le jure! 
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- Je l’espère bien, Superviseur!
- Pour me faire pardonner, je vais vous jouer cette composition perdue… Qu’en dites-vous?
- Pourquoi pas? S’inclina Liszt civilement.
Ayant également obtenu l’aval de J.S., Daniel Lin s’installa devant son Steinway et attaqua sans difficulté les premières mesures d’Un Sospiro. Au fur et à mesure que les notes s’écoulaient et sonnaient comme du cristal dans le salon, Franz battait discrètement la cadence, laissant sa tête dodeliner sur ses épaules, les yeux clos, comme sous le charme. De son côté, le Cantor ne marquait aucune réaction. Pour lui, cette musique ne correspondait à rien, tout à fait au-delà de son mental.
Mais une nouvelle fois, le Superviseur s’interrompit sans prévenir pour s’écrier:
- Non! Cela recommence! Franz, vous allez bien?
Pourquoi cette inquiétude subite? Liszt venait tout simplement de s’effondrer endormi sur son siège. J.S. le premier se leva pour porter secours à son confrère.
- Was ist das? Franz! Mein Freund! Wie…
- Il va se réveiller, déclara péremptoirement Daniel Lin… laissez-moi le ranimer, Johann!
Devant la mine sévère du Superviseur, le Cantor s’exécuta. Parfois, l’ingénieur en chef de la cité se comportait ainsi et alors, personne, vraiment personne n’osait s’interposer.
Moins de trois secondes plus tard, Franz avait recouvré ses sens, mais… sa mémoire était légèrement altérée ainsi d’ailleurs que celle de Bach. Or, cela ne résultait pas de la volonté du Révélateur!
- Je serais venu vous trouver pour vous instruire de la perte de mon Un Sospiro, s’étonna le Hongrois. Jamais je n’ai composé une œuvre de ce titre! Poursuivit-il de bonne foi.
- Oui, je confirme ce que dit mon ami, déclara l’Allemand avec force.
«  Cela recommence! » pensa le Génie de la Galaxie avec lassitude. Toutefois, il ne montra pas son trouble et fit, diplomate:
- Nous allons consulter le chrono vision. Il va nous révéler ce qu’il en est.
- Comme vous voudrez! Soupirèrent en chœur les deux compositeurs.
Manifestement, les deux hommes réprouvaient l’utilisation de cette machine pour eux, œuvre du démon. Mais Daniel Lin n’en avait cure. Il sentait que l’appareil allait le mettre sur une piste. Immédiatement, l’écran quadridimensionnel remplit toutes ses promesses. Il permit de constater que ladite œuvre figurait dans plusieurs pistes temporelles plausibles, mais, bien évidemment, elle n’avait plus Liszt pour compositeur! Trois chrono lignes, fort intéressantes s’affichèrent. Dans la première, l’auteur de ce morceau était un Stefan Brand, pianiste virtuose austro-hongrois appartenant à la fin du XIXe siècle. 
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Mentalement, Daniel Lin se morigéna:
« Je suis plongé en plein délire! Ce Stefan Brand ne peut exister! Que je sache, il n’est qu’un personnage de pure fiction! Or, le chrono vision est tout à fait capable de faire la différence entre la réalité et les chimères de l’imagination! Le second choix est plus révélateur encore ».
Justement, quelle était donc cette deuxième possibilité? Un certain Daniele Amphitheatrof, un Russe blanc en exil, compositeur hollywoodien prisé de musiques de films, métrages tous tournés dans le deuxième tiers du XX e siècle de la piste temporelle 1721 bis. Un Sospiro avait été écrit pour la pellicule bidimensionnelle en noir et blanc titrée en français Lettre d’une Inconnue. Or, l’anti héros de ce métrage répondait au nom de Stefan Brand! Coïncidence? Que non pas! Au fait, le personnage central féminin, romantique à souhait, avait été interprété par la fameuse et délicieuse comédienne d’origine britannique Deanna Shirley de Beaver De Beauregard! Présentement, l’actrice était un hôte permanente de l’Agartha. Daniel Lin s’était donné du mal pour la débaucher des studios. Il lui fallait interroger au plus vite cette DS de B De B. 
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La troisième proposition accentua le malaise de celui qui passait pour un simple humain. Derrière l’anonymat officiel, se cachait la poétesse parnassienne décadente Aurore-Marie de Saint-Aubain!
«  Là, c’en est trop! Souffla pour lui-même l’ex-daryl androïde. D’où vient-elle? Je n’ai pas eu connaissance de son existence jusqu’à cette attoseconde! Je ne manipule pas le continuum temporel inconsciemment! Qui peut ainsi jouer avec la Supra réalité? Je suis bien le seul de mon espèce! Tous les autres n’étaient que des leurres! »
Tandis que cette tempête psychique se déroulait dans la tête du Génie de la Galaxie, ni Bach ni Liszt ne savaient ce qui se passait. J.S., qui savait lire les données de l’étrange et magique appareil futuriste, se permit de remarquer :
- Vous voyez Superviseur que Franz n’a pas composé Un Sospiro!
- Exactement! Compléta ce dernier. Ma mémoire ne peut se tromper. Puis-je vous suggérer de…
- N’en faites surtout rien! Siffla Daniel Lin entre ses dents. Messieurs, il est tard et je me dois encore à des travaux techniques…
Les deux musiciens comprirent immédiatement que l’ingénieur était mécontent de la tournure des événements. Ils n’insistèrent pas et se retirèrent aussi civilement qu’ils le purent.
«  Voilà maintenant que c’est moi qui passe pour un pauvre fol! » ricana intérieurement le commandant Wu. « Mais je tiens le bon bout, je crois. Je vais rendre visite à Deanna Shirley… »
À cette seconde, la porte coulissante de la chambre glissa et Gwenaëlle apparut dans une chemise de nuit style baby doll! 
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- Daniel Lin, mon maître, il est temps de venir te coucher! Susurra-t-elle de sa voix suave.
- Gwen, j’ai vraiment la tête à autre chose!
- Mmm… décidément, tu es incorrigible! Cette cité t’accapare trop! Soupira la Celte. Mais, tu quittes les lieux, Daniel Lin! Où comptes-tu te rendre à cette heure?
- Sentirais-je un soupçon de jalousie dans ta bouche rouge comme un coquelicot?
- Tu sens bien, mon maître!
- Gwen, sois raisonnable! Il n’y a que toi qui comptes dans ma vie!
- Oui, derrière ta cité, tes petites vies et tout le reste!
- Ne sois pas injuste, mon amour, ma mie, mon aventure, ma douce, …
- Cesse! Et pars… Mais lorsque tu seras de retour…
- Cela ne me prendra que quelques secondes, ma tendre…
- Lorsque tu reviendras, sois tout à moi…
- Pour toujours!
À ces paroles, Gwen souleva ses belles épaules au galbe parfait et s’en retourna vers le lit conjugal ce soir encore déserté avec un soupir qui serra le cœur de Daniel Lin. Mais l’ex-daryl résista à la tentation. Sa compagne attendrait non son bon vouloir, mais la résolution de cette énigme!
 A suivre...
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