Déséquilibrée par la pluie des corps, ni charriée, ni halée par quiconque, délaissée par le sort, la nacelle finit par rompre ses attaches et déverser son passager obèse.
« Cornwallis » commença sa chute mais, par un redressement inattendu, par un effort ultime généré par le refus de partager le sort de ses viles troupes, il effectua un rétablissement spectaculaire et, à la seule force de ses bras, parvint à reprendre pied sur une aspérité précaire. Ecarlate, le souffle court, déchapeautée et sans perruque, le tout étant tombé dans le précipice, la sphère noire, effleurée par la camarde, entendit son cœur trop humain palpiter violemment dans sa poitrine. Il demeura ainsi, en cette posture instable, de longs instants qui lui semblèrent à la fois immobiles et indéfiniment étirés dans l’espace-temps, comme s’il se fût trouvé absorbé par l’horizon d’événement d’un trou noir fantasque par lui-même engendré.
Sa volonté de survivre était si forte qu’il se mit à grimper de nouveau à mains nues, persévérant jusqu’à l’absurde, tel un as de la varappe,
franchissant quelques toises supplémentaires en direction de ce sommet de l’escarpement qu’il espérait toujours atteindre. Mais l’effort fut trop vain, trop intense. Pourpre, le sang bouillonnant et pulsant en ses tempes, comme aveuglé par un voile écarlate témoignant de l’imminence d’un AVC ou d’une embolie, le lord-gouverneur abandonna son ascension fantastique, alors qu’il lui restait encore plus de vingt mètres à franchir. Il demeura ainsi, prostré, parfaitement immobile, reprenant son souffle, jetant de temps à autre par-dessus tête un regard courroucé au sommet du piton rocheux qui dominait sa position précaire, méditant aussi sur les fins dernières, la condition vile des humains, tel un Roland agonisant sur le champ de bataille de Roncevaux, l’estoc Durandal poissant de sang en la main dextre, l’olifant pendant encore à son cou rompu d’où s’échappait tout le fluide vital.
Désormais arcbouté à une corniche soi-disant providentielle, stoïque, le Commandeur suprême sentit la pierre se dérober sous ses pieds. Tout le bas de l’aspérité s’effrita avant de franchement s’ébouler dans la ravine. Bientôt, celui qui s’enorgueillissait de sa qualité de sphère noire, ne tint plus que par les mains, suspendu au-dessus de l’abîme à une espèce de mamelon saillant et glacé, abîme qui, irrésistible, aimantait le clone. Ce fut le moment que choisit le harfang pour venir le toiser. Le rapace se posa tout au-dessus du cap nu du pitoyable obèse. Le volatile n’eut plus qu’à reprendre forme humaine, dévoilant, au lectorat qui ne l’aurait pas encore compris, sa nature de soi-disant homme d’affaires américano-hollandais de la fin d’un autre XXe siècle. Johann van der Zelden, dans toute sa splendeur cynique, ne cessa d’exulter, dégoisant ses sarcasmes à l’adresse de l’avatar déchu. Il planait littéralement au-dessus de son ancien « créateur ».
« Dès votre première manifestation sous cette enveloppe volante, jeta « Cornwallis », suant de peur malgré le froid, j’avais compris qui vous étiez. Ainsi, vous m’avez trahi, préférant à ma cause légitime le parti de ces stupides humains arriérés d’un XIXe siècle improbable, non prévu dans mes mémoires… Votre simulacre, idéal selon vous, a certes permis à ces partisans de Napoléon d’atteindre l’entrée du tombeau de Langdarma, mais ils ne sont pas pour autant tirés d’affaire. Le chemin dans la grotte est encore long, truffé de pièges surnaturels, avant la salle où repose la pseudo-dépouille du despote. Les bonzes de l’an 842 ont su concevoir les protections nécessaires à l’inviolabilité du sépulcre. Je doute que votre emprise puisse s’exercer jusqu’au saint des saints. En quoi pourriez-vous vous métamorphoser pour épauler Humboldt et ses compagnons ? En mille-pattes albinos et aveugle ?
- Commandeur, ajouta Johann à l’adresse de
celui qui désespérément s’agrippait encore au mamelon de glace, - quel titre
dérisoire et ridicule que le vôtre ! – cessez d’ironiser ! Votre humour de
mortel ne fait rire que vous seul ! Avant que vous ne chutiez, que votre
clone meure, vous allez répéter avec moi cette leçon d’Histoire naturelle
édifiante que je martèle à mes hommes-robots en leur première année
d’apprentissage :
« Dans les forêts luxuriantes du post-Anthropocène, les Oissons sont les rois. Seules les Pieuvres-Singes s’avèrent susceptibles de leur disputer la suprématie. C’est cependant compter sans les Perroquets du Gabon mutés en néo-Gastornis, prêts, en prédateurs opportunistes, de se saisir de toute niche écologique mal occupée. » Avouez, triste baudruche, que cela en jette !
- Stoppez donc votre verbiage insolent,
Johann ! Venez plutôt me secourir ! Tendez donc votre bras, jetez-moi
une corde, halez-moi, hissez-moi, peu importe, mais sauvez mon enveloppe !
- Cause toujours, vieille baderne !
Prends conscience de ton obsolescence programmée dès ta conception. Comme toute
machine qui se respecte, ô Commandeur ! vous avez fait votre temps. Vous
ne fûtes qu’un instrument entre mes mains, vous qui vous crûtes le Maître. Hâter-vous
de quêter quelque corps de rechange – de préférence, celui d’un Britannique de
cette chronoligne « imprédictible » que vous abhorrez tant. Adieu
donc, ou plutôt, allez au diable ! »
Sur ces entrefaites, toujours lévitant,
descendant de deux mètres, il s’amusa à écraser des talons de ses bottes les
doigts boudinés du lord-gouverneur, leur assénant des coups sadiques. A un tel
régime, il était inévitable que « Cornwallis », privé de tout
soutien, finît par s’abîmer dans le sens fort du XVIIe siècle. Le cri qu’il
poussa, aussi évident qu’un truisme, rappela à l’Ennemi des souvenirs
hollywoodiens épiques.
« Il tombe, ironisa van der Zelden, il tombe même très bien, en un long, ridicule et stéréotypé hurlement, surpassant les cris des Vikings du vieux film Prince Vaillant
lorsqu’ils sont précipités dans le vide. A la revoyure Commandeur… réincarnez-vous bien, peut-être sous la pelure du régent George
ou de son épouse, qui le disputait en obésité.
J’ai eu personnellement l’occasion de me cloner en femme…[1]
Allons, hâtons-nous. J’ai des affaires urgentes à régler en Italie. Ce
débauché de Charles-Maurice s’y trouve déjà. Je dois l’aider car il sert les
desseins de Napoléon, donc aussi ceux de mon sosie Galeazzo. »
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