Afin de « parfaire » son éducation, Maria-Elisa avait enfermé Aude dans le plus exigu et insalubre des cachots du Grand Châtelet.
Elle y croupissait depuis trois semaines, toujours vêtue des mêmes loques, cette chemise immonde ne cachant plus grand-chose de sa pudicité. Ce lieu de réclusion cloaqueux était si bas de plafond que la jeune fille ne pouvait s’y tenir debout. Il y régnait une humidité conséquente, et les vieilles pierres suintantes le constituant se couvraient d’une mousse insidieuse. Elle eût pu finir recluse en quelques oubliettes, l’eau croupie jusqu’à la bouche, mais celles-ci avaient été obturées, bouchées, comblées, depuis plusieurs années déjà. Certes libre de ses gestes, Mademoiselle Angélus n’y pouvait rien faire d’autre que s’occuper à ses triviales fonctions physiologiques. Aussi n’avait-elle pour dormir qu’un immonde grabat gavé d’une paille pourrie, crevé aux coutures, qui dégorgeait çà et là des brins de son fourrage d’ordure. Cette couche voisinait avec un vase de nuit que le geôlier ne renouvelait qu’une fois par semaine. Aussi débordait-il de sanies excrémentielles tandis que de son col ébréché s’exhalaient les fumets fragrants cauchemardesques des liquides et déchets vils envahissant l’entièreté de l’étroit réduit politique dans lequel le bourreau femelle laissait la pauvre enfant se morfondre. Ces miasmes alcalins et méphitiques occasionnaient en Aude un état nauséeux et quinteux. Des humeurs rosées ajoutaient de nouvelles taches à sa guenille. La santé de la jeune captive se détériorait avec célérité et la nourriture qu’on lui servait ne pouvait qu’aggraver sa situation. Du judas,
une
assiettée nauséabonde lui était glissée deux fois par jour, assiettée
constituée d’une soupe où surnageaient des débris de légumes indéterminés,
d’une miche de pain pourri, tumescent d’eau, verdâtre, atroce, parcouru de
charançons, d’un pichet de terre cuite et d’une tranche moisie de fromage où
pullulaient les vers. Avec un tel régime, Aude souffrait de coliques et il
n’était point rare qu’en une crise de désespoir, elle se précipitât contre la
porte du cachot, la martelât de ses poings ou y donnât de la tête au risque
qu’elle se fendît le crâne, une tête encore couverte du bandage envenimé et
désormais puant, chanci, de la blessure occasionnée par les coups de canne que
la policière tortionnaire lui avait assenés à la tempe.
C’était là une manière de torturer lente,
sadique, dans l’espoir d’une capitulation de l’enfant, d’autant plus que
Maria-Elisa avait coutume de s’aller en la geôle – une fois par jour – corriger
la désobéissante avec un stick de bambou. Maria-Elisa s’adonnait à ces sévices
atroces en imposant à Aude qu’elle demeurât nue jusqu’à la ceinture avant que
la baguette flexible ne meurtrît son dos malingre. Aude, grâce à ses facultés,
parvenait à ne pas exprimer la douleur, serrant les dents, cependant que, de son
regard immense, de ses grands yeux blancs de cécité, des buées de larmes venaient
trahir une souffrance aiguë.
Il arrivait aussi que Maria-Elisa lui
parlât, longuement. Cette conversation se réduisait souventes fois à un
monologue, un soliloque à l’étrange philosophie, tandis que la petite mendiante
demeurait à genoux, mutique, entonnant une prière en son for intérieur. La
policière n’était point dupe de ces momeries. Elle avait compris qu’Aude
suppliait la Sainte Vierge d’intercéder en sa faveur afin que les archanges
châtiassent ses bourreaux et frappassent Napoléon de leurs glaives de feu. Lorsqu’elle
adressait la parole à sa victime, Maria-Elisa conservait un ton doucereux, des
inflexions ambiguës, presque affectueuses, comme celles d’un maître à son
disciple préféré.
« Tu ne crois pas au Dieu ou à la
Vierge que tu pries car tu eusses pu en invoquer d’autres et c’eût été pareil.
Apprends que je suis agnostique et que tu demeureras recluse tant que tu
n’accepteras pas la destinée glorieuse que notre roi espère de toi. »
S’extirpant de son oratoire intérieur, la
prisonnière répliqua, sur un ton récriminatoire :
« Voudriez-vous que je souffrisse de
consomption ? Le régime que vous m’infligez est inhumain.
- Sache, mon enfant qu’avec moi, tu es privilégiée. C’est une faveur de te trouver entre mes mains. J’aurais pu te faire entraver, mettre les ceps
à tes pieds, te livrer à la vindicte d’une
horde de soudards qui t’eût déshonorée. A moins que tu n’aspires au martyre et
à la sainteté. J’ai de l’affection pour toi et ta beauté stoïque ne me laisse
pas indifférente ; ta mort dans l’ignominie et la souillure n’arrangerait
ni tes affaires, ni les miennes. Je ne crois pas que tu souhaites finir –
dépouille misérable et grotesque - dans le four du chaufournier.
- Quels que soient les sentiments turbides
que vous exprimez à mon encontre Madame, apprenez que jamais je ne consentirai
à me vendre à un parti ignoble. Je vous répète que la cause de votre roi – de
votre usurpateur – n’est point celle du bon sang.
- Tu le confesses ; tu n’es pas corruptible ! Apprends ceci, ma petite : il a existé autrefois, du temps des guerres religieuses qui ensanglantèrent les règnes des derniers dégénérés Valois, un parti favorable au tyrannicide. Or, selon notre gouvernement, le camp qui a refusé de reconnaître la nouvelle dynastie peut s’assimiler à ces tyrannicides. La machine infernale de la rue Saint-Nicaise fut pour eux un instrument plus moderne que les antiques couteaux de Ravaillac et de Jacques Clément.
- Madame, je ne suis point née de la
dernière pluie. Bien que je ne voie pas, j’ai ouï parler de ces gravures naïves
et insanes que votre Buonaparte fit abondamment diffuser.
- Comment ! Tu connaîtrais la gravure
de l’attentat de Jacques des Isles bien que ta cécité te l’interdise !
- Les colporteurs m’intéressent de
toujours ; j’avais pour habitude, en mes tribulations d’indigente, de me
rendre aux places où ils vendent au peuple de Paris leur pacotille tout en rapportant
à celles et ceux qui ne savent pas lire les dernières nouvelles du pays par le
truchement d’une imagerie simple. Forte d’une foule empathique, capable de
s’apitoyer malgré sa propre misère, j’y récoltais en ma sébile une suffisance
de billons, voire de jaunets aptes à assurer ma pitance. Il était rare que les
gendarmes me chassassent du lieu, car ils étaient compréhensifs. Un jour, l’un de
ces colporteurs, prenant lui aussi en pitié mes hardes, ma maladie et ma
chétivité, me conta avec force détails ce qui figurait sur cette image
d’offense à un grand roi dont vous me parlâtes à l’instant. Je pouvais humer
les fragrances du papier et de l’encre, attoucher de mes doigts la texture de
ladite image naïve, en palper les reliefs subtils de l’impression jusqu’à
barbouiller mes mains de cette même encre de médiocre qualité. Mon intellect
dessinait les contours de la scène, restituait les linéaments des personnages,
leurs faits et gestes que le discours du colporteur corroborait. Je savais
ainsi Jacques des Isles vêtu comme un sauvage ou un sylvain. Je pressentais sa
folie, son délire irascible. Je compris vivement que Pharamond n’était qu’une
légende, ce même Pharamond que Buonaparte prétend être son ancêtre.
- Tu resplendis lorsque tu dis cela !
Te voilà transfigurée ! »
Un nimbe extatique illumina le hâve et pur
visage de la captive. Elle demeurait agenouillée, tel un priant baroque. Son
ovale cachectique se sublimait sous son bandage blet. Ses yeux lactescents
s’ouvraient comme des fanaux tandis que sa voix, posée, presque à l’état d’un
murmure, contait à la geôlière l’exposé de sa loyauté aux Bourbons.
« Tu joues franc-jeu. Or, sais-tu que
les partisans de Louis XVI ne souhaitent qu’une chose : mettre notre pays
à feu et à sang afin que ce gros ours recouvre son trône ?
- Je le croyais un « gros cochon » ainsi que le qualifient les plus virulents pamphlétaires. Leurs écrits sont malsonnants à mes oreilles quand la bouche crachotante, édentée de pyorrhée des colporteurs
les rapporte à une populace susceptible. Leur haleine,
bien que je sois accoutumée aux pires remugles de la misère, noue mon estomac.
Ma cécité décuple aussi mon odorat. Tenez, Madame, ôtez de ce cachot ce vase de
nuit fétide qui coupe mon appétence aux denrées corrompues que vos bourreaux me
servent.
- Comment, petite garce, tu me donnes un
ordre ! Prends garde à ma colère. Tu te moques ! »
Maria-Elisa prononçait cela sur le même
ton que son fils encore dans les limbes si l’on se basait du cours normal du
temps. Ses colères pouvaient être incontrôlables, irréfrénables ; si elle
eût été présentement munie d’un bâton, elle aurait roué Aude de coups, lui
brisant l’échine jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Elle parvint à se maîtriser,
serrant les poings.
« Choisis, petite ! Ou tu
changes de camp, ou je te garde en ce cachot au risque de la phtisie ou de la
cachexie. D’un côté, ta mort inutile, ton martyre dérisoire, ignoré du commun
des mortels, et la guerre civile ; de l’autre ton salut, la richesse et la
reconnaissance au service de mon roi. Cesse de te prendre pour sainte Ursule
avec ses onze mille vierges. Nous ne sommes pas des Huns. »
Aude hésita. Elle réfléchissait car, après
tout, les promesses venimeuses de la geôlière commençaient à avoir prise sur sa
psyché. Demeurer indécise, c’était encore souffrir pour un temps
indéterminé ; prendre le parti des loyalistes eût été trahir le souvenir
de sa seule amie, Marianne, qui après tout était morte à cause de leur machine
infernale.
« Si tu acceptes le giron de
Napoléon, c’en sera fini de tes souffrances et tu troqueras cette loque
affreuse de larronne contre les étoffes moirées et les bijoux chatoyants de la
cour, sans omettre l’uniforme seyant qui attend que ton corps de jolie poupée
de Jeanneton s’en revête. Tu es telle la sylphide… Ne l’oublie jamais : les Bourbons sont responsables de la mort
atroce de Marianne Peusol. »
Les lèvres cruelles de la tourmenteuse
articulèrent posément ces derniers mots. Maria-Elisa sentit approcher l’instant
de la reddition de sa victime qui, toujours agenouillée, ne pouvait plus
réprimer sa faiblesse, se laissant peu à peu fléchir.
Alors, il y eut comme une vapeur fantasmatique qui domina le réduit soufré du cachot. Maria-Elisa crut que ses sens la trompaient, mais cet ectoplasme blême, vaguement silhouetté, planait bien au-dessus de la jeune aveugle. La perception extralucide d’Aude fit le reste. Elle sut de qui il s’agissait, l’identité du spectre aimé par-delà la mort. L’on pouvait désormais distinguer la tête de cette créature éthérée, une tête de toute jeune fille, à peine adolescente, figée pour l’éternité dans la juvénilité qui était sienne lorsqu’avait explosé la bombe de la charrette démoniaque, la déchiquetant toute. Ce visage effrayait quelque peu, sorte de face de plâtre lactescent, de masque marmoréen en marbre de Paros plus translucide encore que l’ombrelle pulsatile d’une méduse.
Des reflets argentés fulguraient çà et là sur cette figure d’enfant. La bouche du fantôme s’approcha de l’oreille gauche d’Aude et lui murmura des mots inaudibles, au-delà du spectre sonore perceptible par l’humain. La policière frémit et, comme pour confirmer ce qu’elle ressentait, distant, hors des couloirs de la forteresse, elle crut entendre des chiens, par dizaines, tous les chiens de Paris, hurler de concert à la mort. C’était un ensemble assourdissant, coordonné, de plaintes canines pathétiques, une multiplicité de pleurs animaux tels qu’aucun habitant de la capitale ne les ouïrait plus jamais.
Le spectre se désagrégea sans
prévenir ; Aude Angélus, rassérénée, le sourire aux lèvres, abandonna sa
génuflexion douloureuse puis dit, d’une voix claire et résolue :
« Madame, soyez assurée de ma loyauté
et de ma fidélité indéfectible à Napoléon, notre nouveau monarque. Je fais le
serment qu’à partir de ce jour, je n’aurai de cesse de venger mon amie, morte
en martyre à cause de la lâcheté des conspirateurs Bourbons. Périssent toutes
celles et tous ceux qui se trouveront sur mon chemin rédempteur. »
Les chiens s’étaient tus dès l’instant où
s’était évaporé le fantôme de Marianne.
On transféra aussitôt la jeune fille à la
Petite-Force, où elle connut une détention adoucie. Après deux semaines, elle
fut libérée et intégrée à l’Ecole militaire.
A suivre...
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