Chapitre 6
« Ça pas village Azzo. Azzo plus chez lui. Azzo
perdu. Azzo peur. Azzo faim. Azzo chercher manger, Azzo chercher abri. Où Azzo
être ? Maisons village différentes de celles qu’Azzo connaître. Azzo vouloir
vivre ! Azzo aller chercher aide… »
Une sorte d’Homo Erectus sortit de la lisière de la
forêt et s’approcha des huttes du village où Lorenza, Dalio, Gaston et Benjamin
avaient posé leurs pénates.
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La duchesse d’Uzès avait obtenu les autorisations
préfectorales nécessaires pour organiser la chasse au renard qu’elle projetait
dans un but davantage mondain que d’assainissement de son domaine. On ne
refusait rien à celle qui ambitionnait de devenir la première femme lieutenant
de louveterie. Elle espérait qu’Aurore-Marie serait de la partie parce qu’il
lui semblait que sa présence serait indispensable. « Raffermir les cœurs
! » telle était l’expression dont aimait à user Victurnienne pour réconforter
son égérie dont la convalescence se déroulait cahin-caha. Elle redoutait que
l’état de santé de la poétesse retardât l’appareillage du Bellérophon noir qui
devait à tout prix prendre la mer avant le 15 juin. Il s’agissait de duper non
seulement la République, mais aussi le Kaiser, le Foreign Office et
pourquoi pas le tsar. Les nouvelles de Berlin étaient alarmantes : Frédéric III
n’en avait plus que pour quelques jours au mieux. Or, tout le monde savait son
fils, le Kronprinz, va-t-en-guerre et prêt à se débarrasser de Bismarck
à la première occasion, ce qui servirait la cause boulangiste. Toutefois, la
meilleure défense étant l’attaque, il fallait absolument être en possession de
la pechblende le plus tôt possible.
Pensant la baronne de Lacroix-Laval un peu requinquée,
Marguerite de Bonnemains, avec l’accord de la duchesse, lui proposa une petite
virée d’emplettes à Paris. Aurore-Marie, quoiqu’elle parût encore fort pâle et
plus fluette que jamais, accepta. Elle ne supportait plus de demeurer confinée
dans sa chambre au milieu des exhalaisons médicamenteuses écœurantes. Pendant
ce temps, au grand dam de Violetta, Deanna Shirley avait déjà choisi sa tenue
de chasseresse amazone, un extravagant
costume tyrolien tirant sur un fort peu avenant vert, qui était non sans
rappeler celui qu’elle eût dû arborer à trente ans dans le film de Bing Crosby La
Valse de l’Empereur. Le plus ridicule, outre la jupe courte d’adolescente,
en était le chapeau à plumet rouge de coq de bruyère.
Au fond d’elle-même, Violetta éprouvait une grande jalousie. Elle trouvait profondément injuste de ne pas être de ce raout. Elle se contenterait de bouder toute la journée, puisqu’elle avait essuyé un refus catégorique de son « oncle » Daniel. Il ne manquait plus que trois jours avant la petite sauterie.
Au fond d’elle-même, Violetta éprouvait une grande jalousie. Elle trouvait profondément injuste de ne pas être de ce raout. Elle se contenterait de bouder toute la journée, puisqu’elle avait essuyé un refus catégorique de son « oncle » Daniel. Il ne manquait plus que trois jours avant la petite sauterie.
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Une
nouvelle nuit de tourments s’offrit à l’inconscient de la blessée dont le
traumatisme persistait, dont la douleur au bras se refusait à toute trêve, bien
que la lésion fût légère. C’était selon elle une manière d’expier son crime
impardonnable, plutôt, l’un de ses crimes du fait qu’elle savait : oui,
cette Yolande, cette gourgandine adepte tout comme elle des mœurs de Psappha,
avait dégorgé aux boulangistes l’exacte et abjecte vérité : Aurore-Marie
de Saint-Aubain avait assassiné, froidement, par le poison antique, sa
double d’un autre monde. Parce qu’elle était heureuse, parce qu’elle ne
portait point le deuil de sa tendre maman, parce qu’elle l’enviait, la
jalousait, parce que son talent versificateur surpassait le sien propre, parce
qu’elle avait de splendides cheveux noirs brillants, parce que… Elle pouvait à
loisir multiplier les explications, les causes justifiant son acte : c’était
à cause de cela, de ce crime fondateur, de cette faculté révélée de passer
outre-monde, que les Tétra-épiphanes avaient détecté son exceptionnalité. C’était
ainsi, pour cela, qu’elle était devenue Aurore-Marie de Saint-Aubain, l’enfant
prodige des lettres, l’unique ! Nul double ailleurs désormais, si ce
n’était elle-même… ou Lise, ou Deanna, qu’elle enlèverait dans trois jours.
Bien
qu’elle eût absorbé maints remèdes opiacés et puissants afin qu’ils
assommassent la douleur, son membre la lançait encore. Madame la baronne, avec
une obstination obtuse, se contraignait chaque soir, depuis ce duel maléfique,
à l’absorption de doses accrues d’opiats de toutes sortes, de laudanum et de
chloral, afin d’apaiser son sommeil de malade. En vain. Elle tournait et se retournait dans son lit,
le front luisant, les sudations insanes trempant sa chemise de nuit, les
diaphorétiques manifestations de ses angoisses témoignant, en ces suées
nocturnes, des progrès inexorables de son mal pulmonaire. Elle toussait,
expectorait. De malséantes sérosités s’écoulaient de sa bouche pourprine.
Alors,
dans l’état de stupéfaction intermédiaire entre la conscience et le somme où
ses drogues la plongeaient, elle ressassa le meurtre accompli lorsqu’elle avait
treize ans.
Septembre
1876 était là, en son jour premier, clôture d’un été de chagrins, saison
néfaste, obituaire, couronnée par Dame la Mort d’un diadème d’ossements qui
s’était allé coiffer la tête décharnée de sa mère emportée par ce cancer
horrible. Jà cadavre, jà transie avant même le trépas effectif, telles ces
images sculptées du Moyen Âge tardif, puis bière refermée et close, corps
inerte, inerme de par son renoncement à lutter contre les fins dernières.
Baroque vanité par excellence.
Le
mois d’août, en ce château de Lacroix-Laval, près de Marcy, avait été
accablant ; accablement de la canicule, des miasmes, exhalaisons des
chairs mourantes, des médicaments inutiles, émanations d’une pré-pourriture due
à ce squirre, à toutes ces tumeurs chancies multipliées en cet organisme
débilité d’une adorée maman, unique et si belle autrefois, si semblable à sa
fille qui tenait par trop d’elle. Au porche, dans le vestibule, dans les
chambres et corridors, dans les escaliers, jusqu’au grenier, planaient encore
les fragrances de la décomposition squirreuse, de la chancissure, de la
blettissure de la mère bien-aimée, malgré toutes les cassolettes odoriférantes
de substances camphrées et mentholées s’épreignant, se répandant partout en la
demeure. Bien qu’elle n’eût pas eu le droit d’assister aux obsèques, à
l’inhumation, Aurore-Marie avait été prise de nombreuses défaillances causées
autant par sa peine irrémissible que par sa fragilité de primerose. Réfugiée à
l’air libre, au belvédère, nauséeuse, elle avait extravasé d’abondance près
d’une persicaire, comme après l’absorption d’un puissant émétique, d’ipéca ou
d’autre chose. Engoncée dans sa robe noire de deuil, qui ne lui allait point,
Aurore-Marie s’était évanouie. La fidèle Alphonsine l’avait prise en charge,
fait porter dans sa chambre, allongée sur le lit orfrazé, surchargé, au ciel
empli de damassures tombant mal à propos, parce qu’y étaient représentées des
bergeries joyeuses, allègres et enchanteresses. Elle était demeurée tout
habillée, même pas déchaussée, et, quoique corset et autres carcans qu’on lui
avait imposés pour la première fois ce jour-là au nom des convenances la
tourmentassent grandement, Alphonsine était parvenue à l’apaiser, parce qu’au
verre d’orgeat qu’elle lui avait donné à boire, elle avait ajouté quelques
gouttes de laudanum, prémices à une accoutumance inextinguible. La domestique
avait été frappée par l’incarnat pellucide de la fillette de treize ans, par
ses yeux grand ouverts, fanaux d’ambre embrumés par les pleurs et par le
stupéfiant coupant le sirop.
Une
psyché, enchâssée dans une armature précieuse d’ébène toute sculptée de
moulures tarabiscotées, s’imposait au regard de la petite malade. C’était le speculum
par excellence, le miroir révélateur des contes.
Aurore-Marie, attirée par le reflet tentateur, tremblotant toute, se leva, essaya de surmonter les trémulations de son corps chétif, combattant l’enfièvrement de son front. Eût-elle été sobre, aurait-elle vu ce qu’elle aperçut dans la glace ? Non, elle ne s’illusionnait pas ! L’inversion normale du reflet n’était pas seule en cause, l’éventuelle fata morgana causée par l’opiat non plus. De l’autre côté, la chambre lui parut meublée différemment, plus claire, plus jolie. Sur une étagère, des poupées s’y trouvaient alors qu’ici, le sévère et intransigeant Albéric avait imposé à son enfant que toutes ses petites amies fussent enfermées dans un placard, avec interdiction qu’elle y touchât, parce qu’elle n’avait plus l’âge des joujoux, parce qu’il ne fallait pas qu’une fillette portant le deuil de sa génitrice, inondée de chagrin, de ce mourning anglais, se réfugiât dans le giron sécurisant mais inconvenable de ces confidentes faciles et mutiques pour qu’elles la consolassent de l’irréversible perte. Elle avait supplié Père, voici déjà trois jours, dès après l’exsufflation du dernier souffle de celle qui l’avait engendrée. Elle l’avait vu refermer le placard de ténèbres sur ses amies de cire, de porcelaine et de biscuit, sur Ellénore, sur Ysoline, sur Ondine, sur Phidylé, pour toujours, à jamais. Père avait caché la clef, sciemment, en un endroit inaccessible. Il l’avait placée peut-être dans la bière, dans les jupes du cadavre de Mère, fantasmait la pauvre enfant. Les poupées étant lors de l’autre côté, Mademoiselle de Lacroix-Laval décida d’aller les reprendre, là-bas, outre-lieu.
Aurore-Marie, attirée par le reflet tentateur, tremblotant toute, se leva, essaya de surmonter les trémulations de son corps chétif, combattant l’enfièvrement de son front. Eût-elle été sobre, aurait-elle vu ce qu’elle aperçut dans la glace ? Non, elle ne s’illusionnait pas ! L’inversion normale du reflet n’était pas seule en cause, l’éventuelle fata morgana causée par l’opiat non plus. De l’autre côté, la chambre lui parut meublée différemment, plus claire, plus jolie. Sur une étagère, des poupées s’y trouvaient alors qu’ici, le sévère et intransigeant Albéric avait imposé à son enfant que toutes ses petites amies fussent enfermées dans un placard, avec interdiction qu’elle y touchât, parce qu’elle n’avait plus l’âge des joujoux, parce qu’il ne fallait pas qu’une fillette portant le deuil de sa génitrice, inondée de chagrin, de ce mourning anglais, se réfugiât dans le giron sécurisant mais inconvenable de ces confidentes faciles et mutiques pour qu’elles la consolassent de l’irréversible perte. Elle avait supplié Père, voici déjà trois jours, dès après l’exsufflation du dernier souffle de celle qui l’avait engendrée. Elle l’avait vu refermer le placard de ténèbres sur ses amies de cire, de porcelaine et de biscuit, sur Ellénore, sur Ysoline, sur Ondine, sur Phidylé, pour toujours, à jamais. Père avait caché la clef, sciemment, en un endroit inaccessible. Il l’avait placée peut-être dans la bière, dans les jupes du cadavre de Mère, fantasmait la pauvre enfant. Les poupées étant lors de l’autre côté, Mademoiselle de Lacroix-Laval décida d’aller les reprendre, là-bas, outre-lieu.
Flageolante,
Aurore-Marie tendit un doigt, juste un doigt, et attoucha la glace. Son reflet
accomplissait le même geste. Les deux doigts coïncidèrent, semblèrent n’en
faire plus qu’un. Puis, sans crier gare, la substance de verre fondit. Il se
produisit un phénomène incongru de fluidification de la matière de la psyché.
Avait-elle lu Alice, connaissait-elle Dodgson ? Elle s’engagea
toute en cette glace fluide, y pénétra résolument. L’enfant maladive ne se posa
aucune question. Ce qui était, était. Qu’importait que ce fût une simple
manifestation illusoire de son délire obituaire ! Elle fut lors outre,
ailleurs, dans sa chambre bis.
Aurore-Marie
ne pouvait expliquer comment cette faculté de franchir la glace de la psyché
lui était venue, elle qui portait le deuil tout frais de sa mère. Etait-ce une
opération du Saint Esprit ? Etait-elle mue, guidée, par quelque tiers
suprahumain, un ange gardien qu’elle n’appréhendait pas, dont elle ignorait
nature et provenance ? C’était la première fois qu’un tel phénomène lui
arrivait. Elle s’en ébaudit.
Aussitôt,
une nouvelle impression la domina ; c’était comme un sentiment d’allégement
optimal. Elle ne pesait plus rien. Même, elle flottait, légèrement,
au-dessus du parquet latté et vernissé. Etait-elle devenue
ectoplasme ? Elle avait eu écho des expériences spirites, des manifestations
ectoplasmiques, des tables tournantes que parfois, feues ses grand-tantes
Philippa et Olympe avaient pratiquées en séances régulières, avant que le
fameux prêtre s’imposât à la vieille Olympe, lui intimant l’ordre de délaisser
toutes ces fadaises du diable au risque de la damnation éternelle. Non, elle
n’était pas morte ! Ce n’était pas une décorporation. Observant la face du
miroir qu’elle avait quittée, son monde, elle n’aperçut pas son double allongé
sur le lit, mais se vit debout, telle qu’ici, inverse. Elle toucha la glace de
nouveau : la fluidité avait disparu, le passage était clos. Y aurait-il
non-retour ?
Elle
observa la literie, le mobilier plus clair, plus XVIIIe siècle, regarda les
poupées. C’étaient bien elles toutes, avec des vêtures identiques, bien
qu’elles différassent par d’infimes détails, dans la coupe des robes, dans la
coiffure tout particulièrement. Elle voulut s’en saisir, tendant les mains vers
celle qu’elle préférait, Ellénore, d’un blond roux, aux joues rosées, à la longue
natte tressée ornée d’une faveur émeraude.
« Mignarde
mie, ô mignarde mie », murmura-t-elle.
Les
pantalons de la poupée dépassaient de ses jupes empesées ; on les portait
donc ici aussi longs que trente années plus tôt. Aurore-Marie allait serrer
Ellénore contre son cœur, la bercer, lorsqu’elle se ravisa : « Et si
je volais quelqu’un ? Si la propriétaire de ces poupées n’était pas
moi-même mais une autre fillette…fort différente ? »
soliloqua-t-elle.
Bien
que les persiennes fussent ouvertes (c’était le plein jour d’un début de
septembre semblable, vit-elle à la fenêtre), Aurore-Marie avait l’impression
d’une relative opacité des aîtres. La clarté de cette pièce n’était certes
point obscurcie, mais surnaturelle. Elle s’approcha de la méridienne,
meuble absent de l’autre côté. Oui, c’était cela : un camaïeu sépia,
flouté, rendait les contours incertains, les couleurs presque monochromes.
Aurore-Marie croyait s’être aventurée dans une photographie, une de ces
épreuves préraphaélites, pictorialistes, qu’elle aimerait adulte, notamment les
œuvres de Misses Julia Margaret Cameron. De fait, elle pensa que la
monochromie ocrée, jaunâtre, était imposée par la nature même de cet outre-lieu
cliché tridimensionnel : qui disait reflet, alter ego photographique
signifiait négatif.
Alors,
elle se résolut à quitter la chambre, à partir à la rencontre de celles et ceux
qui habitaient ce Lacroix-Laval-là. Elle ouvrit la porte, franchit le seuil,
referma l’huis avec délicatesse. Plus rien dans l’agencement des corridors ne sembla
correspondre à son décorum familier : tout était inversé.
Elle
marcha, ayant toujours l’impression de se déplacer, de se mouvoir en flottant
comme un pur esprit. Elle glissait dans le flou, au sein d’une propriété
dédaléenne où elle ne se repérait plus. Elle franchissait pièces, antichambres,
escaliers, avec une facilité déconcertante, ne ressentant aucun effort
musculaire, se promenant en cet outre-monde, ce Lacroix-Laval second, dupliqué
telle l’autre partie d’un sablier, château à la vastitude insoupçonnée, aux
dimensions bouleversées, tourneboulées, dans des enfilades de salons
démultipliés à loisir. Ce lacis de
couloirs, de pièces, dont ses narines humaient les émanations d’encaustique et
de fines poussières, dégageait une impression d’immensité non fortuite. Un
sentiment des plus dérangeants traversa le cerveau de la jeune orpheline,
sentiment qui muta en questionnement insoluble : elle crut que sa propre
pensée engendrait, créait tout cet univers parallèle au fur et à mesure qu’elle
y songeait, que l’idée lui en venait. Il suffisait qu’Aurore-Marie imaginât en
ses méninges, conçût chacun des détails de ces lieux improbables, pour qu’ils
devinssent réels, palpables… pour qu’ils se concrétisassent. Elle hasarda ses
doigts aux murs, effleura les meubles, les bibelots. Tout était matériel, tangible
bien que turbide.
Dans
ce château onirique, en négatif, à l’envers, elle finit par croiser diverses
personnes ne la remarquant pas. A la différence de la matière inerte ou
anciennement organique (les boiseries, en particulier), ces vivants demeuraient
fantomatiques. C’étaient des ombres, à la consistance de celles des spirites,
des domestiques peut-être ? Il
s’agissait non point de morts, de lémures des enfers antiques ; elle
n’avait pas imité Orphée. Elle voyait, devinait, captait des virtualités
d’êtres, des silhouettes d’ondes de psychés humaines, irréelles, non totalement
matérialisées, car, eût expliqué Daniel Wu ou un physicien d’Hellas, intriquées
quantiquement entre deux univers parallèles. Dans chacun, elles eussent donc
paru non substantifiques aux observateurs les étudiant. Ces
« esprits », Aurore-Marie ne s’en inquiéta pas ; elle les
ressentait comme rassurants, familiers. Elle pensait que certains étaient ses
grands-parents disparus, sa mère, ses tantes, son petit frère, qu’elle voyait,
obombrés d’onirisme. Oui, là, il y avait un garçonnet pareil à Louis, mais
d’une autre nuance de cheveux, plus brune ! Il transportait une boîte de
soldats de plomb.
Tous ces faux fantômes s’affairaient en leurs occupations quotidiennes, indifférents à elle. Rassérénée par ces présences d’outre-tombe ici vivantes mais floutées, Aurore-Marie recouvra d’instinct l’itinéraire, le tracé comme inné du chemin vers l’autre elle-même qu’elle pressentait s’approchant. Après un dernier escalier à la boule de rampe sculptée dans l’opale, elle débusqua le boudoir où elle nichait. Elle entendit, un peu distante, avec une émotion qui la remua, la voix aimée de la mère appelant :
Tous ces faux fantômes s’affairaient en leurs occupations quotidiennes, indifférents à elle. Rassérénée par ces présences d’outre-tombe ici vivantes mais floutées, Aurore-Marie recouvra d’instinct l’itinéraire, le tracé comme inné du chemin vers l’autre elle-même qu’elle pressentait s’approchant. Après un dernier escalier à la boule de rampe sculptée dans l’opale, elle débusqua le boudoir où elle nichait. Elle entendit, un peu distante, avec une émotion qui la remua, la voix aimée de la mère appelant :
« Marie-Aurore,
il est l’heure de dîner. Alphonsine monte te chercher.
-
J’arrive dans un instant, Mère. »
Le
prénom aussi était inversé. Lors, retenant un sanglot, elle franchit le seuil
du boudoir, s’offrant toute, avec franchise, à la vue de l’autre elle-même
divergente. Enfin, elles se rencontraient. Aurore-Marie ne put réprimer
un hoquet à cette apparition, à cette concrétisation désirée et sidérante de
vénusté.
Elle
était assise, devant une écritoire, en train de composer un poème en strophes
entrecroisées ou embrassées. Elle écrivait de la main gauche. Elle était brune,
d’un brun de jais lumineux, orfévré de reflets bleus, coiffée d’anglaises,
splendide, grand’ belle ! La coupe de sa robe ivoirine soyeuse différait
de celles en usage là-bas, en l’autre (son) 1876 : elle avait conservé cet
aspect apprêté, évasé, empesé d’empois, encagé d’osier, en usage encore dix ans
plus tôt. De même, Aurore-Marie fit le même constat : comme pour les
poupées de tantôt, la mode des dessous était demeurée aux longs pantalons de
broderie tombant jusqu’aux chevilles, de coupe Louis-Philippe. Cela seyait à
ravir à la noire enfant à l’incarnat mat, dont les prunelles d’alabandine,
graves, observèrent, dévisagèrent l’intruse, la visiteuse blonde. Son corsage,
lacé par derrière, s’agrémentait d’un tablier et d’une ceinture aussi blanche
que le reste de sa toilette. Elle affirmait ainsi sa qualité de vierge, de
vestale des belles-lettres. De plus, ses longues anglaises d’ébène à la
brillance hors normes, ornées de padoues roses, rappelaient celles de la
courtisane Marie Duplessis, l’authentique Dame aux Camélias, ajoutant à sa
beauté d’exception. Seule au fond la forme de son visage, cet ovale
triangulaire, félin, elfique, ressemblaient à sa jumelle inverse. Mais ses
attitudes, sa gestuelle affectée, les expressions de sa face, revêtaient un
je-ne-sais-quoi troublant, parce que, dans sa remémoration présente de 1888,
telle une reviviscence, Aurore-Marie venait de se rendre compte ô combien
Marie-Aurore ressemblait à Lise. Elle eût voulu Lise brune ;
toujours, elle avait préféré les cheveux, les yeux noirs. Son affection
dérangée pour Angélique de Belleroche en témoignait. Un esprit perspicace comme
Daniel Wu aurait trouvé à la fillette un côté Anna de Noailles
préadolescente.
Cela signifiait que, chaque fois qu’elle s’amourachait, s’entichait d’une jeune nymphe à la chevelure foncée, Aurore-Marie essayait de racheter sa faute, son crime, par une affection trouble et déviante, recherchant, en substitut, en compensation, en exutoire sensuel, celles du même âge que l’innocente assassinée, toutes celles à sa semblance d’obsidienne moghole. Des Mumtaz Mahal pré-nubiles du Ponant, aurait pensé le regretté Shah Jahan, ce merveilleux et vaillant compagnon d’aventures de Daniel, qui s’était sacrifié bravement lors de leur lutte commune pour anéantir Fu la Splendeur céleste[1]. De plus, cette affection allait au-delà d’un simple saphisme éphébophile. Elle revêtait une autre forme, variante du narcissisme : en aimant les fillettes aux cheveux noirs, Aurore-Marie s’enamourait de son double disparu, donc de l’autre elle-même en négatif, les substituant à elle, s’essayait à concrétiser la relation charnelle qui, immanquablement, aurait surgi entre elles-deux après la nubilité… si la jalousie criminelle ne l’avait pas emporté. Ç’aurait été une affection sororale saphique irrépressible… un inceste anandryn entre fausses jumelles, un onanisme dual…
Cela signifiait que, chaque fois qu’elle s’amourachait, s’entichait d’une jeune nymphe à la chevelure foncée, Aurore-Marie essayait de racheter sa faute, son crime, par une affection trouble et déviante, recherchant, en substitut, en compensation, en exutoire sensuel, celles du même âge que l’innocente assassinée, toutes celles à sa semblance d’obsidienne moghole. Des Mumtaz Mahal pré-nubiles du Ponant, aurait pensé le regretté Shah Jahan, ce merveilleux et vaillant compagnon d’aventures de Daniel, qui s’était sacrifié bravement lors de leur lutte commune pour anéantir Fu la Splendeur céleste[1]. De plus, cette affection allait au-delà d’un simple saphisme éphébophile. Elle revêtait une autre forme, variante du narcissisme : en aimant les fillettes aux cheveux noirs, Aurore-Marie s’enamourait de son double disparu, donc de l’autre elle-même en négatif, les substituant à elle, s’essayait à concrétiser la relation charnelle qui, immanquablement, aurait surgi entre elles-deux après la nubilité… si la jalousie criminelle ne l’avait pas emporté. Ç’aurait été une affection sororale saphique irrépressible… un inceste anandryn entre fausses jumelles, un onanisme dual…
Double,
ô mon Double, je suis Toi, Tu es moi…
Aimons-nous
de tout notre cœur, de toute notre âme,
De
toute notre chair et de toutes nos forces,
Unissons
nos corps en une unique Femme…
écrirait
en 1891 Aurore-Marie en ces vers interdits, immoraux, modernes par leur abandon
de la rime, en cette expression sublime des amours gémellaires, d’entre
soi-même, constituant la matière infâme de son recueil posthume Pages
arrachées au Pergamen de Sodome. Notre poétesse inspirée saurait s’en
souvenir aussi dans une autre œuvre, en un roman odieux d’obscénité : Le
Trottin. Aime-toi toi-même par le biais des autres, le royaume de Pan Logos te
sera ouvert pour les siècles des siècles, avait écrit en l’an 150
Cléophradès d’Hydaspe comme premier commandement du décalogue hérésiarque
ouvrant la Tetra Epiphaneia.
A
l’intromission duale, Marie-Aurore n’avait pas tressailli. Cette intrusion,
attendue, n’était pas une surprise. Elle attendait la doublure Dioscure de
longue date. Elle avait senti son esprit à la coiffe blondine, mêlée de cendres
et de miel de Venise, planer, de l’autre côté de sa propre psyché.
Malgré
les obombrures de ce boudoir, obscurcissements sépias communs à toute
l’architecture interne de cet au-delà photographique pictorialiste,
Marie-Aurore était la seule qui apparût nette au regard de sa déjà rivale. Le
boudoir lui servait de sanctuaire, de petit coin secret, intime, de matrice, de
conceptacle nécessaire à son inspiration. Elle y sollicitait les muses.
L’engendrement littéraire suivait. Lacroix-Laval était le corps macrocosme
symbolique, le ci-présent boudoir la gésine placentaire où les poèmes-fœtus se
développaient jusqu’à leur accouchement de papier. Aurore-Marie avait en
quelque sorte violé le sanctuaire, remonté ses voies naturelles
architectoniques en quête du Saint des Saints où se concevaient les œuvres de
la plume. Elle était l’infestation intruse de l’outre-lieu. La psyché
avait servi de sexe, d’Origine du Monde, d’interface entre l’extérieur
et l’intérieur de cet organisme maternel. La femme ne pouvant féconder
la femme, il y avait risque qu’Aurore-Marie fût traitée en germe indésirable,
en parasite, que le Lacroix-Laval numéro deux pouvait éradiquer. Or, il n’en
était rien. Nulle réaction de rejet ne se produisait pour l’instant. Les
dissemblances physiques ne l’avaient pas emporté sur la dualité gémellaire, sur
les identités partagées, sur les semblances : Aurore-Marie avait été
identifiée, reconnue, acceptée car désirée par l’alter ego brun.
Afin
que la destination de ce lieu utérin fût des plus explicites,
Marie-Aurore avait fait installer une petite bibliothèque taillée dans l’if
dans cette pièce aux dimensions modestes. Sur les rayonnages, les auteurs du
Bas Empire romain dominaient : Ammien Marcellin, Ausone, Orose, Macrobe,
Boèce, Sidoine Apollinaire. Les maroquins cramoisis alternaient avec les
volumes reliés d’un cuir de Russie à la teinte anthracite. L’ouvrage le plus
consulté, un peu jauni, fatigué par les lectures multiples, était le fascinant Commentaire
sur le Songe de Scipion de Cicéron. C’étaient toutes des œuvres rédigées en
un latin de la décadence, des invasions barbares, en une langue altérée,
chancie, gâtée, polluée par les fermentations putrides de la mort annoncée
de la civilisation antique. Marie-Aurore était donc une décadente
juvénile…comme sa duale. Toutes deux pourraient communier en une entente
intellectuelle complète. Merveilleux… mais trop inespéré.
Oui,
tout était trop beau là-bas, trop parfait, trop idéal ! C’était lénitif,
euphorisant, puéril ! Toute une famille vivante, point de solitude
d’épeurée désespérée chagrine à combattre ! Dès l’enterrement de
Louise-Anne de Boscombe O' Meara achevé, Albéric avait abandonné sa fille
alitée, prenant une voiture attelée jusqu’à la gare lyonnaise, avec l’intention
de s’embarquer sur-le-champ pour l’Irlande afin de régler la succession de sa
défunte épouse, s’apprêtant à spolier alors la cousine inconnue, cette Betsy
farouche et miséreuse. Il ne reviendrait qu’au bout d’un mois, laissant sa
fille en deuil livrée à ses spéculations, ses maladies languides, à ses
tribulations. Lors, Marie-Aurore ouvrit la bouche.
« Vous
prîtes une excellente décision à me rejoindre diligemment, fit-elle de la
ciselure de ses lèvres doucereuses. Je vous attendais, ma mie. Je vis tout ; comment expira
votre mère – paix à ses cendres ! – la manière dont vous succombâtes à
votre crise de chagrin, lorsque vous franchîtes l’horizon de cette psyché pendant
de la mienne ! »
La
préciosité de ses paroles aux inflexions douces battait Aurore-Marie sur
son propre terrain.
« Vous
vous affranchîtes fort bien de cet outre-espace-ci ! Bien joué, ma sœur
d’ailleurs ! Nous sommes sœurs, n’est-il pas ? Vous coïncidâtes avec
moi dans votre action d’extirpation de la matrice maternelle, me
trompé-je ? Vous naquîtes bien, comme moi, le 4 mai 1863 à matines ?
-
Oui-da », se contenta d’acquiescer Aurore-Marie à la plus précieuse
qu’elle.
« Figurez-vous,
ô jumelle aux cheveux de vieil or, que le poëme présentement en voie
d’achèvement, ici, sur l’écritoire, doit vous être dédié. J’irai le classer
dans cette chemise, là, où se trouvent tous mes vers constitutifs de mon
recueil, Le Cénotaphe théogonique, voué à une publication
prochaine. »
Elle était tout en grâce. Elle s’exprimait avec des
tournures de phrases anglomanes, peu communes. Elle usait à ravir de ce passé
simple si peu goûté dans l’art de la conversation.
Elle
désigna d’un geste doux une chemise in-quarto de carton, allumant une lueur
d’avidité dans les yeux orangés de la rivale.
« Vous
avez de bien belles prunelles. Au miroir, je ne m’en étais point aperçue.
Veuillez me pardonner. Peut-être
faudrait-il que vous lisiez quelques-unes de mes œuvres ? »
Elle
se saisit de l’objet convoité, en extirpa un poème, dont le folio, marqué d’une
écriture délicate bien que décidée et franche, fut remis aux mains
d’Aurore-Marie.
« Lisez
à haute-voix, je vous prie. »
Aurore-Marie
débuta. Marie-Aurore feignit une écoute attentionnée, mais, se ravisant,
préféra terminer la poésie en cours, avant de la signer. Elle mit le point
final au vers ultime, y apposa sa signature, de sa plume affectée : Marie
d’Aurore. La date compléta le poème : 1erseptembre 1876.
Là-bas, Louise-Anne avait rendu son âme à Dieu le 29 août. Tirant une montre
dont la chaîne pendait à sa châtelaine, la brune enfant marmotta :
« Alphonsine tarde bien. Je l’ai connue plus prompte à venir me chercher.
Louis a dû maugréer, faire des siennes comme souvent ! »
Cependant,
Aurore-Marie dodelinait, se balançait, hallucinée, bercée par le rythme et la
musicalité nonpareille des strophes :
La rose ptolémaïque
Le
suc au doigt blessé du grain d'ampélopsis
Par
l'amuïssement fortuit des novices d'Eleusis
Dégoutta
de la trémière rose aux pétales blancs du lys.
Pétrarque
renaissant, muse de Volubilis !
Ménade
qu'en Agrigente lors voué à Myrtis,
L'épigone
de Scopas modela pour Isis !
Péléen
volcan, lapilli qu'aux rives de Thétys,
Emplirent
les cinéraires urnes fleuries d'amaryllis !
Belluaire
thébain, esclave de Sérapis !
Quête
encor avec moi les larmes d'Anubis !
Sacrifices
opimes qu'à l'ombre de Némésis,
Les
dieux oubliés reçurent du grand Aménophis !
Roi
des Rois, retiens le bras vengeur occulté en l'ophrys !
Préfère
en moi la Vie, blonde rose de Nephtys !
Belle
d'entre les belles, goûte encor avec moi à l'iambe d'oaristys !
Des
larmes perlaient de ses joues. Jamais elle n’atteindrait un tel niveau
d’écriture toute seule, elle qui s’escrimait vainement depuis l’âge de huit
ans, ne produisant que des bluettes naïves, infantiles, insignifiantes.
Enfonçant le couteau dans la plaie vive de l’orgueil, de l’envie, Marie
d’Aurore tortura la duale en récitant l’autre œuvre, ce sans titre à
l’encre encor fraîche :
Je
pleure l’amour enfui seulette en mon palais.
Tourangelle
de buis, morvandelle de blé.
Pastourelle
au flageolet flûtiau qui en la prime enfance
Jouait
la tarentelle et encor d’autres danses.
Je
pleure l’amour parti pauvresse en ma chaumine.
Grand’
belle suis, petite blonde aussi.
Inerme
est la rose, blettie est l’étamine.
Eclisses
du bois d’or dites alors me voici !
Je
pleure l’amour volé blasée du bel été.
Arantelle
des bois, aulnaie aux passeroses.
Que
la bergeronnette en cet arbre étêté,
Entonne
son trille festif auprès des primeroses !
Je
pleure l’amour fané en l’étiolée jonchée.
Malemort,
tu te ris, vilenie, tu me blesses !
Mauvaiseté
des sens, moques-tu mes péchés ?
Menterie
du faux Dieu, veux-tu donc que tout cesse ?
Je
pleure l’amour fini en ma bière gaufrée.
Partie
par le trépas, d’une fluxion emportée,
Flaccide
lys suri, failli est l’hyménée.
Lors
est la tige hispide…et j’ai pourri sur pieds.
C’en
fut trop, trop de tourments. Aurore-Marie se résolut : il lui fallait
convaincre Marie-Aurore de passer de l’autre côté avec ses poèmes.
Elle l’enjôlerait, la duperait…puis, elle éliminerait la rivale, d’une manière définitive. Il ne devait exister qu’une Aurore-Marie poétesse sur terre. Tandis que le pas lourd de la domestique se faisait enfin entendre, Mademoiselle Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval empoigna par surprise la main gauche de Marie-Aurore Victorine de Lacroix-Laval. La puissance inespérée de cette poigne droite la subjugua. La future baronne de Lacroix-Laval subodorait que Marie-Aurore était son négatif complet, une jumelle gauchère inversée. En Marie d’Aurore, elle supposait que tous les viscères s’opposaient aux siens, étaient disposés en miroir, à contre-sens, asymétriques, ce qui posait la question de sa viabilité, de sa survie, en l’autre monde. Le contact de ces deux mains eut des effets inattendus. L’une l’autre se comportèrent comme s’il se fût agi d’un léger heurt matière-antimatière, en deux mondes reflets positif-négatif (le négatif n’étant pas celui que l’on croyait), souffrant l’un l’autre d’une ténue dissymétrie des forces, d’un déséquilibre, d’une dichotomie les rendant incompatibles, théoriquement inéchangeables, irréversibles. C’était comme un blason aux armes à enquerre, qui présentait une énigme, une singularité, une irrégularité à éclaircir.
Elle l’enjôlerait, la duperait…puis, elle éliminerait la rivale, d’une manière définitive. Il ne devait exister qu’une Aurore-Marie poétesse sur terre. Tandis que le pas lourd de la domestique se faisait enfin entendre, Mademoiselle Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval empoigna par surprise la main gauche de Marie-Aurore Victorine de Lacroix-Laval. La puissance inespérée de cette poigne droite la subjugua. La future baronne de Lacroix-Laval subodorait que Marie-Aurore était son négatif complet, une jumelle gauchère inversée. En Marie d’Aurore, elle supposait que tous les viscères s’opposaient aux siens, étaient disposés en miroir, à contre-sens, asymétriques, ce qui posait la question de sa viabilité, de sa survie, en l’autre monde. Le contact de ces deux mains eut des effets inattendus. L’une l’autre se comportèrent comme s’il se fût agi d’un léger heurt matière-antimatière, en deux mondes reflets positif-négatif (le négatif n’étant pas celui que l’on croyait), souffrant l’un l’autre d’une ténue dissymétrie des forces, d’un déséquilibre, d’une dichotomie les rendant incompatibles, théoriquement inéchangeables, irréversibles. C’était comme un blason aux armes à enquerre, qui présentait une énigme, une singularité, une irrégularité à éclaircir.
Les
deux extrémités parurent fusionner, s’accoler, en émettant force rayonnements,
force éclairs bleutés à ce simple contact épidermique, aucune d’elle n’étant
gantée.
Un
observateur extérieur, apercevant les jumelles, fasciné par cette dualité, par
cette gémellité inversée, l’une blonde frêle aux longs cheveux incoiffables,
mal retenus par une résille, d’où s’échappaient des mèches désordonnées tombant
jusqu’aux mollets, l’autre brune en excellente santé, apprêtée avec soin d’anglaises
bleutées, un observateur donc, se serait cru atteint de diplopie, mais d’une
diplopie différentielle. Et, de plus, des rayons d’énergie inconnue émanaient
des deux mains fusionnées, s’en extrayaient, en une diffraction, une déviation
quantique des photons.
« Viens
avec moi avec tes poëmes, dit tout simplement Aurore-Marie. Tu es mon invitée.
Je suis si seule et triste. Console-moi. »
Marie
d’Aurore fléchit, trop facilement. Alphonsine arrivait, aussi spectrale que les
autres hôtes de cette demeure. Elle était sans danger pour Aurore-Marie, mais
pouvait-elle retenir l’autre ?
Elle usa d’un biais, murmurant, à l’oreille de celle qui lui parut
soumise, ce qu’il lui fallait dire, afin de rassurer cette copie autre de
la fidèle servante.
« Laissez-moi
encore quelques instants, Alphonsine. J’éprouve une petite faiblesse et n’ai
qu’un chiche appétit. Je souhaiterais absorber quelque électuaire ou une tisane
quelconque. »
Elle
répéta, mot pour mot, en leur exactitude, les paroles susurrées par les lèvres vénéneuses
du double blond. Il était logiquement prévisible que Marie d’Aurore se
pliât aussi facilement à la volonté d’Aurore-Marie. La gémellité de la psyché
imposait qu’elles possédassent les mêmes schémas de pensée, le même
fonctionnement commun du cerveau, et il était indéniable qu’au contact
magnétique des mains, toutes deux avaient en quelque sorte fusionné en esprit.
La brune enfant, exécutant les volontés de la rivale, comme obéissant à une
admonestation, tira de la chemise qu’elle avait désignée un petit cahier
contenant les brouillons manuscrits de ses poèmes et le fourra dans la poche de
son tablier, l’excluant provisoirement à la convoitise littéraire de
l’usurpatrice potentielle.
La
future baronne de Lacroix-Laval, tenant fermement par la taille celle qu’elle
jalousait, l’obligea, par des détours tortus, à rejoindre le lieu de passage,
de jonction, entre les deux mondes, sans que Marie d’Aurore eût bronché, sans
qu’elle eût émis la moindre protestation, sans plus qu’elle résistât, telle une
chiffe, une misérable poupée bourrée de son sans consistance, sans intellect ni
volonté. Le libre arbitre s’était envolé à tire d’ailes, évaporé du mental du
double brun. Elles passèrent parmi les nuées de fantômes indifférents à leur
duo, vapeurs humaines désincarnées à peine discernables, identifiables, peu
individualisées car presque virtuelles : Marie d’Aurore demeurait la seule, en
ce fantasme, en ce rêve éveillé, qui eût conservé la matérialité de la chair et
des tissus coquets qui la vêtaient et l’apprêtaient. Aurore-Marie ne pouvait
s’empêcher d’humer, çà, là, en un frémissement sensuel des narines, en un
ravissement de l’effleurement épidermique, la douceur embaumante de la noire
chevelure de la jalousée.
Marie
d’Aurore mourrait. Il ne pouvait y avoir simultanément deux poétesses
adolescentes sur Terre, appartinssent-elles à deux univers parallèles. Enfin,
elles furent dans la chambre du passage, debout, devant la psyché coupable de
ce transport extraordinaire.
« Passe
devant, franchis-le, franchis-le te dis-je… Je te suivrai, ma chère Marie
d’Aurore, ma mie… » dit la future criminelle en des inflexions compassées,
hypocrites, achevant d’endormir le peu de méfiance et de réticences qui eussent
pu subsister en la personnalité de la belle enfant aux cheveux noirs. Elle
s’exécuta ; l’autre la suivit, comme franchissant l’onde d’un lac opalescent
scintillant de milliers de lueurs ogivales et fugaces au soleil déclinant. Au
surgissement du duo, à leur extirpation de la glace, la lumière eût dû dévier,
se réfracter, en cela qu’un dérangement venait de se produire dans l’agencement
de l’édifice du Pantransmultivers suffisamment sensible pour que Kulm et ses
agents eussent capté l’événement. Car Aurore-Marie venait de décider de son
destin ; elle était repérée et désormais, faisait figure d’Elue de par les
facultés qui venaient de se manifester en elle.
Nullement
déstabilisée, Marie d’Aurore se contenta de cligner des yeux, en présence de
l’autre chambre. Elle en scrutait, notait les différences avec la pièce familière
de son domaine, comme en un de ces jeux puérils où il s’agit de repérer les
sept ou huit divergences entre deux dessins naïfs, ou, lorsque des experts en
fausse monnaie ou en copies de toiles de maîtres affrontent un faussaire hors
pair et peinent, à la loupe, à remarquer d’infimes détails permettant de
déceler l’inauthenticité de tel prétendu Rembrandt ou d’un billet de banque. Le
lieu était certes cossu ; les meubles de prix dénotaient un goût aristocratique
certain (le qualifier de bourgeois eût été péjoratif), mais une atmosphère
glauque, lugubre, endeuillée, s’en dégageait, alors qu’en son univers, Marie
d’Aurore vivait dans la joie et la lumière, dans la gaîté chatoyante et
rutilante qui inspirait sa plume. Encore eût-il fallu qu’Aurore-Marie en eût
perçu les coloris réels, en lieu et place de cette dérangeante
monochromie sépiée.
Marie-Aurore
eut à cœur de s’enquérir des poupées dont elle supposait qu’elles existassent
là, parce qu’il eût été affligeant qu’on privât une fillette de la classe de sa
compagne des joujoux indispensables au divertissement de son sexe. A ses
questionnements, Aurore-Marie fut évasive, peu diserte, se contentant d’un
vague grommellement qui signifiait : « Père m’a punie et a caché tous mes
jouets. »
Treize
ans était-il encore l’âge de la dînette ?
« Plutôt
que de simuler avec des amies de cire et de porcelaine, nous allons toutes deux
au jardin faire cela pour de bon. Il n’est plus temps de poursuivre la
comédie. »
Marie
d’Aurore aurait pu s’inquiéter des dernières paroles prononcées d’un ton
détaché, indifférent, par la bouche pourprine mais amère de son double
imparfait. Aurore-Marie aimait à musarder et à baguenauder dans le jardin de
Lacroix-Laval, à y inviter quelquefois des amies aussi snobs et distinguées
qu’elle. Aussi, bien qu’elle fût en deuil, de par l’absence du père en voyage
pour régler les affaires de succession, nul, dans la domesticité, pas même
Alphonsine, que Marie d’Aurore reconnut en retenant de justesse un cri de
surprise, ne s’étonna de voir la jeune fille tenir la main d’une ravissante
brunette à la toilette un peu démodée, et la conduire droit au belvédère où une
table et des chaises cannelées semblaient les attendre pour le thé. Au soleil,
il était quatre heures de l’après-midi. Aurore-Marie calcula que, là-bas,
comme ici, le temps avait filé ordinairement. Elle ne pouvait appréhender
la relativité des choses, l’entropie quantique que son déplacement fortuit
trans-univers n’avait pas manqué de provoquer.
Le
service à thé reposait, un service de Chine, bien sûr, marqué du lambel des
Lacroix-Laval, deux L entrelacés, serpentins, sensuels, comme en une
union à la fois mystique et scabreuse aux relents de Gomorrhe.
« Que
souhaiteriez-vous prendre ? Nous avons des assortiments de thés anglais des
Indes… Darjeeling, Earl Grey, Orange Jaipur, jasmin, bergamote, rose, du
thé vert à la menthe aussi …
-
Je me contenterai de quelques gorgées d’orangeade bien fraîche. Il fait quelque
peu chaud encore, en cette arrière-saison et je ressens une grand’soif.
-
C’est que… Nous n’en avons point. Mis à part de l’orgeat, je ne puis vous
offrir autre chose que du thé, ma mie. »
D’instant
en instant, Marie d’Aurore paraissait toujours plus subjuguée par sa compagne.
Elle fixait la ciselure de la bouche, ressentait une sorte d’enchantement
prendre possession d’elle. La robe noire de sa compagne, d’un rigorisme
espagnol aulique, la fascinait, car elle créait un contraste coruscant avec la
pâleur de son épiderme, les cernes de ses grands yeux ambrés marqués par une
douleur obituaire non feinte, et par-dessus tout, Marie d’Aurore éprouvait une
obsession irréfrénable, accrue, pour cette chevelure soyeuse tire-bouchonnée,
aux mille dorures subtiles, diamantée par un soleil déclinant de milieu
d’après-midi qui s’en venait frapper le belvédère orienté au sud, ornementé de
vasques moussues d’où s’échappaient des bouquets odoriférants, un pot-pourri
composé de toutes les senteurs fleuries de la fin de l’été. Qu’en eût-il été au
printemps ?
« Tant
pis, fit la rivale aux boucles de jais. Je prendrai une tasse d’Orange
Jaipur.
-
Je m’occupe de la bouilloire et je reviens. »
Marie
d’Aurore attendit patiemment qu’Aurore-Marie revînt, profitant de ce laps de
temps pour s’abandonner à une rêverie poétique dont les cheveux blonds de la
nouvelle amie constituaient la principale source d’inspiration. Ses sens
s’éveillaient à quelque chose d’étrange ; elle s’enhardissait à souhaiter
qu’Aurore-Marie ôtât sa résille et défît toutes les épingles retenant ce
plantureux ensemble digne de Marie de Magdala, parure de la pécheresse qui,
cependant, passait à l’action. Oui, Aurore-Marie savait doser les médicaments,
les électuaires, les thériaques, les opiats, afin qu’ils devinssent de
foudroyants poisons. Il suffisait d’ajouter le suffisant soupçon de digitaline
au désaltérant breuvage, l’infinitésimale goutte de ciguë, pour que
l’efficience de cette potion de mort, mélangée au thé à l’orange (un parfum
d’écorce forte, propre à blaser le palais, avec assez de fragrance et
d’amertume pour dissimuler les efflorescences d’amande amère et la saveur
altérée de la boisson d’Albion), fût totale et comblât l’envie de meurtre qui
habitait toute la juvénile jalouse.
Aurore-Marie
revint, portant un plateau avec la théière dont le col laissait échapper de
mignardes et fragrantes corolles.
« Attention,
il est bouillant. »
Marie
d’Aurore désira que la boisson refroidît quelque peu, car elle craignait de
brûler ses muqueuses délicates.
Elle
balbutia :
« Vos
cheveux… Vos cheveux sentent bon… Avec quoi les parfumez-vous ?
-
Je les humecte d’essence de violette et de néroli.
-
Puis-je toucher, sentir ?
-
Je vous le permets. »
C’était
là la dernière faveur accordée à celle qui doit mourir. Aurore-Marie défit
toutes les épingles qui retenaient sa splendide parure qui cascada jusqu’à ses
mollets. Alors, Marie d’Aurore s’y noya toute, humant cet orpiment miellé et
fabuleux, se grisant de ses exhalaisons presque à en vomir, caressant les
douces mèches parfumées, les embrassant, les parcourant de l’ourlet de ses
lèvres, se délectant en un jeu troublant et vertigineux de Gomorrhe de ce qui
constituait la quintessence de son exécutrice. Son cœur battait à grands coups,
presque à en meurtrir sa gorge de nymphe. Jà enivrée, elle se détacha de cette
masse d’enfer, de prostituée de Babylone en miniature, puis, sans marquer la
moindre hésitation, but d’un seul trait la tasse d’Orange Jaipur.
Les
convulsions survinrent, immédiates. Marie d’Aurore ne put que balbutier un
« Quoi ? » prosaïque et dérisoire tandis qu’elle se tordait de
douleur et s’affaissait en vomissant, empoissant sa robe blanche de vierge
pure. Son forfait accompli, Aurore-Marie contempla le cadavre de celle qui ne
rivaliserait plus avec elle. Un phénomène étrange advint : la morte devint
luminescente, phosphora quelques instants, puis parut s’altérer, s’étioler, se
désagréger particule par particule, pour ne plus demeurer, après cinq minutes,
que sous la forme de traces persistantes d’une poussière cendrée collante, qui
adhérait aux bottines d’Aurore-Marie telle une poix insane.
Seul
demeura de Marie d’Aurore le tant convoité cahier de poèmes, qu’elle avait
placé dans la poche du tablier blanc agrémentant sa vêture virginale.
Aurore-Marie le ramassa : il contenait tout le recueil désiré, bien dans son
style parnassien inoubliable. Elle en déchiffra le titre, afin de vérifier s’il
concordait bien avec les dires de la défunte : Le Cénotaphe théogonique,
à l’hermétisme insigne. L’usurpation littéraire pouvait débuter. Nul ne la
décèlerait sauf…
*************
Quelque
part, en un repaire secret qu’aucun limier ne pouvait détecter, un groupe
d’hommes s’affairait. Tous étaient
vêtus d’étranges robes longues ornées de signes prophylactiques et
cabalistiques qu’on pouvait rapprocher d’un chrisme dans lequel se serait lové
un dieu indien apparenté à Shiva dansant au milieu d’un cercle de feu. Ils ne
cessaient de scruter et d’étudier des écrans qui émettaient une luminescence
verdâtre. Cette technologie ne pouvait dater de 1876. Elle était
d’importation…extraterrestre ou futuriste.
«
Nous avons détecté un nouveau cas de franchissement de miroir vers un autre
univers, déclara le plus âgé.
-
Les perturbations magnétiques et électriques sont indéniables. Les données
affichées sont formelles. Cela a légèrement dévié les pôles. Un nouveau démon
de James Clerc Maxwell vient de sortir de sa matrice ! S’écria un des
observateurs.
-
Trois fois ! Trois fois en onze ans qu’un simple humain parvient à franchir les
portes trans-univers sans l’aide des codex ! D’abord, cet écrivain, puis, une
première jeune fille, et maintenant… répliqua un troisième acolyte.
-
Il nous la faut ! Reprit l’aîné du groupe. Elle a vu son alter ego et l’a
conduite en notre monde ! Elle l’a tuée. Le corps, ne pouvant exister ici,
s’est désagrégé une fois privé de son principe vital.
-
Comment s’emparer de ce prodige ? Êtes-vous parvenu à la localiser ?
-
L’événement est advenu aux environs de Lyon.
-
Lacroix-Laval… C’est au nord de la ville. Les senseurs sont formels.
-
Baron, que faisons-nous ?
-
Nous devons précisément identifier la fillette, la pister et…convertir son père
à notre cause. Il l’éduquera, la préparera à l’acceptation de sa charge. Nous
allons en rendre compte au Grand Prêtre sur l’heure.
-
Bien Pontifex primipile.
-
Usez de prudence. L’Elue ne devra lui être révélée et présentée que lorsqu’il
sentira approcher le terme de sa vie.
Elle-même ne doit rien soupçonner. Au fait, continuez plutôt à m’appeler
baron.
-
Que faisons-nous d’A.L., celle qui précédemment…
-
Qu’elle demeure à Bedlam ! »
Le
baron Kulm (oui, il s’agissait de lui !) médita :
« Il
y a un élément incongru dans toute l’équation, un élément étranger, perturbant,
un parasite. Le premier expérimentateur du miroir n’en est jamais ressorti.
C’est une autre personne qui a pris sa place…et je pressens en elle un
adversaire hors pair, susceptible de contrecarrer tous nos plans. »
************
A suivre...
[1] Lire pour en savoir plus le précédent roman
du cycle des aventures de Daniel Wu : Le Nouvel Envol de l’Aigle.