samedi 28 mai 2011

Un amour de Cléore de Cresseville, par Aurore-Marie de Saint-Aubain.

Avertissement aux lecteurs.

Ce texte, extrait du roman "Le Trottin", publié en 1890 sous le pseudonyme de Faustine par la poétesse parnassienne et décadente Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894), est strictement réservé à un public averti et déconseillé aux moins de 16 ans, du fait des attirances déviantes qu'il dépeint.

(...) Cette seconde créature, la jeune, qui était demeurée silencieuse jusque là, se contentant de tripoter la badine qu’elle tenait, se décida enfin à prendre la parole. Une voix poseuse, méprisante et flûtée de petite fille de snobs, à l’accent anglais compassé et grasseyant, presque forcé, sortit d’une bouche fruitée :
« Foi de Délie, nous allons avoir un sacré travail de dressage avec ces deux là ! »
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Délie ou plutôt, Adélie ou Adelia O’Flanaghan, constituait le contraste vivant de Sarah. En les voyant pour la première fois, on eût pensé à une confrontation de chair vive entre les deux célèbres tableaux du maître espagnol Francisco Goya y Lucientes les vieilles et les jeunes. Adelia O’Flanaghan était en ses quatorze printemps.
Divers bruits couraient sur ses origines, rumeurs selon lesquelles, entre autres, elle n’était issue de rien, car d’une fort basse extraction. On la disait fille naturelle d’un esquire ou d’un duc de ; elle avait connu une enfance malheureuse, la faim, la misère effroyable, la fabrique ou la mendicité. On prétendait qu’on l’avait arrachée à l’âge de dix ans aux bas-fonds de Dublin ou d’ailleurs, qu’on l’avait tirée du ruisseau ou de la plus belle maison de passe de Londres, à moins qu’on l’eût ôtée des griffes d’une marâtre impitoyable. On racontait toutes sortes de choses sur elle, parce qu’en fin de compte, on ignorait tout d’elle.
Délie-Adelia était des plus jolies. Ses cheveux, d’une nuance brun-roux cuivrée, que l’on dit en anglais auburn, cascadaient sur son buste en longues mèches ondulées et soyeuses. Son nez était petit, pointu, spirituel car retroussé, quoiqu’il fût marqué ça et là de petites taches de rousseur qui n’ôtaient rien à sa grâce, au contraire. Ses yeux verts et pers avaient des éclats citrins qui vous subjuguaient. Sa silhouette apparaissait gracile, quoiqu’elle fût plutôt tout en nerfs.
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En réalité, Adelia était née en 1876, d’un père inconnu d’origine modeste et sa mère, ouvrière dans une filature de coton, avait succombé à la tuberculose. Placée dans un orphelinat de Dublin à l’âge de sept ans, elle avait subi maints mauvais traitements, force châtiments corporels, dans ce qu’on eût dû qualifier d’écolage de la perversion. Moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, ladies et gentlemen avaient pour habitude d’adopter les enfants de cette institution parmi ceux qui leurs paraissaient les plus misérables, miséreux, pitoyables et loqueteux. La plupart en faisaient leur chose, leur bibelot, leur pet. Adelia eut plus de chance : la Dame qui l’adopta était une duchesse de. , et elle était française. Mère d’un fils unique décédé à onze ans d’une vilaine méningite, Madame de., en mal d’enfant, s’était résolue à une adoption simple, via une transaction dont le montant demeura inconnu. Dès lors, alors qu’elle atteignait ses dix printemps, Délia connut les délices de Capoue et se vautra dans la soie, les rubans et les lambris, ce qui la gâta encore plus.
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Sa bienfaitrice lui prodigua une excellente éducation. Elle apprit à parler noblement, à s’exprimer dans la langue châtiée et compassée du Grand Siècle. Délia mania à la perfection la concordance des temps, les imparfaits du subjonctif et la seconde forme du conditionnel passé. Au lieu de dire j’veux ça ou j’ai envie d’ça, elle quémandait et suppliait Madame avec humilité et déférence :
S’il vous plaît Madame, j’eusse souhaité que vous m’offrissiez ce mignard colifichet ;
ou encore :
J’eusse espéré que vous fussiez aise, Madame ; que ce menu cadeau vous agréât.
Elle n’osait l’appeler mère.
Quoiqu’elle conservât un léger accent de la verte Erin, que d’aucuns qualifiaient de coruscant, de gorgeous ou de delicious, Délie aimait à tourner ses phrases à la manière de l’Ancien Temps à les prononcer comme cela fut autrefois d’usage en blésant, zozotant ou grasseyant, ce qui créait une effet comique chez ceux qui n’étaient point de la Haute. Lorsqu’elle parlait, elle se dressait avec suffisance sur ses bottines, tel un coq sur ses ergots, en pointant la trompette de son petit nez. On comprenait que de si bonnes manières pussent séduire Mademoiselle Cléore, amie de la duchesse. Adelia était catholique et croyante, comme toutes les Irlandaises. Elle ne manquait jamais l’office dominical de Saint-Philippe du Roule. Il était inéluctable que Cléore et la petite chipie s’y rencontrassent. Cela se produisit à la messe du Vendredi Saint de la Pâque 18** Délia venait d’avoir treize ans. Sous le vernis trompeur de la bonne éducation, Cléore sentit que la petite fille recelait des trésors troublants d’effronterie et d’impulsivité. Elle se pâma au spectacle de sa beauté, des somptueuses parures juvéniles qui la couvraient. Cléore avait beaucoup lu ; son cœur bovaryste baignait dans l’esprit romanesque. Mais aucun roman, même le plus leste, qu’il fût écrit par une tribade ou un antiphysique, qu’il circulât sous le manteau, n’avait tenté de soulever cette question fondamentale : était-il possible, dans la fiction comme dans la réalité, qu’une femme et une fillette s’aimassent ?
Le lien se noua, indéfectible. Cléore voulait Adelia ; elle l’obtiendrait, quel qu’en fût le prix. Elle la racheta à la duchesse de. , comme on acquiert un chiot. Comme à l’accoutumée, le montant de la transaction resta secret. Tout ce que l’on sut, c’est que les tractations avaient duré un moment, que Cléore avait dû payer de sa personne, se montrer persuasive pour qu’elle l’emportât. Dès lors, devenue le Salai de Mademoiselle, Adelia l’accompagna partout tel un giton impubère dans tous les lieux huppés, exécutant des courbettes répétées dans les salons où les personnes titrées bruissent et s’infatuent de leur préciosité adventice, de leur julep inutile et parasite. Ces salonards ne se privaient pas d’interroger Mademoiselle la comtesse, qui présentait Adélie comme sa jeune nièce orpheline. Du temps de la douceur de vivre, la chose était un lieu commun : filles ou nièces (selon le degré de faveur dont elles jouissaient) peuplaient la cour, les palais, les folies. Ces messieurs-dames admiraient l’entregent de Délia, le luxe de ses toilettes, la mignardise des faveurs qui ornaient robe et cheveux. Ils s’extasiaient, hypocrites, de sa voix flûtée et fruitée qui, à ravir, chantonnait des mélodies de messieurs Duparc et Fauré, de ses mains ivoirines qui pianotaient Chopin, Schumann et Liszt ou traçaient au fusain des portraits – car la petite était ambidextre – dignes de monsieur Forain, se ravissaient de son blèsement snob, du galbe de ses pieds mutins pris dans de graciles bottines ou chaussures vernies à lanière. Délia était devenue la coqueluche, le fétiche des salons, le ouistiti savant, le bébé irlandais de la comtesse de Cresseville.
Un soir, au concert, les choses allèrent plus loin. Cléore avait à l’opéra sa loge réservée. On y donnait ce soir là Beethoven, son compositeur favori, du fait que sa musique vous transportait au pinacle et incarnait le Sublime descendu sur Terre. Nul ne s’étonna que la fillette fût présente et partageât la loge de la comtesse. Lorsqu’on s’appelait de Cresseville, on pouvait se permettre quelques caprices, et venir assister à Fidelio sans chaperon et sans homme, qu’il fût frère (oui, Cléore avait un frère cadet et leur brouille était chose publique) ou prétendant amouraché. Avec pour seule compagnie une fillette de treize ans, Mademoiselle occasionna à peine quelques murmures de réprobation chez les vieilles bigotes arriérées.
Absorbée par la musique à la fois poignante, pathétique, martiale et suave du grand Ludwig, Délia, qui avait pris goût à la grande musique, délaissant les chansonnettes irlandaises de son orphelinat qu’elle aimait à entonner pour se consoler lorsqu’elle avait subi des fustigations de férule, Délia, écrivions nous, ne réalisa pas sur-le-champ ce que Mademoiselle faisait. Une main exploratoire tâta avec insistance ses étoffes empesées, s’insinua sous ses atours et ses jupons, goûtant à la volupté du toucher des doux pantalons brodés et des dentelles de la chemise, cherchant à atteindre la peau… Adelia rougit, demeura coite, mais se laissa entreprendre. La main devint caressante tandis que Cléore lui murmurait à l’oreille des mots tendres. Elle s’attarda à l’entrefesson jusqu’à l’indicible, lissant bientôt à travers le coton, longuement, lentement, cet orifice ourlé, membraneux, cette « origine du monde » là non encore éclose, cette fleur perce-neige qu’on ne devait point nommer. Elle fouailla, modela, cette cire vierge impubère, prenant soin toutefois de ne point percer l’opercule sacré de la vestale, n’allant pas jusqu’à ouvrir le petit bouton de nacre, là, juste là, petite chose si pratique pour uriner sans se déculotter, qui constituait l’ultime rempart entre le fin textile de la lingerie et la conque du sexe. Adelia tressaillit. Jamais elle n’avait vécu une telle volupté. Son cœur battait la chamade. Elle en eut des suées orgiaques. Elle émit des gémissements incoercibles telle une fille de joie. Son linge intime s’imprégna, se mouilla d’une sécrétion inconnue qui traversa l’étoffe délicate et poissa les doigts de son amante jusqu’à l’obscénité. Désormais, le lien se faisait impudique, charnel quoique feutré. C’était comme si Cléore et Délie eussent signé un pacte de chair. Cléore la sermonna, lui fit promettre le mutisme, pour ne point dire la mutité pathologique, sur ce qu’elle venait de lui faire.
Rentrée, au lieu de s’aller coucher, Délia voulut laver toute cette flétrissure, cette honte, ce déshonneur, quoiqu’elle eût conservé son intégrité de jeune vierge. Elle savonna son intimité jusqu’à l’intumescence, jusqu’au sang, s’administra à l’aide d’un archaïque clystère de Fagon un lavement honteux et douloureux de catin voulant obvier l’engrossement, voulant effacer une souillure de scandale. En secret, elle chercha à pallier le danger d’une défloration contre nature quoique son hyménée n’eût pas été lésé. Il lui fallait obturer cela, empêcher toute rupture, quel qu’en fût le coût. Elle lut un livre horrible, les souvenirs d’une putain célèbre du siècle de Rousseau, qui expliquait comment un joaillier de la cour pratiquait couramment ce type d’interventions assisté d’un orfèvre et d’un chirurgien-barbier. Grâce à cela, elle avait été surnommée la pute-vierge ou le conin-Régent. Elle exhibait à qui voulait le voir ce diamant-sexe que vantèrent Casanova, Restif de la Bretonne,
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Choderlos de Laclos
et Donatien marquis de Sade. La créature en souffrit mille morts. Elle en devint promptement aménorrhéïque. Une humeur gâtée, puante, sourdait continûment de ce troisième œil bien particulier. La fille en devint gangréneuse, pourrissant par places, de l’intérieur, comme lorsqu’on se soulage d’un fruit non désiré en le travaillant à l’aiguille, l’infection s’y mettant après qu’on eut expulsé l’ange, laissant filer, s’écouler, en un jus indescriptible et noirâtre de putrescence, de squirre bitumeux, les viscères de la génération. Elle en creva, à seulement quarante ans.
Adelia savait le risque qu’elle prenait mais avait entendu parler du développement de l’asepsie et de l’antisepsie. Afin qu’elle pût payer l’intervention secrète, elle vola Cléore, lui dérobant, en cachette, force billets de mille francs, mais aussi une bague ornée d’un saphir, héritage de la grand’mère de la comtesse. Cléore crut à une rapine d’une domestique, une noiraude à l’esprit de fouine, qu’elle n’aimait pas, bien qu’elle l’eût engagée pour son orientale beauté, une juive du nom de Ruth qu’elle renvoya sans émoluments, quoique la youpine protestât de son innocence. Mais Cléore, connaissant la cautèle et la propension aux pleurnicheries propres à ce peuple, ne se laissa pas fléchir.[1]
L’éminent chirurgien des Hôpitaux de Paris qui, un matin, vit déferler dans son cabinet le vif-argent d’une mignonne petiote fort bien adonisée, crut avoir affaire à une fille du monde déflorée par l’inceste ayant fui ses pénates au risque du scandale. A force de minauderies et de dessous de tables, il se laissa convaincre, à la condition qu’un joaillier fût de l’intervention, qu’elle restât strictement confidentielle et clandestine, et qu’on appliquât avec la plus scrupuleuse précaution les principes d’hygiène de la médecine nouvelle. Adelia exigea qu’on l’anesthésiât. Elle choisit la gemme qu’elle souhaitait arborer, un superbe rubis indien, plus exactement gujrati, d’un gorge-de-pigeon évocateur. Elle réclama qu’on l’enchâssât au mitan d’un anneau d’or digne de Gygès, anneau qui serait son alliance spéciale. Elle poussa le culot jusqu’à émettre un chèque de deux mille francs car, rendue experte en fausses écritures du fait de ses fréquentations passées parmi les orphelins les plus âgés, elle contrefit la signature de sa maîtresse. Cléore était si fantasque et gérait tellement ses affaires à l’emporte pièce qu’elle ne remarqua jamais cette amputation à sa fortune !
Cependant, il fallut bien que Délie s’absentât. Elle disparut plusieurs jours durant, au grand dam de la maisonnée de luxe qui lui prodiguait gîte et couvert sans bourse délier. Cléore crut à une fugue. Elle ne cela rien à la police, craignant par-dessus tout l’étalage de sa passion coupable. Puis, la fille prodigue revint au bercail, changée, plus sournoise et perverse que jamais, pis qu’un enfant sauvage.
Avec l’audace et la franchise de ses treize ans, Délie avoua tout, débagoula tout, cracha tout. Surtout, elle montra son trésor secret. Cléore se laissa amadouer, éblouie, émerillonnée par ce sexe gemmé, comprenant tout le parti audacieux qu’elle tirerait de cette attraction impudique qui deviendrait un des clous de l’entreprise dont nous allons dérouler le développement au fil des prochains chapitres. Amie lectrice, ami lecteur, nous sommes de celles et de ceux qui pensons que la littérature moderne de la fin de ce siècle doit rompre avec la chronologie stricte des faits, leur énoncé dans l’ordre, la linéarité de l’action. Nous avons par conséquent décidé d’alterner des scènes et des situations qui ne se déroulent point au même moment, la même année. Notre héroïne des premiers chapitres est antérieure aux faits que nos relatons au sujet de Marie, d’Odile ou de Sarah. Ne vous méprenez point et poursuivez votre parcours.
Pour en revenir à notre récit, Délie devint dès lors la plus précieuse des poupées de chair vive. Elle fut la favorite de la sultane ou de l’impératrice. Elle prit une part active au développement de l’entreprise, jouant le rôle de chef des recrues, car leur aînée, mais aussi de contremaître et de professeur. Cléore lui octroya force cajoleries et droits spéciaux imprescriptibles. Ainsi privilégiée, Délie multiplia les caprices et les dépravations. Elle fuma de l’opium. Elle se maquilla, s’enduisit de fards, de rouge, de poudre, de crèmes et pâtes de beauté dérobées à Mademoiselle et carmina ses lèvres, qu’elle n’avait point pulpeuses. Elle demeurait des heures à la coiffeuse, se brossant les cheveux, usant du fer à friser presque à s’en brûler le cuir. Délie voulait des boucles, des torsades, des english curls, à la semblance de celles de sa maîtresse, de sa Cléore. Elle ornait ses frisettes de faveurs et padous en soie, en satin ou velours, qu’elle parfumait à la violette ou à la cardamome. Un jour, elle découvrit dans un vieux magazine anglais une lithographie de Jane Morris, une des muses du peintre Rossetti.
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Elle voulut l’imiter, gonflant son cou tel un jabot, prenant des poses affectées, crêpant ses mèches. Elle inondait sa peau de parfums bon marché à la rose et au muguet, qu’elle payait de ses propres deniers, embaumant les aîtres jusqu’à les en blaser d’amertume.
Elle aimait à ce qu’on l’appelât, dans le sens à la fois littéral et graveleux du terme ma petite chatte. Les clientes, que nous verrons dans quelques pages, la flattaient, lui susurraient des mots affectueux que ses oreilles goûtaient : mon poupon, mon baby, ma poupoule, ma bibiche, ma poupette… Elle aimait à ce qu’on l’appâtât par des affèteries, par des minou, minou ou pussy, pussy ; à ce qu’on lui offrît de délicieuses friandises. Les sucres d’orge avaient sa préférence, des bonbons bien spéciaux, aromatisés à la fraise, au citron ou à l’orange, conçus pour la maison, dressés comme des membres virils, qu’elle suçait en soupirant à longueur de journée, y éprouvant des délices émollients, affalée sur un sofa. Elle exhibait avec une obscénité crâne de garce, à qui en réclamait la contemplation, son troisième œil de Golconde, son rubis du Gujrat. Les dames dépravées se pâmaient lorsqu’elle soulevait ses jupes, écartait ses jambes et ouvrait le bouton de l’entrecuisse qui fermait ses pantalons puis repoussait le tissu pour exposer son joyau indien pervers brillant de mille scintillements vicieux. Elle jouait aux entrechats ou au cancan, faisait le grand écart, imitant la bien connue artiste Demi-siphon. Elle craignait que le chirurgien ou le joaillier se fussent trompés d’orifice, quoiqu’elle urinât avec facilité, se gourmandant parfois de sa méconnaissance enfantine de la physiologie génitale. Elle aimait à se faire photographier et à se mettre en scène. Elle obtint de monter une représentation des Peines de cœur d’une chatte anglaise, quelques saynètes seulement, certes, mais à l’attention expresse et privilégiée du public de la maison. Son masque de minette, en poils de matou authentique, moustaches incluses, créa la sensation. Elle joua son rôle à ravir, composant ses tirades de miaulements, de meou, miaou, miaraou calqués sur ceux des chattes en œstrus qu’elle entendait le soir, au clair de lune.
Elle ne se promenait pratiquement plus qu’en dessous, à longueur de temps, sauf lorsqu’elle était en représentation, finissant par faire de cette lingerie sa seconde peau. Il n’était point rare de la croiser en simple chemise de batiste, pantalons ou bloomers bouffants tout en coton, d’une douceur d’ouate émoustillante, telle une petite, un bébé de maison de tolérance du Sud moite de l’Amérique, les pieds nus, en train de frotter ses fesses de poupée sur le parquet, telle une effrontée, jusqu’à ce qu’elles fussent sales.
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Elle devint le calvaire des blanchisseuses. Elle en attrapait une quasi malemort, toussotant et crachant comme une phtisique, ne se résolvant jamais à se couvrir un peu. S’il venait au grand jamais à Sarah la velléité de la réprimander pour son impudicité, elle haussait les épaules avec désinvolture, faisant preuve d’un je-m’en-fichisme crasse de fille qui s’en croit. Délie répondait vertement qu’elle ne faisait que jouer à la canotière sur un petit bateau, comme ces fameux personnages débraillés des toiles de monsieur Renoir s’affichant en maillot de corps au vu et au su de tous. Elle put poursuivre son vice d’ingénue libertine en toute équanimité, sa lubie, sa propension à l’exhibitionnisme d’une plus que nue à la grande réjouissance de ces Dames.
Elle tenait souventefois une badine à la main, pour mater, disait-elle, les autres petites filles. Elle récitait ingénument par cœur des pages entières de la Justine de Sade ou du Cantique des cantiques, d’un ton sentencieux et innocent, zézayant de plus belle, comme si elle n’en eût point saisi tout le sens, toute la subtilité, sans rien y voir à mal. Bien qu’elle ne fût plus sotte, elle s’abreuvait à d’autres fontaines de Siloé littéraires obscènes sans en appréhender ni le sel, ni la salacité car pour elle, ce n’étaient que jolis contes de mère grand ou de Ma mère l’Oye, écrits pour des petites filles qui savaient tout.
On avait fini par jalouser Délie. Du fait de toutes les cajoleries, de tout l’affect dont elle était l’objet, Miss Délia suscitait l’envie. Pour les autres, tous les cadeaux qu’elle recevait, ces poupées, ces joujoux, ces dînettes, ces robes, chapeaux, colifichets, boîtes à ouvrage, s’apparentaient à de la prévarication ou de la concussion. On ne comprenait pas comment elle demeurait pucelle, elle qui goûtait à tant de priapées et n’avait de cesse de courir la pretintaille. Sarah, persifleuse, lui rappelait, comme à un empereur romain, qu’il fallait qu’elle se souvînt qu’elle était mortelle. Cela signifiait : jeunesse passe et un jour, une autre aura ta place. Malgré ses gamineries de catin miniature, de pussy dépravé, elle s’inquiéta. Délie se mit entièrement nue devant sa psyché et scruta les stigmates de la nubilité . Elle s’effara : les aréoles devenaient agressives, pointaient déjà, telles ces pointes roses des boucliers du poëte Baudelaire. Elle toucha son moi intime, près du joyau, et ce qu’il y avait au-dessus et devant, y devinant l’ombre d’un malséant duvet. Craintive, affolée après cet examen révélateur, elle s’en fut chiper à Mademoiselle une cire dont elle usa avec douleur, la chauffant, épilant tout phanère compromettant. Lorsqu’elle n’eut plus un soupçon de toison, elle but pour se soulager, vidant dans sa gorge naissante un flacon entier d’eau de Cologne. Elle entoura sa poitrine à peine esquissée d’un bandage, à la semblance d’un sous-vêtement de sportive romaine, d’un mamillare, comprimant ce qu’elle n’avait point encore, oubliant que sa maîtresse n’était guère mieux pourvue qu’elle. Si elle passait au corset, elle serait perdue. Elle se rhabilla, enfilant avec prestesse pantalons, chemise, bas, jupon, robe et bottines. Elle but et but encore, Cologne, liqueur, absinthe, jusqu’à ce qu’elle fût ivre, qu’elle vaguât dans la maisonnée, telle un tapin miniature gyrovague, et tombât comme une masse. Dès lors, elle trembla pour son poste. Elle savait qu’un jour, son rubis la gênerait, qu’il ne préviendrait aucunement un certain flux, irrémissible, d’une rubéfaction bien plus redoutable, qui coulerait sans qu’elle y pût grand’chose, qu’elle aurait mal certains jours, chaque mois, et qu’elle serait lors finie, car trop vieille. (...)
Aurore-Marie de Saint-Aubain : Le Trottin, Lyon, Louis Morand éditeur, 1890 (extrait du chapitre IV).




[1] Remarque de l’éditeur : bien que nous vivions désormais à une époque de politiquement correct, nous devons bien réitérer notre observation de la note précédente. Quelque choquants que puissent apparaître maints passages de ce livre, nous avons tenu à le publier dans sa version non expurgée.

mercredi 25 mai 2011

Nouveau blog.

Pour lire la suite des aventures de Daniel Wu, je vous donne rendez-vous sur Bazarnaum à Agartha city 2, qui prend le relais du roman Mexafrica à partir du chapitre 31.

samedi 21 mai 2011

Café littéraire : Le Roman de Marie Bashkirtseff.


Café littéraire : Le roman de Marie Bashkirtseff, par Raoul Mille.
Dans le cadre du thème « littérature et peinture ». Roman paru en 2008 au Livre de Poche après une première publication en 2004 chez Albin Michel.
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Analyse d’une œuvre, par Christian Jannone.
Raoul Mille est niçois d’adoption. Sa biographie et sa bibliographie sont aisées à résumer, mon propos étant de m’étendre davantage sur le sujet Marie Bashkirtseff que sur l’auteur, par ailleurs estimable. Le café littéraire a déjà abordé voici quelques années le thème « littérature et peinture » avec « La jeune fille à la perle » de Tracy Chevalier, roman adapté au cinéma avec Scarlett Johansson et Colin Firth dans les rôles principaux.

Raoul Mille est né à Paris en 1941 et a grandi dans le Pas de Calais. Il s’est installé à Nice à l’âge de 16 ans. Journaliste à Nice Matin, écrivain et chroniqueur radio, il a reçu le prix Interallié en 1987 pour Les Amants du Paradis. En 1999, le prix Baie-des-Anges récompense Le Paradis des tempêtes. Raoul Mille a également été lauréat du prix Paul Léautaud en 1993 pour Père et mère et du prix des Quatre-Jurys en 1984 pour Léa ou l’Opéra sauvage. Membre du conseil municipal de Nice depuis 2008, chargé du livre et de la culture, de l’Histoire et de la lutte contre l’illettrisme avec le titre de subdélégué, il cosigne en 2010 avec le maire de Nice Christian Estrosi Le Roman de Napoléon III.
J’avoue que je ne savais rien de Marie Bashkirtseff avant 1984 : pour le centenaire de sa mort, la revue Historia publia un article sur sa courte vie, illustré notamment d’un autoportrait et du fameux Meeting, que je vis au musée d’Orsay en 1987. Elle appartient à cette cohorte d’artistes-peintres du XIXe siècle au destin tragique et à la fin prématurée, exacte contemporaine d’autres personnalités ayant exercé le même art avec un talent certain – bien qu’on ne les classât pas tous dans l’avant-garde - et disparus autour de 1883-1884 : Eva Gonzales, Giuseppe De Nittis et surtout Jules Bastien-Lepage, connus et renommés en leur temps puis tombés dans l’oubli avant que l’Histoire de l’art ne les redécouvre récemment et effectue les révisions nécessaires à une meilleure compréhension du foisonnement de tendances qui caractérisait en fait la peinture de la seconde moitié du XIXe siècle. Je ne polémiquerai pas, mais il m’est arrivé d’entendre des absurdités à la télévision au sujet de certains artistes : Fantin-Latour qualifié d’académique et Maurice Denis de petit maître. L’avant-gardisme à tout crin risquant de faire commettre de graves erreurs d’appréciation, je préfère en rester là et prendre Marie Bashkirtseff pour ce qu’elle fut : une bonne peintre à laquelle le destin n’a pas laissé le temps de donner sa pleine mesure. J’ai écrit bonne, mais non grande en toute connaissance de cause. Les grands sont les génies incontournables, et il y a les autres, tous les autres, des médiocres méritant de rester dans leur purgatoire à ceux qu’il faut réhabiliter.
Affirmons-le d’emblée : « Le Roman de Marie Bashkirtseff » n’est ni une biographie romancée à la Alain Decaux ou André Castelot, ni un pastiche d’œuvre littéraire du XIXe siècle – je dirais dix-neuviémiste – comme de récents livres en témoignent (je songe ici au diptyque de Michael Cox, à « L’Alsacienne » de Maurice Denuzière et à un des derniers romans de la prolifique Joyce Carol Oates). Raoul Mille écrit dans une langue contemporaine sans nulle aspérité (pas de préciosité ni de vulgarité), n’essayant pas d’imiter un style d’époque.
Selon les sources, Marie Bashkirtseff est née Maria Konstantinovna Bashkirtseva en 1858 ou 1860. Les références les plus crédibles donnent en calendrier julien 12 novembre 1858. Raoul Mille ne tranche pas : il débute son roman avec l’adolescence niçoise de Marie, qui semble environ âgée de quinze ans. Il se base de son journal intime, qu’elle tient à partir de sa quatorzième année et reconstitue la vie oisive, parasite, toute en futilités, d’une famille « russe » de la Côte d’Azur où, forcément, la fille n’est destinée qu’à faire un beau mariage. En réalité, Marie est ukrainienne.
L’auteur suit strictement la chronologie mais débute en 1873. L’enfance de Marie manque. Il subdivise son œuvre en trois périodes : 1873-1876, 1877-1883 et 1884. Il opte majoritairement pour le présent de narration, tout en s’octroyant le plaisir de quelques pages contées au passé. Il ne dédaigne ni le style épistolaire, utilisé deux fois (pour le voyage romain de 1876 vu par la correspondance de Lucien Walitsky à Etienne Babanine, le grand-père de Marie puis lors des échanges de lettres entre Marie et Maupassant au printemps 1884) ni la citation d’articles de presse (le mariage de Paul de Cassagnac). Bon connaisseur de la vie mondaine niçoise au XIXe siècle (nous sommes juste après le Second Empire et seulement une décennie après le rattachement du comté de Nice à la France), Raoul Mille excelle à nous brosser le tableau d’une société révolue en termes simples, sans emphase aucune. Le Nice des années 1870 n’est pas la Normandie de Proust, tout décalque ayant été jugé par l’auteur inutile. La capitale est aussi distante pour cette communauté superficielle de la Riviera que les événements politiques de l’époque (n’oublions pas que nous sommes juste après la guerre franco-prussienne et la Commune), fort éloignés des préoccupations premières de cette société toute en fatuité, sorte de microcosme où Marie cherche son destin, sa place.
On la sait belle et désirable : photos et autoportraits sont là pour en témoigner. Marie prend conscience de son corps, se pressent sans rivales dans sa famille et sa communauté (ses amies Véra et Olga Sapogenikoff, pourtant surnommées « les Deux Grâces », par ailleurs simples péronnelles pour l’oncle Georges, sont physiquement pleines de défauts, de dysharmonies), veut attirer les regards dans chacune des situations où elle se place (plage, mondanités, musique) et cherche un prétendant, anglais puis français, Hamilton puis Audiffret, tous deux pris par la même courtisane. Encore habitée par des préjugés sociaux dont elle se libérera, Marie adolescente croit que le destin de la femme rime avec les noces et les enfants et ses passions paraissent normales pour son âge. La famille « russe » exilée – une famille élargie avec mère, tante, grand-père maternel, oncle, cousine, ami de la famille – Lucien Walitsky, un ancien médecin - où toutefois manque la figure tutélaire du père, le grand absent, le couple s’étant séparé tôt – garde ses mœurs, ses usages, y compris ses scandales (l’oncle Georges débauché qui va jusqu’à faire colporter la nouvelle de sa mort), sa manière de penser, de ressentir… cette âme russe, sur laquelle on a tant glosé, que la personnalité de la future peintre reflète : sensibilité, mélancolie, exaltation, épanchements, force, feu, volonté de vivre pleinement. Démesure aussi. Les classes privilégiées russes, depuis le XVIIIe siècle, sont demeurées francophiles malgré Napoléon et la guerre de Crimée. Elles continuent à parler français. Elles sont une pièce de ce puzzle mondain cosmopolite qui caractérise ce temps. L’opinion publique connaissait déjà deux femmes d’origine russe établies en France, deux Sophie : la comtesse de Ségur et la duchesse de Morny. Marie Bashkirtseff, notre ukrainienne, sera la troisième.
La vocation artistique de Marie éclate après la déception sentimentale : Audiffret lui a préféré La Gioia, cette femme entretenue qui lui dérobe tous ceux qu’elle lorgne. Elle sera peintre et sculpteur après avoir essayé la musique (elle joue correctement du piano) et le chant. Elle montrait déjà un certain don pour le dessin – probablement du fait que les matières artistiques, depuis l’Ancien Régime, faisaient partie de l’éducation des filles (ce qui ne signifiait pas qu’on envisageait qu’elles fissent une carrière aux Beaux-Arts) : la scène où elle trace au fusain (p.61) le portrait d’Audiffret est éclairante.
En 1876, elle effectue – très bien chaperonnée par sa mère, Walitsky et sa cousine Dina - le voyage à Rome et à Naples, occasion d’une nouvelle idylle avortée avec Pietro Antonelli, neveu d’un cardinal, pérégrination indispensable et à valeur initiatique, et rencontre Katesbinsky, professeur de dessin et Polonais en exil (la Pologne est sous occupation russe) qui lui apprend les rudiments. A ce stade, dessiner, chanter et jouer du piano ne constituent encore que des éléments propres à l’éducation d’une fille comme il faut, c'est-à-dire de l’aristocratie et de la bonne bourgeoisie.
En 1877, en quête d’indépendance, Marie est à Paris et devient élève à l’Académie Julian. Son allure bourgeoise tranche avec celle de ses coreligionnaires. Un étudiant des Beaux-Arts était forcément à l’époque bohème et débraillé et avait mauvaise presse. L’Académie Julian était une école qui se voulait indépendante du dogmatisme officiel de l’enseignement artistique, monopolisé par l’Institut. Elle a été fondée en 1867 par Rodolphe Julian (1839-1907), passage des Panoramas. Contrairement à l’école des Beaux-Arts, l’Académie Julian était ouverte aux femmes, dont l’œuvre était alors méprisée ou dédaignée. Marie y devient la rivale de Louise Breslau, d’origine germanique. Elle aura des congénères peu connues (Sophie Schaeppi, Madeleine Delsarte, Anna Nordgren, Amélie Beaury-Saurel – dont un fort intéressant portrait de femme « émancipée », Dans le bleu, est conservé au musée des Augustins de Toulouse).
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Leurs origines géographiques variées (Suisse, Scandinavie, Allemagne etc.) reflètent la notoriété internationale de l’enseignement de Julian et montrent que la France possédait un grand rayonnement artistique[1]. En outre, elles confirment les difficultés de formation et de carrière rencontrées en Europe continentale par les femmes-peintres. Tony Robert-Fleury (1837-1911) apparaît comme un des professeurs les plus influents. Grâce à cette formation, Marie parvient à ses fins : exposée au Salon 1880 sous le pseudonyme de Marie Constantin Russ, elle y rencontre Bastien-Lepage (notez l’épisode intéressant de la querelle Bastien-Lepage – Léon Bonnat par portraits de Jeanne d’Arc et de Jules Grévy interposés).
Marie Bashkirtseff nous a livré sur une toile de 1881 une représentation de cet atelier,
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révélatrice de l’enseignement que Julian y prodiguait en faveur de ses élèves dont le but demeurait la reconnaissance et l’exposition au Salon avant achat éventuel des toiles par l’Etat (qui les exposait au musée du Luxembourg) ou les collectionneurs privés. L’art de la peintre s’y est affirmé : bases classiques mais refus de l’académisme stricto-sensu. Son style sera réaliste, inscrit dans le courant naturaliste, mais urbain, à la différence de Bastien-Lepage, son grand amour officiel selon ses biographes, bien qu’elle ait été influencée par lui (il plaisait à Zola alors que Julian le déteste comme Raoul Mille nous le montre). Pour ma part, je rapprocherais – outre ses portraits dont une fameuse fillette avec un parapluie (pages superbes consacrées par Mille à la genèse de cette peinture d’une gamine du peuple) – un tableau comme Le Meeting (à Orsay) des représentations d’enfants des rues dues à Fernand Pelez.
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Sur les Salons de l’époque 1880, reflétant le bouillonnement artistique et l’abondance d’auteurs médiocres ou prometteurs, je vous invite à lire les écrits sur l’Art de Joris-Karl Huysmans disponibles en poche.
On sait le marché de l’art des débuts de la IIIe République dominé par le matérialisme bourgeois. C’est l’académisme qui est favorisé, encore faut-il s’entendre sur le sens exact du mot. Le système académique était régi par l’Académie des Beaux-Arts, incluse dans l’Institut de France, avec le prix de Rome et le fameux séjour à la villa Médicis. Cette institution remplaçait les académies d’Ancien Régime depuis 1795. Elle avait connu des réformes sous le Consulat puis la Restauration. L’Institut favorisait un art officiel, renforcé par la bourgeoisie d’affaires. La peinture dite de genre prédominait : mythologie, Histoire, Bible, suivie du portrait, du paysage et de la nature morte (genre le moins considéré). Les grands formats étaient privilégiés tandis que le portrait était devenu avant tout mondain. Le sobriquet de peintres pompiers a été employé pour qualifier ces artistes, comme Cabanel ou Gérôme, grand metteur en scène d’œuvres spectaculaires gréco-romaines ou orientalistes (l’orientalisme étant un sous-genre ayant pris son essor à compter de la Restauration).
Là où le bât a blessé, c’est lorsque le discours de vulgarisation en Histoire de l’Art adressé au grand public s’est voulu simplificateur à l’excès, opposant systématiquement les avant-gardes, chaque fois rapidement dépassées, à un académisme devenu fourre-tout où justement d’ex avant-gardistes finissaient par y être jetés après déclassement (par exemple : Utrillo, Denis, Van Dongen, Kokoshka, Dunoyer de Segonzac, Bram Van Velde et Vlaminck). On a fini par réduire la peinture de la seconde moitié du XIXe siècle à une poignée de noms, en général les plus radicaux (pour simplifier : Courbet, Manet, Renoir, Degas, Cézanne, Van Gogh, Seurat, Gauguin, Toulouse-Lautrec, Bonnard etc.) contre tous les autres désormais déconsidérés, quel qu’ait été leur style.
Or, l’Histoire de l’Art n’en est actuellement plus à ce stade, mais le grand public l’ignore encore, d’où des malentendus et des aberrations générés par cette vulgarisation excessive (par exemple, le centenaire de la mort de Camille Pissarro passé sous silence en 2003 – d’aucuns le prennent pour un simple petit maître ! - comme celui du Douanier Rousseau l’an dernier). Je polémiquerai à dessein en affirmant dans ces lignes que l’exposition tenue fin 2009 au Musée Cantini de Marseille, De la scène au tableau (par le même conservateur ayant organisé l’expo Monet au Grand Palais !) et les vidéos de peintres abondant sur le Net (dont plusieurs consacrées à Marie Bashkirtseff cf. mon post-scriptum) reflètent bien mieux l’état actuel de la recherche qu’une chaîne de télévision comme Arte, qui se limite aux grosses pointures. Je me vante personnellement d’avoir réellement découvert Giuseppe De Nittis et les peintres britanniques des années 1848-1914 par You Tube, ces artistes n’ayant aucune chance que la presse ou la télévision française en parlent (l’exposition De Nittis, la modernité élégante, tenue récemment au Petit Palais, a été mieux couverte en Italie que dans l’Hexagone). Je pourrais en écrire encore davantage au sujet de l’art médiéval (qui a vu des reportages sur les expos Paris 1400 ou sur l’art roman du musée du Louvre, présentées au début des années 2000 ?) mais je préfère m’en tenir là.
Dans son journal aussi bien que dans le roman de Raoul Mille, Marie Bashkirtseff fait preuve d’une sensibilité exacerbée, passionnée, narcissique, russe a-t-on dit - tournée autant vers la recherche de l’amour de l’autre (Paul de Cassagnac, Guy de Maupassant, Jules Bastien-Lepage - amour demeuré platonique -, même Gambetta !) que vers l’autocélébration de son corps et de sa beauté. Raoul Mille suit pas à pas, en des pages bouleversantes, que la correspondance de l’artiste avec Maupassant, avec ses faux-semblants, ses dissimulations d’identité, ses jeux derrière le masque, rend plus poignantes encore, l’évolution des symptômes de la maladie (oreilles, bronches, poumons), la lente descente aux enfers de ce corps, dont Marie contemple la dégradation, scrutant les stigmates de la tuberculose sur sa nudité. Il insiste sur l’envahissement des creux, l’amaigrissement, la couleur jaune, les traces des vésicatoires, les seins encore fermes etc. Les traitements invraisemblables que la médecine de l’époque inflige à la peintre aggravent ses meurtrissures : arsenic, huile de foie de morue, lait de chèvre… Raoul Mille s’étend sur les sifflements, les suffocations, les crachements de sang (on disait hémoptysies) jusque dans l’incroyable scène de séduction désespérée d’une moribonde avec Guy de Maupassant lors de cette soirée, de ce bal chez l’ambassadeur de Russie. Quelques années plus tard, la maîtresse du général Boulanger subira le gaïacol et l’huile camphrée. Pour Proust, ce seront les ballons d’oxygène.
J’avoue que l’épisode entre Marie et Maupassant – le seul réellement érotique du roman nonobstant les scènes montrant Marie nageant ou nue – m’a gêné : j’ignore quelle est la part d’invention, d’imagination de l’écrivain. Je ne dispose pas de sources à portée de main pour vérifier la véracité des faits. Par contre, la thèse selon laquelle la relation avec Bastien-Lepage fut plus artistique que physique est accréditée. Marie semble obsédée par les enfants qu’elle n’aura jamais, par la conservation forcée de sa virginité. Elle a enfreint l’ordre bourgeois en devenant artiste-peintre, elle qu’on vouait seulement au mariage.
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Marie a dû pourtant renoncer à une carrière lyrique à cause de la maladie qui a atteint d’abord le larynx. Son état l’a poussée à poursuivre son œuvre à tout prix, à corps perdu, croquant les petites gens et les enfants jusqu’à l’épuisement, à laisser d’elle une trace pour la postérité, à inlassablement peindre puis sculpter (ce que Raoul Mille a oublié de traiter, ellipse regrettable de sa part). Elle est morte alors que l’on reconnaissait son talent, grâce au fameux Meeting. Le romancier a dépeint avec justesse cette quête obsessionnelle de la reconnaissance, de la récompense, de Salon en Salon…quête aussi de la visibilité de l’œuvre, noyée dans la masse des croûtes, parfois accrochée trop haut pour qu’on la remarque. C’est là un défaut bien actuel que l’on peut appliquer à l’édition, aux présentoirs des libraires.
Marie Bashkirtseff fut aussi une féministe, un aspect de sa vie bien évoqué par Raoul Mille, qui n’est pas sans rappeler George Sand, les quarante-huitardes et le roman Les Bostoniennes d’Henry James avec le fameux personnage d’Olive Chancellor. Bien que demeurée hétérosexuelle, à la différence d’autres peintres comme Louise Breslau, Louise Abbéma ou Rosa Bonheur, Marie Bashkirtseff s’engagea dans la cause des femmes et adopta un pseudonyme, Pauline Orrel. Elle collabora à la revue La Citoyenne, fondée en 1881 par Hubertine Auclert (1848-1914), où l’on retrouve aussi Séverine. Mais l’abstraction des débats et les querelles entre militantes finirent par lasser Marie.
Raoul Mille a eu la sagesse de ne pas omettre les rapports de Marie avec sa famille, les bouleversements qu’ont représenté l’exil à Paris (je dirais presque un second déracinement), le décès inopportun de Walitsky, la longue maladie et l’agonie du grand-père Babanine, la mère et la cousine Dina confites dans leurs préjugés, leurs traditions, leur incompréhension et l’oncle Georges débauché, cette figure scandaleuse et impressionnante de fils prodigue, alcoolique, qu’on croit mort un moment et qui revient, un asocial, un rebelle, au fond l’être le plus révolté, le plus indépendant et le plus proche de caractère de Marie. Rosalie, la domestique fidèle et simple – figure quasi sandienne, flaubertienne et naturaliste, prend de plus en plus de place dans l’avancée de l’œuvre et finit par nous bouleverser : on comprend que Marie mourra dans ses bras. Elle devient sa confidente, l’amie intime, inséparable de ses derniers mois d’existence, comme une mère de substitution. Cette tendresse, cette affection sous-jacente de l’auteur pour une humble, une de ces petites gens, qui aime ce que fait sa maîtresse tout en étant culturellement étrangère à son art est un des aspects les plus remarquables du roman. Rosalie gomme et transcende les différences sociales. Elle les transfigure presque.
L’idée de deuil, de mort, sont omniprésents, s’insinuent davantage au fil des pages, de la promesse de la fleur à sa flétrissure inéluctable. Deux mourants s’aiment mais ne peuvent consommer, concrétiser leur amour : Jules Bastien-Lepage à la blondeur fragile, figure ambiguë, aussi féminine que Marie elle-même, dorloté par sa mère possessive, souffrant semble-t-il d’un cancer incurable, maladie que l’on ne nomme pas.
Les dernières lignes du roman m’ont bouleversé : lors de la publication de l’avis de décès au Figaro le dernier mot est laissé à Maupassant, qui frise la désinvolture mais aussi le désespoir, le chagrin contenu. Paradoxe et aporie. Quoi de plus poétique qu’une jonchée de roses comme dernière demeure ? Mais la violence du verbe jeter fait songer à des obsèques à la sauvette, à des funérailles d’indigents, dont on se débarrasse de la dépouille en la jetant à la fosse commune. Je reconnais là le style de l’écrivain normand, à l’emporte-pièce, son côté acerbe, sa critique des moeurs. On ne lit pas précisément l’instant exact du dernier souffle exhalé par Marie, on le devine à l’avant-dernière scène et sa mort officielle, d’un laconisme et d’une sobriété confinant au refus de l’artifice et du mélodrame, tels qu’on les pratiquait à l’époque, sonne juste. La presse est le vecteur de la nouvelle, et Maupassant celui qui réagit à l’information. Nous savons nous trouver à la fin du mois d’octobre 1884. Raoul Mille, en auteur contemporain, a choisi l’économie de moyens, plus émotionnelle pour les sensibilités actuelles. On ne verra pas Marie morte, on ne saura rien de sa tombe – admirable en cela qu’elle reconstitue son atelier -, des cérémonies funéraires (quelle pompe ?), de ceux qui vinrent à ses obsèques. Ultime point éludé mais que le lecteur documenté connaît : Jules Bastien-Lepage suivit Marie dans la tombe moins de deux mois après.
Christian Jannone
Post-scriptum :
Les sites Internet hébergeant des vidéos consacrées aux peintres connaissent actuellement un développement conséquent. Pour les personnes intéressées, certaines plates-formes remarquables méritent qu’on s’y arrête même si leurs auteurs s’abritent en général derrière des pseudonymes. Les vidéos valent ce qu’elles valent, avec leurs imperfections techniques, de formatage, de netteté et de cadrage, mais, comme les banques de données et d’images, elles peuvent fournir un premier aperçu pour celles et ceux qui n’ont pas l’occasion, la disponibilité ou les moyens de fréquenter les musées internationaux.
Concernant Marie Bashkirtseff, il existe des vidéos montées par des amateurs russes et ukrainiens mais je conseillerais plutôt, obstacle de la langue oblige, les trois suivantes, hébergées sur You Tube :
- Marisayutub (plate-forme remarquable – en espagnol - axée sur toutes les femmes peintres depuis le Moyen Age : outre Marie Bashkirtseff voir les vidéos consacrées à Artemisia Gentileschi, Eva Gonzales, Mary Cassat et Marie Bracquemond) ;
- PENARD 54 (peintures, affiches, arts décoratifs) ;
- fanfanchatblanc (peintures et arts plastiques).


[1] Des femmes-peintres d’origine étrangères ont séjourné ou fait carrière en France dès le XVIIIe siècle : je songe à la Vénitienne Rosalba Carriera dont les œuvres peuvent être admirées à l’Accademia de Venise et à l’Espagnole Françoise Duparc, à qui on doit le portrait de la belle et émouvante Marchande de tisane conservé à Marseille.
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dimanche 15 mai 2011

Aurore-Marie de Saint-Aubain et Frédéric Maubert de Lapparent.

Avant son important voyage parisien, craignant toujours pour sa santé précaire, Aurore-Marie s’était donc résignée à consulter une fois de plus Frédéric Maubert de Lapparent.

« Cela est dans mes habitudes avant chaque nouvelle villégiature », déclara-t-elle à son époux.



Une voix disait, tandis que l’autre répétait :

« Consubstantielle à la Mère.

- Consubstantielle à la Mère…

- Engendrée, mais incréée, infécondée.

- Engendrée, mais incréée, infécondée…

-Hypostase jumelle, Fille inhérente à la Mater.

- Hypostase jumelle, Fille inhérente à la Mater…

- De par Ta Volonté divine, Une, Omnisciente, Omnipotente.

- De par Ta Volonté divine, Une, Omnisciente, Omnipotente…

- Pan Logos, Etre suprême, allié de la Bona Dea.

- Pan Logos, Etre suprême, allié de la Bona Dea…

- Ainsi soit la Tetra Epiphaneia, amen !

- Ainsi soit la Tetra Epiphaneia, amen ! »

« Vierge suis, vestale du Bon Culte…Mes longs cheveux blonds tombent jusqu’à mes pieds.

Ma tunique immaculée a été souillée par les impies de l’Imperator… Blessée à la tête suis. Des croûtes de sang salissent ma diaphane beauté. Mon beau visage porte les traces des coups que m’ont assené les sectateurs du maudit Antoninus Pius. Par Caero j’ai été dénoncée, arrêtée ! Ces maudits partisans de Christos ont participé à cette infamie, ô Celse ! Pothin, Irénée de Lugdunum, ont vendu la pauvre vestale de Pan Logos ! Je suis prête au martyre, à ce que mon bienheureux nom soit inscrit dans le martyrologe de ceux qui croient au vrai Dieu de la Connaissance et de l’Inconnaissance. Déshonorée, j’ai été ; mon corps pur corrompu par la souillure des traîtres… Injuriée, vilipendée… Je gis dans un cachot ignoble et la vermine est sur moi… Pauvre prêtresse de Pan Logos ! Je souffre de mon déshonneur mais je sais qu’après ma mort, la Bona Dea m’accueillera en son giron… Là, ô horreur, ô terreur ! Le rictus de jouissance de Quintus Severus Caero, celui qui nous vendit en application du rescrit d’Antoninus… Qu’il périsse ! Marcus se chargera du poison…Les cieux céruléens m’attendent et la géhenne sera sienne pour les siècles des siècles… Le buste ! Le buste de momie ! Il ricane ; il me défie ! Non ! »

La séance d’hypnose s’achevait dans le sombre cabinet de Frédéric Maubert de Lapparent peuplé de rayonnages de traités d’anatomie qui prenaient la poussière. Aurore-Marie revint à elle. Elle poussa un cri d’effroi, encore toute imprégnée de ses songeries hypnotiques, d’un délire du passé qui s’apparentait à un douloureux revécu de la métempsycose.

« Je vois que mon buste phrénologique vous a encore impressionné, Madame la baronne. Vous m’en voyez désolé.

- Je… hésita la poétesse, le visage tout pourprin, docteur… Que de sottises antiques ai-je encore déblatéré ?

- Rien que de très habituel, Madame. Vous ressortez ce discours à toutes les séances. Vous récitez notre Credo que j’acquiesce – appartenant à votre confrérie – avant de vous retrouver sous l’identité d’une jeune vestale. Ce nom de Caero revient chaque fois sur vos lèvres.

- Il est laid et difforme ! Cet homme est une engeance ! Il cause mes tourments et ma mort, mon supplice ! Il semble doté d’un pouvoir au moins égal au mien… Je n’ y ai point la chevalière, possession alors exclusive de Cléophradès ! Caero l’a fait arrêter et supplicier à Nicomédie avant de retourner à Lugdunum où ses manœuvres auprès des chrétiens ont permis la dénonciation de la communauté tétra épiphanique que je dirigeais… mais la chevalière a pu être sauvée… Euthyphron, le bien-aimé disciple, l’a glissée à son doigt. »

Les délires antiques de la malheureuse démente ne s’estompaient que lentement. Maubert éprouvait chaque fois un grand mal à ramener Aurore-Marie à la réalité de cette fin du XIXe siècle. Il fallait que les apparences fussent sauves et que la santé mentale de la Grande Prêtresse ne compromît point les plans grandioses de revanche. Ces altérations, ces aliénations phantasmatiques, ces bouffées de délire narcissique, ces monomanies, l’avaient pourtant désignée comme l’Elue en 1877. Peut-être eût-elle été moins jeune, Aurore-Marie aurait mieux supporté l’épreuve alors que ses prédécesseurs avaient tous été des hommes mûrs. Il fallait donc qu’elle fût présentable à la réunion boulangiste de Bonnelles. La duchesse d’Uzès devait lui faire part de l’avancée de l’exécution des travaux : l’expédition embarquerait à la date prévue, du Havre… Le Bellérophon noir, tel que prophétisé dans les vers magnifiques et magiques du Tropaire végétal, irait jusqu’aux portes du Congo. Le temps pressait. La maladie du Kaiser Friedrich III était connue, débattue. Georges devait agir, maintenant.

Les poumons d’Aurore-Marie inquiétaient autant le médecin que sa patiente. Maubert l’écouta.

« Vous connaissez mes fréquents accès de vapeurs…, mes rougeurs aux joues, cet empourprement chronique qui confère à la pathologie… Je crains de demeurer constamment écarlate en public. Je tousse par conséquent autant par peur que parce que je ressens un grand mal, une brûlure en ma poitrine. Vous nommez cela éreuthophobie, je crois ou crainte de rougir. De plus, docteur, mes pamoisons sont fréquentes. J’attrape par trop souvent des refroidissements. Je me plains d’un mauvais sommeil, de suées nocturnes, de maux de dos, d’oppressions, de mal à respirer… Valétudinaire à vingt-cinq ans ! Quelle misère, hélas !

- Veuillez ôter votre corsage Madame, que je puisse vous ausculter… »

La gracieuse poétesse ressentit une grande gêne de devoir ainsi dévoiler une partie de son corps, de s’exposer en cache-corset aux yeux de son médecin, auquel elle prêtait des sentiments concupiscents… Mais Maubert était marié et père de trois enfants et son épouse réputée pour ses agréables rondeurs.

Aurore-Marie avait revêtu une magnifique toilette de promenade de faille chamois et noire. Un ruban anthracite noué sur son cou blanc de cygne, sorte de petite cravate féminine, fort mignarde pour ne point dire excitante, prodiguait à cette vêture un effet des plus émerillonnants du fait qu’elle seyait à ravir à la diaphanéité et à la lactescence proverbiales de l’épiderme de Madame de Lacroix-Laval. Ses longues boucles anglaises embaumaient la violette et le jasmin. En cache-corset donc, elle soumit sa plate poitrine au stéthoscope du bon docteur. Du fait que demeuraient encore trois épaisseurs de linge, on pouvait se demander ce que le médecin pouvait bien percevoir.

« Je ne détecte aucune caverne en vos poumons, mentit diplomatiquement l’éminent physiologiste et obstétricien. Vous n’êtes point poitrinaire, du moins, pas encore…

- Mais, docteur…J’ai eu voici deux jours une légère hémoptysie qui a effrayé ma domesticité…

- Un peu de sang sur vos mouchoirs de batiste ? Cela n’est pas grave !

- Mes dépenses pour renouveler ma mercerie deviennent conséquentes ! J’y consacre cent francs par trimestre à la belle saison, plus encore en hiver. J’ai grand’froid et j’ai besoin de m’emmitoufler de pelisses. A Rochetaillée, en janvier, je ne parviens plus à quitter ma chaufferette.

- En fait, vous souffrez à cause de la mode, Madame.

- C’est-à-dire ?

- Vos corsets sont trop ajustés et hem…Votre poitrine n’est point voluptueuse.

- Euphémisme !

- Sans doute mangez-vous trop. Donc, le corset vous serre…

- Rien que ce que mon estomac juge indispensable afin d’atteindre la satiété. Veau Marengo, blanquette, poulardes farcies, rôtis de bœuf, pigeons et canards rôtis, truites à l’oseille, ris de veau, saules meunières, buissons d’écrevisses, tartelettes meringuées, des Saint-Honoré, des Paris-Brest, des bouchées à la reine, des fricassées, des champignons sautés, toutes sortes de potages…J’ai souventefois grand’faim et il est de mon devoir de me rassasier ! Je dévore tel un ogre mais ne prends jamais une once !

- Vous devez vous modérer, Madame. Je vais vous prescrire un régime maigre : du bouillon de poule, presque exclusivement midi et soir…des fruits frais, aussi. Et plus de laudanum. Bannissez-le !

- Je croyais que dans mon état, la nourriture prescrite était la viande rouge… »

Continuant à mentir, Maubert de Lapparent ajouta :

« Ne vous inquiétez plus pour vos oppressions. Desserrez votre corset. Ce n’est point la peine de vous comprimer ainsi avec votre poitrine menue. Pourquoi donc ce carcan alors que la finesse de votre taille est tout à votre honneur ? »

Aurore-Marie sentit que Maubert la flattait, qu’il n’avait pas osé employer le terme maigreur. Elle répliqua de sa gracieuse voix ténue, ses grands yeux ambrés tout pétillants :

« Albin, mon mari, m’aime ainsi. Il m’appelle « mon ouistiti adoré ». De plus, vous savez très bien que dans ma situation exposée, où salons et mondanités constituent l’essentiel de mes activités, je dois sacrifier au paraître, suivre la mode, me conformer aux bons usages qui siéent aux Dames de qualités. Finissez de me rassurer, s’il vous plaît. Je ne souffre donc ni de consomption, ni de chlorose…

- Cela est exact.» la trompa Maubert, fin renard qui savait qu’Aurore-Marie n’accepterait pas la vérité. Elle n’en avait pas pour dix ans.

La femme de lettres se rhabilla, paya le bon docteur et s’en revint, cheminant cahin-caha jusqu’à la voiture où l’attendait son dévoué cocher, Anselme. Elle avait ouvert son ombrelle de soie assortie à sa jolie toilette car le soleil resplendissait en ce bel après midi de début mai. Il était temps d’achever ses préparatifs de départ : les malles seraient conséquentes et pèseraient car le séjour à Bonnelles promettait d’être long : un mois, jusqu’à ce que l’on fût certain du bon appareillage de l’expédition mystérieuse. Tout devait être bouclé pour le 1er juin au plus tard. Le billet de première pour l’express de Paris, le compartiment pour dame seule, la place de troisième destinée à Alphonsine, l’emplacement des bagages dans la voiture-fourgon… Le voyage ferré était pour le surlendemain.

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