Le samedi, la fratrie fit comme elle avait convenu. Brisquet avait accepté la laisse sans rechigner ; Paul le tenait. C’était pour le cabot l’occasion d’une jolie promenade sans qu’on le sollicitât pour emplir un carnier. Le regard intelligent et doux du chien avait exprimé reconnaissance et gratitude, queue battante, mais aussi une parfaite compréhension des nouveaux services qu’on attendait de lui : flairer la piste de quelque chose qu’on ne mangerait pas. C’est Lucille qui commandait la petite bande, puisque Dominique s’était plié à son caprice. Elle marchait en tête de l’excursion investigatrice, mignonne à croquer avec ses bottes, ses culottes de cheval, son duffel-coat ouvert sur un pull pastel de l’encolure duquel émergeait un blanc chemisier de petite fille sage. Elle l’avait finalement préféré au ciré, trop marin, pas assez chaud pour la saison. Une brise fraîche agitait ses mèches ; nu-tête, ses couettes enrubannées de velours rouge chatouillaient ses joues juvéniles. Paul avait suggéré qu’on prenne les vélos. Lulu avait répondu :
« Il
faut être sportif ; à pied, c’est encore meilleur pour la santé et
l’endurance et on sera à égalité avec Brisquet qui n’a que ses pattes
pour se déplacer. De plus, on marchera avec facilité ; les sentes ne sont
point trop bourbeuses en ce moment. »
Paul
avait maugréé mais s’était soumis à la commandante en chef.
Tous trois avaient conscience de leur
culot : se rendre ainsi, en empiétant, en interférant sur la tâche des
gendarmes, en dérangeant le labeur du père Martin, jusqu’à cette vieille
bicoque décatie et inconfortable, cette métairie Saint-Joseph aussi misérable
d’allure que l’étable de la nativité, à six-sept kilomètres de chez nous !
On aurait peut-être soif de la marche ; on serait éreintés ; on
s’immiscerait entre les quatre murs rustiques, interrogeant le vieux madré
(« S’il était bien chez lui à c’t’heure, parce que ces vieux conservateurs
crasses n’ont pas le téléphone pour qu’on les informe de notre venue »,
avait argumenté Popaul), lui demandant à boire de la grenadine, peut-être… s’il
avait bien autre chose que de l’alcool, de la vieille vinasse de table pour le
rafraîchissement. Dominique, point à court d’idées reçues, imaginait une
bouteille de bordeaux empoussiérée, tirée d’un cellier secret, extirpée donc de
la planque personnelle du vieil avare, destinée aux grandes occasions, posée
sur le meuble nappé de tissu usé, à laquelle, aînesse et approche du droit de
consommer ce type de boissons arrivant, il demanderait, au nom des règles de la
courtoisie, à goûter, pensant que l’apport de bon vin dans les gosiers
faciliterait la communication et dériderait le paysan qui dégoiserait des
informations capitales non encore révélées à la maréchaussée (car
cachées par méfiance ?). Combien de rasades seraient-elles nécessaires au
recouvrement de la loquacité du père Martin ? C’était compter sans la
gourmandise enfantine propre à Paul et Lucille. Ils n’avaient ni l’âge ni
l’intention comme Dominique de lamper l’alcool. Un verre par-ci, par-là, ce
n’étaient que vétilles. Notre garçon, dont quelques commères au bridge disaient
qu’il ressemblait à un Mermoz ou un Alain Gerbault adolescent, pensait que ce
n’était pas ça qui le rendrait ivrogne.
Ils
connaissaient aussi la Martine, cette brave vieille, la savaient experte en
confitures artisanales. De plus, il venait à leur souvenance que nous nous
trouvions à la saison appropriée des coings, ces fruits savoureux du
cognassier, pansus et jaunes, tout en bosselures callipyges et consommables cuits.
Et la mère Martin possédait tous les secrets de fabrication de fameuses pâtes,
gelées, et confitures de coings qu’elle offrait à cette période de l’année au
voisinage, aux maîtres et landlords, autrement dit aux géniteurs de
notre fratrie qui en profitait au dessert ou au petit déjeuner avant Toussaint,
au-delà de la Saint-Martin si la récolte avait été bonne, jusqu’à l’Avent si
l’on pouvait. Ce serait une broutille de lui quémander cette friandise. Elle
l’offrirait spontanément car elle était la bonté même. Paul et Lucille
s’en pourléchaient par avance. Brisquet aurait droit à sa part
légitime ; Popaul lui faisait entrevoir cette perspective pour son appétit
canin en le flattant, le caressant, le baisotant. Les Martin possédaient aussi
un verger de poiriers, vergier médiéval,
obéissant aux principes de l’immémoriale fructification saisonnière fixée par les épigones de Pline l’Ancien, arboriculteurs et autres (parfois moines, parfois laïcs) ce qui donnait en octobre de grasses et juteuses louises-bonnes bien mûres, occasion rêvée de s’en mettre plein la bouche et d’humecter de mouillures sucrées joues et lèvres des juvéniles gastronomes. La Martine apporterait tout ça dans un compotier qu’elle porterait avec ses mains calleuses. Par conséquent, les enfants s’attendaient qu’à l’approche de la ferme, leurs narines alléchées humassent au moins l’efflorescence sucrine du coing cuit, production d’une alchimie subtile, en quelque alambic ou athanor ou magique chaudron non de sorcière, mais de bonne fée, tel un bouilleur de cru.
obéissant aux principes de l’immémoriale fructification saisonnière fixée par les épigones de Pline l’Ancien, arboriculteurs et autres (parfois moines, parfois laïcs) ce qui donnait en octobre de grasses et juteuses louises-bonnes bien mûres, occasion rêvée de s’en mettre plein la bouche et d’humecter de mouillures sucrées joues et lèvres des juvéniles gastronomes. La Martine apporterait tout ça dans un compotier qu’elle porterait avec ses mains calleuses. Par conséquent, les enfants s’attendaient qu’à l’approche de la ferme, leurs narines alléchées humassent au moins l’efflorescence sucrine du coing cuit, production d’une alchimie subtile, en quelque alambic ou athanor ou magique chaudron non de sorcière, mais de bonne fée, tel un bouilleur de cru.
Dominique avait dit tout simplement aux
parents que la progéniture partait en balade, parce que le temps étant au beau
fixe, chose pas toujours exceptionnelle en cette saison, il fallait bien
s’aérer. C’était pourquoi Julie d’Arthémond n’avait émis aucune observation au
sujet de la vêture garçon manqué de sa fille chérie. De toute façon,
cela lui seyait à ravir. Les culottes de cheval n’étaient pas tout à fait des
pantalons et les gamines pratiquant l’équitation le jeudi ou le dimanche les
arboraient toutes, l’époque des amazones en jupes longues étant révolue depuis
longtemps. C’était un sport snob, pratiqué au manège, ou au sous-bois, peuplés
ces après-midi là de zozotants émules de Jonquère d’Oriola
et, davantage chaque année, de mignardes cavalières de charme au nez spirituel tacheté d’éphélides, aux joues incarnadines, bombe bien enfoncée sur leur chevelure blonde, châtaigne ou brune, parfois coupée au carré, d’autres à la queue de cheval enrubannée de satin.
et, davantage chaque année, de mignardes cavalières de charme au nez spirituel tacheté d’éphélides, aux joues incarnadines, bombe bien enfoncée sur leur chevelure blonde, châtaigne ou brune, parfois coupée au carré, d’autres à la queue de cheval enrubannée de satin.
Dominique, en cheminant par les sentes
herbues, pensa au cadavre non-identifié, dévoré par les corvidés, source de
toute l’affaire. Il fallait s’attendre, si le père Martin acceptait de répéter
son témoignage, à l’étalage renouvelé de détails atroces. La mort…que
signifiait la mort ? Quelle perception ces gamins en avaient-ils ?
Quoi de plus abstrait que la mort, que ce concept, tant qu’on ne s’y retrouve
pas confronté…directement…soi-même.
Le
seul souvenir que les enfants d’Arthémond en avaient (encore était-il bien
vague dans l’esprit du benjamin Popaul), altéré, distant, délicat, était le
décès du grand-père maternel, Hubert, voilà quatre années de cela. Seul l’aîné
Dominique avait eu le droit de voir le corps, de l’approcher en sa toilette
mortuaire accomplie, revêtu de son meilleur costume, croisé, en alpaga, avec la
pochette de soie, de participer à la veillée funèbre, d’assister à la lecture
du testament du disparu, de prendre part aux funérailles, à l’ensevelissement,
aux rites obituaires, qui, en cette terre retirée, à part du tumulte parisien,
en plein désert français, ne revêtaient pas l’ampleur ostentatoire, le
côté baroque des pompes méditerranéennes, italiennes ou espagnoles. Non, au
contraire des obsèques latines, dont Dominique subodorait qu’elles
ressemblaient toutes au tableau du Greco consacré aux Funérailles du comte
d’Orgaz, de ces cérémonies marquées par l’influence tridentine, par la
contre-réforme, les rituels funéraires pratiqués chez les Arthémond – bien
qu’ils s’en défendissent – se ressentaient de la proximité de ces territoires
huguenots occitans. Les Arthémond avaient beau faire preuve de leur
catholicisme (acharné chez le père), donner des gages à Saint Pie V alors que
le bon pape Jean avait fait part de sa
volonté de moderniser l’Eglise, ils se retrouvaient malgré eux empreints du
rigorisme, de l’austérité protestante qui refusait l’absolution,
l’extrême-onction, parmi les sacrements.
Enfin, la métairie fut en vue. Brisquet jappa,
trois fois. Il avait senti l’odeur, la présence de Corniaud. D’entre
les vieux murs, le chien répondit au chien. L’aboi était normal :
quelqu’un au moins était là-bas. Lucille dit :
« Laissez-moi
faire. Je saurai amadouer le papy. De toute façon, il nous connaît.»
Les
paysans madrés possédaient des cachemailles, des bas de laine… Il ne fallait
pas que l’impromptue visite des enfants Arthémond coûtât quoi que ce fût au
ménage Martin, accoutumé à l’existence économe ancestrale. Dominique
s’arrangerait pour qu’ils évitent de puiser dans leurs réserves : il ne
mendierait aucune conserve. Au contraire, il avait caché à ses frère et sœur
son intention de récompenser en nature ces vieux métayers pour toute
information qu’ils seraient susceptibles de leur fournir. Il avait subtilisé
dans le garde-manger une fameuse terrine de chevreuil qu’il avait planquée dans
sa besace de randonneur, prête à servir de rémunération. Lucille s’avança
jusqu’au seuil de la masure tandis que Brisquet, s’étant précipité vers
la niche de Corniaud, lui faisait des fêtes. Tous entendirent des :
« La
paix, le chien ! » avant que la mère Martin daignât pointer son nez
dehors.
« Les
enfants de Monsieur le baron ! s’exclama-t-elle. J’en suis ben
honorée ! »
Le
trio enfin assemblé au complet devant la bâtisse, elle les étreignit et les
embrassa tous, marquant son affection pour ceux qu’elle persistait à appeler
ses jeunes maîtres, en particulier pour les deux cadets.
« C’que
vous avez encore grandi depuis la dernière fois, mes jeunes maîtres !
Monsieur Paul, vous êtes un petit homme, maint’nant ! Et Mademoiselle est
encore plus jolie que tantôt ! Quel bon vent vous amène ?
-
Nous voulons parler au père Martin… pour l’histoire du mort dans le champ, vous
savez, déclara Lucille.
-
Encore ça… Je croyais qu’on nous ficherait la paix…
-
Ce n’est pas ce que vous pensez, Madame Martin, reprit Dominique. Nous voulons
savoir si des détails, des indices, n’auraient pas échappé aux gendarmes. Nous
aimons les histoires policières et…
-
Indices ! Quel grand mot ! C’est-y pas pour jouer avec ces choses là
q’vous venez ?
-
Un peu, certes. Nous jouons, mais pas que cela. Nos intentions sont sérieuses
et nous nous ennuyions avant toutes ces affaires. Nous sommes jeunes et pour
une fois qu’il y a un événement pour nous distraire, répondit la fillette, la
joue encore baveuse du baiser de la paysanne. Et nous ne sommes pas vos
maîtres, mais vos amis ; la royauté, la féodalité, c’est du passé,
précisa-t-elle.
-
Soit, j’y consens. L’Martin ! Hé, l’Martin ! Amène-toi ! Y’a les
petits Arthémond qui viennent pour te parler du mort que t’as découvert ! »
Notre
forte femme aux bras gras et robustes, après avoir appelé l’époux, ajouta à
l’adresse des gamins :
« Ne
le brusquez pas, il pourrait vous jeter l’anathème, ou pis, avoir un coup de
sang. Il ne décolère pas depuis que les gendarmes ils se sont montrés trop
insistants avec le coup des oiseaux qu’il leur a dit peut-être manipulés par
que’qu’chose ou par que’qu’un ! »
Après
qu’ils eurent perçu un remuement dans les entrailles de l’antique bâtisse,
alors qu’une caille opportunément carcaillait à distance et qu’un petit vent
aigre agitait les branches dénudées du vieux et majestueux chêne rouvre
qui se dressait à un demi arpent de la grange, ils virent émerger du seuil un vieux bourru, presque bougnat avec sa moustache stéréotypée, en vieille salopette de velours et veston élimé, avec un gilet en sus, pipe au bec. Signe de modernisme : il avait troqué les sabots contre des godillots. Ils reculèrent un peu, comme craintifs, s’accotant, se rapprochant du caillouteux chemin parfois grêlé de boue, bien qu’ils eussent été heureux d’avoir quitté cette sente démacadamisée (d’ailleurs, l’avait-elle été un jour, dotée d’un macadam en cette campagne perdue dont Paris, les ponts et chaussées et le génie se fichaient bien ?) qui avait fait souffrir leurs souliers et leurs pieds, surtout ceux de la délicate Lucille qui s’en défendait et avait par trop longtemps usé de chaussures vernies à lanières de la ville et de socquettes arachnéennes au détriment de ces solides bottes bien plus seyantes et pratiques pour une fillette rêvant de l’émancipation et de l’adolescence.
qui se dressait à un demi arpent de la grange, ils virent émerger du seuil un vieux bourru, presque bougnat avec sa moustache stéréotypée, en vieille salopette de velours et veston élimé, avec un gilet en sus, pipe au bec. Signe de modernisme : il avait troqué les sabots contre des godillots. Ils reculèrent un peu, comme craintifs, s’accotant, se rapprochant du caillouteux chemin parfois grêlé de boue, bien qu’ils eussent été heureux d’avoir quitté cette sente démacadamisée (d’ailleurs, l’avait-elle été un jour, dotée d’un macadam en cette campagne perdue dont Paris, les ponts et chaussées et le génie se fichaient bien ?) qui avait fait souffrir leurs souliers et leurs pieds, surtout ceux de la délicate Lucille qui s’en défendait et avait par trop longtemps usé de chaussures vernies à lanières de la ville et de socquettes arachnéennes au détriment de ces solides bottes bien plus seyantes et pratiques pour une fillette rêvant de l’émancipation et de l’adolescence.
Le
père Martin serra sur sa poitrine sa veste usagée qui plus guère ne le
boutonnait, ôta le tuyau de sa pipe de la bouche, cracha au loin, jura en
patois puis lança :
« Alors,
les mioches, mes maîtres, qu’est-ce que vous voulez encore ? J’ai
rien à ajouter sur ce que j’ai déjà conté.
-
Nous… hésita Lucille, comme brusquement confite en respect face à ce terrien
qui aurait tout à lui apprendre de la manière dont on attrapait des cals aux
mains.
-
Entrez donc, ajouta la mère Martin. Vous serez mieux à l’intérieur. Commence à
faire frisquet dehors. »
Tous
trois ne se firent pas prier ; par contre, on refusa l’entrée à Brisquet
auquel la mère Martin jeta un os à ronger à titre de compensation.
A l’intérieur des aîtres, il faisait plus
doux, moins humide, bien que les murs, chaulés et épais, de manière à ce que ni
la chaleur de l’été ni la froidure hivernale ne pénétrassent trop, n’eussent
même pas été tapissés (usage plutôt citadin, d’importation bourgeoise)
et que l’ensemble fût marqué par une absence spartiate de confort. Tout y était
vieillot, des meubles parfois écorchés, avec ces coffres, ces placards, ce
vaisselier, cette armoire massive, à la crémaillère de la pièce dite commune,
jusqu’à l’horloge presque auvergnate (proximité de terroir oblige, eût-on pu
dire), à la vernissure éraillée et écaillée, bien moulurée par
l’ébéniste-artisan expert d’Ambert, d’Aurillac ou d’ailleurs, avec son oblong
balancier de cuivre astiqué et brillant qui égrenait sa régularité ancestrale
du comput temporel. Elle sonna déjà la demie des trois heures, et les jours
étaient courts en cet automne d’un samedi qui avançait trop vite ; elle
formait un succédané étréci du clocher, plus proximal que lui, parce qu’on
l’entendait mal, la métairie étant assez distante du village le plus proche où
l’Eglise avait conservé depuis l’époque du blanc manteau de Raoul Glaber
le monopole ou privilège possessoire de la mesure et du marquage du temps quotidien, le calendrier agraire des travaux et des jours, laïcisé, celui pastoral des bergers, et celui des cycles pascal et de Noël, ecclésial, constituant les autres outils permettant, depuis les siècles des siècles de la christianisation de l’ager et du pagus, de savoir quand exactement nous étions vis-à-vis de Dieu et de la terre nourricière.
le monopole ou privilège possessoire de la mesure et du marquage du temps quotidien, le calendrier agraire des travaux et des jours, laïcisé, celui pastoral des bergers, et celui des cycles pascal et de Noël, ecclésial, constituant les autres outils permettant, depuis les siècles des siècles de la christianisation de l’ager et du pagus, de savoir quand exactement nous étions vis-à-vis de Dieu et de la terre nourricière.
Adonc,
le patriarche prit place, s’assit sur sa vieille chaise en bois, près la
grand’table, où il invita les enfants du maître à faire de même, tandis
que la Martine apportait déjà les victuailles hospitalières du compotier, les
bocaux et conserves emplis de gourmandises attendues des palais en culottes
courtes, les verres et les rafraîchissements adaptés à la fine jeunesse. Il y
eut un ou deux abois de Brisquet ou Corniaud, dehors, sans nulle
importance sans doute, insuffisants pour troubler l’entrevue enquêtrice.
La
mère Martin ouvrit le pot des pâtes de coing, pâtes qu’elle avait préparées
avec soin ces jours derniers. L’entour du col des récipients exhalait une odeur
rémanente de pruine. Tandis qu’elle proposait ses produits aux enfants, Lucille
hasarda une première demande :
« Pourriez-vous
nous rappeler, s’il vous plaît, père Martin, les circonstances précises de
votre découverte ? »
En
matois patenté, le vieux Martin possédait l’art et la manière d’éluder les
questions, de détourner les conversations et de répondre à côté. Il fit mine de
gratter son gilet de veloutine. Il avait remarqué les culottes de cheval et les
bottes de la petite fille, sans omettre que Brisquet était avant toute
chose un chien de chasse. Il jeta, sans que cela eût le moindre rapport avec
l’attente des enfants :
« Avec
l’Corniaud, j’ai pris quelques venaisons avant-hier dans l’sous-bois.
Oh, juste deux faisans et un coq de bruyère. Ils sont en train de s’attendrir.
Si vous v’lez ben, j’prends ma gibecière et mon fusil et, avec les deux chiens,
on s’en va compléter la réserve de viande.
-
Bien merci, mais…répliqua Dominique.
-
Mademoiselle Lucille, reprit le paysan, si vous portez ces culottes, c’est ben
pour l’équitation, et l’cheval, ça a rapport avec la courre, la vénerie… Vot’
père, not’ maître, Môssieur l’baron, il possède ben un vieux titre de
veneur de que’que chose ? J’vous apprendrai ben à tirer et chasser, moi.
-
Lulu, c’est pas un sport de femme, se permit d’observer Popaul qui commençait à
mâchouiller impoliment sa pâte de coing sans attendre que les autres se fussent
décidés à débuter leur dégustation.
-
C’est que… nous attendions plutôt que vous nous conduisiez à l’endroit où vous
avez trouvé le mort… » remarqua, irrité, Dominique.
Les
enfants finirent par ne plus se gêner avec les gourmandises du terroir, tentant
de prendre leur mal en patience tout en se pourléchant avec ces sucreries
autarciques plus saines que celles de l’industrie agro-alimentaire, savoureuses
qu’elles étaient car bénéficiant de toute l’expérience culinaire de mères
grands qui s’étaient transmis oralement les recettes génération après
génération. Lulu réitéra sa question.
L’homme
jouait les taciturnes à la perfection. Il rusait, retardait l’instant, sa femme
en profitant aussi pour proposer en sus aux gamins un sirop artisanal à base de
mûres et de groseilles qu’elle produisait aussi elle-même. C’était collant,
poisseux, épais, horriblement sucré et indigeste, de quoi empoicrer les plus
belles robes à smocks de la jolie Lucille. Les enfants des campagnards auxquels
on en offrait avaient coutume de le déguster pur, sans faire de chichi, parfois
à la régalade du flacon croûteux de sucrin blet. On se fichait qu’il fût
inconsommable ; la mère Martin en concoctait tous les ans une nouvelle
bouteille.
Lucille
se lassait. On n’avançait pas. Le vieux appuyait ses avant-bras au bois nappé
de la table rustique et grommelait dans ses moustaches jaunies. Les gamins,
c’étaient pas des gendarmes, qu’ils fussent ou non les fils et fille du baron.
Alors, il jouait avec eux, les roulait. Soudain, il proposa :
« J’crois
ben que Népomucène, not’ rebouteux, producteur d’miel et radiesthésiste, qui
sait trouver les sources, il en sait plus qu’moi pour expliquer comment les
oiseaux y attaquent… Allons l’voir. Il habite à un kilomètre. »
Enfin
une piste !
« Ah,
y faut passer justement à travers l’champ où j’ai trouvé l’mort pour
couper. Son terrain, l’est limitrophe au mien. Il a plusieurs ruches,
précisa-t-il.
-
Tu comptes prendre l’auto ? questionna son épouse. Dommage, j’escomptais
servir encore des gourmandises.
-
Pas la peine, c’est à pied qu’on y va ! »
Abandonnant
comme à regret les bonnes choses, Paul dut se faire prier. Ce fut alors que Brisquet
et Corniaud s’agitèrent en
jappements intenses.
« C’est
une aut’visite. »
A suivre...