Daniel
Lin avait laissé s’accomplir les tristes desseins de la baronne de Lacroix-Laval
alors qu’il aurait pu tout effacer d’un seul clignement des yeux. Mais il ne
l’avait pas voulu. Pourquoi donc? Était-ce faiblesse de sa part ? Devait-il une
fois encore composer avec son côté obscur ? Ou bien était-ce encore un aveu de
son immaturité ? Lorsqu’il avait pris l’apparence d’un groom chez la duchesse
d’Uzès, il avait ainsi révélé son âge réel aux yeux de ses compagnons. Or, ces derniers n’avaient pas compris ce
signe.
Oui,
Dan El était bien cette Entité parturiente adolescente, pas toujours sûre
d’elle-même, pas toujours satisfaite du résultat de ses expériences.
Aujourd’hui,
il aspirait à comprendre d’où pouvait provenir cette chronoligne qu’il n’avait
pas désirée. Qui tenait maintenant toutes les cartes entre ses mains ? Pour ce
faire, il lui fallait laisser se dérouler les événements, y compris les plus
désagréables, les plus gênants pour son orgueil.
Cependant,
Daniel Lin n’était pas de bois, loin s’en fallait. Il souffrait mille morts, se
morigénait d’avoir sacrifié ainsi la journaliste Yolande de la Hire. Mais
voilà. La force des choses lui commandait de ne pas intervenir, de rester en
retrait. Aurore-Marie de Saint-Aubain avait emporté la partie dans ce duel,
mais cette victoire, toute relative, se solderait bientôt par le plus retentissant
des échecs.
De
cela, Dan El en était persuadé. Il ferait tout pour que la baronne soit
éliminée de la scène et du Multivers. Il y avait longtemps qu’il avait pris
cette résolution. Cela faisait déjà quelques millisecondes, c’est-à-dire une
éternité au sein de la Réalité trans quantique.
Il
n’empêche. Observer sans intervenir, étudier les bouleversements qui se
produisaient sur le continent africain, voir le chamboulement de la nature,
contrecarrer l’ordre qu’il y avait mis jadis, l’agaçaient prodigieusement.
Dan
El se voulait fort, au-dessus de toute peine et de toute colère. Antan, il
avait combattu ses démons intérieurs, piétinant en-dedans de lui Fu le Suprême
ou encore Johann van der Zelden qui avaient surgi de son inconscient. Il
pouvait renouveler cet exploit de se vaincre lui-même.
Or,
était-ce bien le cas cette fois-ci ? Le Mal toujours renaissant était-il à
l’intérieur de lui ?
Il
en doutait et il croyait ne pas se tromper. Quel avantage avait A-El à essayer
de le doubler et à prendre le dessus dans cette Création toujours en gésine,
mais également toujours renouvelée et perfectionnée ? Antor, son autre
lui-même, avait accepté de lui laisser conduire le bal. Il s’en souvenait
clairement.
Daniel
Lin avait pris grand soin de ne pas céder à la tentation de sacrifier tous les
êtres vivants résultant de sa parturition. Désormais, les Castorii, Helladoï,
médusoïdes, ovinoïdes et autres espèces avaient autant de chance de parvenir au
climax de l’intelligence que ses humains si privilégiés et si chouchoutés.
Du
moins Dan El tentait-il de s’en persuader.
Bien
évidemment, il se trompait. Ses yeux se dessilleraient mais pas dans cette
piste temporelle. Le réveil serait amer. Alors, l’incorrigible divinité,
acculée, serait contrainte à faire le plus difficile et le plus improbable des
choix. Résignée, elle accepterait l’impensable. Non pas son effacement quoique
en quelque sorte c’en serait un…
Le
hasard, la destinée…
Déjà
les dés avaient été lancés. Ils roulaient sur le tapis des probabilités et, au
fur et à mesure que l’incertitude quantique s’estompait, le gong du renoncement
retentissait tel un glas annonciateur de l’enterrement des illusions de celle
ou celui qui, un instant, avait cru tenir entre ses mains, le sort du
Pantransmultivers.
Chant
funèbre, regrets de ce qui aurait pu être avec plus de discernement.
Qui
avait besoin d’un dieu?
Le
libre arbitre…
Pourtant
ce besoin de donner la vie était plus que pressant car un monde dépourvu de
mouvement et de pensée lui était insupportable…
Déchirement
de son être au-delà de toute douleur.
L’énergie
dont il avait dû se séparer, ces lumières qui se détachaient de lui et se
faisaient matière, ces incandescences sublimes qui devenaient pré particules,
photons, planétésimaux, soleils, planètes, cellules…
Abandonner
cette transcendance…
Il
pleure dans mon cœur…
Or
Daniel Lin n’avait pas de cœur. Ni de corps véritable à proprement parler.
Illusion… dans un monde simulé en réduction.
Mon
beau navire, ô ma mémoire…
Cette
mémoire si cruelle qui refusait de se mettre en berne…
Cela
lui était impossible. Il aurait fallu qu’il ne fût qu’une créature sans
conscience, sans souvenirs… moins qu’un crabe, moins qu’une amibe…
Il
avait tant lutté pour obtenir la perfection…
Mais
le vert paradis des amours enfantines…
Quel
malheur qu’il fût tombé amoureux de sa création !
Quelle
ironie de s’être autant entiché de l’humanité !
Sisyphe,
Prométhée, Achille, Ulysse, il était, incarnait tous ces dieux, demi-dieux ou
héros… portant sur ses épaules le fardeau de l’ardente obligation. Donner la
vie lui était plus nécessaire que respirer, voir ou entendre, penser, réfléchir
ou anticiper…
A
qui pouvait-il confier ce qu’il éprouvait et ressentait ? Personne en ce monde
ne pouvait partager sa peine infinie… pas même A-El… lui était trop
raisonnable… lui ne se serait pas lancé dans cette insensée création… oui… lui
n’aurait pas agi et rien n’aurait vu le jour…
Ah! Soupirs et larmes mêlés pour celui qui
n’avait ni yeux ni bouche…
Pourquoi
ne pas flotter dans le rien empli du tout potentiel comme autrefois? Sans se
poser de question… existant une seconde, un milliard d’années. Se laissant
emporter par les vagues d’un néant grouillant de mille opportunités…
Revenir
en arrière, au commencement du commencement…
Sans
identité encore, sans désir ni volonté…
Pas
assemblé, morcelé et fragmenté encore, nageant au hasard, ne sachant pas même
qu’il était vivant et que la conscience frappait à la surface de son être…
Un
embryon, un têtard divin, ni créé ni engendré…
Un
miracle ? Non !
Une
malédiction, plutôt…
Aspirer
à ce chaos primordial, à n’être rien ou presque, retourner à cette innocence, à
cette enfance en gésine…
Mais
il était trop tard.
Daniel
Lin avait des devoirs, des obligations, des serments à respecter…
Dan
El se devait à lui-même.
Je
suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé…
Hélas
! Trois fois hélas…
J’ai
plus de souvenirs que si j’avais mille ans…
Relevant
la tête, Daniel Lin sortit de sa sombre méditation. Sa décision était prise. La
partie continuait. Aurore-Marie était condamnée, Charles Merritt également
ainsi que le baron Kulm et toute son engeance.
Ah
! Dan El ! Tu ne te posais surtout pas la question de savoir d’où provenait ce
pseudo baron, ce faux humain et véritable Asturkruk. Sans doute, le savais-tu et te contentais de lui tenir la bride.
Peut-être te sentais-tu quelque peu coupable ?
Oui,
assurément.
Mais
il était plus confortable pour toi de laisser les choses aller quelques
millisecondes encore dans ce temps leurre, dans cet univers tronqué et menteur…
Tu
repoussais la sanction autant que tu le pouvais… peur ou lâcheté de ta part ?
Indifférence ou désinvolture ? Incapacité à grandir pour de bon ou refus
d’admettre ta responsabilité dans ce gâchis ?
Qui
aurait pu t’analyser ? Lobsang Jacinto si tu lui en avais donné les moyens.
Or
le noble Amérindien te vénérait trop pour oser te dire en face que tu étais
dans l’erreur depuis l’aube des temps. Il était ta conscience mais tu l’avais
muselé en partie.
Il
pleure sans raison dans ce cœur qui s’écœure…
Mensonge.
Trahison, déraison…abysses de l’impuissance…
Pauvre
Dan El.
***************
Le
spectacle était terminé, et les avis partagés. Violetta n’y avait vu
qu’esbroufe et voyeurisme tandis que Deanna Shirley, d’évidence, malgré la
conclusion violente attendue et redoutée, avait goûté à cette exhibition de
femmes qui lui rappelait toute cette tradition romantique hollywoodienne où le
duel au pistolet ou à l’épée tient une place non négligeable dans les scénarios
plus ou moins tortueux et librement adaptés de maints chefs-d’œuvre européens
du XIXe siècle.
Michel
Simon, la raillant, déclara :
-
Ouaip, ma jolie, c’était pas très bath tout ça. Deux pépées avec des flingues,
quoi de plus banal ? J’aurais préféré mille fois un beau duel dans la boue de
catcheuses bodybuildées en bikini. Y aurait eu de quoi se rincer l’œil.
-
T’as raison, opina Carette, mais les boxeuses, c’est pas mal non plus.
-
Mes aminches, vous oubliez le Harrtan, le championnat galactique féminin de
l’an 2501 que j’ai pu admirer en holo vision en direct, siffla Craddock. Là,
c’était un combat de première, la finale entre la Castorii Ouata et la
dinosauroïde Krriiauuis. Il m’a fallu deux nuits pour m’en remettre.
-
Vous avez de ces goûts violents, jeta Louis Jouvet tout en allumant une
cigarette. J’en suis resté au lawn tennis avec Suzanne Lenglen.
-
Des passe-temps de papy, se moqua DS De B de B.
Un
peu en retrait, le faux groom entendait cet échange mais restait dans sa bulle.
Nous savons pourquoi.
«
Je ne suis pas ce jeune dieu primesautier qui, tout à son caprice, engendre le
désordre et efface tout ce qui n’est pas à sa convenance. Que n’ai-je encore un
mentor, un Gana-El, pour me conseiller et me remettre sur les rails ! »
***************
Aurore-Marie
avait été ramenée à Bonnelles, gênée par son bras en écharpe. Victurnienne,
puisque c’est ainsi qu’il faut la désigner, la cajolait, afin que sa
convalescence se déroulât le plus doucettement possible. Elle venait apporter
la bonne nouvelle à son égérie tandis que Marguerite elle-même la consolait par
de menus colifichets. Tout cela entretenait une amitié sincère.
La
baronne de Lacroix-Laval recevait force lettres de soutien, de souhaits de bon
rétablissement venus des quatre coins de la France boulangiste. Il y eut même
un courrier en anglais rédigé par un certain Lord Percival Sanders. Alors que
la maîtresse du brav’général s’entretenait de choses et d’autres avec notre
poétesse anonchalie sur un lit de repos, la duchesse fit son entrée dans la
chambre avec tout son éclat habituel, porteuse d’informations propres à
émerillonner celle qui passait son temps à gémir sur son sort de blessée
infortunée (ceci selon ses dires perturbait sa fertilité créatrice du fait
d’une persistance chronique des élancements musculaires et, par conséquent,
l’empêchait de jeter par écrit de nouveaux vers inspirés qui, telles des
fumerolles, se dissipaient en sa psyché et en son intellect, à peine extirpés
de la gésine de son cerveau). Elle eût voulu bibeloter en compagnie de
Marguerite du côté du Bon Marché mais son corps la trahissait.
-
Ah! Que je suis aise de vous trouver ainsi, à demi assise plutôt qu’allongée.
Cela prouve que vous recouvrez vos forces.
-
Point tout à fait, chère tendre. Je ne puis encor ingurgiter autre chose que
quelques maigres bouillons fort peu nutritifs et la vacuité de mes entrailles
tend à se manifester par de malséants grondements. Je vous fais grâce des
tisanes dont m’abreuve cette bonne Alphonsine.
-
Mon amie, j’ai de grandes nouvelles qui vont réjouir votre cœur et porter au
loin tous les noirs nuages qui assombrissent votre front. Ce Petit Bleu.
-
Puis-je en prendre connaissance ? s’enquit Aurore-Marie avec une impatience non
feinte.
La
duchesse lui tendit alors le pli soigneusement conservé dans son réticule. La
baronne s’en empara d’une main tremblante.
-
Albin ! Albin sera là ce soir !
-
Il est normal que l’époux se préoccupe de votre état et vienne vous
réconforter.
-
Ce geste d’affection me soulage grandement. Déjà je me sens mieux.
Marguerite
de Bonnemains crut bon de remarquer le journal quelque peu froissé que madame
de Rochechouart de Mortemart tenait en son autre main.
-
La bonne presse relaterait-elle avec objectivité l’exploit dont vous fûtes la
reine ?
-
C’est Le Petit Journal ? questionna la baronne.
-
Le Supplément Illustré seulement, répondit la duchesse.
-
Ah ! Ma chère, faites que je puisse savoir si la meute des plumitifs stipendiés
à la gueuse a cessé d’aboyer à mon encontre et a su compatir à ma souffrance !
Madame
d’Uzès montra l’illustration avec un sourire qui en disait long.
Le
dessinateur représentait avec tous les poncifs mélodramatiques en usage à cette
époque la scène du duel, respectant jusqu’au moindre détail les tenues
vestimentaires de ces dames. Dans une autre réalité, dans une autre
chronoligne, les protagonistes eussent dû apparaître tout à fait différemment.
Le
cours de l’histoire, comme nous le savons, est fort élastique, et, dans un
autre 1888, le Supplément Illustré du Petit Journal aurait montré aux
lecteurs ébahis Barbenzingue en personne, ridiculisé par Monsieur Charles
Floquet, Président du Conseil, humilié par ce péquenot, ce politicard, car, blessé au cou par l’épée de ce
jean-foutre républicain ![1]
Là,
en cette autre piste, rien de tout cela. Deux femmes superbement adonisées,
l’une bringue brune en rouge criard, l’autre blonde et éthérée coiffée de longs
tortillons, s’affrontaient sur la lice du Champ de Mars avec d’antiques
pistolets à un seul coup. L’artiste avait choisi de figurer le moment décisif où
la balle de l’arme de la baronne de Lacroix-Laval frappait au cœur Yolande de
la Hire.
Aurore-Marie
aurait dû afficher son ravissement devant l’exactitude objective de ce
rendu graphique de l’événement. Las ! Elle critiqua.
-
Mais ce n’est pas moi ! Je ne suis pas ressemblante. Le goujat qui m’a dessinée
ne m’a jamais vue, c’est indubitable ! Je n’ai pas une poitrine aussi
développée, un buste aussi conséquent et un nez aussi long. Il me défigure et
il m’a maquillée comme une créature de café-concert ! C’est un scandale.
J’exige un droit de réponse.
-
Ne vous fâchez pas, ma mie. Lisez plutôt. Le texte est élogieux et vous rend
justice.
Aurore-Marie
fit la moue et consentit à jeter un coup d’œil à la prose alambiquée du
journaleux.
« La
frêle muse, notre championne des lettres, est le nouveau David de notre Grande
France. Elle a mis fin au règne du Goliath armé de cette République
putrescente. Il était temps ! »
-
Ce n’est pas possible ! s’exclama avec joie la poétesse. Edouard Drumont a dû
dicter le texte. Bravo !
-
Que vous disais-je ? papillonna la duchesse. Nous avons de nouveaux
ralliés à notre cause grâce à votre geste courageux.
**************
Albin
arriva comme prévu mais il ne put demeurer que deux jours au chevet de son
aimée. Les affaires l’occupaient trop ainsi que la santé de Lise qui avait
attrapé froid alors que nous étions pourtant à la belle saison. Il était vrai
que le moindre courant d’air nuisait à la fillette et que cette dernière avait
commis l’imprudence de sortir dans le jardin de Rochetaillée où elle avait
voulu que le jardinier lui cueillît quelques nouvelles roses. Elle tenait bien
de sa mère ce goût exquis pour toutes les floraisons enchanteresses du
printemps. Sept ans seulement et beaucoup de promesses… Un don déjà affirmé pour
la musique et pour le dessin, une piste à creuser pour ceux qui souhaiteraient
se pencher davantage sur cette innocente enfant et le mystère qui l’entourait.
Des
photographies d’Aurore-Marie prises en 1870 au studio de Nadar comparées à un
cliché de Lise daté de la Noël 1887 auraient trompé le plus grand des experts
tant les deux fillettes étaient exactement semblables hormis la coiffure et la
vêture.
Avant
de prendre congé, Albin offrit à Aurore-Marie des pendentifs d’oreilles d’une
suprême délicatesse. Des camées datant de l’empereur Auguste.
*****************
Sir
Charles Merritt vint rendre compte à Lord Percival Sanders des circonstances de
sa nouvelle acquisition en la propriété fabuleuse et célèbre de par ses
collections extravagantes de notre sybarite Des Esseintes britannique. Il le
trouva en pleine activité examinatrice en ce qu’il appelait son salon des mille
merveilles. Lord Percy était en train d’étudier sous toutes ses coutures un
objet singulier qu’il venait d’acquérir fort cher (plusieurs milliers de
livres), objet dont le sujet fort macabre s’apparentait aux vanités baroques.
Ce faisant, il tirait des bouffées suaves d’un Trichinopoly dont les
volutes, en se répandant dans la pièce, embaumaient tous les aîtres.
Admiratif
devant l’horreur qu’il contemplait et caressait avec lascivité, le noble
dépravé récitait La belle dame sans merci de Keats.
J’ai
rencontré une dame, dans les prés,
D’une
grande beauté - la fille d’une fée; -
Ses
cheveux étaient longs, ses pieds légers
C’était
un autel miniature en provenance des Flandres dont la facture s’apparentait à
un style composite mi espagnol mi brabançon. Les experts en antiquités dataient
l’œuvre d’environ 1680. Traité à la manière des décors du Bernin, constitué d’ivoire,
d’onyx, d’or et de platine, sculpté de colonnes torses surmontées d’un fronton
en marbre de Carrare avec des incrustations de porphyre, l’objet rappelait
quelque tombeau papal. Son sujet était la Mort, crue et cruelle, en cela
que les artistes y avaient intégré trois figurations hideuses mais
authentiques, des cadavres de fœtus humains. Le premier gisait de tout son
long, tel un Christ de Mantegna descendu de la croix, momie bistrée et
parcheminée, comme extirpée des collections érudites d’un Peiresc, couchée sur
la table niellée de l’autel à l’imitation des transis du bas Moyen Âge. Ce
corps fœtal traité aurait extasié un Stankin et un grand prêtre de la Mexafrica
dont, comme nous le savons, la civilisation ineffable aimait à honorer et à
naturaliser les dépouilles obstétricales à tous les stades de leur conception.
L’artiste ou concepteur avait souhaité que les jambes de cette petite momie
fussent enveloppées de fines bandelettes de lin, afin que s’accusât une
certaine ressemblance avec les pratiques égyptiennes d’embaumement. De fait,
ces bandages, dont les chancissures n’étaient pas sans évoquer quelque peau de
banane pourrissante, annonçaient, en une prémonition remarquable, en une
anticipation archéologique hardie, ceux gainant les membres inférieurs de
l’enfant gallo-romain des Martres d’Artières, exhumé en 1756.
Les
deux autres fœtus se tenaient de part et d’autre du cadavre, dressés tels des
gardiens du Saint Sépulcre. À l’état de squelettes, leurs mâchoires édentées
surmontées d’une voûte crânienne polie disproportionnée, paraissaient esquisser
un sourire sardonique. Ce qui frappait tout visiteur, indépendamment de la
présence de ce nouvel objet morbide, c’était l’abondance de toiles de nouveaux
maîtres britanniques accrochées au sein d’un décor qu’avait conçu William
Morris lui-même.
Se
mêlaient d’une manière éclectique et hétéroclite, les superpositions de styles
troubadour, roman, gothique et Tudor - notamment de grands médaillons en émaux
qui alternaient avec des vitraux et des écussons héraldiques hétérodoxes
frappés du lambel des Percival caractérisé par des armes à enquerre.
La
plus récente des peintures était un portrait en pied du maître de céans
exécutée par George Frederick Watts. À ses côtés, on reconnaissait des sujets
plus ou moins médiévaux, mythologiques ou élisabéthains transposés par les
pinceaux inspirés d’Alma-Tadema, James Tissot, John-Everett Millais
et Sophie
Gengembre Anderson.
Remarquant
enfin la présence du mathématicien, Lord Percy interrompit ses investigations,
leva les yeux et dit:
-
Quelle bonne nouvelle m’apportez-vous, très cher ?
-
Le dernier codex que j’ai dernièrement acquis pour vous. Suite à des
circonstances tragiques indépendantes de ma volonté, celui qui me l’a vendu
n’est plus de ce monde pour en confirmer l’authenticité. Je me suis permis de
le décrypter du fait de son ésotérisme aigu et j’ai tout consigné dans ce petit
carnet noir qui doit impérativement être joint à l’ouvrage pour qui veut en
comprendre les arcanes.
-
Ah! Vous m’appâtez avec vos énigmes ! Quelle est donc la teneur exacte du
contenu de ce vénérable livre ? Corrobore-t-il ceux qui, grâce à vous,
m’appartiennent depuis tantôt onze années ?
-
Tout à fait, my Lord. Ce codex cléophradien ici présent complète et achève le
corpus. Il confirme bien des points qui demeuraient encore obscurs ou sibyllins
et permet enfin d’éclairer en leur totalité la Tetra Epiphaneia, la Tetra
Sphaira et l’Embruon Theogonia.
-
Mais cher ami, pouvez-vous me lire quelques extraits choisis dans ce carnet ?
Vous me mettez l’eau à la bouche.
-
L’ouvrage est essentiellement un recueil d’épîtres que Cléophradès d’Hydaspe
adressa à Celse, Justin Martyr, Polycarpe, Marcion de Sinope, Tryphon dont il
croyait à l’existence réelle et l’Imperator Antonin le Pieux en personne. Ce
codex ou recueil est passé entre les mains d’un procurateur équestre du nom de
Quintus Severus Caero - ce nom dénote une origine étrusque - aux services
successifs d’Antonin et de Marc-Aurèle. J’ai choisi de vous faire goûter à
quelques fragments de la prose épistolaire du fondateur de cette secte
gnostique à Marcion.
Tu
dis, Marcion, qu’il nous faut rejeter toute l’ancienne Alliance, que nous
devons bannir du Saint Corpus l’ensemble des livres traduits par les Septante
et n’accepter que ceux du nouvel Israël, du Verus Israël, notamment tous les
écrits de Paul et ceux de Jean de Patmos. Ce serait nous enfermer tous dans la
stérilité et entraîner à terme l’extinction de l’Ecclésia. Jeshua ne fut que
l’ultime prophète. Avant lui, Sakyamuni prêcha l’humilité, la charité, la
compassion. La Religion doit être syncrétique. La Parole de Pan Logos doit être
enseignée aux gentils, prêchée partout, parce qu’elle est universelle. Nous
sommes l’Assemblée, nous ne sommes pas une simple secte orientale.
Lord
Sanders interrompit un court instant cette lecture et s’exclama :
-
Passionnant ! Tout est remis en cause. Décidément, les gnostiques auraient dû
l’emporter.
-
Le plus intéressant vient après, fit Merritt avec un sourire plein de
signification.
Tu
fais erreur, Marcion, lorsque tu dis que le Logos fait chair en Jeshua, puis mû
en Saint Esprit sous forme de colombe, se résume en seulement trois hypostases.
En vérité, je te le dis, Pan Logos se sépara en quatre personnes tout en
demeurant intègre. Il fut Lui mais aussi Pan Phusis, Pan Chronos et Pan Zoon.
Il extirpa le Mal, l’Anticréateur noir, la négation de l’énergie, le démon A-El
qui voulait le défier et provoqua sa chute sur la Terre, le frappant de son
foudre, l’engloutissant au fin-fond de la terre d’Afrique, métamorphosant toute
roche alentour en cristal irradiant la mort. Ainsi fut recréé, reconstitué
l’orichalque du Timée et du Critias. Des créatures démoniaques naquirent alors
de ce bouleversement et se tapirent au sein de cette contrée désolée, étape ratée
de la création de ton faux dieu, singes hybrides géants, reptiles inachevés,
ours des ténèbres, pour qui des païens, des gentils, des tribus égarées des
Chamites bâtirent une cité troglodyte, baptisèrent de nouveaux dieux
hérésiarques qui eurent pour noms Kikomba-kakou et Kakundakari-kakou. Ils leurs
rendirent un culte indigète déviant pour les siècles des siècles.
-
Diable ! Je reconnais ces noms. Van
Vollenhoven m’a rapporté exactement les mêmes faits lors d’une de ses relations
de voyage effectué dans le bassin conventionnel du Congo sur les pas de
Stanley.
-
Je crois que notre cher ami commun a été copié dernièrement par un de ces
auteurs aventuriers à la mode…
-
Henry Rider Haggard ! lança Lord Percy tout joyeux.
Aussitôt,
il se précipita vers une bibliothèque et en retira un petit volume en cuir de
Russie d’une noirceur d’ébène, marqué sur la couverture lettrée d’or d’un
curieux cartouche hiéroglyphique en forme d’ibis, livre qu’il tendit au
mathématicien.
- She,
paru l’an passé. Ce roman nous conte l’existence d’une cité mystérieuse
confinée au centre de l’Afrique et gouvernée par une reine impitoyable et
immortelle, honorée comme une déesse sous le nom de Celle qui doit être
obéie, par une tribu belliqueuse gardienne de ce sanctuaire.
-
Un ramassis de balivernes.
-
Il est normal que vous vous montriez sceptique, reprit Percival, vous êtes un
scientifique donc un rationaliste.
-
Vous oubliez que Rider Haggard est une sorte d’espion. Les services qu’il
rendit au Natal à la Couronne contre la monarchie zouloue après la rouste
d’Isandlwana ne sont pas à dédaigner. Certes son roman s’avère assez ridicule
mais le problème est qu’à l’heure actuelle, des machinations ont cours à
l’étranger, en France et en Allemagne, machinations qui peuvent contrecarrer
nos plans et la prochaine expédition de van Vollenhoven.
-
D’où tirez-vous de telles informations, sir Charles? Je sais votre réseau
efficace et habile mais tout de même… Voilà que vous vous mêleriez de
géopolitique en sus de nos affaires communes?
-
J’ai placé des hommes à moi au sein du Foreign Office, de la Wilhelmstrasse et
du Deuxième Bureau. Apprenez, et je vous simplifie tout à gros traits, que le
chancelier Bismarck ainsi que le général Boulanger semblent avoir eu vent de
l’existence de cette cité africaine qui, si ce que Cléophradès d’Hydaspe
affirme est vrai, recélerait non pas un trésor fabuleux mais les matières et
minerais nécessaires à la conception d’une arme absolue qui assurerait la
domination définitive de l’un ou l’autre protagoniste. La cité de She et
de Cléophradès existe. Cornelis, s’il ne l’a pas découverte, en a recueilli au
moins des preuves verbales auprès des indigènes qu’il a interrogés. C’est
pourquoi je vous demande instamment de mettre en sécurité ce codex avec mon
carnet au cas où des personnes malveillantes appartenant à l’une ou l’autre de
ces puissances viendraient à s’y intéresser.
-
Cela ne me gêne point de vous rendre service. Je possède un secrétaire à
secrets recelant tout le corpus des Tétra-épiphanes ainsi que vos autres
calepins de décryptage, meuble où, par ailleurs, j’entrepose mes collections de
photographies spéciales, mes cyanotypes morbides…
-
Vous parlez sans doute de ces épreuves dans ce goût décadent bien digne de vous
où les photographes n’ont point hésité à fixer le souvenir d’enfants et de
bébés morts, de jeunes filles agonisantes et d’autres joyeusetés.
Lord Sanders murmura :
- She never told her love, de Henry Peach
Robinson… La pièce la plus éminente de ma
collection.
Percy
s’exécuta. Merritt lui confia les précieux écrits qu’il s’empressa d’enfermer
dans le meuble dont eux seuls détenaient les combinaisons nécessaires à en
révéler les contenus turbides.
Alors
que le lord achevait de verrouiller le secrétaire sous l’œil satisfait du chef
de la pègre de Londres, une voix sépulcrale retentit, comme venue du tréfonds
d’un abyme :
« Moi
A-El vous conjure de ne plus jamais sortir ce codex de sa cachette… J’ai dit
! »
La
voix s’était exprimée en latin. Lord Percy devint blême. Sir Charles, tout incrédule
qu’il fût, ne put s’empêcher de frissonner.
« A.
L. Ce ne peut être elle ! La voix
était masculine ! Il me faut en avoir le cœur net ! »
Il
songea.
« Depuis
ces deux années, depuis que je l’ai sortie de Bedlam, les faits étranges,
inexpliqués, se sont multipliés. D’abord, la rematérialisation inopinée (et
j’ai la conviction de n’être pas la seule personne à avoir bénéficié de ce tour
de passe-passe) du codex de ce monde afro-mexicain parallèle, ce livre dit de Sokoto
Kikomba (encore ce nom !). Les corrélations entre ce texte et les écrits de
Cléophradès à Marcion vont au-delà d’une similitude fortuite. Tous deux parlent
de la même chose, de cette matière irradiante capable de détruire. Et l’ouvrage
de cet outre-monde inconnu, que la possession de l’ensemble des codex
cléophradiens permettrait d’atteindre et de piller, nous décrit en termes
terrifiants l’anéantissement d’une révolte amérindienne par l’utilisation d’une
bombe fabriquée à partir des matériaux venus de cette cité congolaise que
Cornelis prétend proche d’une région dénommée Katanga par les géographes au
service de Stanley et du roi des Belges Léopold II.
Mais
je fus témoin, un témoin irréfutable, de la réduction en cendres dudit ouvrage,
aux mains de cet aventurier, de ce D’Arbois, qui mourut calciné, lorsque moi et
ma bande volâmes tout le corpus cléophradien, durant la tragique cérémonie
d’initiation de cette jeune folle, de cette Aurore-Marie, dans les souterrains
de Cluny. Ensuite, toute cette série d’événements en France, avec ce général Boulanger,
cette visite londonienne l’an dernier d’Aurore-Marie de Saint-Aubain,
l’héritière de Cléophradès, la détentrice de sa chevalière sacrée, qui osa
faire de Lord Percy un ami et un admirateur… Depuis, ma bande la piste,
espionne tout ce qu’elle et son mentor, ce Kulm, entreprennent. Leur plan est
bien plus avancé que celui de la Wilhelmstrasse. Le sous-marin, le Bellérophon
noir, qu’un de mes agents aurait dû saboter, doit appareiller début juin.
Un grain de sable s’est glissé, a grippé toute la machine : il porte la
signature de Frédéric Tellier, car lui seul détient cette capacité à contrer
les plus redoutables chefs de bandes. Je ne suis pas né de la dernière pluie ;
je ne suis pas Galeazzo, mon ancien maître. Tellier doit mourir, mais d’abord, je
ne dois point apparaître dans ce complot à visage découvert. Il faudra hélas
m’attirer les faveurs de Madame de Saint-Aubain, la pièce maîtresse de ce jeu
multidimensionnel, si je veux parvenir à mes fins. Je vais interroger A. L. »
Ce
que Sir Charles ne pouvait pas savoir, c’était la propension de cette voix
mystérieuse, d’une entité éthérée, indéterminée, à s’exprimer simultanément en
plusieurs langues et plusieurs lieux, à l’adresse de personnes aussi
importantes et opposées qu’Aurore-Marie de Saint-Aubain, Georges Boulanger,
Werner von Dehner et Gabrielle d’Annunzio (qui venait de réceptionner un
courrier de la baronne de Lacroix-Laval l’informant de sa blessure de
duelliste, tout en espérant qu’elle irait mieux d’ici juillet où elle se
rendrait à Venise afin de recueillir le fruit des recherches cléophradiennes du
poète maniéré). Un autre lien, un autre corollaire échappait au mental de
Merritt, parce qu’il ne possédait pas les connaissances nécessaires, au
contraire, par exemple d’un Tony Hillerman. L’historien d’Agartha City aurait
pu expliquer à notre représentant perverti de l’ère victorienne que les
bibliothèques de Tombouctou, constituées dès le XIIIe siècle, dans cette piste
temporelle comme dans d’autres, avaient servi de vecteur de transmission des
écrits et traités tétra-épiphaniques entre l’Antiquité gnostique et la
Mexafrica. Ces documents, recopiés et traduits dans les langues ésotériques
sahéliennes, en sus de l’arabe, avaient été aussi du voyage triomphal d’Abou
Bakari II
et de la conquête du Mexique par l’Afrique noire. C’était pourquoi
les rédacteurs successifs du Codex de Sokoto Kikomba – dont N’Kongo Utlaln,
grand prêtre du dieu renard Ogo en l’an 2148 d’une histoire alternative[3] - connaissaient d’une manière altérée les formules
d’invocation des quatre hypostases et détenaient un savoir scientifique et
géographique étonnant, dont faisaient partie les composants et les procédés de
fabrication de la bombe absolue convoitée par Barbenzingue.
Fort
peu disert sur les raisons qui le poussaient à prendre aussi brusquement congé
de son ami, Sir Charles se hâta de quitter la pièce et gagna les sous-sols de
la propriété du collectionneur. Un domestique exotique, un authentique indien
chuar, dénommé Varami, l’attendait. L’homme aimait à porter en sautoir des
trophées de guerre, des têtes humaines réduites que l’on appelle tsantsas.
Varami actionna un portail secret en fer forgé, qui dévoila un monte-charge.
Tous deux y prirent place. Fonctionnant à la fois à la vapeur et à l’énergie
hydropneumatique, cet ascenseur secret mena le mathématicien et son serviteur
singulier jusqu’à un tunnel, digne du métro de Londres (sans doute
s’agissait-il d’une ligne clandestine, reliée indirectement au réseau
officiel), tunnel où stationnait une espèce de motrice électrique à phare
central unique, digne d’un cyclope. Le convoi s’ébranla : il reliait la demeure
de Lord Sanders à la propriété du chef de la pègre. Parvenu au but, Sir Charles
donna congé à Varami et, se saisissant d’une lampe à pétrole, pénétra dans un corridor
où s’alignaient des espèces de cellules qui renfermaient des captifs d’une
nature bien particulière, dont seul Phineas Barnum se serait avisé.
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