vendredi 6 février 2015

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 6 1ere partie.



Chapitre 6
« Ça pas village Azzo. Azzo plus chez lui. Azzo perdu. Azzo peur. Azzo faim. Azzo chercher manger, Azzo chercher abri. Où Azzo être ? Maisons village différentes de celles qu’Azzo connaître. Azzo vouloir vivre ! Azzo aller chercher aide… »
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Une sorte d’Homo Erectus sortit de la lisière de la forêt et s’approcha des huttes du village où Lorenza, Dalio, Gaston et Benjamin avaient posé leurs pénates.

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La duchesse d’Uzès avait obtenu les autorisations préfectorales nécessaires pour organiser la chasse au renard qu’elle projetait dans un but davantage mondain que d’assainissement de son domaine. On ne refusait rien à celle qui ambitionnait de devenir la première femme lieutenant de louveterie. Elle espérait qu’Aurore-Marie serait de la partie parce qu’il lui semblait que sa présence serait indispensable. « Raffermir les cœurs ! » telle était l’expression dont aimait à user Victurnienne pour réconforter son égérie dont la convalescence se déroulait cahin-caha. Elle redoutait que l’état de santé de la poétesse retardât l’appareillage du Bellérophon noir qui devait à tout prix prendre la mer avant le 15 juin. Il s’agissait de duper non seulement la République, mais aussi le Kaiser, le Foreign Office et pourquoi pas le tsar. Les nouvelles de Berlin étaient alarmantes : Frédéric III n’en avait plus que pour quelques jours au mieux. Or, tout le monde savait son fils, le Kronprinz, va-t-en-guerre et prêt à se débarrasser de Bismarck à la première occasion, ce qui servirait la cause boulangiste. Toutefois, la meilleure défense étant l’attaque, il fallait absolument être en possession de la pechblende le plus tôt possible. 
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Pensant la baronne de Lacroix-Laval un peu requinquée, Marguerite de Bonnemains, avec l’accord de la duchesse, lui proposa une petite virée d’emplettes à Paris. Aurore-Marie, quoiqu’elle parût encore fort pâle et plus fluette que jamais, accepta. Elle ne supportait plus de demeurer confinée dans sa chambre au milieu des exhalaisons médicamenteuses écœurantes. Pendant ce temps, au grand dam de Violetta, Deanna Shirley avait déjà choisi sa tenue de chasseresse amazone,  un extravagant costume tyrolien tirant sur un fort peu avenant vert, qui était non sans rappeler celui qu’elle eût dû arborer à trente ans dans le film de Bing Crosby La Valse de l’Empereur. Le plus ridicule, outre la jupe courte d’adolescente, en était le chapeau à plumet rouge de coq de bruyère.
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 Au fond d’elle-même, Violetta éprouvait une grande jalousie. Elle trouvait profondément injuste de ne pas être de ce raout. Elle se contenterait de bouder toute la journée, puisqu’elle avait essuyé un refus catégorique de son « oncle » Daniel. Il ne manquait plus que trois jours avant la petite sauterie. 
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Une nouvelle nuit de tourments s’offrit à l’inconscient de la blessée dont le traumatisme persistait, dont la douleur au bras se refusait à toute trêve, bien que la lésion fût légère. C’était selon elle une manière d’expier son crime impardonnable, plutôt, l’un de ses crimes du fait qu’elle savait : oui, cette Yolande, cette gourgandine adepte tout comme elle des mœurs de Psappha, avait dégorgé aux boulangistes l’exacte et abjecte vérité : Aurore-Marie de Saint-Aubain avait assassiné, froidement, par le poison antique, sa double d’un autre monde. Parce qu’elle était heureuse, parce qu’elle ne portait point le deuil de sa tendre maman, parce qu’elle l’enviait, la jalousait, parce que son talent versificateur surpassait le sien propre, parce qu’elle avait de splendides cheveux noirs brillants, parce que… Elle pouvait à loisir multiplier les explications, les causes justifiant son acte : c’était à cause de cela, de ce crime fondateur, de cette faculté révélée de passer outre-monde, que les Tétra-épiphanes avaient détecté son exceptionnalité. C’était ainsi, pour cela, qu’elle était devenue Aurore-Marie de Saint-Aubain, l’enfant prodige des lettres, l’unique ! Nul double ailleurs désormais, si ce n’était elle-même… ou Lise, ou Deanna, qu’elle enlèverait dans trois jours.

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Bien qu’elle eût absorbé maints remèdes opiacés et puissants afin qu’ils assommassent la douleur, son membre la lançait encore. Madame la baronne, avec une obstination obtuse, se contraignait chaque soir, depuis ce duel maléfique, à l’absorption de doses accrues d’opiats de toutes sortes, de laudanum et de chloral, afin d’apaiser son sommeil de malade. En vain.  Elle tournait et se retournait dans son lit, le front luisant, les sudations insanes trempant sa chemise de nuit, les diaphorétiques manifestations de ses angoisses témoignant, en ces suées nocturnes, des progrès inexorables de son mal pulmonaire. Elle toussait, expectorait. De malséantes sérosités s’écoulaient de sa bouche pourprine.

Alors, dans l’état de stupéfaction intermédiaire entre la conscience et le somme où ses drogues la plongeaient, elle ressassa le meurtre accompli lorsqu’elle avait treize ans. 
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Septembre 1876 était là, en son jour premier, clôture d’un été de chagrins, saison néfaste, obituaire, couronnée par Dame la Mort d’un diadème d’ossements qui s’était allé coiffer la tête décharnée de sa mère emportée par ce cancer horrible. Jà cadavre, jà transie avant même le trépas effectif, telles ces images sculptées du Moyen Âge tardif, puis bière refermée et close, corps inerte, inerme de par son renoncement à lutter contre les fins dernières. Baroque vanité par excellence.
Le mois d’août, en ce château de Lacroix-Laval, près de Marcy, avait été accablant ; accablement de la canicule, des miasmes, exhalaisons des chairs mourantes, des médicaments inutiles, émanations d’une pré-pourriture due à ce squirre, à toutes ces tumeurs chancies multipliées en cet organisme débilité d’une adorée maman, unique et si belle autrefois, si semblable à sa fille qui tenait par trop d’elle. Au porche, dans le vestibule, dans les chambres et corridors, dans les escaliers, jusqu’au grenier, planaient encore les fragrances de la décomposition squirreuse, de la chancissure, de la blettissure de la mère bien-aimée, malgré toutes les cassolettes odoriférantes de substances camphrées et mentholées s’épreignant, se répandant partout en la demeure. Bien qu’elle n’eût pas eu le droit d’assister aux obsèques, à l’inhumation, Aurore-Marie avait été prise de nombreuses défaillances causées autant par sa peine irrémissible que par sa fragilité de primerose. Réfugiée à l’air libre, au belvédère, nauséeuse, elle avait extravasé d’abondance près d’une persicaire, comme après l’absorption d’un puissant émétique, d’ipéca ou d’autre chose. Engoncée dans sa robe noire de deuil, qui ne lui allait point, Aurore-Marie s’était évanouie. La fidèle Alphonsine l’avait prise en charge, fait porter dans sa chambre, allongée sur le lit orfrazé, surchargé, au ciel empli de damassures tombant mal à propos, parce qu’y étaient représentées des bergeries joyeuses, allègres et enchanteresses. Elle était demeurée tout habillée, même pas déchaussée, et, quoique corset et autres carcans qu’on lui avait imposés pour la première fois ce jour-là au nom des convenances la tourmentassent grandement, Alphonsine était parvenue à l’apaiser, parce qu’au verre d’orgeat qu’elle lui avait donné à boire, elle avait ajouté quelques gouttes de laudanum, prémices à une accoutumance inextinguible. La domestique avait été frappée par l’incarnat pellucide de la fillette de treize ans, par ses yeux grand ouverts, fanaux d’ambre embrumés par les pleurs et par le stupéfiant coupant le sirop. 

Une psyché, enchâssée dans une armature précieuse d’ébène toute sculptée de moulures tarabiscotées, s’imposait au regard de la petite malade. C’était le speculum par excellence, le miroir révélateur des contes. 
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Aurore-Marie, attirée par le reflet tentateur, tremblotant toute, se leva, essaya de surmonter les trémulations de son corps chétif, combattant l’enfièvrement de son front. Eût-elle été sobre, aurait-elle vu ce qu’elle aperçut dans la glace ? Non, elle ne s’illusionnait pas !  L’inversion normale du reflet n’était pas seule en cause, l’éventuelle fata morgana causée par l’opiat non plus. De l’autre côté, la chambre lui parut meublée différemment, plus claire, plus jolie. Sur une étagère, des poupées s’y trouvaient alors qu’ici, le sévère et intransigeant Albéric avait imposé à son enfant que toutes ses petites amies fussent enfermées dans un placard, avec interdiction qu’elle y touchât, parce qu’elle n’avait plus l’âge des joujoux, parce qu’il ne fallait pas qu’une fillette portant le deuil de sa génitrice, inondée de chagrin, de ce mourning anglais, se réfugiât dans le giron sécurisant mais inconvenable de ces confidentes faciles et mutiques pour qu’elles la consolassent de l’irréversible perte. Elle avait supplié Père, voici déjà trois jours, dès après l’exsufflation du dernier souffle de celle qui l’avait engendrée. Elle l’avait vu refermer le placard de ténèbres sur ses amies de cire, de porcelaine et de biscuit, sur Ellénore, sur Ysoline, sur Ondine, sur Phidylé, pour toujours, à jamais. Père avait caché la clef, sciemment, en un endroit inaccessible. Il l’avait placée peut-être dans la bière, dans les jupes du cadavre de Mère, fantasmait la pauvre enfant.  Les poupées étant lors de l’autre côté, Mademoiselle de Lacroix-Laval décida d’aller les reprendre, là-bas, outre-lieu. 
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Flageolante, Aurore-Marie tendit un doigt, juste un doigt, et attoucha la glace. Son reflet accomplissait le même geste. Les deux doigts coïncidèrent, semblèrent n’en faire plus qu’un. Puis, sans crier gare, la substance de verre fondit. Il se produisit un phénomène incongru de fluidification de la matière de la psyché. Avait-elle lu Alice, connaissait-elle Dodgson ? Elle s’engagea toute en cette glace fluide, y pénétra résolument. L’enfant maladive ne se posa aucune question. Ce qui était, était. Qu’importait que ce fût une simple manifestation illusoire de son délire obituaire ! Elle fut lors outre, ailleurs, dans sa chambre bis.
Aurore-Marie ne pouvait expliquer comment cette faculté de franchir la glace de la psyché lui était venue, elle qui portait le deuil tout frais de sa mère. Etait-ce une opération du Saint Esprit ? Etait-elle mue, guidée, par quelque tiers suprahumain, un ange gardien qu’elle n’appréhendait pas, dont elle ignorait nature et provenance ? C’était la première fois qu’un tel phénomène lui arrivait.  Elle s’en ébaudit.
Aussitôt, une nouvelle impression la domina ; c’était comme un sentiment d’allégement optimal. Elle ne pesait plus rien. Même, elle flottait, légèrement, au-dessus du parquet latté et vernissé. Etait-elle devenue ectoplasme ? Elle avait eu écho des expériences spirites, des manifestations ectoplasmiques, des tables tournantes que parfois, feues ses grand-tantes Philippa et Olympe avaient pratiquées en séances régulières, avant que le fameux prêtre s’imposât à la vieille Olympe, lui intimant l’ordre de délaisser toutes ces fadaises du diable au risque de la damnation éternelle. Non, elle n’était pas morte ! Ce n’était pas une décorporation. Observant la face du miroir qu’elle avait quittée, son monde, elle n’aperçut pas son double allongé sur le lit, mais se vit debout, telle qu’ici, inverse. Elle toucha la glace de nouveau : la fluidité avait disparu, le passage était clos. Y aurait-il non-retour ?

Elle observa la literie, le mobilier plus clair, plus XVIIIe siècle, regarda les poupées. C’étaient bien elles toutes, avec des vêtures identiques, bien qu’elles différassent par d’infimes détails, dans la coupe des robes, dans la coiffure tout particulièrement. Elle voulut s’en saisir, tendant les mains vers celle qu’elle préférait, Ellénore, d’un blond roux, aux joues rosées, à la longue natte tressée ornée d’une faveur émeraude.  
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« Mignarde mie, ô mignarde mie », murmura-t-elle.
Les pantalons de la poupée dépassaient de ses jupes empesées ; on les portait donc ici aussi longs que trente années plus tôt. Aurore-Marie allait serrer Ellénore contre son cœur, la bercer, lorsqu’elle se ravisa : « Et si je volais quelqu’un ? Si la propriétaire de ces poupées n’était pas moi-même mais une autre fillette…fort différente ? » soliloqua-t-elle.
Bien que les persiennes fussent ouvertes (c’était le plein jour d’un début de septembre semblable, vit-elle à la fenêtre), Aurore-Marie avait l’impression d’une relative opacité des aîtres. La clarté de cette pièce n’était certes point obscurcie, mais surnaturelle. Elle s’approcha de la méridienne, meuble absent de l’autre côté. Oui, c’était cela : un camaïeu sépia, flouté, rendait les contours incertains, les couleurs presque monochromes. Aurore-Marie croyait s’être aventurée dans une photographie, une de ces épreuves préraphaélites, pictorialistes, qu’elle aimerait adulte, notamment les œuvres de Misses Julia Margaret Cameron. De fait, elle pensa que la monochromie ocrée, jaunâtre, était imposée par la nature même de cet outre-lieu cliché tridimensionnel : qui disait reflet, alter ego photographique signifiait négatif.
Alors, elle se résolut à quitter la chambre, à partir à la rencontre de celles et ceux qui habitaient ce Lacroix-Laval-là. Elle ouvrit la porte, franchit le seuil, referma l’huis avec délicatesse. Plus rien dans l’agencement des corridors ne sembla correspondre à son décorum familier : tout était inversé.
Elle marcha, ayant toujours l’impression de se déplacer, de se mouvoir en flottant comme un pur esprit. Elle glissait dans le flou, au sein d’une propriété dédaléenne où elle ne se repérait plus. Elle franchissait pièces, antichambres, escaliers, avec une facilité déconcertante, ne ressentant aucun effort musculaire, se promenant en cet outre-monde, ce Lacroix-Laval second, dupliqué telle l’autre partie d’un sablier, château à la vastitude insoupçonnée, aux dimensions bouleversées, tourneboulées, dans des enfilades de salons démultipliés à loisir.  Ce lacis de couloirs, de pièces, dont ses narines humaient les émanations d’encaustique et de fines poussières, dégageait une impression d’immensité non fortuite. Un sentiment des plus dérangeants traversa le cerveau de la jeune orpheline, sentiment qui muta en questionnement insoluble : elle crut que sa propre pensée engendrait, créait tout cet univers parallèle au fur et à mesure qu’elle y songeait, que l’idée lui en venait. Il suffisait qu’Aurore-Marie imaginât en ses méninges, conçût chacun des détails de ces lieux improbables, pour qu’ils devinssent réels, palpables… pour qu’ils se concrétisassent. Elle hasarda ses doigts aux murs, effleura les meubles, les bibelots. Tout était matériel, tangible bien que turbide.
 
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Dans ce château onirique, en négatif, à l’envers, elle finit par croiser diverses personnes ne la remarquant pas. A la différence de la matière inerte ou anciennement organique (les boiseries, en particulier), ces vivants demeuraient fantomatiques. C’étaient des ombres, à la consistance de celles des spirites, des domestiques peut-être ?  Il s’agissait non point de morts, de lémures des enfers antiques ; elle n’avait pas imité Orphée. Elle voyait, devinait, captait des virtualités d’êtres, des silhouettes d’ondes de psychés humaines, irréelles, non totalement matérialisées, car, eût expliqué Daniel Wu ou un physicien d’Hellas, intriquées quantiquement entre deux univers parallèles. Dans chacun, elles eussent donc paru non substantifiques aux observateurs les étudiant. Ces « esprits », Aurore-Marie ne s’en inquiéta pas ; elle les ressentait comme rassurants, familiers. Elle pensait que certains étaient ses grands-parents disparus, sa mère, ses tantes, son petit frère, qu’elle voyait, obombrés d’onirisme. Oui, là, il y avait un garçonnet pareil à Louis, mais d’une autre nuance de cheveux, plus brune ! Il transportait une boîte de soldats de plomb.
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 Tous ces faux fantômes s’affairaient en leurs occupations quotidiennes, indifférents à elle. Rassérénée par ces présences d’outre-tombe ici vivantes mais floutées, Aurore-Marie recouvra d’instinct l’itinéraire, le tracé comme inné du chemin vers l’autre elle-même qu’elle pressentait s’approchant. Après un dernier escalier à la boule de rampe sculptée dans l’opale, elle débusqua le boudoir où elle nichait. Elle entendit, un peu distante, avec une émotion qui la remua, la voix aimée de la mère appelant :
« Marie-Aurore, il est l’heure de dîner. Alphonsine monte te chercher.
- J’arrive dans un instant, Mère. »
Le prénom aussi était inversé. Lors, retenant un sanglot, elle franchit le seuil du boudoir, s’offrant toute, avec franchise, à la vue de l’autre elle-même divergente. Enfin, elles se rencontraient. Aurore-Marie ne put réprimer un hoquet à cette apparition, à cette concrétisation désirée et sidérante de vénusté.
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Elle était assise, devant une écritoire, en train de composer un poème en strophes entrecroisées ou embrassées. Elle écrivait de la main gauche. Elle était brune, d’un brun de jais lumineux, orfévré de reflets bleus, coiffée d’anglaises, splendide, grand’ belle ! La coupe de sa robe ivoirine soyeuse différait de celles en usage là-bas, en l’autre (son) 1876 : elle avait conservé cet aspect apprêté, évasé, empesé d’empois, encagé d’osier, en usage encore dix ans plus tôt. De même, Aurore-Marie fit le même constat : comme pour les poupées de tantôt, la mode des dessous était demeurée aux longs pantalons de broderie tombant jusqu’aux chevilles, de coupe Louis-Philippe. Cela seyait à ravir à la noire enfant à l’incarnat mat, dont les prunelles d’alabandine, graves, observèrent, dévisagèrent l’intruse, la visiteuse blonde. Son corsage, lacé par derrière, s’agrémentait d’un tablier et d’une ceinture aussi blanche que le reste de sa toilette. Elle affirmait ainsi sa qualité de vierge, de vestale des belles-lettres. De plus, ses longues anglaises d’ébène à la brillance hors normes, ornées de padoues roses, rappelaient celles de la courtisane Marie Duplessis, l’authentique Dame aux Camélias, ajoutant à sa beauté d’exception. Seule au fond la forme de son visage, cet ovale triangulaire, félin, elfique, ressemblaient à sa jumelle inverse. Mais ses attitudes, sa gestuelle affectée, les expressions de sa face, revêtaient un je-ne-sais-quoi troublant, parce que, dans sa remémoration présente de 1888, telle une reviviscence, Aurore-Marie venait de se rendre compte ô combien Marie-Aurore ressemblait à Lise. Elle eût voulu Lise brune ; toujours, elle avait préféré les cheveux, les yeux noirs. Son affection dérangée pour Angélique de Belleroche en témoignait. Un esprit perspicace comme Daniel Wu aurait trouvé à la fillette un côté Anna de Noailles préadolescente.
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 Cela signifiait que, chaque fois qu’elle s’amourachait, s’entichait d’une jeune nymphe à la chevelure foncée, Aurore-Marie essayait de racheter sa faute, son crime, par une affection trouble et déviante, recherchant, en substitut, en compensation, en exutoire sensuel, celles du même âge que l’innocente assassinée, toutes celles à sa semblance d’obsidienne moghole. Des Mumtaz Mahal pré-nubiles du Ponant, aurait pensé le regretté Shah Jahan, ce merveilleux et vaillant compagnon d’aventures de Daniel, qui s’était sacrifié bravement lors de leur lutte commune pour anéantir Fu la Splendeur céleste[1]. De plus, cette affection allait au-delà d’un simple saphisme éphébophile. Elle revêtait une autre forme, variante du narcissisme : en aimant les fillettes aux cheveux noirs, Aurore-Marie s’enamourait de son double disparu, donc de l’autre elle-même en négatif, les substituant à elle, s’essayait à concrétiser la relation charnelle qui, immanquablement, aurait surgi entre elles-deux après la nubilité… si la jalousie criminelle ne l’avait pas emporté. Ç’aurait été une affection sororale saphique irrépressible… un inceste anandryn entre fausses jumelles, un onanisme dual…
Double, ô mon Double, je suis Toi, Tu es moi…
Aimons-nous de tout notre cœur, de toute notre âme,
De toute notre chair et de toutes nos forces,
Unissons nos corps en une unique Femme… 
écrirait en 1891 Aurore-Marie en ces vers interdits, immoraux, modernes par leur abandon de la rime, en cette expression sublime des amours gémellaires, d’entre soi-même, constituant la matière infâme de son recueil posthume Pages arrachées au Pergamen de Sodome. Notre poétesse inspirée saurait s’en souvenir aussi dans une autre œuvre, en un roman odieux d’obscénité : Le Trottin. Aime-toi toi-même par le biais des autres, le royaume de Pan Logos te sera ouvert pour les siècles des siècles, avait écrit en l’an 150 Cléophradès d’Hydaspe comme premier commandement du décalogue hérésiarque ouvrant la Tetra Epiphaneia. 

A l’intromission duale, Marie-Aurore n’avait pas tressailli. Cette intrusion, attendue, n’était pas une surprise. Elle attendait la doublure Dioscure de longue date. Elle avait senti son esprit à la coiffe blondine, mêlée de cendres et de miel de Venise, planer, de l’autre côté de sa propre psyché.
Malgré les obombrures de ce boudoir, obscurcissements sépias communs à toute l’architecture interne de cet au-delà photographique pictorialiste, Marie-Aurore était la seule qui apparût nette au regard de sa déjà rivale. Le boudoir lui servait de sanctuaire, de petit coin secret, intime, de matrice, de conceptacle nécessaire à son inspiration. Elle y sollicitait les muses. L’engendrement littéraire suivait. Lacroix-Laval était le corps macrocosme symbolique, le ci-présent boudoir la gésine placentaire où les poèmes-fœtus se développaient jusqu’à leur accouchement de papier. Aurore-Marie avait en quelque sorte violé le sanctuaire, remonté ses voies naturelles architectoniques en quête du Saint des Saints où se concevaient les œuvres de la plume. Elle était l’infestation intruse de l’outre-lieu. La psyché avait servi de sexe, d’Origine du Monde, d’interface entre l’extérieur et l’intérieur de cet organisme maternel. La femme ne pouvant féconder la femme, il y avait risque qu’Aurore-Marie fût traitée en germe indésirable, en parasite, que le Lacroix-Laval numéro deux pouvait éradiquer. Or, il n’en était rien. Nulle réaction de rejet ne se produisait pour l’instant. Les dissemblances physiques ne l’avaient pas emporté sur la dualité gémellaire, sur les identités partagées, sur les semblances : Aurore-Marie avait été identifiée, reconnue, acceptée car désirée par l’alter ego brun.

Afin que la destination de ce lieu utérin fût des plus explicites, Marie-Aurore avait fait installer une petite bibliothèque taillée dans l’if dans cette pièce aux dimensions modestes. Sur les rayonnages, les auteurs du Bas Empire romain dominaient : Ammien Marcellin, Ausone, Orose, Macrobe, Boèce, Sidoine Apollinaire. Les maroquins cramoisis alternaient avec les volumes reliés d’un cuir de Russie à la teinte anthracite. L’ouvrage le plus consulté, un peu jauni, fatigué par les lectures multiples, était le fascinant Commentaire sur le Songe de Scipion de Cicéron. C’étaient toutes des œuvres rédigées en un latin de la décadence, des invasions barbares, en une langue altérée, chancie, gâtée, polluée par les fermentations putrides de la mort annoncée de la civilisation antique. Marie-Aurore était donc une décadente juvénile…comme sa duale. Toutes deux pourraient communier en une entente intellectuelle complète. Merveilleux… mais trop inespéré. 
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Oui, tout était trop beau là-bas, trop parfait, trop idéal ! C’était lénitif, euphorisant, puéril ! Toute une famille vivante, point de solitude d’épeurée désespérée chagrine à combattre ! Dès l’enterrement de Louise-Anne de Boscombe O' Meara achevé, Albéric avait abandonné sa fille alitée, prenant une voiture attelée jusqu’à la gare lyonnaise, avec l’intention de s’embarquer sur-le-champ pour l’Irlande afin de régler la succession de sa défunte épouse, s’apprêtant à spolier alors la cousine inconnue, cette Betsy farouche et miséreuse. Il ne reviendrait qu’au bout d’un mois, laissant sa fille en deuil livrée à ses spéculations, ses maladies languides, à ses tribulations. Lors, Marie-Aurore ouvrit la bouche.
« Vous prîtes une excellente décision à me rejoindre diligemment, fit-elle de la ciselure de ses lèvres doucereuses. Je vous attendais, ma mie.  Je vis tout ; comment expira votre mère – paix à ses cendres ! – la manière dont vous succombâtes à votre crise de chagrin, lorsque vous franchîtes l’horizon de cette psyché pendant de la mienne ! »
La préciosité de ses paroles aux inflexions douces battait Aurore-Marie sur son propre terrain.
« Vous vous affranchîtes fort bien de cet outre-espace-ci ! Bien joué, ma sœur d’ailleurs ! Nous sommes sœurs, n’est-il pas ? Vous coïncidâtes avec moi dans votre action d’extirpation de la matrice maternelle, me trompé-je ? Vous naquîtes bien, comme moi, le 4 mai 1863 à matines ?
- Oui-da », se contenta d’acquiescer Aurore-Marie à la plus précieuse qu’elle.
« Figurez-vous, ô jumelle aux cheveux de vieil or, que le poëme présentement en voie d’achèvement, ici, sur l’écritoire, doit vous être dédié. J’irai le classer dans cette chemise, là, où se trouvent tous mes vers constitutifs de mon recueil, Le Cénotaphe théogonique, voué à une publication prochaine. »
Elle était tout en grâce. Elle s’exprimait avec des tournures de phrases anglomanes, peu communes. Elle usait à ravir de ce passé simple si peu goûté dans l’art de la conversation.
Elle désigna d’un geste doux une chemise in-quarto de carton, allumant une lueur d’avidité dans les yeux orangés de la rivale.
« Vous avez de bien belles prunelles. Au miroir, je ne m’en étais point aperçue. Veuillez me pardonner.  Peut-être faudrait-il que vous lisiez quelques-unes de mes œuvres ? »
Elle se saisit de l’objet convoité, en extirpa un poème, dont le folio, marqué d’une écriture délicate bien que décidée et franche, fut remis aux mains d’Aurore-Marie.
« Lisez à haute-voix, je vous prie. »
Aurore-Marie débuta. Marie-Aurore feignit une écoute attentionnée, mais, se ravisant, préféra terminer la poésie en cours, avant de la signer. Elle mit le point final au vers ultime, y apposa sa signature, de sa plume affectée : Marie d’Aurore. La date compléta le poème : 1erseptembre 1876. Là-bas, Louise-Anne avait rendu son âme à Dieu le 29 août. Tirant une montre dont la chaîne pendait à sa châtelaine, la brune enfant marmotta : « Alphonsine tarde bien. Je l’ai connue plus prompte à venir me chercher. Louis a dû maugréer, faire des siennes comme souvent ! »
Cependant, Aurore-Marie dodelinait, se balançait, hallucinée, bercée par le rythme et la musicalité nonpareille des strophes :

La rose ptolémaïque


Le suc au doigt blessé du grain d'ampélopsis
Par l'amuïssement fortuit des novices d'Eleusis
Dégoutta de la trémière rose aux pétales blancs du lys.

Pétrarque renaissant, muse de Volubilis !
Ménade qu'en Agrigente lors voué à Myrtis,
L'épigone de Scopas modela pour Isis !

Péléen volcan, lapilli qu'aux rives de Thétys,
Emplirent les cinéraires urnes fleuries d'amaryllis !

Belluaire thébain, esclave de Sérapis !
Quête encor avec moi les larmes d'Anubis !

Sacrifices opimes qu'à l'ombre de Némésis,
Les dieux oubliés reçurent du grand Aménophis !

Roi des Rois, retiens le bras vengeur occulté en l'ophrys !
Préfère en moi la Vie, blonde rose de Nephtys !
Belle d'entre les belles, goûte encor avec moi à l'iambe d'oaristys !


Des larmes perlaient de ses joues. Jamais elle n’atteindrait un tel niveau d’écriture toute seule, elle qui s’escrimait vainement depuis l’âge de huit ans, ne produisant que des bluettes naïves, infantiles, insignifiantes. Enfonçant le couteau dans la plaie vive de l’orgueil, de l’envie, Marie d’Aurore tortura la duale en récitant l’autre œuvre, ce sans titre à l’encre encor fraîche :


Je pleure l’amour enfui seulette en mon palais.
Tourangelle de buis, morvandelle de blé.
Pastourelle au flageolet flûtiau qui en la prime enfance
Jouait la tarentelle et encor d’autres danses.

Je pleure l’amour parti pauvresse en ma chaumine.
Grand’ belle suis, petite blonde aussi.
Inerme est la rose, blettie est l’étamine.
Eclisses du bois d’or dites alors me voici !

Je pleure l’amour volé blasée du bel été.
Arantelle des bois, aulnaie aux passeroses.
Que la bergeronnette en cet arbre étêté,
Entonne son trille festif auprès des primeroses !

Je pleure l’amour fané en l’étiolée jonchée.
Malemort, tu te ris, vilenie, tu me blesses !
Mauvaiseté des sens, moques-tu mes péchés ?
Menterie du faux Dieu, veux-tu donc que tout cesse ?

Je pleure l’amour fini en ma bière gaufrée.
Partie par le trépas, d’une fluxion emportée,
Flaccide lys suri, failli est l’hyménée.
Lors est la tige hispide…et j’ai pourri sur pieds.


C’en fut trop, trop de tourments. Aurore-Marie se résolut : il lui fallait convaincre Marie-Aurore de passer de l’autre côté avec ses poèmes.
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 Elle l’enjôlerait, la duperait…puis, elle éliminerait la rivale, d’une manière définitive. Il ne devait exister qu’une Aurore-Marie poétesse sur terre. Tandis que le pas lourd de la domestique se faisait enfin entendre, Mademoiselle Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval empoigna par surprise la main gauche de Marie-Aurore Victorine de Lacroix-Laval. La puissance inespérée de cette poigne droite la subjugua. La future baronne de Lacroix-Laval subodorait que Marie-Aurore était son négatif complet, une jumelle gauchère inversée. En Marie d’Aurore, elle supposait que tous les viscères s’opposaient aux siens, étaient disposés en miroir, à contre-sens, asymétriques, ce qui posait la question de sa viabilité, de sa survie, en l’autre monde. Le contact de ces deux mains eut des effets inattendus. L’une l’autre se comportèrent comme s’il se fût agi d’un léger heurt matière-antimatière, en deux mondes reflets positif-négatif (le négatif n’étant pas celui que l’on croyait), souffrant l’un l’autre d’une ténue dissymétrie des forces, d’un déséquilibre, d’une dichotomie les rendant incompatibles, théoriquement inéchangeables, irréversibles. C’était comme un blason aux armes à enquerre, qui présentait une énigme, une singularité, une irrégularité à éclaircir.
Les deux extrémités parurent fusionner, s’accoler, en émettant force rayonnements, force éclairs bleutés à ce simple contact épidermique, aucune d’elle n’étant gantée.
Un observateur extérieur, apercevant les jumelles, fasciné par cette dualité, par cette gémellité inversée, l’une blonde frêle aux longs cheveux incoiffables, mal retenus par une résille, d’où s’échappaient des mèches désordonnées tombant jusqu’aux mollets, l’autre brune en excellente santé, apprêtée avec soin d’anglaises bleutées, un observateur donc, se serait cru atteint de diplopie, mais d’une diplopie différentielle. Et, de plus, des rayons d’énergie inconnue émanaient des deux mains fusionnées, s’en extrayaient, en une diffraction, une déviation quantique des photons.
« Viens avec moi avec tes poëmes, dit tout simplement Aurore-Marie. Tu es mon invitée. Je suis si seule et triste. Console-moi. »
Marie d’Aurore fléchit, trop facilement. Alphonsine arrivait, aussi spectrale que les autres hôtes de cette demeure. Elle était sans danger pour Aurore-Marie, mais pouvait-elle retenir l’autre ?  Elle usa d’un biais, murmurant, à l’oreille de celle qui lui parut soumise, ce qu’il lui fallait dire, afin de rassurer cette copie autre de la fidèle servante.
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« Laissez-moi encore quelques instants, Alphonsine. J’éprouve une petite faiblesse et n’ai qu’un chiche appétit. Je souhaiterais absorber quelque électuaire ou une tisane quelconque. »
Elle répéta, mot pour mot, en leur exactitude, les paroles susurrées par les lèvres vénéneuses du double blond. Il était logiquement prévisible que Marie d’Aurore se pliât aussi facilement à la volonté d’Aurore-Marie. La gémellité de la psyché imposait qu’elles possédassent les mêmes schémas de pensée, le même fonctionnement commun du cerveau, et il était indéniable qu’au contact magnétique des mains, toutes deux avaient en quelque sorte fusionné en esprit. La brune enfant, exécutant les volontés de la rivale, comme obéissant à une admonestation, tira de la chemise qu’elle avait désignée un petit cahier contenant les brouillons manuscrits de ses poèmes et le fourra dans la poche de son tablier, l’excluant provisoirement à la convoitise littéraire de l’usurpatrice potentielle.
La future baronne de Lacroix-Laval, tenant fermement par la taille celle qu’elle jalousait, l’obligea, par des détours tortus, à rejoindre le lieu de passage, de jonction, entre les deux mondes, sans que Marie d’Aurore eût bronché, sans qu’elle eût émis la moindre protestation, sans plus qu’elle résistât, telle une chiffe, une misérable poupée bourrée de son sans consistance, sans intellect ni volonté. Le libre arbitre s’était envolé à tire d’ailes, évaporé du mental du double brun. Elles passèrent parmi les nuées de fantômes indifférents à leur duo, vapeurs humaines désincarnées à peine discernables, identifiables, peu individualisées car presque virtuelles : Marie d’Aurore demeurait la seule, en ce fantasme, en ce rêve éveillé, qui eût conservé la matérialité de la chair et des tissus coquets qui la vêtaient et l’apprêtaient. Aurore-Marie ne pouvait s’empêcher d’humer, çà, là, en un frémissement sensuel des narines, en un ravissement de l’effleurement épidermique, la douceur embaumante de la noire chevelure de la jalousée. 
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Marie d’Aurore mourrait. Il ne pouvait y avoir simultanément deux poétesses adolescentes sur Terre, appartinssent-elles à deux univers parallèles. Enfin, elles furent dans la chambre du passage, debout, devant la psyché coupable de ce transport extraordinaire.
« Passe devant, franchis-le, franchis-le te dis-je… Je te suivrai, ma chère Marie d’Aurore, ma mie… » dit la future criminelle en des inflexions compassées, hypocrites, achevant d’endormir le peu de méfiance et de réticences qui eussent pu subsister en la personnalité de la belle enfant aux cheveux noirs. Elle s’exécuta ; l’autre la suivit, comme franchissant l’onde d’un lac opalescent scintillant de milliers de lueurs ogivales et fugaces au soleil déclinant. Au surgissement du duo, à leur extirpation de la glace, la lumière eût dû dévier, se réfracter, en cela qu’un dérangement venait de se produire dans l’agencement de l’édifice du Pantransmultivers suffisamment sensible pour que Kulm et ses agents eussent capté l’événement. Car Aurore-Marie venait de décider de son destin ; elle était repérée et désormais, faisait figure d’Elue de par les facultés qui venaient de se manifester en elle.
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Nullement déstabilisée, Marie d’Aurore se contenta de cligner des yeux, en présence de l’autre chambre. Elle en scrutait, notait les différences avec la pièce familière de son domaine, comme en un de ces jeux puérils où il s’agit de repérer les sept ou huit divergences entre deux dessins naïfs, ou, lorsque des experts en fausse monnaie ou en copies de toiles de maîtres affrontent un faussaire hors pair et peinent, à la loupe, à remarquer d’infimes détails permettant de déceler l’inauthenticité de tel prétendu Rembrandt ou d’un billet de banque. Le lieu était certes cossu ; les meubles de prix dénotaient un goût aristocratique certain (le qualifier de bourgeois eût été péjoratif), mais une atmosphère glauque, lugubre, endeuillée, s’en dégageait, alors qu’en son univers, Marie d’Aurore vivait dans la joie et la lumière, dans la gaîté chatoyante et rutilante qui inspirait sa plume. Encore eût-il fallu qu’Aurore-Marie en eût perçu les coloris réels, en lieu et place de cette dérangeante monochromie sépiée.
Marie-Aurore eut à cœur de s’enquérir des poupées dont elle supposait qu’elles existassent là, parce qu’il eût été affligeant qu’on privât une fillette de la classe de sa compagne des joujoux indispensables au divertissement de son sexe. A ses questionnements, Aurore-Marie fut évasive, peu diserte, se contentant d’un vague grommellement qui signifiait : « Père m’a punie et a caché tous mes jouets. »
Treize ans était-il encore l’âge de la dînette ?
« Plutôt que de simuler avec des amies de cire et de porcelaine, nous allons toutes deux au jardin faire cela pour de bon. Il n’est plus temps de poursuivre la comédie. »
Marie d’Aurore aurait pu s’inquiéter des dernières paroles prononcées d’un ton détaché, indifférent, par la bouche pourprine mais amère de son double imparfait. Aurore-Marie aimait à musarder et à baguenauder dans le jardin de Lacroix-Laval, à y inviter quelquefois des amies aussi snobs et distinguées qu’elle. Aussi, bien qu’elle fût en deuil, de par l’absence du père en voyage pour régler les affaires de succession, nul, dans la domesticité, pas même Alphonsine, que Marie d’Aurore reconnut en retenant de justesse un cri de surprise, ne s’étonna de voir la jeune fille tenir la main d’une ravissante brunette à la toilette un peu démodée, et la conduire droit au belvédère où une table et des chaises cannelées semblaient les attendre pour le thé. Au soleil, il était quatre heures de l’après-midi. Aurore-Marie calcula que, là-bas, comme ici, le temps avait filé ordinairement. Elle ne pouvait appréhender la relativité des choses, l’entropie quantique que son déplacement fortuit trans-univers n’avait pas manqué de provoquer.
Le service à thé reposait, un service de Chine, bien sûr, marqué du lambel des Lacroix-Laval, deux L entrelacés, serpentins, sensuels, comme en une union à la fois mystique et scabreuse aux relents de Gomorrhe. 
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« Que souhaiteriez-vous prendre ? Nous avons des assortiments de thés anglais des Indes… Darjeeling, Earl Grey, Orange Jaipur, jasmin, bergamote, rose, du thé vert à la menthe aussi  
- Je me contenterai de quelques gorgées d’orangeade bien fraîche. Il fait quelque peu chaud encore, en cette arrière-saison et je ressens une grand’soif.
- C’est que… Nous n’en avons point. Mis à part de l’orgeat, je ne puis vous offrir autre chose que du thé, ma mie. »
D’instant en instant, Marie d’Aurore paraissait toujours plus subjuguée par sa compagne. Elle fixait la ciselure de la bouche, ressentait une sorte d’enchantement prendre possession d’elle. La robe noire de sa compagne, d’un rigorisme espagnol aulique, la fascinait, car elle créait un contraste coruscant avec la pâleur de son épiderme, les cernes de ses grands yeux ambrés marqués par une douleur obituaire non feinte, et par-dessus tout, Marie d’Aurore éprouvait une obsession irréfrénable, accrue, pour cette chevelure soyeuse tire-bouchonnée, aux mille dorures subtiles, diamantée par un soleil déclinant de milieu d’après-midi qui s’en venait frapper le belvédère orienté au sud, ornementé de vasques moussues d’où s’échappaient des bouquets odoriférants, un pot-pourri composé de toutes les senteurs fleuries de la fin de l’été. Qu’en eût-il été au printemps ?
« Tant pis, fit la rivale aux boucles de jais. Je prendrai une tasse d’Orange Jaipur.
- Je m’occupe de la bouilloire et je reviens. »
Marie d’Aurore attendit patiemment qu’Aurore-Marie revînt, profitant de ce laps de temps pour s’abandonner à une rêverie poétique dont les cheveux blonds de la nouvelle amie constituaient la principale source d’inspiration. Ses sens s’éveillaient à quelque chose d’étrange ; elle s’enhardissait à souhaiter qu’Aurore-Marie ôtât sa résille et défît toutes les épingles retenant ce plantureux ensemble digne de Marie de Magdala, parure de la pécheresse qui, cependant, passait à l’action. Oui, Aurore-Marie savait doser les médicaments, les électuaires, les thériaques, les opiats, afin qu’ils devinssent de foudroyants poisons. Il suffisait d’ajouter le suffisant soupçon de digitaline au désaltérant breuvage, l’infinitésimale goutte de ciguë, pour que l’efficience de cette potion de mort, mélangée au thé à l’orange (un parfum d’écorce forte, propre à blaser le palais, avec assez de fragrance et d’amertume pour dissimuler les efflorescences d’amande amère et la saveur altérée de la boisson d’Albion), fût totale et comblât l’envie de meurtre qui habitait toute la juvénile jalouse.
Aurore-Marie revint, portant un plateau avec la théière dont le col laissait échapper de mignardes et fragrantes corolles.
« Attention, il est bouillant. »
Marie d’Aurore désira que la boisson refroidît quelque peu, car elle craignait de brûler ses muqueuses délicates.
Elle balbutia :
« Vos cheveux… Vos cheveux sentent bon… Avec quoi les parfumez-vous ?
- Je les humecte d’essence de violette et de néroli.
- Puis-je toucher, sentir ?
- Je vous le permets. »
C’était là la dernière faveur accordée à celle qui doit mourir. Aurore-Marie défit toutes les épingles qui retenaient sa splendide parure qui cascada jusqu’à ses mollets. Alors, Marie d’Aurore s’y noya toute, humant cet orpiment miellé et fabuleux, se grisant de ses exhalaisons presque à en vomir, caressant les douces mèches parfumées, les embrassant, les parcourant de l’ourlet de ses lèvres, se délectant en un jeu troublant et vertigineux de Gomorrhe de ce qui constituait la quintessence de son exécutrice. Son cœur battait à grands coups, presque à en meurtrir sa gorge de nymphe. Jà enivrée, elle se détacha de cette masse d’enfer, de prostituée de Babylone en miniature, puis, sans marquer la moindre hésitation, but d’un seul trait la tasse d’Orange Jaipur.
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Les convulsions survinrent, immédiates. Marie d’Aurore ne put que balbutier un « Quoi ? » prosaïque et dérisoire tandis qu’elle se tordait de douleur et s’affaissait en vomissant, empoissant sa robe blanche de vierge pure. Son forfait accompli, Aurore-Marie contempla le cadavre de celle qui ne rivaliserait plus avec elle. Un phénomène étrange advint : la morte devint luminescente, phosphora quelques instants, puis parut s’altérer, s’étioler, se désagréger particule par particule, pour ne plus demeurer, après cinq minutes, que sous la forme de traces persistantes d’une poussière cendrée collante, qui adhérait aux bottines d’Aurore-Marie telle une poix insane.
Seul demeura de Marie d’Aurore le tant convoité cahier de poèmes, qu’elle avait placé dans la poche du tablier blanc agrémentant sa vêture virginale. Aurore-Marie le ramassa : il contenait tout le recueil désiré, bien dans son style parnassien inoubliable. Elle en déchiffra le titre, afin de vérifier s’il concordait bien avec les dires de la défunte : Le Cénotaphe théogonique, à l’hermétisme insigne. L’usurpation littéraire pouvait débuter. Nul ne la décèlerait sauf…

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Quelque part, en un repaire secret qu’aucun limier ne pouvait détecter, un groupe d’hommes s’affairait.   Tous étaient vêtus d’étranges robes longues ornées de signes prophylactiques et cabalistiques qu’on pouvait rapprocher d’un chrisme dans lequel se serait lové un dieu indien apparenté à Shiva dansant au milieu d’un cercle de feu. Ils ne cessaient de scruter et d’étudier des écrans qui émettaient une luminescence verdâtre. Cette technologie ne pouvait dater de 1876. Elle était d’importation…extraterrestre ou futuriste.
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«  Nous avons détecté un nouveau cas de franchissement de miroir vers un autre univers, déclara le plus âgé.
- Les perturbations magnétiques et électriques sont indéniables. Les données affichées sont formelles. Cela a légèrement dévié les pôles. Un nouveau démon de James Clerc Maxwell vient de sortir de sa matrice ! S’écria un des observateurs.
- Trois fois ! Trois fois en onze ans qu’un simple humain parvient à franchir les portes trans-univers sans l’aide des codex ! D’abord, cet écrivain, puis, une première jeune fille, et maintenant… répliqua un troisième acolyte.
- Il nous la faut ! Reprit l’aîné du groupe. Elle a vu son alter ego et l’a conduite en notre monde ! Elle l’a tuée. Le corps, ne pouvant exister ici, s’est désagrégé une fois privé de son principe vital.
- Comment s’emparer de ce prodige ? Êtes-vous parvenu à la localiser ?
- L’événement est advenu aux environs de Lyon.
- Lacroix-Laval… C’est au nord de la ville. Les senseurs sont formels.
- Baron, que faisons-nous ?
- Nous devons précisément identifier la fillette, la pister et…convertir son père à notre cause. Il l’éduquera, la préparera à l’acceptation de sa charge. Nous allons en rendre compte au Grand Prêtre sur l’heure.
- Bien Pontifex primipile.
- Usez de prudence. L’Elue ne devra lui être révélée et présentée que lorsqu’il sentira approcher le terme de sa vie.  Elle-même ne doit rien soupçonner. Au fait, continuez plutôt à m’appeler baron.
- Que faisons-nous d’A.L., celle qui précédemment…
- Qu’elle demeure à Bedlam ! »
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Le baron Kulm (oui, il s’agissait de lui !) médita :
« Il y a un élément incongru dans toute l’équation, un élément étranger, perturbant, un parasite. Le premier expérimentateur du miroir n’en est jamais ressorti. C’est une autre personne qui a pris sa place…et je pressens en elle un adversaire hors pair, susceptible de contrecarrer tous nos plans. »

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A suivre...


[1]      Lire pour en savoir plus le précédent roman du cycle des aventures de Daniel Wu : Le Nouvel Envol de l’Aigle.