samedi 30 avril 2011

Un soir chez les Saint-Aubain (mai 1888).

1888, Lyon. Hôtel particulier des Saint-Aubain, avenue des Ponts.

Albin de Saint-Aubain, trente ans, venait de rentrer d’un important conseil d’administration du Comité des industriels de la soie à la tête duquel il avait été élu deux ans auparavant.

L’hôtel des Saint-Aubain avait été bâti sous le Premier Empire, du temps de la fortune de l’arrière grand-père d’Albin. Il se caractérisait par un style néoclassique, une profusion de stucs et de marbres, de médaillons sculptés enchâssés dans les murs. Afin que le décorum de la bâtisse fût mis au goût du jour car trop clair à ses yeux, Albin avait cru bon y faire exécuter divers travaux de tapisserie, y ajouter glaces, consoles, tableaux, dorures et lambris. Il n’avait fait qu’obéir aux suggestions de sa tendre moitié qui ne se plaisait qu’au milieu des surcharges et capitons assombrissant les aîtres. Dès le hall d’entrée, deux hideux lampadophores pseudo louis-quatorziens chamarrés de livrées turques et coiffés de turbans magenta frappaient la vue des visiteurs. A leur gauche, une toile de James Tissot au sujet biblique Joseph et Pharaon,

rappelait cruellement le goût bourgeois de ces grands propriétaires de province voulant imiter les us et coutumes des élites parisiennes. A leur droite, une commode à tablette de marbre vert sur laquelle était posée une pendule à sphinges et cariatides

remontant pour le moins au salon de Madame Récamier était surmontée d’un lourd miroir de Murano fort tarabiscoté. L’escalier aux marches veinées de travertin leur faisait face, mais il était légèrement décalé du fait que l’on voyait une porte accédant à un premier salon dit d’été, lequel débouchait sur une arrière-cour aménagée en serre. Dans ce salon dominaient les velours cramoisis et les tapis de perse. De grandes plantes ornementales, aspidistras et rhododendrons encadraient une crédence contenant de la vaisselle précieuse (Delft, Saxe et Sèvres) et quelques bronzes chinois exceptionnels - dons de Monsieur Emile Guimet. Albin, toutefois, avait réfréné les goûts dispendieux de son épouse qui la portaient vers l’acquisition de ce que l’on nommait autrefois des coquecigrues, euphémisme servant à désigner des bibelots pouvant choquer les visiteurs non prévenus de par leur aspect. Ainsi avaient été relégués au grenier un shaouabti à l’effigie d’Osiris ithyphallique en faïence bleue et un talisman de gladiateur en or au caractère érotique explicite découvert lors de récentes fouilles lugdunaises, qu’Aurore-Marie avait acquis à l’hôtel des ventes pour la somme faramineuse de deux mille francs.

La serre, quant à elle bouillonnait de vie : plus de vingt variétés d’orchidées y poussaient, ainsi que des fuchsias, des cattleyas, des fleurs d’osmanthus et du bambou sacré. Le plafond pouvait s’y ouvrir à volonté selon un mécanisme régulièrement entretenu. Il rappelait les impluviums des villas romaines et donnait sur un bassin où poussaient nénuphars et plantes aquatiques tandis qu’un nymphée miniature surchargé d’éléments grotesques semblables à ceux d’une Domus aurea produisait une cascade qui s’écoulait en flux discontinus, sur des buissons d’ajoncs jouxtés de crithmes, d’arums et d’asphodèles disposés dans des jardinières en émail lapis-lazuli décorées d’incongrues sentences mahométanes. Cet éclectisme trahissait un goût de décadent fin de siècle. Les arums n’étaient point de l’espèce colossale de Sumatra, qui ne fleurit que peu de temps et dont la fragrance cadavérique eût complu à Des Esseintes, la figure littéraire favorite de Madame de Saint-Aubain, tant ces exhalaisons putrides constituaient selon un Joris-Karl Huysmans la quintessence et le symbole d’une époque corruptrice.

Le majordome Norbert débarrassa son maître. Il déposa la canne à cabochon de saphir dans le réceptacle prévu à cet effet : une corbeille de bronze doré. Le haut-de-forme fut pendu au porte-chapeaux avant de trouver certainement une place dans son dressing.

Albin portait un costume de printemps gris perle en laine légère. Souhaitant se retirer dans le fumoir, il réclama un veston d’intérieur. Norbert changea son faux-col et sa chemise : il lui en tendit une en lin, repassée de frais.

Monsieur de Saint-Aubain choisit un cigare dans un coffret en bois de cèdre. Il en coupa la pointe avec un ciseau en argent. Il le huma, le tourna entre ses mains, le roula et l’alluma avec des allumettes contenues dans une petite boîte en laque de Chine au décor délicat représentant une rizière, cadeau de son épouse.

Il n’était que six heures trente, le temps pour lui de savourer un porto cuvée 1847, de s’anonchalir quelques instants dans un fauteuil crapaud tendu d’émeraude, un cendrier en onyx noir à portée de main tandis que Norbert lui présentait un plateau sur lequel reposait le courrier du soir. Puis le majordome lui servit deux doigts de son alcool favori dans un verre en cristal dont la base était taillée de reliefs losangés en biseaux. La lame de son coupe-papier au manche de nacre ouvrit facilement le bandeau du dernier numéro de La Revue des Deux Mondes qui comportait à son sommaire un excellent article de Monsieur John Lemoinne, de l’Académie française, consacré à la question du Congo.

« Je lirai cela plus tard », pensa Albin.

Après avoir ouvert le reste de son courrier, il tira quelques bouffées de son cigare, un grand cru de Hollande.

On ne pouvait dire de Monsieur de Saint-Aubain qu’il fût encore un jeune homme, mais un homme jeune assurément, dans le plein épanouissement de ses forces physiques et de ses capacités intellectuelles. D’une taille raisonnable pour son siècle - un peu plus du mètre soixante-dix - le poil brun ,le teint clair, les yeux gris observateurs, une fine moustache dessinée sur les lèvres au lieu des encombrantes bacchantes qui commençaient à passer de mode, Albin de Saint-Aubain pratiquait différents sports avec bonheur : séances régulières de gymnastique suédoise, équitation, haltères et lawn tennis.

Sa courte méditation fut interrompue par Miss Jenny, une Anglaise d’une quarantaine d’années, à la chevelure stricte et à l’uniforme bleu marine.

« Pardonnez-moi monsieur. Mademoiselle Lise vient de finir de souper et souhaite vous donner le bonsoir. »

Une petite fille de sept ans fit son entrée posément, réfrénant son impulsivité naturelle. Elle s’efforça à faire une révérence étudiée. Déjà en toilette de nuit, Lise de Saint-Aubain arborait deux rubans blancs dans ses cheveux de la même teinte blonde que ceux de sa mère. Menue pour son âge, elle se remettait présentement d’une rougeole. C’était la raison pour laquelle sa chemise était coupée dans une flanelle un peu épaisse pour la saison. Les grands yeux orangés de la fillette étaient si semblables à ceux d’Aurore-Marie, l’ovale, la carnation, les traits de Lise et de sa génitrice partageaient de telles similitudes de caractère que cette « gémellité » décalée finissait par instiller un sentiment de malaise chez toute personne étrangère les voyant ensemble pour la première fois.

« Votre fille est votre portrait craché. » avait coutume d’entendre dire la poétesse lorsqu’elle présentait son enfant à ceux qu’elle invitait en des occasions moins formelles, moins mondaines, à des heures où l’on pouvait permettre à la petite fille qu’elle fît honneur à la maison. Ces occasions s’avéraient fort rares et ne se présentaient que lorsqu’il venait la fantaisie aux propriétaires d’afficher une sociabilité plus ouverte envers des couples avec enfants, cela afin que Lise ne s’ensauvageât point du fait qu’elle souffrait d’une absence d’amies qui pussent partager ses jeux. Lise se voyait écartelée entre sa cousine Agathe, trop jeune (quatre ans à peine) et d’autres fillettes trop grandes allant allègrement vers leur adolescence, jeunes demoiselles en fleurs de douze à quatorze ans qu’Aurore-Marie se complaisait à inviter à la dînette hebdomadaire du samedi après-midi, divertissement mignard qu’elle imposait à la petite fille.

Mais Lise était fragile. Du fait de cette vilaine rougeole, elle avait gardé la chambre plusieurs semaines, ce qui avait ajourné plusieurs de ces récréations, au grand dam de sa mère. Nul n’y trouvait à redire : cette obligation paraissait gêner davantage les grandes familles de la région qui ne comprenaient nullement la raison qui poussait la baronne de Lacroix-Laval à faire défiler soit à Rochetaillée, soit à l’hôtel des Ponts, soit dans le domaine de la baronnie hérité de ses parents, autant de jeunes godiches enrubannées et fates. Il eût été plus juste qu’elles demeurassent entre elles, jusqu’à ce que vînt l’heure de les marier. C’était comme si Madame la baronne les eût testées, non point pour Lise, mais pour elle-même.

Lise récita avec grâce le petit compliment quotidien en anglais que sa nanny lui avait fait apprendre.

« Très bien, ma chérie. Il est temps de vous coucher, lui répondit Albin. Quelle belle historiette Miss Jenny va-t-elle vous lire ce soir?

- Père, je n’ai point aimé « La sœur de Gribouille ». C’est trop triste! Remarqua la fillette, usant d’un ton récriminateur.

- Que d’impertinence ! Laissez donc Miss Jenny répondre. Vous n’avez le droit de parler que lorsqu’on vous l’a demandé, la morigéna Monsieur de Saint-Aubain.

- « Blanche Neige ». Lise ne connaît pas encore cette histoire. Dois-je blâmer Mademoiselle d’avoir parlé à ma place ?

- N’en faites rien, Miss Jenny. Lise a assez été punie par la maladie. Il est bon qu’elle exprime une force de caractère et puisse émettre un jugement lorsqu’elle n’a pas apprécié quelque chose. »

Miss Jenny et sa fille parties, Albin soupira. Il attendait que son épouse fût prête pour le souper. Alphonsine devait présentement l’aider à choisir une toilette appropriée. Cette femme d’origine berrichonne était veuve depuis près de dix ans. Elle faisait à la fois office de dame de compagnie, de camériste, d’habilleuse et de confidente de Madame la baronne. Jamais Aurore-Marie n’aurait consenti à se séparer de cette solide paysanne qu’elle connaissait depuis l’enfance. Aurore-Marie donnait ses ordres à Alphonsine qui se chargeait de les faire appliquer au reste de la domesticité. Albin n’avait de prise que sur Norbert et son épouse Huberte, grande femme brune, rêche, première femme de ménage. Il ne parvenait pas à contredire son épouse lorsque celle-ci imposait son emploi du temps, ses menus, ses invités. Huberte et Norbert tentaient de se venger de leur maîtresse sur Marthe, la bonne à tout faire et sur Marie, la vieille nourrice morvandelle que Madame avait conservée par affection à son service, mais Alphonsine, qui les tenait en piètre estime, rapportait tous leurs faits et gestes à Aurore-Marie. Si l’atmosphère parmi les serviteurs n’était point celle d’une cour florentine en miniature, les inimitiés entre valetaille issue des Lacroix-Laval et domesticité des Saint-Aubain n’étaient pas rares. Tous devaient se plier aux excentricités de la jeune femme, à ses fréquentations artistiques parfois à l’aune du scandale. La dernière originalité en date consistait en ce mystérieux voyage à Paris, sans l’époux - impensable ! - en cette invitation épistolaire unilatérale de la duchesse d’Uzès à Bonnelles, dont nul ne comprenait pourquoi Albin en était omis alors que la fidèle Alphonsine en serait.

Monsieur de Saint-Aubain se soumettait. Il s’était marié par amour, subjugué par l’envoûtant entregent de sa promise, par ses dons littéraires et sa beauté éthérée. L’argent n’avait été presque pour rien dans cette alliance de 1880 : les fortunes des deux familles se valaient, mais des personnes fort puissantes, comme ce mystérieux baron Von Kulm, avaient eu intérêt à ce qu’Aurore-Marie convolât précocement (dix-sept ans) et choisît elle-même un promis apte à se poser le moins de questions possibles sur ses activités officielles et officieuses.

Sept heures du soir avaient sonné à l’horloge du grand salon et Madame se faisait prier. Albin, retiré dans sa chambre, allait sonner Norbert pour qu’il lui apportât son costume réservé au souper. Une fois apprêté, il se rendit à petits pas au grand salon, ce salon à la fameuse tapisserie myosotis dans lequel était accroché le double portrait qu’un jeune peintre, Émile Friant, venait d’exécuter de Madame la baronne et de sa fille. Ce salon était attenant à la salle à manger d’honneur, au mobilier en imitation Louis XV réinterprété sous Napoléon III, pièce surchargée de dorures et de grands lustres vénitiens à girandoles et à pampilles mais éclairée au gaz.

Tant que Madame n’était point là, Monsieur ne pouvait s’attabler. La pendule et l’oignon de gousset d’Albin concordaient : sept heures un quart.

Ce fut lorsqu’il rangea sa montre qu’il l’entendit enfin. Une voix fredonnait cet air connu entre tous : Un Sospiro de Stefan Brand,

la mélodie favorite de Madame. C’était comme un gazouillement, comme un pépiement de passereau trémier qui eût élu domicile dans la charmille du belvédère où buissonnaient les roses. Ces inflexions frêles n’eussent pu seoir à d’autres personnes avec autant de grâce alanguie qu’à notre poétesse. Cela changeait Albin des infernaux caquetages et sifflements d’Alexandre, l’affreux cacatoès de la baronne. Madame entrecoupait ces chantonnements de vers psalmodiés, incantations antiques d’une nouvelle Psappha dont elle cherchait à reconstituer la métrique. Madame, au risque de l’anachronisme, ressemblait à une fée tout en mystère issue de quelque Conte de ma Mère l’Oye que Maurice Ravel mettrait en musique en 1908, en particulier cette Pavane de la Belle au Bois Dormant et ce Petit Poucet aux harmonies envoûtantes et magiques.

Ce belvédère évoqué tantôt, Madame la baronne aimait à s’y rendre quand le ciel daignait s’abeausir, bien qu’elle souffrît de vertige. Accoudée à la balustrade, elle admirait la vue qui embrassait tous le terroir lyonnais, la foule des toits d’ardoise, jusqu’aux usines aux cheminées fumantes, jusqu’au lointain horizon du confluent de la Saône avec deçà-delà les jouissives taches de verdure du parc de la Tête d’Or et du domaine de Lacroix-Laval. La terrasse s’était peuplée au fil des ans de statues, répliques Renaissance d’œuvres hellénistiques pour la plupart : Apollon, sensuel torse d’Aphrodite en sa perfection grecque, Amour et Psyché, bustes lagides des Ptolémée Philopator,

Philométor et Philadelphe sans omettre - ô moderne incongruité - ce portrait de marbre de récente facture à l’effigie de Cléopâtre, directement inspiré d’un des derniers tableaux de Cabanel.

Doit-on résister à la tentation de citer le poème que Madame chantonnait?

L’étoile aux fils d’or suspendue en la voûte céleste,

Par la grâce des dieux en l’orbe scintillante

Empyrée du firmament qu’Hypatie en son geste…

Elle apparut aux yeux d’Albin, au chambranle de la grand’porte, éblouissante, non point pourtant telle une Madame Arnoux de Monsieur Flaubert en un steamer fluvial. Elle surpassait en évanescence ce modèle littéraire. La blancheur de lys de sa peau resplendissait, contrastant avec le vert bronze sombre de sa robe d’intérieur de bouclé et vigogne, toilette chaude pour la saison du fait que Madame se plaignait toujours de la fraîcheur. L’hiver dernier, elle avait parfois suffoqué. D’impromptus sifflements avaient surgi de ses bronches, accompagnés de quelques épanchements sanguins. On avait craint pour sa santé, autant que lors de sa précédente fausse couche de 1886. Quelques vésicatoires et autres médications prescrites par Monsieur Maubert de Lapparent avaient remis bon ordre dans la fragile machine corporelle. Maintenant, seule la frilosité demeurait en séquelles, les joues de Madame ayant recouvré leur rosé légendaire et ses torsades blondes leur éclat nonpareil, leurs cascadantes ondulations voluptueuses, à la semblance des cheveux d’une sensuelle korê marmoréenne de la Grèce archaïque qu’eût sculptée un contemporain de Solon. Aurore-Marie prétendait que cette coiffure était celle de Sappho et qu’en l’île de Lesbos, toutes les femmes de ce temps arboraient cette coupe. Lors de son séjour londonien, l’an passé, en véritable muse et égérie continentale, Madame s’était vue proposer de poser pour différents grands peintres, chacun prétendant que le bliaud ou le péplos lui allaient à ravir, qu’elle pût porter avec une grâce inégalée les robes de tous les temps. Alma-Tadema, Hughes,

Millais, Waterhouse

et d’autres se l’étaient âprement disputée comme si elle eût incarné la figuration idéale de l'Aesthetic movement en cela qu'elle faisait désormais office de chef de file française de l'Art for art's sake, désignation anglo-saxonne de l'Art pour l'Art. Madame leur avait répondu par la négative : elle préférait que des Français la portraiturassent en toilette moderne. Madame s’était contentée d’une petite ode composée par Robert Browning, le chenu veuf de l’immortelle poétesse des Sonnets portugais qui achevait sa vie.

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Elle s'était complue au milieu des dandys et esthètes décadents, s'affichant avec ostentation en compagnie d'Oscar Wilde et de Lord Percival Sanders. Invitée à Liberty's pour une séance de dédicaces de la traduction d'Eglogues platoniques due à la plume inspirée du futur créateur de Dorian Gray,

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elle en avait profité pour effectuer de conséquentes emplettes, acquérant à l'envi bibelots et colifichets éclectiques, arabes, chinois, japonais, grecs et étrusques.

Le corsage de Madame s’ouvrait sur un chemisier dit russe de soie cochenille. Seul le col demeurait clos par une discrète escarboucle. Ce chemisier, agrémenté d’une ceinture à la boucle d’argent, et le corsage blousaient en une cascade de ruchés qui aboutissaient à une polonaise alors que le panneau de la jupe de devant, comme cloisonné, se terminait en un ourlet qui achevait de rapprocher cette tenue d’un lourd rideau de brocart. Mais c’était là un diktat incontournable de la mode.

Aurore-Marie embrassa son époux. Tout en s’attablant, après avoir discrètement écouté la relation concise des événements d’affaires d’Albin, elle lui fit part des derniers faits survenus dans l’hôtel.

« Vous connaissez ma propension à me mirer dans ma psyché lorsque Alphonsine a fini mes apprêts. Je me comporte tel un mignard petit Narcisse afin de vous plaire toujours…

- Il n’y a là rien de plus naturel, ma mie. Vous êtes la rose suprême et…

- Je ne me suis point vue moi-même dans le miroir… Celle qui me faisait face, dans le reflet, n’était point moi, mais une autre…un sosie, portant une mode qui ne correspondait pas avec nos usages…

- Mirage que tout cela. Le premier service arrive. »

Elle parla, davantage intéressée par ses mots que par sa manducation, exposant ce qu’il en était sur un ton plus affecté qu’enjoué, bien qu’Albin n’y trouvât pas de quoi fouetter un chat, tellement il s’attendait à de nouvelles bizarreries. Ce qu’Aurore-Marie cachait à Albin, c’était cette accoutumance à de telles visions qu’elle ne pouvait plus ni qualifier d’oniriques, ni juger dues à l’opium ou au laudanum dont elle abusait parfois. Elles se répétaient depuis des mois, à des fréquences toujours plus élevées. Madame avait deviné : elle voyait l’avenir dans la glace, et cet avenir s’incarnait en la jumelle future et chérie, une de ces hypostases que sa religion avait définie. Ce sosie, elle l’avait compris, était la Deanna adorée…Blonde comme elle, frêle, fluette, mais portant aussi bien qu’elle des robes…de l’avenir. Aujourd’hui, c’était Ivy Lexton qu’elle avait aperçue, un des plus grands rôles de celle dont elle ne saisissait pas la raison pour laquelle Pan Logos avait choisi qu’elle fût la jumelle du futur. Deanna Shirley arborait dans cette vision une toilette d’un 1909 réinterprété par Hollywood en 1947, pour ce fameux long-métrage de la femme-lierre, Ivy, ambitieuse arriviste qui irait jusqu’à empoisonner son époux et accuser son amant, le docteur Gretorex, de ce crime (quoi de plus fascinant, troublant, sensuel dans l’esprit de Sappho ou Bilitis, qu’une beauté féminine attirât dans ses rets une personne de son sexe et qu’elles partageassent cette volupté vénéneuse et décadente).

Mais la vision d’Aurore-Marie était allée ce jour là plus loin que de coutume : elle avait assisté à la première séquence du film, mais en couleurs, cette fameuse scène où Deanna Shirley De Beaver de Beauregard, sous la pelure de la frivole Ivy Lexton s’en vient consulter une voyante, interprétée par Una O’Connor. La blonde effarouchée par le moindre visage saugrenu, par la laideur des autres contrastant avec la fleur aux cheveux d’or, sous le fond musical d’un air obsessionnel d’épinette composé par Daniele Amfitheatrof, s’était vue confortée dans ses intrigues de précieuse superficielle parce que la pythonisse s’était refusée à dévoiler que tout cela se terminerait mal.

Ce que notre aristocrate de 1888 ne savait pas, c’était que le rôle d’Ivy eût dû échoir à Daisy Belle. Cette dernière ayant refusé de tourner pour un producteur dont elle soupçonnait avec juste raison qu’il avait partagé la couche de sa sœur, Deanna Shirley l’avait illico remplacée. De toute manière à Agartha city, DS De B de B ignora royalement l’existence de ce long métrage « Belle Époque ». Daniel ne lui avait rien dévoilé de sa filmographie future. Son seul souvenir hollywoodien était qu’elle avait été enlevée à la fin des années 1930 alors qu’elle sollicitait Howard Hugues pour un rôle dans un de ses films. Pour Aurore-Marie, Deanna Shirley représentait comme une jumelle astrale, un double coruscant, une merveille non encore incarnée.

Lorsque Deanna alias aussi Lisa (Berndle) était apparue dans la psyché, la chevalière du Pouvoir tétra épiphanique, qu’Aurore-Marie portait à son annulaire gauche depuis son initiation, s’était mise à luire étrangement. Ce bijou remontant au IIe siècle de notre ère la désignait comme la Grande Prêtresse de la secte gnostique. Une sorte de chrisme au centre duquel dansait dans un cercle de feu un dieu syncrétique qui devait autant au Panthéon hindou qu’aux Romains, rayonnait en un quatuor de foudres joviens aux inscriptions grecques désignant les quatre hypostases : Pan Zoon, Pan Chronos, Pan Phusis et Pan Logos, la divinité suprême.

Deanna Shirley l’avait obsédée ; elle avait capté sa présence depuis l’adolescence, en Lisa Berndle fillette, avant même qu’elle eût été intronisée. Sans doute cette faculté de ressentir son autre elle-même, quasi idoine, cette empathie, cette idiosyncrasie pathologique, avaient-elles joué dans sa désignation en tant qu’Elue, tels ces enfants tibétains dont s’enquièrent les lamas lorsqu’ils quêtent la réincarnation du Très Précieux, le tulku destiné à régner au Potala. L’actrice était devenue la hantise de notre poétesse, incessante aimée imaginaire dont la rencontre toujours différée, impossible selon les lois de la physique classique, apparaissait dans l’esprit d’Aurore-Marie comme une forme du salut, à moins que cela fût son châtiment.

La rémanence spectrale de la comédienne ne laissait guère de répit à Madame la baronne. Cette monomanie de la jumelle aimée la tourmentait même dans les instants les plus intimes, jusque dans ces lieux que les pudiques dictionnaires de ce temps qualifiaient d’aisance ou de commodités. Surprenante variation du narcissisme débouchant lors sur une nouvelle forme schizoïde !

Consciente de sa folie précoce, de son irrémissible hébéphrénie, Madame vint à consulter Frédéric Maubert de Lapparent. Le bon médecin tenta une thérapie dite hypnotique, droit inspirée de Monsieur Charcot.

Elle le visitait régulièrement, autant à cause de sa souffrance physique que mentale. Elle avait pris rendez-vous pour une nouvelle séance juste avant son départ pour Paris comme si elle eût craint que se rompissent les attaches avec l’adorée du fait de ses imminentes retrouvailles avec Marguerite de Bonnemains. Aurore-Marie adorait le quartier où demeurait Maubert, ces longues allées ombragées de tilleuls, ces débordantes glycines printanières, ces cytises, ces mimosas qui s’épanouissaient, ces jardins particuliers en pleine floraison, exhalant leurs mille effluves enivrants et émollients. La voiture la déposait quelques mètres avant l’hôtel du médecin, qu’elle joignait toujours seule, sans domestique, au grand dam des usages, ce qui lui permettait de cheminer à loisir et de goûter aux beautés de la verdure renaissante. L’hiver, hélas, privée de ce spectacle – le sommeil de la nature l’insupportait - craignant aussi la congestion, la froidure, quoique fort bien soignée, elle préférait que Maubert fît le déplacement en l’avenue des Ponts.

Aurore-Marie se rappelait ses plus récents tourments mais son amour pour Deanna Shirley en cachait un autre, aussi ancien : Charlotte… Charlotte Dubourg, qu’elle avait perdue de vue en 1879… La belle-sœur de ce grand peintre, Henri Fantin-Latour…Deanna…Charlotte… 1877…Onze ans déjà.

dimanche 3 avril 2011

Le poème le plus célèbre d'Aurore-Marie de Saint-Aubain.

Le tropaire végétal.


La serre sempervirente sise en La Tête d'Or

Procurait à mon cœur des passions élégantes.

Au mitan de ce sylvain domaine aux exsudats si forts,

Je vis l'Ara Pacis aux arabesques tentantes.

Bucranes de valériane, grecques de mélampyre,

Protomés d'azalées, métopes de vulnéraire,

Triglyphes de millepertuis résumant tout l'Empire!

Apollon musagète tels qu'en Lui le péan et l'antiphonaire,

Chantés par l'égérie firent fi de Perséphone,

Qu'en muscadin honni nul ne vit le vieux faune!

Qu'en la geste de Roland Turold déclina,

Chut las le paladin qu’adonc le cor sonna!

L'ivoirin instrument exprima lors sa plainte,

Thrène qui ne se tut qu'aux ultimes cris du soir,

En l'espace achevé, pour corbeaux, nulle crainte!

L'ombilic de métal au Bellérophon noir

Résonne encor ce jourd'hui d'un résidu fossile

Jà détruit par Omphale de son rouet gracile!

Miscellanées de millefiori vécues par l'Anabase,

Ultime révélation par l'orphique voyage,

Miroir du Monde rendu intelligible par les songes du Mage,

Partisans de Smerdis, faites-en donc table rase!

Aurore-Marie de Saint-Aubain : "Epitaphes pour une culture enfuie" (1885)