mardi 12 juillet 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 16 1ere partie.



Chapitre 16

Le lendemain matin, tôt à l’aube, l’expédition boulangiste, escortée par les guerriers Bekwe, parvint aux pieds des fortifications tant espérées. Il serait difficile d’investir les murailles de la cité. Les connaissances de Boulanger en poliorcétique étaient faibles et il regrettait de ne posséder aucun canon, aucune pièce d’artillerie. La prise de cette citadelle promettait d’être délicate. Le groupe constitué de Jacques Santerre, de Michel Pèbre d’Ail et d’Angelo Franceschi observait narquoisement l’impuissance du commandement tandis que Pierre, fumant tranquillement, attendait que Daniel entrât enfin en scène.
- A mon avis, il n’est pas pressé, se disait-il avec justesse.
Le lieutenant de vaisseau Gontran de Séverac remarqua l’existence d’une porte surmontée d’un linteau sculpté. Les symboles, indéchiffrables, mélangeaient des caractères apparentés à l’écriture méroïtique,
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 d’autres au berbère, sans parler d’idéogrammes dignes du proto sumérien et du sudarabique.
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 Aussi colossal que tout le reste, constitué d’énormes troncs et trumeaux de teck et d’okoumé, l’huis rappelait la palissade séparant le domaine de King Kong de celui des indigènes.  
Serge, tout en s’approchant, tendit l’oreille. L’épaisseur du matériau était trop conséquente pour qu’on perçût le moindre bruit. C’était comme si la forteresse était morte, abandonnée, à moins que l’ennemi, en embuscade, attendît l’instant propice pour frapper les intrus. Faute de mieux, on allait tenter de s’introduire par en-dessous. Hubert de Mirecourt ordonna de creuser une sape alors que Boieldieu s’enquérait de l’existence possible d’une canalisation primitive, aqueduc ou égout.
Près de deux heures s’écoulèrent ainsi dans un silence oppressant, à peine rompu parfois par les bourdonnements agaçants des moustiques et des mouches qui pullulaient dans cette chaleur, et les cris distanciés des oiseaux et des colobes.
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Nous n’étions qu’à cinq kilomètres à peine du village de Kwangsoon. Aussi, un groupe de Pygmées partit afin de procurer du ravitaillement aux Blancs. Ce fut le moment choisi par les soldats de Maria de Fonseca pour passer à l’attaque.
Il y eut un signal préalable, une sorte de gong de bronze qui vibra dans l’atmosphère surchauffée de ce qui n’était pas encore le Katanga. Tout en haut des parapets, un prodige fit s’animer d’incroyables pierres cyclopéennes qui s’assemblèrent de manière à prendre forme humaine. Il s’agissait de géants aux traits grossiers mais néanmoins négroïdes.
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 Les gardiens bombardèrent les boulangistes de projectiles variés et meurtriers, sagaies aux pointes empoisonnées ou enflammées, récipients de terre cuite emplis de scorpions et de pythons, ou encore de poix bouillante, pierres et rocs jetés avec force sur les intrus. Ces soldats enchantés rayonnaient car les roches les constituant étaient irradiées, ou agglomérées avec de la pechblende, du polonium, de l’uranium (isotopes 235 et 238) ou encore du radium.
Les Européens et leurs alliés résistaient et parvenaient parfois à atteindre un de ces gardiens colossaux grâce à des perches de bambou façonnées par les Bekwe car les hommes de pierre avaient un point faible : leur manque de stabilité. Ce fut pourquoi deux d’entre eux basculèrent dans le vide non sans faucher toute une grappe d’assiégeants. Non seulement, ils périrent écrasés, mais, fait plus stupéfiant, certains de ces malheureux présentèrent d’horribles plaies et cloques provenant des irradiations. Pierre Fresnay réagit. Lui avait les connaissances nécessaires pour transformer ce handicap en atout. Il suggéra alors au général :
- Mon général, je vous recommande de récupérer avec mille précautions les roches qui formaient ces créatures du diable.
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- Pourquoi donc capitaine ?
- Vous avez dû vous rendre compte qu’elles étaient spéciales. Effectivement, elles brûlent ce qu’elles touchent sans émettre la moindre flamme. Elles pourront nous servir d’armes.
- Ah bon ? Vous escomptez enfoncer la porte avec ces rochers ? S’étonna Boulanger.
- Mon général, ces roches peuvent aussi bien consumer la chair que le bois.
- Je comprends. Mais qui va se charger d’une telle tâche ?
Après quelques secondes de réflexion, Boulanger indiqua des caporaux.
- Vous, fit-il en désignant Serge, Franceschi, Santerre et Pèbre d’Ail.
Les hommes du rang furent contraints d’obtempérer. De Boieldieu eut pitié d’eux. Pour les protéger tant faire se peut des terribles radiations, il enveloppa leurs mains, leur visage de tissus épais.
- Si la gloire, c’est d’être cramé par ces sales cailloux, maugréa Pèbre d’Ail, chapeau ! Ils sont même pas chauds. Ils sont faits en quoi, mon capitaine ?
- De la pechblende consolidée… ça brûle et vous tue en quelques minutes.
- Compris. On f’ra attention, s’inclina le caporal méridional.
S’exécutant puisqu’ils faisaient bien plus confiance à Boieldieu qu’aux autres chefs, nos héroïques anciens communards firent rouler non sans efforts la première roche devant la porte barricadée de bois. L’on vit cet étonnant spectacle digne d’Hercule de quatre hommes qui, courageusement, emmitouflés de linges disparates, parvinrent à positionner quelques gros morceaux de rocs qui, faisant office de bélier, commencèrent à ébranler l’huis parfaitement clos. Roussissant en un premier temps, l’okoumé et le teck s’embrasèrent et brûlèrent rapidement sous la forte chaleur ainsi générée. Se réjouissant de ce résultat, Hubert de Mirecourt allait ordonner l’assaut lorsqu’une fanfare de trompes et de conques retentit. L’ennemi venait de décider de laisser entrer les assaillants.
**********
A quelques coudées à peine de ce spectacle digne d’Hollywood, Saturnin de Beauséjour, penaud, les yeux baissés, subissait les sévères admonestations de Daniel Lin. Peu en reste, O’Malley tournait autour de l’ex chef de bureau, émettant des jappements de colère et grondant. Lorsqu’il s’approchait un peu trop de l’ancien fonctionnaire, celui-ci craignait qu’il lui mordît le mollet. Quant à Ufo, il feignait l’indifférence ; cependant, le frémissement de ses narines et de ses moustaches trahissait chez lui le vif intérêt pour tout ce qui l’entourait. Il se retenait de venir se frotter contre les mollets de l’inénarrable sieur de Beauséjour qu’il affectionnait particulièrement. Il existait une certaine fraternité entre goinfres. Les autres membres de l’expédition, connaissant la justice impartiale de Daniel, ne s’en faisaient pas.
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- Monsieur, je me soumets à votre volonté, commença l’impétrant bonhomme, le front ruisselant d’une sueur aigre. Faites de moi ce que vous entendez. Je plaide coupable.
- Je commence à en avoir l’habitude, marmonna le commandant Wu, faussement contrarié.
- Je m’excuse, monsieur, je m’excuse pour ma peur atavique des ophidiens qui a failli nous compromettre tous.
- La faute m’en incombe. Mais je me dois d’administrer la punition.
- Oui, c’est cela. Faites comme vous l’entendez. Métamorphosez-moi en ce qui vous passe par la tête… en blatte, en souris, en orvet, en puce… Que sais-je encore ?
- Bigre, cher retraité… me croyez-vous donc capable d’un tel tour ?
- Deanna Shirley a bien été rajeunie par vos soins.
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- Oncle Daniel, se mêla alors Violetta. Ne nous encombre pas d’un gros marmot braillard et incontinent. Ne nous refais pas le coup de Deanna…
- Euh, siffla Saturnin, j’étais un bébé malingre. Ce n’est que par la suite que je me suis rattrapé.
- Minute, tous les deux, se défaussa le Prodige… tout le monde ici a cru que miss de Beauregard avait douze ans… Effet d’hypnose…
Lorenza acquiesça tout en sachant que Daniel Lin mentait.
- Quelle est la sentence ? S’enquit en tremblant l’ex-chef de bureau.
- Bien que le scénario d’un Saturnin vagissant tel Zorglub dans ce chef-d’œuvre de Franquin, Panade à Champignac m’agrée, je me contenterai de vous priver de la parole durant une semaine. Ainsi, mon ami, vous serez dans l’incapacité de geindre ou de crier… Nos oreilles se reposeront. Remerciez-moi…
- Oui, c’est génial, s’exclama Violetta.
Saturnin voulut aussitôt remercier le Superviseur général pour sa clémence, mais, comme attendu, sa bouche ne parvint à émettre que des « mm… mm ». Le vieil homme s’empourpra mais comprit qu’il ne devait pas insister.
Tout semblait rentrer dans l’ordre lorsqu’Azzo sonna l’alerte. L’essence hybride du pré K’Tou Niek K’tou percevait les clameurs du combat que livraient les Boulangistes contre les hommes de pierre gardant la forteresse. Il n’était nullement question que le groupe du pseudo daryl androïde vînt se mêler à cette échauffourée. D’autres moyens existaient de s’introduire subrepticement à l’intérieur de la place, sans que ni les partisans de M’Siri ni ceux de Barbenzingue ne s’en rendissent compte.
- Quel est donc votre plan ? Questionna Spénéloss. Pierre nous signale que des hommes sont parvenus à s’emparer des gardiens et à les neutraliser. Ils tentent en ce moment de forcer une des portes de la forteresse au risque de leurs vies. Les rochers qu’ils manipulent sont en effet radioactifs. Or, notre ami leur a pourtant ordonné de prendre le plus de précautions possibles.
- C’est très simple, rétorqua Daniel Lin. Si nous ne pouvons pénétrer par-dessus, glissons-nous par en-dessous.
- Oh ! Oh ! J’suis pas sapeur de profession, grommela le Vieux Loup décati de l’espace.
- Il nous faudrait des barres de mine pour creuser un chemin, suggéra Gaston.
- Un peu de semtex, approuva Carette.
- Et puis quoi encore ? Gronda Symphorien. De la gelée de figues ? Vous avez le plan de la Cité inscrit dans vos méninges, commandant ?
- Pas moi, lui, répondit Daniel en désignant Azzo.
- Comment cela ? C’est impossible ! Un tour foutraque sorti de votre chapeau pointu mister Houdini ?
Spénéloss, agacé par la mauvaise humeur du Cachalot du Système Sol, prit le relais, expliquant la chose.
- Uruhu confirmerait ce que je vais vous dire. Les Homo Erectus et tous leurs descendants, à l’exception de l’espèce dominante actuelle de la planète, n’utilisaient pas les mêmes zones du cerveau pour se repérer et se diriger. Il est connu que les pré K’Tous disposaient d’une sorte de radar sonar. Ils inscrivaient ainsi en leur cortex et les mémorisaient l’ensemble des cartes des territoires de chasse qu’ils traversaient, les transmettant à leurs descendants sur des milliers d’années. Les derniers à en être capables sur Terra furent les Aborigènes d’Australie via le temps du rêve…
- Ouille. Donc, les imbéciles, c’est nous, risqua Symphorien.
- Tout à fait, ironisa Louis Jouvet. Toutefois, je me dois de formuler une minuscule objection. Azzo n’est pas du coin. Je veux bien croire que sa caboche a emmagasiné toute la carte du Maroc, de l’Atlas, voire même du Sahara, mais pas celle du Congo tout de même.
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- Louis, vous faites erreur, lança Daniel. Durant notre trajet, Azzo a eu amplement le temps de mémoriser tout le bassin conventionnel du Congo, du moins ce bassin-là. Il recèle en lui la cartographie complète élaborée au fur et à mesure de nos pérégrinations. Rien ne lui a échappé, aucun méandre, aucun affluent du fleuve. La topographie, les étages végétaux, les courbes de niveau, les failles annonciatrices du rift, la composition des terrains, l’hygrométrie, la répartition de la faune et de la flore, jusqu’aux insectes mêmes et ainsi de suite…
- Je le répète, les idiots, c’est nous, insista le capitaine Craddock.
- A partir de maintenant, Azzo est notre guide. Suivons-le.
- Cela me va, opina Gabin.
- Bangou ! Bangou ! Arr T’u Wong !

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- Voyez, il nous montre déjà l’itinéraire, se réjouit Spénéloss.
La colonne s’ébranla, passant dans une zone abandonnée des remparts, envahie d’une végétation arbustive. Après seulement dix minutes de progression, l’homme primitif stoppa subitement.
- C’était trop beau pour durer, jeta Symphorien sarcastique.
- Capitaine, je vous aime bien, mais je vais demander à oncle Daniel qu’il vous coupe aussi le caquet !
- Petite insolente.
- Pour une fois, je ne suis pas responsable de cette dispute, constata Deanna Shirley en s’épongeant le front avec les vestiges d’un mouchoir en soie.
Quant à Saturnin, il suivait cahin-caha en émettant des borborygmes assourdis.
Azzo venait de désigner un trou à travers les feuillages. De cette cavité émergeait un fétiche agressif constellé de clous, brandissant une sagaie, censé repousser les intrus.
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Les eaux calmées du lac Tanganyika rougeoyaient sous le soleil crépusculaire. Leur quiétude brasillante recouvrée, marquée de miroitements iridescents, incommodait Erich qui ne pouvait oublier le drame joué quelques minutes auparavant. Il méditait, s’interrogeait, ne sachant s’il devait ordonner la reprise de la marche visant à contourner l’obstacle ou tenter une traversée téméraire. Pour l’instant, ce qui le préoccupait le plus, c’était ce prolongement du crépuscule.
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Bien que nous fussions sous les tropiques, la manifestation de cette particularité crépusculaire s’étalant languissamment dans une temporalité imprévisible perturbait Erich, le décontenançait même. « Cela ne se peut, pensait-il, ce n’est pas la bonne latitude. La nuit devrait tomber d’un coup. Il y a là de quoi faire vaciller les certitudes les plus solides ».
Il craignait que ce phénomène influençât le comportement des eaux lacustres. Il ne savait si Daniel parviendrait à reprendre le contrôle avant que cette Afrique irréelle partît en capilotade. C’était un espace répulsif. Il se rappelait ce récit historique conté par Uruhu il n’y avait pas si longtemps, au sujet des derniers K’Tous de Gibraltar, acculés face à la mer infranchissable, incapables de traverser le minuscule détroit, leur créativité tarie, car résignés à mourir. Pourquoi n’avaient-ils pas pu concevoir tels leurs lointains frères de l’Asie du Sud-Est, ce que l’on nommait savamment Homo Soloensis, quelques radeaux de fortune, Kon Tiki paléolithiques, jangadas antédiluviennes, ou pirogues monoxyles ? Pourtant, les K’Tous avaient mainte fois exprimé leur inventivité, leur capacité novatrice, leur volonté de s’en sortir.

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Mais, là, à Gibraltar, les ultimes avortons de la race glorieuse de ces hommes pleins de ressources, de ceux qui marchaient debout, frappés d’une impuissance thanatonique, s’étaient laissés mourir jusqu’au dernier. Tous avaient perdu la volonté de vivre.
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Une option sérieuse s’offrait toutefois au nouveau commandant de la colonne allemande ; le but secret de l’expédition demeurait inchangé : se rendre jusqu’au territoire de M’Siri, en la forteresse gouvernée par sa favorite et effectuer la jonction avec l’équipe de Daniel Wu. Certes, du bois serait cassé : il était inévitable que des heurts se produiraient avec les soldats boulangistes. Erich et Alban pouvaient périr au combat ou être faits prisonniers, peut-être même fusillés, à moins que Pierre Fresnay pût intercéder en leur faveur.
Il fallait qu’à Ujiji, les villageois acceptassent de fournir les matériaux nécessaires à la construction d’embarcations afin de rejoindre la rive opposée, puis de s’aventurer aux confins de la Lualaba et du Katanga. Certains étaient les périls, incertaine par contre la réussite du plan.
Alors, Erich pria. Il souhaita que la Providence ou toute autre force fabuleuse se manifestât et permît aux hommes sous ses ordres de brûler les étapes, de rejoindre l’objectif en un raccourci, une ellipse spatio-temporelle dont cette Afrique recréée, réinventée, était friande.
Au loin, à l’horizon quiet, où avaient disparu tous les animaux incongrus, toutes les chimères paléontologiques, leur rôle achevé, il aperçut, incertain encore, une espèce d’entonnoir horizontal, une nouvelle singularité prendre forme, se générer.
« Un trou de ver… spontané ou voulu ? » se dit-il.
Von Stroheim en informa Alban.
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Frédéric n’en doutait point. La jeune Anglaise qui lui faisait face était folle à lier. Cependant, il doutait de sa réalité. Certes, le canon du pistolet qu’elle brandissait était encore chaud. Mais il n’avait plus de balle. Alors, Tellier observa son environnement. Il constata le carnage, la présence de plusieurs cadavres dont un baignant dans une pièce d’eau où le sang du mort s’était mêlé au liquide clair. Ce bassin, tout comme le reste du jardin, défiait les lois de la gravité car suspendu à la voûte céleste : pourtant, ni l’eau qu’il contenait, ni le cadavre ne chutaient. Certaines dépouilles arboraient des vêtures ancillaires. D’autres des habits bourgeois dont la coupe n’était pas celle de 1888.
L’Artiste rapprocha ces toilettes de celles à la mode du temps où il luttait contre Galeazzo.
- J’ai été projeté au milieu des années 1860... Se dit-il. J’ai beau m’attendre à tout, je ne comprends pas la raison de ce saut dans le passé.
Ses yeux s’attardèrent alors sur un des corps. Manifestement, il s’agissait d’une jeune fille d’à peu près une quinzaine d’années, dont les traits marmoréens et la chevelure brune l’apparentaient à celle qui le menaçait de l’arme déchargée.
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- Elle a assassiné sa propre sœur, ses parents sans doute et jusqu’aux domestiques. Par quel démon est-elle possédée, la malheureuse ?
Le visage de la jeune fille paraissait exsangue, les yeux cernés d’un bistre noir. La vivante ou presque continuait son délire dans la langue de Shakespeare.
- J’ai épargné Dinah. Savez-vous qui est Dinah?
- Oui, votre petite chatte blanche…

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- Merci… Quelqu’un qui me comprend enfin !
Le cerveau de Frédéric fonctionnait à toute allure. Il avait fait le lien entre le prisonnier du miroir et la réalité altérée dans laquelle ce dernier l’avait projeté. Ici, Alice existait bel et bien. Mais elle était folle et sous l’emprise d’une entité maléfique. Pourtant, persistait la manifestation de l’inversion du décor. À ces arbres et ces bosquets comme plantés dans le ciel, s’ajoutait la vision d’une propriété reflet qui, telle une veste réversible, exposait ses structures internes au-dehors, ses étages supérieurs et son toit en sous-sol, tandis que, comme dans une holo simulation souffrant d’un afflux de données mal contrôlées, des zones entières se pixélisaient, agrémentées d’éclairs galvaniques, alors que d’autres se décomposaient en éclats mosaïcaux de pâte de verre déstructurée.

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L’Aventurier s’approcha de la demeure biscornue avec moult précautions, suivi par une Alice chantonnant et sautillant :
- Je rentre chez moi… je reviens à la maison…
Parvenu au vestibule, les marches de guingois au-dessus de sa tête, Tellier dut ramper sur la mezzanine du porche pour pénétrer dans la bâtisse. L’ouïe de l’Artiste perçut des geignements plaintifs dont les accents particuliers lui permirent d’identifier Pieds Légers et le révérend Dodgson. Toutefois, il était impossible de localiser précisément les deux prisonniers dans cette incongruité à la tridimensionnalité bouleversée. Une puanteur s’élevait des aîtres. Il ne s’agissait point là de la décomposition des victimes d’Alice. C’était comme si le Mal absolu se manifestait, exhalait ses méphitiques vapeurs.

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Des silhouettes imprécises flottaient dans cet éther, pendues çà et là à des fils invisibles. Pitoyables marionnettes de chair, restes éviscérés de gibier, mais aussi d’animaux familiers : chiens, lapins, perdrix, faisans, chevreuils, marcassins, etc.
Frédéric s’avisa de la présence d’une morte inattendue, n’appartenant pas à la famille ou aux domestiques d’Alice Liddell. Elle se tenait assise au clavier d’un demi-queue, le parterre demeurant au plafond, les anglaises d’ébène pendouillant comme des girandoles. Le pistolet n’était pas la cause du décès. Mais, lorsqu’il s’approcha du cadavre suspendu, le Danseur de cordes eut un léger mouvement instinctif de recul. Il lui en fallait beaucoup pour s’émouvoir, or, là, l’effroi céda la place à la simple surprise.

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- Quelle mise en scène macabre, marmonna l’ancien gamin des barrières.
Le corps avait bénéficié d’une naturalisation dans les règles de l’art, mais au-delà du simple embaumement funéraire destiné à une préservation temporaire. Autrement dit, on avait empaillé la morte. Qui avait osé faire cela ? Certainement pas Alice ! Le thanatopracteur ne s’était pas contenté de conférer à la jeune trépassée une allure vivante factice, tels les spécimens communs aux muséums d’histoire naturelle, mais il en avait rajouté ici dans l’horreur et la théâtralité grandguignolesque. La dépouille était ainsi plus proche d’un épouvantail sorti tout droit d’un classique du cinéma d’épouvante bidimensionnel que de l’œuvre d’un taxidermiste. La défunte était affublée d’un masque horrible, peinturluré et grimaçant en peau humaine séchée. Frédéric ne put s’empêcher d’interroger Alice.
- Who is she ? Qui est-elle ?
Avec désinvolture, miss Liddell répondit :
- Une poétesse hantant cet outre lieu, Marie d’Aurore.
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Pour Frédéric le crime était signé. Aurore-Marie de Saint-Aubain était passée par là avant lui mais il doutait cependant que la jeune femme eût été capable de profaner le cadavre. Fort à propos, il se souvint du mode opératoire du comte Galeazzo usité autrefois à l’encontre du véritable Ambrogio del Castel Tedesco en 1867. Or, di Fabbrini n’était plus, la seule personne digne de lui dans le mode horrifique était son épigone, sir Charles Merritt.
- L’élève chéri qui depuis a surpassé mon défunt maître, Charles Merritt est l’auteur de ceci.
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- Sir Charles est un méchant homme, fit Alice en chantonnant. Il m’a tenue captive et m’a donné treize ans pour l’éternité.
- L’éternelle jeunesse. Bien des demoiselles vous envieraient, rétorqua Tellier.
- Pas à ce prix.
Cependant, Frédéric ignorait que la présence du cadavre de Marie d’Aurore ne pouvait s’expliquer uniquement par l’intervention du mathématicien. A fortiori, même le parasitage de cet outre monde par les souvenirs tourmentés d’Aurore-Marie n’offraient pas une solution satisfaisante. Manifestement, il était un autre être, possédé par des personnalités multiples qui avait conçu cet avertissement déviant, ce monde indésirable, l’aventure vécue par tous en ce roman. L’Entité demeurait mystérieuse et se refusait encore à ceux qui s’acharnaient à vouloir la démasquer. Il ne s’agissait ni d’un résidu de Fu ni de Daniel Deng. Comme si elle eût capté les rémanences de cet a-lieu, Alice, tout en chantonnant et s’amusant à tripoter les bibelots suspendus, révélait à l’Artiste qui se cachait derrière la macabre mise en scène.
- Tu ne m’attraperas pas A El, tu ne m’attraperas pas… je suis plus vive que le furet, je suis plus futée que le renardeau…
Frédéric voulut alors pousser la folle dans ses derniers retranchements. Il devait savoir ce qui s’était passé dans la demeure réelle, au milieu des années 1860.
Des lueurs de lucidité éclairaient parfois le regard de la démente.
- Miss Liddell, il y a longtemps que vous vivez ici…
- Depuis toujours. Nous étions trois sœurs et j’étais la cadette. J’omets à dessein notre frère aîné Harry.  
-  Oui, cela, je le sais… mais ensuite… quel drame s’est déroulé alors que vous atteigniez l’adolescence ?
- Le révérend s’était immiscé dans nos vies. Il avait écrit pour moi les aventures d’Alice sous terre, lorsque j’avais dix ans…
- Le révérend Dodgson ?
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- Oui, bien sûr… mais il a changé… comme moi… il venait de me promettre qu’il publierait sous peu une version étoffée de l’histoire, intitulée cette fois Alice au pays des merveilles…
- D’accord…
- Je crus à une preuve d’amour, à un cadeau, jusqu’à ce que je m’aperçusse qu’il n’avait d’yeux que pour ma sœur aînée.
- Ina ? Demanda Frédéric.
- Oui, Ina… je m’étais crue l’amie enfant exclusive…
Tout le cadre des inhibitions victoriennes était en train de craquer durant cet échange. Tellier comprit qu’il s’agissait d’amours interdites. Alice poursuivait, le visage faussement impavide.
- Nous étions à l’été 1865... Je proposais à Charles (Frédéric frémit à l’énoncé du prénom. Il était en train de comprendre.) une puérile partie de cache-cache… prenant soin toutefois que ni Edith ni Ina n’en fussent exclues. Je me retrouvais sous les combles de notre maison… Outre les accoutumées vieilles malles s’y trouvaient également quelques objets auxquels je n’avais nullement prêté attention auparavant, dont un miroir piqué de Venise… cette grande psyché de Murano, fort baroque et tarabiscotée remontait à près de deux cents ans. Surchargée, elle avait cessé de plaire. Cependant, mes souvenirs d’enfance n’en avaient gardé aucune trace. Nous la possédions pourtant. Par quel hasard, m’avisai-je de sa présence ? Ce fut alors qu’un appel émana de l’objet… Fascinée, je me penchai et entendis le murmure doucereux du miroir. « Regarde-moi… regarde-moi… mire-toi en moi… ». Insouciante et sotte, j’obéis à la chose…
- Vous fûtes aspirée, c’est cela ?
- En effet, la glace m’absorba et se nourrit de moi… Je me retrouvai de l’autre côté où tout était inversé… un grenier tourmenté, discordant, où l’obscurité dominait, où le noir vous entravait. Je perçus bientôt d’autres présences. Je n’avais pas été la seule à être ainsi piégée… la jeune fille de tantôt, Marie d’Aurore était prisonnière…
- Que s’ensuit-il ?
- Un homme…oui, il y avait aussi un homme dont la silhouette sombre me disait quelque chose… Il m’était impossible de distinguer les traits de ce personnage. Mais lorsqu’il s’adressa à moi, ses inflexions étaient en tout point semblables à celles du révérend Charles…cependant, un détail me troubla. À la différence de celle de Charles, cette voix ne bégayait pas. Désarçonnée, je crus que le miroir l’avait également attiré et le choc et la peur avaient effacé son défaut d’élocution.  

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- Oui… Je comprends…
- L’homme me demanda ce que je faisais là… je lui racontais tout naïvement. Je sentis comme un froid émaner alors de lui… sa langue était noire et vipérine… non pas un démon mais une autre chose d’aussi malsaine… je ne sais si vous connaissez les anciennes céramiques grecques avec leurs figures noires…
- J’ai visité assez de musées pour en visualiser quelques-unes…
- De même monsieur, vous savez peut-être que mister Dodgson était un adepte de la photographie…
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- Oui, naturellement. Vous avez souvent posé pour lui. Si je ne me trompe, il vous a immortalisée sous les oripeaux d’une jeune mendiante…
- Tout à fait… en ce temps-là, j’étais heureuse… J’eus la ferme impression que, celui qui me parlait n’était pas tout à fait le révérend Dodgson mais son ombre, ou, mieux, son négatif photographique. Moi-même, j’apparaissais étrange… toute ma peau était enténébrée alors que mes cheveux d’ébène étaient devenus d’un blanc immaculé et je pensais que, si Marie d’Aurore possédait en cet outre-monde ce physique-là, un alter ego devait exister par ailleurs, blond ou albinos, revêtu d’une robe de deuil. Il voulait sortir de là, absolument… il me subjugua... Il sollicita mon aide mais, afin qu’il parvînt à s’extirper de la glace, il me fallait attirer son double du monde réel, soit Charles en personne. Alors, il m’intima l’ordre de l’appeler. « Vous n’y songez pas, répondis-je. Jamais ma voix ne lui parviendra à travers ce miroir ». Il insista. Si je réussissais, il me promit monts et merveilles. Il instilla en moi la haine de mes sœurs et de mon frère. Il sut jouer avec tous mes états d’âme. Il me dit, pour conclure : « Le vrai Charles Dodgson, c’est moi. L’autre n’est qu’un usurpateur, une tromperie. C’est lui qui m’a enfermé dans le miroir ».
- Et là, vous vous êtes résolue à obéir à cet inconnu que je ne puis qualifier de tout à fait humain ? S’enquit l’Artiste.
- Monsieur, j’ai agi en état hypnotique. Il a abusé de mon jeune âge et de mon innocence. Il m’a fait accroire que celui qui se faisait surnommer Lewis Carroll escomptait épouser ma sœur Ina l’année suivante.
- 1866, donc…
- Je n’ai plus hésité, j’ai appelé à l’aide. La puissance de mes cordes vocales fit merveille. Elles résonnèrent, franchissant le tain, retentissant dans tout le grenier, se répandant à travers toute la maisonnée, y compris dans le parc.
- Il y avait là quelque chose de surnaturel, constata Tellier.
- Certes, mais cela ne m’étonna point. Le pire, à ce que je compris, fut que ni Edith, ni Harry et ni Ina ne m’entendirent. Seul Charles perçut mes cris. Aussitôt, il accourut. La psyché l’aimanta. Je vis les bras de son double saisir les siens et l’entraîner dans cet espace clos. L’absorption fut complète tandis que çà et là se manifestaient d’autres entités prisonnières du miroir. C’étaient, au mieux, des ombres, au pis, des êtres inachevés, dont des parties de corps manquaient, comme si l’espace contenu par la glace les eût comprimées et mutilées. Son forfait accompli, celui qui se prétendait le véritable Dodgson abandonna son sosie à ces créatures de la nuit, puis, m’empoignant, me poussa hors de cet univers en réduction avant de m’emboîter le pas.
- Tout ce que vous me contez, mademoiselle, défie les lois les plus élémentaires de la physique. Cela ressemble à un cauchemar. Moi-même, présentement, suis prisonnier de ce mauvais rêve. La maison inversée dans laquelle nous nous trouvons, symbolise la personnification de votre faute.
Alice s’empourpra de colère.
- J’étais irresponsable. J’ai agi sous ses ordres.
- Parce qu’il a trouvé en vous la faille.
- Je crus gagner ma liberté, échapper à la tyrannie de mes parents. J’avais la beauté espagnole de ma mère. Je recherchais un chevalier servant. J’ai cru que l’alter ego de Charles serait celui-ci. Pour me délivrer de mes tourments, il m’ordonna de me débarrasser de tout mon entourage. Le pistolet, je l’ai toujours sur moi.
Sarcastique, Frédéric jeta :
- Cette arme n’est plus qu’un leurre vidé de sa substance. Vous n’avez plus de balle. Rien n’ici n’est réel. Vous n’êtes pas Alice mais son image.
La jeune fille poursuivit sa déblatération sans faire cas du Danseur de Cordes.
- Mon pistolet fit preuve de prodiges. Il était insatiable, doté lui-même de vie. Je n’avais même pas à le recharger, il tirait tout seul, obéissant à mes pensées meurtrières. Ses projectiles, inépuisables en apparence, firent mouche à chaque fois. Mère fut ma première victime.
- Lorina Liddell, je suppose.
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- Vous supposez bien. Vinrent ensuite les tours d’Harry puis de père.
- Ah ! Le fameux meurtre du père. Très mélodramatique. Le complexe d’Œdipe, mais ici au féminin.
- J’exécrais père, son rigorisme, son puritanisme coincé.
- La morale victorienne dans toute sa splendeur corsetée.
- Henry mourut sur le coup, tout comme mon frère. Plusieurs domestiques tentèrent d’intervenir et de me désarmer, en vain. Ils subirent mon ire.
- Et l’autre, pendant ce temps, que faisait-il ?
- Il agissait en spectateur, m’encourageant, se délectant de mon audace, applaudissant à mes exploits. J’étais sur un nuage.
- Noir…
- Mais je m’en moquais. À l’air libre, dans les jardins, je poursuivis mon œuvre de mort, pourchassant les ultimes témoins de ma servitude.
- Le cadavre tantôt, aperçu en bas, cette jeune fille, c’était Ina, n’est-ce pas ?

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- Ina ? Oui… elle a fini comme tous les autres. Une petite balle de rien du tout a fait cesser de battre son cœur. Le pire fut que l’autre Charles poussa l’abjection jusqu’à me photographier après que j’eus commis ce crime. Même Edith, ma dernière sœur n’y réchappa pas. Je la jalousais encore plus à cause de ses cheveux de feu et de sa peau diaphane. Pourquoi le Seigneur lui avait-il octroyé cette beauté d’Albion, alors que moi, je me jugeais laide, noiraude, inintéressante ? Edith s’était réfugiée dans la cabane du jardinier. Piètre abri… il me fallut deux balles pour en venir à bout. Puis, m’extirpant de ce cénotaphe, j’aperçus une petite chatte blanche. Un regard scrutateur et félin me questionnait, voire, m’admonestait. C’était Dinah. Ses moustaches et ses oreilles frémissaient de reproches. Elle se mit en boule et commença à feuler. Dinah avait compris. J’esquissais un geste mais ne pus l’achever. Mon arme se refusait à occire mon animal de compagnie. Ma raison l’a pris en pitié.
- Si Ufo entendait cela ! S’exclama Frédéric.
- Qui est Ufo ?

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- Un chat… noir et blanc, un ventre sur pattes…
- Le faux Dodgson m’avait trahie. Il fit venir la police du comté. Je fus jugée irresponsable, frappée de folie soudaine et enfermée à Bedlam. J’y demeurais vingt-et-un ans. Lui, fit sa vie de son côté. Adieu col blanc et habit noir. J’appris ce qu’il était devenu, le plus grand malfaiteur de tous les temps.
Tellier faillit lancer : « Le Napoléon du crime », mais s’arrêta.
- Inutile, mademoiselle de me dévoiler le nom de votre mentor. Sir Charles Merritt dont la réputation sulfureuse a fait le tour de toutes les polices bien informées et non inféodées. Ce n’est pas pour vous que je suis ici, toutefois, ni pour lui, mais pour le vrai Dodgson et Guillaume, un de mes fidèles lieutenants. Les avez-vous vus récemment ?
L’Artiste marqua une pause puis reprit, l’idée lui venant :
- Y a-t-il des miroirs dans ce monde ?
Frédéric raisonnait vite, fort des savoirs acquis dans la Cité. Si l’on admettait que cet univers dingue, sens dessus dessous, était à l’image d’un cerveau schizophrène, il pouvait aussi, pourquoi pas, être le produit d’un univers bulle hendécadimensionnel replié sur lui-même, un modèle autrefois conceptualisé par les Pi, et caprice aidant, pouvant aller jusqu’à seize dimensions. Si l’on prenait en compte la gravité quantique à boucles, il était normal que ce monde fût doté d’interconnexions et d’interfaces reflétant le reflet. Un monde de pléonasmes. Mais un monde déformé, malade, comme sans doute le cerveau de celui qui l’avait dessiné, le plafond en bas, les parterres en haut. A El ?
Alice avait capté une partie des pensées de l’Artiste. Elle rétorqua :
- Ce n’est pas moi A El, bien que sir Charles l’ait cru. A El est là-bas, en Afrique. Il vous a attaqué, c’est pour cela que vous êtes ici. Vous avez raison. Il n’y a qu’un seul miroir normal en cette demeure. Du moins, sa normalité se limite-t-elle au fait qu’il soit fixé au sol.
À cet instant, Frédéric aperçut l’objet, dressé sur les moulures du plafond sur lequel, pour rappel, tous deux se déplaçaient depuis le début de cet entretien. C’était une psyché inverse, tain extérieur convexe, glace proprement dite interne et concave. Un miroir dans le miroir, pensa avec justesse l’Artiste.
- Pieds Légers et Dodgson sont là-dedans, c’est indubitable, fit Frédéric. Il va me falloir briser cette prison pour les en délivrer. Mademoiselle, je vais avoir besoin de votre aide pour détruire cette glace aberrante.
- Les chandeliers en argent… ils sont dans le vaisselier, ici, qui tient en équilibre grâce à ces colonnettes.
Tellier retrouva alors son agilité légendaire d’acrobate. Il parvint à s’accrocher aux colonnettes torsadées puis à ouvrir le meuble avec son rossignol dont il ne se séparait jamais. Aussitôt, de la vaisselle chut sur le plafond et s’émietta. Les chandeliers suivirent mais Frédéric réussit à s’en saisir après une cabriole impensable, art du Harrtan oblige. À l’instant où il s’apprêtait à faire éclater le tain, un scrupule le fit hésiter quelques secondes.
- Mais s’il s’agissait de glaces plurielles, gigognes, mises en abyme, emboîtées les unes aux autres ? À Dieu-vat !
Les craintes du Danseur de Cordes se concrétisèrent ; il se retrouva attelé à une tâche infinie tel Sisyphe avec son rocher, en un temps suspendu par quelques sortilèges, en un éternel recommencement. Il détruisit des dizaines de glaces (il ne put précisément les dénombrer) avant d’atteindre la couche ultime infinitésimale, d’où sortirent enfin Pieds Légers et Dodgson. 
A suivre...

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