Avertissement aux lecteurs.
Ce texte, extrait du roman "Le Trottin", publié en 1890 sous le pseudonyme de Faustine par la poétesse parnassienne et décadente Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894), est strictement réservé à un public averti et déconseillé aux moins de 16 ans, du fait des attirances déviantes qu'il dépeint.
(...) Cette seconde créature, la jeune, qui était demeurée silencieuse jusque là, se contentant de tripoter la badine qu’elle tenait, se décida enfin à prendre la parole. Une voix poseuse, méprisante et flûtée de petite fille de snobs, à l’accent anglais compassé et grasseyant, presque forcé, sortit d’une bouche fruitée :
« Foi de Délie, nous allons avoir un sacré travail de dressage avec ces deux là ! »
Délie ou plutôt, Adélie ou Adelia O’Flanaghan, constituait le contraste vivant de Sarah. En les voyant pour la première fois, on eût pensé à une confrontation de chair vive entre les deux célèbres tableaux du maître espagnol Francisco Goya y Lucientes les vieilles et les jeunes. Adelia O’Flanaghan était en ses quatorze printemps.
Divers bruits couraient sur ses origines, rumeurs selon lesquelles, entre autres, elle n’était issue de rien, car d’une fort basse extraction. On la disait fille naturelle d’un esquire ou d’un duc de ; elle avait connu une enfance malheureuse, la faim, la misère effroyable, la fabrique ou la mendicité. On prétendait qu’on l’avait arrachée à l’âge de dix ans aux bas-fonds de Dublin ou d’ailleurs, qu’on l’avait tirée du ruisseau ou de la plus belle maison de passe de Londres, à moins qu’on l’eût ôtée des griffes d’une marâtre impitoyable. On racontait toutes sortes de choses sur elle, parce qu’en fin de compte, on ignorait tout d’elle.
Délie-Adelia était des plus jolies. Ses cheveux, d’une nuance brun-roux cuivrée, que l’on dit en anglais auburn, cascadaient sur son buste en longues mèches ondulées et soyeuses. Son nez était petit, pointu, spirituel car retroussé, quoiqu’il fût marqué ça et là de petites taches de rousseur qui n’ôtaient rien à sa grâce, au contraire. Ses yeux verts et pers avaient des éclats citrins qui vous subjuguaient. Sa silhouette apparaissait gracile, quoiqu’elle fût plutôt tout en nerfs.
En réalité, Adelia était née en 1876, d’un père inconnu d’origine modeste et sa mère, ouvrière dans une filature de coton, avait succombé à la tuberculose. Placée dans un orphelinat de Dublin à l’âge de sept ans, elle avait subi maints mauvais traitements, force châtiments corporels, dans ce qu’on eût dû qualifier d’écolage de la perversion. Moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, ladies et gentlemen avaient pour habitude d’adopter les enfants de cette institution parmi ceux qui leurs paraissaient les plus misérables, miséreux, pitoyables et loqueteux. La plupart en faisaient leur chose, leur bibelot, leur pet. Adelia eut plus de chance : la Dame qui l’adopta était une duchesse de. , et elle était française. Mère d’un fils unique décédé à onze ans d’une vilaine méningite, Madame de., en mal d’enfant, s’était résolue à une adoption simple, via une transaction dont le montant demeura inconnu. Dès lors, alors qu’elle atteignait ses dix printemps, Délia connut les délices de Capoue et se vautra dans la soie, les rubans et les lambris, ce qui la gâta encore plus.
Sa bienfaitrice lui prodigua une excellente éducation. Elle apprit à parler noblement, à s’exprimer dans la langue châtiée et compassée du Grand Siècle. Délia mania à la perfection la concordance des temps, les imparfaits du subjonctif et la seconde forme du conditionnel passé. Au lieu de dire j’veux ça ou j’ai envie d’ça, elle quémandait et suppliait Madame avec humilité et déférence :
S’il vous plaît Madame, j’eusse souhaité que vous m’offrissiez ce mignard colifichet ;
ou encore :
J’eusse espéré que vous fussiez aise, Madame ; que ce menu cadeau vous agréât.
Elle n’osait l’appeler mère.
Quoiqu’elle conservât un léger accent de la verte Erin, que d’aucuns qualifiaient de coruscant, de gorgeous ou de delicious, Délie aimait à tourner ses phrases à la manière de l’Ancien Temps à les prononcer comme cela fut autrefois d’usage en blésant, zozotant ou grasseyant, ce qui créait une effet comique chez ceux qui n’étaient point de la Haute. Lorsqu’elle parlait, elle se dressait avec suffisance sur ses bottines, tel un coq sur ses ergots, en pointant la trompette de son petit nez. On comprenait que de si bonnes manières pussent séduire Mademoiselle Cléore, amie de la duchesse. Adelia était catholique et croyante, comme toutes les Irlandaises. Elle ne manquait jamais l’office dominical de Saint-Philippe du Roule. Il était inéluctable que Cléore et la petite chipie s’y rencontrassent. Cela se produisit à la messe du Vendredi Saint de la Pâque 18** Délia venait d’avoir treize ans. Sous le vernis trompeur de la bonne éducation, Cléore sentit que la petite fille recelait des trésors troublants d’effronterie et d’impulsivité. Elle se pâma au spectacle de sa beauté, des somptueuses parures juvéniles qui la couvraient. Cléore avait beaucoup lu ; son cœur bovaryste baignait dans l’esprit romanesque. Mais aucun roman, même le plus leste, qu’il fût écrit par une tribade ou un antiphysique, qu’il circulât sous le manteau, n’avait tenté de soulever cette question fondamentale : était-il possible, dans la fiction comme dans la réalité, qu’une femme et une fillette s’aimassent ?
Le lien se noua, indéfectible. Cléore voulait Adelia ; elle l’obtiendrait, quel qu’en fût le prix. Elle la racheta à la duchesse de. , comme on acquiert un chiot. Comme à l’accoutumée, le montant de la transaction resta secret. Tout ce que l’on sut, c’est que les tractations avaient duré un moment, que Cléore avait dû payer de sa personne, se montrer persuasive pour qu’elle l’emportât. Dès lors, devenue le Salai de Mademoiselle, Adelia l’accompagna partout tel un giton impubère dans tous les lieux huppés, exécutant des courbettes répétées dans les salons où les personnes titrées bruissent et s’infatuent de leur préciosité adventice, de leur julep inutile et parasite. Ces salonards ne se privaient pas d’interroger Mademoiselle la comtesse, qui présentait Adélie comme sa jeune nièce orpheline. Du temps de la douceur de vivre, la chose était un lieu commun : filles ou nièces (selon le degré de faveur dont elles jouissaient) peuplaient la cour, les palais, les folies. Ces messieurs-dames admiraient l’entregent de Délia, le luxe de ses toilettes, la mignardise des faveurs qui ornaient robe et cheveux. Ils s’extasiaient, hypocrites, de sa voix flûtée et fruitée qui, à ravir, chantonnait des mélodies de messieurs Duparc et Fauré, de ses mains ivoirines qui pianotaient Chopin, Schumann et Liszt ou traçaient au fusain des portraits – car la petite était ambidextre – dignes de monsieur Forain, se ravissaient de son blèsement snob, du galbe de ses pieds mutins pris dans de graciles bottines ou chaussures vernies à lanière. Délia était devenue la coqueluche, le fétiche des salons, le ouistiti savant, le bébé irlandais de la comtesse de Cresseville.
Un soir, au concert, les choses allèrent plus loin. Cléore avait à l’opéra sa loge réservée. On y donnait ce soir là Beethoven, son compositeur favori, du fait que sa musique vous transportait au pinacle et incarnait le Sublime descendu sur Terre. Nul ne s’étonna que la fillette fût présente et partageât la loge de la comtesse. Lorsqu’on s’appelait de Cresseville, on pouvait se permettre quelques caprices, et venir assister à Fidelio sans chaperon et sans homme, qu’il fût frère (oui, Cléore avait un frère cadet et leur brouille était chose publique) ou prétendant amouraché. Avec pour seule compagnie une fillette de treize ans, Mademoiselle occasionna à peine quelques murmures de réprobation chez les vieilles bigotes arriérées.
Absorbée par la musique à la fois poignante, pathétique, martiale et suave du grand Ludwig, Délia, qui avait pris goût à la grande musique, délaissant les chansonnettes irlandaises de son orphelinat qu’elle aimait à entonner pour se consoler lorsqu’elle avait subi des fustigations de férule, Délia, écrivions nous, ne réalisa pas sur-le-champ ce que Mademoiselle faisait. Une main exploratoire tâta avec insistance ses étoffes empesées, s’insinua sous ses atours et ses jupons, goûtant à la volupté du toucher des doux pantalons brodés et des dentelles de la chemise, cherchant à atteindre la peau… Adelia rougit, demeura coite, mais se laissa entreprendre. La main devint caressante tandis que Cléore lui murmurait à l’oreille des mots tendres. Elle s’attarda à l’entrefesson jusqu’à l’indicible, lissant bientôt à travers le coton, longuement, lentement, cet orifice ourlé, membraneux, cette « origine du monde » là non encore éclose, cette fleur perce-neige qu’on ne devait point nommer. Elle fouailla, modela, cette cire vierge impubère, prenant soin toutefois de ne point percer l’opercule sacré de la vestale, n’allant pas jusqu’à ouvrir le petit bouton de nacre, là, juste là, petite chose si pratique pour uriner sans se déculotter, qui constituait l’ultime rempart entre le fin textile de la lingerie et la conque du sexe. Adelia tressaillit. Jamais elle n’avait vécu une telle volupté. Son cœur battait la chamade. Elle en eut des suées orgiaques. Elle émit des gémissements incoercibles telle une fille de joie. Son linge intime s’imprégna, se mouilla d’une sécrétion inconnue qui traversa l’étoffe délicate et poissa les doigts de son amante jusqu’à l’obscénité. Désormais, le lien se faisait impudique, charnel quoique feutré. C’était comme si Cléore et Délie eussent signé un pacte de chair. Cléore la sermonna, lui fit promettre le mutisme, pour ne point dire la mutité pathologique, sur ce qu’elle venait de lui faire.
Rentrée, au lieu de s’aller coucher, Délia voulut laver toute cette flétrissure, cette honte, ce déshonneur, quoiqu’elle eût conservé son intégrité de jeune vierge. Elle savonna son intimité jusqu’à l’intumescence, jusqu’au sang, s’administra à l’aide d’un archaïque clystère de Fagon un lavement honteux et douloureux de catin voulant obvier l’engrossement, voulant effacer une souillure de scandale. En secret, elle chercha à pallier le danger d’une défloration contre nature quoique son hyménée n’eût pas été lésé. Il lui fallait obturer cela, empêcher toute rupture, quel qu’en fût le coût. Elle lut un livre horrible, les souvenirs d’une putain célèbre du siècle de Rousseau, qui expliquait comment un joaillier de la cour pratiquait couramment ce type d’interventions assisté d’un orfèvre et d’un chirurgien-barbier. Grâce à cela, elle avait été surnommée la pute-vierge ou le conin-Régent. Elle exhibait à qui voulait le voir ce diamant-sexe que vantèrent Casanova, Restif de la Bretonne,
Choderlos de Laclos
et Donatien marquis de Sade. La créature en souffrit mille morts. Elle en devint promptement aménorrhéïque. Une humeur gâtée, puante, sourdait continûment de ce troisième œil bien particulier. La fille en devint gangréneuse, pourrissant par places, de l’intérieur, comme lorsqu’on se soulage d’un fruit non désiré en le travaillant à l’aiguille, l’infection s’y mettant après qu’on eut expulsé l’ange, laissant filer, s’écouler, en un jus indescriptible et noirâtre de putrescence, de squirre bitumeux, les viscères de la génération. Elle en creva, à seulement quarante ans.
Adelia savait le risque qu’elle prenait mais avait entendu parler du développement de l’asepsie et de l’antisepsie. Afin qu’elle pût payer l’intervention secrète, elle vola Cléore, lui dérobant, en cachette, force billets de mille francs, mais aussi une bague ornée d’un saphir, héritage de la grand’mère de la comtesse. Cléore crut à une rapine d’une domestique, une noiraude à l’esprit de fouine, qu’elle n’aimait pas, bien qu’elle l’eût engagée pour son orientale beauté, une juive du nom de Ruth qu’elle renvoya sans émoluments, quoique la youpine protestât de son innocence. Mais Cléore, connaissant la cautèle et la propension aux pleurnicheries propres à ce peuple, ne se laissa pas fléchir.
L’éminent chirurgien des Hôpitaux de Paris qui, un matin, vit déferler dans son cabinet le vif-argent d’une mignonne petiote fort bien adonisée, crut avoir affaire à une fille du monde déflorée par l’inceste ayant fui ses pénates au risque du scandale. A force de minauderies et de dessous de tables, il se laissa convaincre, à la condition qu’un joaillier fût de l’intervention, qu’elle restât strictement confidentielle et clandestine, et qu’on appliquât avec la plus scrupuleuse précaution les principes d’hygiène de la médecine nouvelle. Adelia exigea qu’on l’anesthésiât. Elle choisit la gemme qu’elle souhaitait arborer, un superbe rubis indien, plus exactement gujrati, d’un gorge-de-pigeon évocateur. Elle réclama qu’on l’enchâssât au mitan d’un anneau d’or digne de Gygès, anneau qui serait son alliance spéciale. Elle poussa le culot jusqu’à émettre un chèque de deux mille francs car, rendue experte en fausses écritures du fait de ses fréquentations passées parmi les orphelins les plus âgés, elle contrefit la signature de sa maîtresse. Cléore était si fantasque et gérait tellement ses affaires à l’emporte pièce qu’elle ne remarqua jamais cette amputation à sa fortune !
Cependant, il fallut bien que Délie s’absentât. Elle disparut plusieurs jours durant, au grand dam de la maisonnée de luxe qui lui prodiguait gîte et couvert sans bourse délier. Cléore crut à une fugue. Elle ne cela rien à la police, craignant par-dessus tout l’étalage de sa passion coupable. Puis, la fille prodigue revint au bercail, changée, plus sournoise et perverse que jamais, pis qu’un enfant sauvage.
Avec l’audace et la franchise de ses treize ans, Délie avoua tout, débagoula tout, cracha tout. Surtout, elle montra son trésor secret. Cléore se laissa amadouer, éblouie, émerillonnée par ce sexe gemmé, comprenant tout le parti audacieux qu’elle tirerait de cette attraction impudique qui deviendrait un des clous de l’entreprise dont nous allons dérouler le développement au fil des prochains chapitres. Amie lectrice, ami lecteur, nous sommes de celles et de ceux qui pensons que la littérature moderne de la fin de ce siècle doit rompre avec la chronologie stricte des faits, leur énoncé dans l’ordre, la linéarité de l’action. Nous avons par conséquent décidé d’alterner des scènes et des situations qui ne se déroulent point au même moment, la même année. Notre héroïne des premiers chapitres est antérieure aux faits que nos relatons au sujet de Marie, d’Odile ou de Sarah. Ne vous méprenez point et poursuivez votre parcours.
Pour en revenir à notre récit, Délie devint dès lors la plus précieuse des poupées de chair vive. Elle fut la favorite de la sultane ou de l’impératrice. Elle prit une part active au développement de l’entreprise, jouant le rôle de chef des recrues, car leur aînée, mais aussi de contremaître et de professeur. Cléore lui octroya force cajoleries et droits spéciaux imprescriptibles. Ainsi privilégiée, Délie multiplia les caprices et les dépravations. Elle fuma de l’opium. Elle se maquilla, s’enduisit de fards, de rouge, de poudre, de crèmes et pâtes de beauté dérobées à Mademoiselle et carmina ses lèvres, qu’elle n’avait point pulpeuses. Elle demeurait des heures à la coiffeuse, se brossant les cheveux, usant du fer à friser presque à s’en brûler le cuir. Délie voulait des boucles, des torsades, des english curls, à la semblance de celles de sa maîtresse, de sa Cléore. Elle ornait ses frisettes de faveurs et padous en soie, en satin ou velours, qu’elle parfumait à la violette ou à la cardamome. Un jour, elle découvrit dans un vieux magazine anglais une lithographie de Jane Morris, une des muses du peintre Rossetti.
Elle voulut l’imiter, gonflant son cou tel un jabot, prenant des poses affectées, crêpant ses mèches. Elle inondait sa peau de parfums bon marché à la rose et au muguet, qu’elle payait de ses propres deniers, embaumant les aîtres jusqu’à les en blaser d’amertume.
Elle aimait à ce qu’on l’appelât, dans le sens à la fois littéral et graveleux du terme ma petite chatte. Les clientes, que nous verrons dans quelques pages, la flattaient, lui susurraient des mots affectueux que ses oreilles goûtaient : mon poupon, mon baby, ma poupoule, ma bibiche, ma poupette… Elle aimait à ce qu’on l’appâtât par des affèteries, par des minou, minou ou pussy, pussy ; à ce qu’on lui offrît de délicieuses friandises. Les sucres d’orge avaient sa préférence, des bonbons bien spéciaux, aromatisés à la fraise, au citron ou à l’orange, conçus pour la maison, dressés comme des membres virils, qu’elle suçait en soupirant à longueur de journée, y éprouvant des délices émollients, affalée sur un sofa. Elle exhibait avec une obscénité crâne de garce, à qui en réclamait la contemplation, son troisième œil de Golconde, son rubis du Gujrat. Les dames dépravées se pâmaient lorsqu’elle soulevait ses jupes, écartait ses jambes et ouvrait le bouton de l’entrecuisse qui fermait ses pantalons puis repoussait le tissu pour exposer son joyau indien pervers brillant de mille scintillements vicieux. Elle jouait aux entrechats ou au cancan, faisait le grand écart, imitant la bien connue artiste Demi-siphon. Elle craignait que le chirurgien ou le joaillier se fussent trompés d’orifice, quoiqu’elle urinât avec facilité, se gourmandant parfois de sa méconnaissance enfantine de la physiologie génitale. Elle aimait à se faire photographier et à se mettre en scène. Elle obtint de monter une représentation des Peines de cœur d’une chatte anglaise, quelques saynètes seulement, certes, mais à l’attention expresse et privilégiée du public de la maison. Son masque de minette, en poils de matou authentique, moustaches incluses, créa la sensation. Elle joua son rôle à ravir, composant ses tirades de miaulements, de meou, miaou, miaraou calqués sur ceux des chattes en œstrus qu’elle entendait le soir, au clair de lune.
Elle ne se promenait pratiquement plus qu’en dessous, à longueur de temps, sauf lorsqu’elle était en représentation, finissant par faire de cette lingerie sa seconde peau. Il n’était point rare de la croiser en simple chemise de batiste, pantalons ou bloomers bouffants tout en coton, d’une douceur d’ouate émoustillante, telle une petite, un bébé de maison de tolérance du Sud moite de l’Amérique, les pieds nus, en train de frotter ses fesses de poupée sur le parquet, telle une effrontée, jusqu’à ce qu’elles fussent sales.
Elle devint le calvaire des blanchisseuses. Elle en attrapait une quasi malemort, toussotant et crachant comme une phtisique, ne se résolvant jamais à se couvrir un peu. S’il venait au grand jamais à Sarah la velléité de la réprimander pour son impudicité, elle haussait les épaules avec désinvolture, faisant preuve d’un je-m’en-fichisme crasse de fille qui s’en croit. Délie répondait vertement qu’elle ne faisait que jouer à la canotière sur un petit bateau, comme ces fameux personnages débraillés des toiles de monsieur Renoir s’affichant en maillot de corps au vu et au su de tous. Elle put poursuivre son vice d’ingénue libertine en toute équanimité, sa lubie, sa propension à l’exhibitionnisme d’une plus que nue à la grande réjouissance de ces Dames.
Elle tenait souventefois une badine à la main, pour mater, disait-elle, les autres petites filles. Elle récitait ingénument par cœur des pages entières de la Justine de Sade ou du Cantique des cantiques, d’un ton sentencieux et innocent, zézayant de plus belle, comme si elle n’en eût point saisi tout le sens, toute la subtilité, sans rien y voir à mal. Bien qu’elle ne fût plus sotte, elle s’abreuvait à d’autres fontaines de Siloé littéraires obscènes sans en appréhender ni le sel, ni la salacité car pour elle, ce n’étaient que jolis contes de mère grand ou de Ma mère l’Oye, écrits pour des petites filles qui savaient tout.
On avait fini par jalouser Délie. Du fait de toutes les cajoleries, de tout l’affect dont elle était l’objet, Miss Délia suscitait l’envie. Pour les autres, tous les cadeaux qu’elle recevait, ces poupées, ces joujoux, ces dînettes, ces robes, chapeaux, colifichets, boîtes à ouvrage, s’apparentaient à de la prévarication ou de la concussion. On ne comprenait pas comment elle demeurait pucelle, elle qui goûtait à tant de priapées et n’avait de cesse de courir la pretintaille. Sarah, persifleuse, lui rappelait, comme à un empereur romain, qu’il fallait qu’elle se souvînt qu’elle était mortelle. Cela signifiait : jeunesse passe et un jour, une autre aura ta place. Malgré ses gamineries de catin miniature, de pussy dépravé, elle s’inquiéta. Délie se mit entièrement nue devant sa psyché et scruta les stigmates de la nubilité . Elle s’effara : les aréoles devenaient agressives, pointaient déjà, telles ces pointes roses des boucliers du poëte Baudelaire. Elle toucha son moi intime, près du joyau, et ce qu’il y avait au-dessus et devant, y devinant l’ombre d’un malséant duvet. Craintive, affolée après cet examen révélateur, elle s’en fut chiper à Mademoiselle une cire dont elle usa avec douleur, la chauffant, épilant tout phanère compromettant. Lorsqu’elle n’eut plus un soupçon de toison, elle but pour se soulager, vidant dans sa gorge naissante un flacon entier d’eau de Cologne. Elle entoura sa poitrine à peine esquissée d’un bandage, à la semblance d’un sous-vêtement de sportive romaine, d’un mamillare, comprimant ce qu’elle n’avait point encore, oubliant que sa maîtresse n’était guère mieux pourvue qu’elle. Si elle passait au corset, elle serait perdue. Elle se rhabilla, enfilant avec prestesse pantalons, chemise, bas, jupon, robe et bottines. Elle but et but encore, Cologne, liqueur, absinthe, jusqu’à ce qu’elle fût ivre, qu’elle vaguât dans la maisonnée, telle un tapin miniature gyrovague, et tombât comme une masse. Dès lors, elle trembla pour son poste. Elle savait qu’un jour, son rubis la gênerait, qu’il ne préviendrait aucunement un certain flux, irrémissible, d’une rubéfaction bien plus redoutable, qui coulerait sans qu’elle y pût grand’chose, qu’elle aurait mal certains jours, chaque mois, et qu’elle serait lors finie, car trop vieille. (...)
Aurore-Marie de Saint-Aubain : Le Trottin, Lyon, Louis Morand éditeur, 1890 (extrait du chapitre IV).