Chapitre
2.
Depuis l’an 1788, George III d’Angleterre
avait été frappé d’incapacité. Progressivement, la folie avait embrumé son
cerveau à la lourde hérédité d’alcoolique hanovrien. Le prince de Galles
régnait donc à sa place en compagnie de William Pitt le jeune,
indéboulonnable
premier ministre du parti Tory, ce, depuis 1783. Les beuveries des deux
bambocheurs égalaient celles de Mirabeau-Tonneau. Il y avait en eux quelque
chose de baroque, de Falstaff.
Ils partageaient souventes fois leurs
agapes dans une espèce de salon gothique de Whitehall,
d’un style d’aménagement
architectural et décoratif remontant au début des Tudor, aux fenêtres à meneaux
et traverses dont le vitrage était formé de vitraux alvéolés aux motifs
héraldiques. Ces fenêtres donnaient à l’extérieur, en la cour même où, en 1649,
s’était dressé l’échafaud où l’on avait décapité Charles Premier.
En cette
pièce obscurcie de boiseries lugubres, tous deux, premier ministre et prince-régent,
discutaient de l’échec malencontreux de l’attentat. Ils disputaient ferme des
conséquences de la survie inopportune de Boney
au sein d’un pandémonium microcosmique peuplé d’armures de collection. Car
le prince, en ses lubies étranges, affectionnait les armures, surtout celles
dotées de servomécanismes les vouant à la fonction de serviteurs androïdes. L’ingénierie d’Albion se
voulait l’héritière et la continuatrice des recherches de Vaucanson, mais
également d’un mystérieux chevalier napolitain, Antonio della Chiesa, assassiné
par des spadassins masqués de commedia
dell’arte en l’an de grâce 1763. Ce pionnier de l’automation avait excellé
à sa manière et Galeazzo di Fabbrini, sur ordre du singulier Johann van der
Zelden, avait enquêté sur sa vie, car il craignait par-dessus tout que della
Chiesa eût récupéré le Baphomet, l’idole des chevaliers du Temple, qu’on disait
douée de vie, voire de propriétés fabuleuses liées à l’espace-temps. Mais les
recherches du comte italien avaient démontré que le propriétaire actuel, en
l’an 1800, du Baphomet, n’était autre que Van Kempelen,
escroc notoire qui,
ignorant ses facultés techniques, l’exploitait
sans vergogne dans toutes les cours d’Europe sous les oripeaux d’un automate
joueur d’échecs baptisé El Turco.
Il
tardait à di Fabbrini que Napoléon affrontât ce Turc mécanique et perçât son
mystère afin que ses propriétés servissent ses desseins. L’on prétendait El Turco invincible et invulnérable du
fait que la tsarine Catherine, fâchée par le champion, l’avait autrefois
condamné à mort. Bien qu’il eût été fusillé, l’être artificiel était sorti
indemne de ce peloton singulier. Aucune des douze balles de plomb n’avait
altéré son mécanisme et ses propriétés fantastiques. Des impacts du corps, on
n’avait pu extraire que cinq ou six projectiles, à demi fondus, comme si les
autres se fussent égarés dans l’outre-temps.
Âgé de trente-huit ans, le prince-régent
souffrait d’un embonpoint précoce et son visage rougeaud se grêlait de vérole.
De même, des accès de goutte l’immobilisaient périodiquement. Sans doute
était-ce là une conséquence de son existence de bâton de chaise puisque
l’alcoolisme atavique hanovrien n’expliquait pas tout. Affalé dans son
fauteuil, il commanda à un robot revêtu d’une armure savoyarde de l’an 1600
qu’il servît un cognac.
De fait, de Whitehall ne subsistaient
plus, depuis le grand incendie de 1698, que la maison des banquets et des
reconstructions partielles. Mais le régent, fuyant la folie étouffante de son
père, qui demeurait, reclus, au non moins lugubre Saint-James,
résidence officielle
depuis Guillaume III, lui aussi de construction Tudor, avec son architecture de
briques typique, préférait ces restes ou
vestiges historiques à toute autre
demeure. De fait, il projetait le rachat de Buckingham palace, son
réaménagement conséquent, afin que la famille royale y établît son siège
officiel. Sa fille, encore enfant, était l’héritière de la couronne, et le
régent George espérait pour elle un prestigieux mariage.
Whitehall et ses ruines gothiques étaient
conséquemment le « jardin secret » de ses turpitudes, de ses
bizarreries, où il accumulait des collections macabres. George point encore
quatrième du nom, outre les armures androïdes, y avait entreposé divers restes
humains à des fins d’expériences, reprises de celles d’Ambroise paré en 1559,
lorsque Montgomery avait transpercé en une joute fatale, l’œil d’Henri II roi
de France.
C’était une théorie de chefs plus ou moins
racornis, momifiés et putréfiés, que le prince de Galles utilisait en des jeux
cruels : il s’amusait à en percer les orbites de tronçons de lances, de
lames de dagues ou de fleurets, de carreaux d’arbalètes, de pointes de flèches
de long bows. Il voulait percer le
secret balistique d’Hastings qui avait tué Harold le Saxon dont l’œil avait été
transpercé par le trait d’un Normand, ce qui avait changé le cours de
l’Histoire. George rédigeait un traité des trajectoires des flèches, lances,
balles et autres projectiles, traité qu’il comptait soumettre d’ici peu à la Royal Society. Les têtes décapitées
objets de ses expérimentations sadiques étaient récupérées soit des morgues,
soit des gibets ou gallows, soit
commandées depuis la France, de Maisons-Alfort plus exactement, à un certain
Honoré Fragonard, anatomiste à l’école vétérinaire. Las, la source
d’approvisionnement d’outre-Manche venait de se tarir, non point à cause des
événements récents mais du fait du trépas de ce savant réputé en écorchés.
Certains de ces chefs charognards étaient casqués à l’ancienne, de barbutes, de
morions, de salades, d’armets, de formes archaïques à nasal, de heaumes, de
grands bassinets à museau de chien ou de chapels de fer. Le jeu consistait donc
à glisser le tronçon de lance ou la lame contondante à travers la visière afin
que l’œil fût percé jusqu’au cerveau. Beaucoup parmi les armets avaient été
récupérés chez des descendants des Cavaliers favorables à Charles premier ;
l’on prétendait que ces dépouilles métalliques avaient été ramassées sur le
champ de bataille de Naseby par des détrousseurs de cadavres qui avaient
monnayé à prix d’or le rachat de ces reliques militaires par les familles
aristocratiques vaincues par les Têtes rondes de Cromwell.
George était fort renommé pour ses
maîtresses, ses dettes et son coup de fourchette, quoiqu’il souffrît de cette
réputation…et de la même porphyrie que son paternel. Sans courtoisie aucune,
n’attendant pas que William Pitt se fût lui-même servi, le prince-régent se
saisit de son verre et avala son cognac d’un trait. Sa bouche lippue émit une grimace
tandis que l’écarlate de sa face couperosée et grêlée s’accentua. Alors, George
recracha le liquide qui éclaboussa le cuir basané des bottes de l’androïde,
d’une flavescence surie, au-dessous des cuissards semblables à ceux de de
l’armure de Louis XIII.
« Ça, un
cognac ! Parlez m’en ! Cet alcool est frelaté, et provient sans doute
de ces satanés contrebandiers malouins durs à cuire qui inondent Albion avec leur
marchandise frauduleuse ! »
Il se leva, l’habit de cour prêt à craquer
aux coutures, le ventre qui saillait, à la limite de l’éclatement, grotesque,
inélégant et impudique, du gilet, tandis que ses bas de soie, distendus sous
les chausses de nankin azur, se maintenaient avec peine, comprimant ses mollets
de presque hydropique. S’emparant d’une badine de bambou, il passa sa colère
sur le robot, le fustigeant, l’accablant de coups jusqu’à ce qu’elle se brisât
net sur le mézail du serviteur. Il était heureux que les lois d’Asimov
n’eussent point encore été formulées. La maltraitance des androïdes du prince
de Galles eût justifié leur révolte. Rajustant sa perruque, George se calma
lorsque Pitt lui dit :
« Louis Stanislas Xavier est de
retour à Londres. Nous lui avons dépêché notre agent Charles comme comité
d’accueil.
- Laughton ?
- Lui-même. Il a remis son rapport à qui
de droit.
- Portland je suppose ? Ce dernier
ambitionne de vous succéder.
- Il n’a été destinataire qu’en copie.
- Et que rapporte Laughton ?
- Boney,
en ses arsenaux, prépare une invasion sous-marine. Toute une flotte
submersible dérivée du prototype de Fulton est en construction à Boulogne. Il
est indéniable que ses maîtres-espions nous ont dérobés les plans !
- Devil !
s’exclama le régent. Nous devons passer à la phase suivante : armer la
Bretagne et le bocage vendéen, si Provence est d’accord toutefois.
- Pourquoi cette réticence, mon
Prince ?
- Il craint sa nièce, son caractère
vif-argent. « Mousseline » a pris, vous ne l’ignorez pas,
l’initiative de l’attentat. Ayant échoué, elle va désormais jouer la carte de
l’insurrection provinciale.
- Que Laughton reparte donc en mission
auprès de ses contacts de La Roche-sur-Yon. Le temps presse.
- William, la répression menace. Boney est sans pitié. Il se prend pour Octave
héritier de Jules César châtiant les comploteurs des Ides de Mars. Il va
frapper cruellement nos réseaux. Une police hors pair le sert. Il est prêt à
tout pour consolider son trône illégitime.
Tout à fait dégrisé, le prince-régent
s’assit à un secrétaire et rédigea un billet : il s’agissait des nouvelles
instructions à remettre de toute urgence au maître espion Charles Laughton.
Cacheté avec soin, le pli confidentiel fut remis à un autre androïde qui
arborait une armure maximilienne.
« J’ai veillé à son programme.
Connaissant les habitudes de Laughton, je sais qu’il se sera rendu au café untel grimé en négociant de la Compagnie
des Indes. L’automate va l’y rejoindre tout droit. Une houppelande camouflera
son artifice métallique. »
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A suivre...