Chapitre 14.
Chaque camp se faisait face,
demeurant dans l’expectative. Les hybrides de félins et d’humains jaugeaient
leurs adversaires ou proies potentielles de leurs escarboucles de fauves. Leurs
queues battaient l’air tel un métronome en furie, chassant au loin les mouches
importunes. Leurs gueules émettaient des mugissements rauques tandis que des
effluves alcalins saisissaient les humains à la gorge.
A la sueur tropicale s’était
additionnée celle de la peur atavique de l’hominien face au prédateur. Le
brav’général tentait vainement de conserver sa contenance et son sang-froid. Il
avait saisi qu’il n’avait pas affaire à une classique tribu belliqueuse mais
s’efforçait de se comporter à la manière des bâtisseurs d’Empire ultramarin
dont la première option consistait à parlementer. Il s’agissait d’abord
d’amadouer ces « sauvages » avec des offrandes : sacs de sel,
verroterie, coupons d’étoffes (guinées) etc. Jacques Santerre et Angelo
Franceschi se chargèrent de la tâche, bien que notre caporal-chef Italo-corse
tremblât comme une feuille. Le tout fut déposé à même la terre, dans l’attente
que les guerriers-chasseurs s’en emparent.
Pierre, en un geste qui eût paru
machinal pour tous ceux qui ne le connaissaient pas, rajusta son monocle de
capitaine Boieldieu. C’était une manière anodine, imperceptible, de camoufler
son épouvante et son agacement. De fait, il avait beau se persuader qu’il ne
pouvait s’agir que d’une simulation hyperréaliste destinée à éprouver Daniel et
ses compagnons, manœuvre de cet « esprit frappeur », de cet A El
impalpable, le comédien peinait de plus en plus à conserver son flegme. Faute
de mieux, il fit sienne la méthode Coué, aussi inefficiente qu’elle fût, se
répétant inlassablement par la pensée : « Ce n’est qu’un cauchemar.
Ça va passer ; je vais me réveiller. », mais la scène demeurait telle quelle. Certes,
Pierre se retenait car il n’avait plus qu’une envie, prendre les jambes à son
cou. Pourtant, il décela l’avantage de la situation : « Au fond, ce
maléfique A El nous sert : il contribue à la déroute des boulangistes et à
la remise en place à plus ou moins long terme de la chronoligne que nous avons
connue. »
Cependant, il ressentait encore
la présence éthérée du spectre de Farquhar, blafard, enflé, aux yeux
phosphorant d’un rouge ardent charbonneux, comme extirpé des Enfers d’Hadès. Ce
fantôme épiait la troupe, dissimulé dans un buisson et, de temps à autre, bien
qu’il fût immatériel, les narines de l’acteur parvenaient à capter son odeur
qui rappelait celle de l’herbe fraîche mouillée par une brève ondée ou des
foins que l’on vient de couper. Un souffle glacé, provenant des exsufflations
d’asthmatique de la créature tourmentée par son obésité d’homme-pachyderme,
effleura la joue de Boieldieu. Son bras fut même frôlé par la main suiffeuse,
extirpée du fourré, enflée au-delà du raisonnable, du fantôme de l’explorateur
infortuné. Puis, sans demander son reste, l’« esprit » du compagnon
de route malchanceux de Stanley s’évapora. Il en demeura moins qu’une vapeur.
En un premier temps, les
hommes-Smilodons parurent accepter les dons de Barbenzingue. Prudemment, ils se
penchaient sur ces tas de camelote occidentale, en humaient les fragrances
inconnues, en éprouvaient la consistance avec leurs doigts griffus tout en
palabrant, échangeant des « paroles » qui s’apparentaient davantage à
des grondements qu’à un langage humain.
Leur chef, reconnaissable à ses
emblèmes guerriers profus et ostentatoires, à sa mâle crinière léonine
imposante, rayonnant autour de sa noble face aux traits africains purs tel un
diadème échevelé qu’eût jalousé un rasta de la fin du XXe siècle, s’approcha à
son tour du monticule d’offrandes, avec toutefois une circonspection redoublée.
La lenteur suspicieuse des gestes de ce « roi » accentuait la
nervosité des boulangistes. Des filets de sueur dégoulinaient le long des
échines glacées, malgré la température ambiante. Michel Pèbre d’Ail se retenait
de ne pas claquer des dents tant sa peur était grande. « Pour sûr, ils
sont anthropophages et vont nous bouffer tout crus » pensait-il à tort.
Ses compères n’en menaient pas large non plus, mais il n’était pas question
d’afficher sa trouille. Le général ne l’aurait pas toléré. Toutefois, demeurés
sur leurs gardes, les officiers gardaient la main sur la crosse de leur
revolver. Dans l’intolérable suspension du temps, un craquement se fit entendre
: c’était un des sacs de sel dont la toile venait d’être fendue d’un coup de
griffe par le potentat. Le contenu d’un marron sale, non lavé de ses impuretés,
se répandit sur le sol. Alors, le guerrier nimbé plongea avec résolution une
main avide dans les cristaux puis se lécha les doigts avec une expression
réjouie. Il reconnut la précieuse denrée.
« C’est dans la poche les
gars », siffla Franceschi entre ses dents.
Le soldat de fortune s’illusionna
un très court instant car, coup de théâtre, des cris et des appels en wolof
s’élevèrent de l’arrière de la colonne.
Il s’agissait des deux
tirailleurs sénégalais qui, contre toute attente, tandis qu’à peine quelques
secondes auparavant, leurs organismes étaient encore frappés par les phénomènes
régressifs que l’on sait, jaillirent de leurs civières parfaitement guéris,
sans qu’aucun symptôme hétérochronique ne fût encore visible. De joie,
véritables miraculés, ils rendirent hommage à toutes les divinités qu’ils
vénéraient, dansant, chantant, gesticulant, frappant dans leurs mains. Certes,
la surprise fit se retourner les soldats français, mais, événement bien plus
conséquent, les hommes-félins crurent à une trahison. Leur méfiance atavique de
l’homme blanc reprit le dessus. Alors, ils rejetèrent avec une haine mêlée de
mépris les offrandes qu’ils avaient commencées à charger sur leurs épaules.
« Ça pas bon massa
! » lança le Capita à l’adresse de Barbenzingue.
Les sagaies fendirent l’air en
une pluie létale. Deux d’entre elles vinrent se ficher en travers des gorges
des deux miraculés. Ces armes n’avaient rien de classique. On se serait attendu
à ce qu’elles se terminassent par des pointes en os, en fer, en bronze, en
obsidienne ou encore de silex mais pas avec des griffes gravées, encore dotées
de vie, de Machairodus géants.
Les lances ensorcelées éventrèrent et éviscérèrent à l’envi les malheureux qu’elles embrochaient. La mêlée devint générale. Le sang coula d’abondance. Il était impossible en de telles circonstances aux fusiliers rationnels d’ajuster leurs cibles. Restait comme seule option le corps à corps, à la baïonnette. Boulanger lui-même fut renversé de son tipoye et mis en grand péril.
Les lances ensorcelées éventrèrent et éviscérèrent à l’envi les malheureux qu’elles embrochaient. La mêlée devint générale. Le sang coula d’abondance. Il était impossible en de telles circonstances aux fusiliers rationnels d’ajuster leurs cibles. Restait comme seule option le corps à corps, à la baïonnette. Boulanger lui-même fut renversé de son tipoye et mis en grand péril.
Il était moins une que toute la
colonne succombât. Tout en se débarrassant d’un attaquant autochtone grâce à
une prise de harrtan, Pierre Fresnay émit un message de détresse destiné au
commandant Wu : « Urgent ! Urgent ! Colonne de Barbenzingue attaquée !
Dans dix secondes, tout est fini. »
Ce qui advint n’était pas le
résultat d’une intervention directe du prodigieux adolescent grimé en daryl
androïde. Le retournement de situation, tant usité par les théâtreux du XVIIIe
siècle et les feuilletonistes contemporains d’Aurore-Marie, fut si prompt que
nul parmi les combattants ne comprit ce qui arrivait. En quelques secondes, une
centaine de petits hommes de la forêt surgit des plus hautes ramures, et,
bondissant sur les redoutables pseudos Smilodons, les emprisonnèrent à l’aide
de filets ou, par simple contact tactile, embrasèrent leurs proies qu’ils
exécraient avec raison. En effet, les Pygmées, depuis des temps immémoriaux,
étaient les ennemis héréditaires des hommes-félins qui les pourchassaient comme
gibier au même titre que les cercopithèques et autres singes. La victoire fut
rapidement acquise. Si les captifs jouissaient d’une chance relative (ils
seraient voués à l’esclavage), leurs frères achevèrent leur consumation en
d’innommables tas indistincts tordus et noirâtres dont l’insupportable
fragrance importunait les narines délicates des Blancs. Comme des enfants, les
petits hommes entonnèrent des vocalises polyphoniques célébrant leur triomphe.
Lecteurs, l’intervention
opportune des Pygmées était prévue par le Ying Lung. Il savait où les petits
hommes se tenaient, leur territoire étant attenant à la position présente des
Boulangistes. Il s’était contenté d’attirer la tribu des chasseurs sur le
terrain de la confrontation car ceux-ci traquaient un animal fabuleux, réputé
en cryptozoologie, susceptible de leur procurer des réserves de viande pour un
mois entier : le Mokele Bembé, sorte de Plésiosaure pachydermique survivant en
Afrique sur quinze chronolignes.
Le brav’général, sale et éclopé,
eut pour premier réflexe de remercier chaleureusement ses sauveteurs, qui
appartenaient au peuple Bekwe. Mais il recula à leur vue.
A sa décharge, Barbenzingue
vivait à une époque où l’on ignorait tout des effets de la radioactivité et des
mutations visibles et effrayantes qu’elle pouvait engendrer. Les Bekwe
s’offraient à ses yeux tels des mutants répugnants : non seulement ceux-ci
souffraient de polydactylie et de polymembrie, mais leurs têtes présentaient
également des boursouflures crâniennes les apparentant aux célèbres esclaves
encéphalocèles de la cour des Moro Naba de Texcoco. Leur néoténie s’avérait
manifeste. De plus, leur carnation dénonçait les ravages des radiations car
leur visage se maculait çà et là de taches plus claires et leur chevelure
crépue et clairsemée blanchissait anormalement. Pour achever le tableau, les
silhouettes étaient grêles et grotesques, portées qu’elles étaient par des
jambes courtes et arquées.
Daniel et Spénéloss auraient
scientifiquement expliqué les mutations dont les Pygmées Bekwe étaient
victimes. Ils vivaient sur un territoire où affleuraient d’abondants gisements
d’uranium et d’iridium. Georges Boulanger ne le savait pas, mais le fait qu’il
avait rencontré ce peuple témoignait qu’il touchait au but. Le commandant Wu
aurait ajouté que ces Pygmées lui rappelaient un peu (oh, si peu !) les
sinistres Aruspuciens d’une défunte piste temporelle en cela qu’ils
présentaient une amorce de convergence évolutive avec ces extraterrestres,
convergence aboutissant aux Alphaego de la piste 1721 bis.
**************
Le bilan de l’échauffourée se
chiffrait à quinze victimes : dix morts et cinq blessés. Contre mauvaise
fortune bon cœur, les boulangistes furent obligés d’accepter les médications
des Pygmées qui s’avérèrent bien plus efficaces que la pharmacopée occidentale.
Les baumes obtenus à partir de bouillies de végétaux pilés permettaient une
cicatrisation rapide des plaies. Les soins rapidement prodigués évitèrent la
gangrène et l’amputation qui en découlait. Quant aux pertes de sang, il fallut
faire avec.
De Boieldieu partagea avec les
chasseurs guerriers des cigarettes dont il était amplement muni. Tout en distribuant
cette prébende, il ne pouvait s’empêcher d’observer que ces infortunés
individus, nonobstant tout anachronisme, lui rappelaient ces résultats
monstrueux consécutifs aux célèbres catastrophes nucléaires de Tchernobyl ou
Fukushima de la piste temporelle 1721 qu’il avait eu le loisir d’étudier dans
l’une des holobibliothèques de l’Agartha. Ces malformations, devenues
congénitales, corroboraient l’épître de Cléophradès à Marcion que Sir Charles
Merritt avait lue à Lord Sanders. L’un de ces petits êtres souffrait de la
présence d’un frère siamois parasite hétéradelphe dorsal : c’était comme une
sorte de corps greffé dans le dos, dont on pouvait supposer que la tête,
interne, s’était développée au sein du tronc de l’hôte. Ce Pygmée brinquebalait
vaille que vaille sa parasitose fraternelle dont les membres énervés gigotaient
sans cesse. Les proportions corporelles de ce double étaient demeurées celles
d’un nouveau-né, jaunâtre (flavescent eût écrit Aurore-Marie usant de son
lexique décadent), un peu tels ces embryons humains formolés, dépigmentés, de
sept à huit semaines de gestation, étape transitoire vers le fœtus. De plus, un
œil exercé détectait la présence d’un troisième parasite, à peine esquissé,
sans tête apparente, sur le ventre même du frère siamois. En fait, il
s’agissait de triplés. Ce troisième individu se réduisait à un fragment de
tronc accroché à l’abdomen du deuxième parasite, avec un bourgeon de bras droit
pantelant. Il fallait avoir le cœur bien accroché pour supporter la vue de
cette créature déshéritée.
Pour l’heure, un problème se
posait : celui de la communication avec les chasseurs de la tribu des Pygmées
Bekwe. Dans l’équipe du général Boulanger, personne ne pratiquait leur
dialecte. Toutefois, Pierre Fresnay parvint à faire accroire qu’il possédait
quelques notions d’une langue bantoue voisine (ce qui était en partie exact).
En réalité, muni d’un traducteur universel microscopique greffé sur une de ses
cordes vocales, il était à même de pratiquer n’importe quel idiome africain. Au
cours des préparatifs de l’expédition, le Superviseur général avait procédé à
l’ajustement des indispensables petits appareils.
Ce fut pourquoi il se proposa à
devenir l’interprète du chef des Bekwe qui s’appelait Kwangsoon. Ainsi, notre
de Boieldieu décidément indispensable apprit de sa bouche que le peuple pygmée
avait conclu une alliance avec M’Siri et Maria de Fonseca : l’élite de leurs
guerriers avait pour charge de garder l’accès au territoire de la fameuse cité
recelant les gisements uranifères. Kikomba-kongo était leur totem, leur emblème
craint à cinquante lieues à la ronde. Les plus valeureux de l’escadron
brandissaient des sortes d’enseignes, de faisceaux de licteurs, surmontés de
têtes naturalisées de singes grisâtres, au pelage touffu, atteints d’albinisme,
singes plus proches de Toumaï ou d’Orrorin
que des gorilles ou chimpanzés classiques, ceci afin de se faire craindre de leurs ennemis potentiels. Ils révéraient ces simiens comme des dieux. Presque devenu intime avec Kwangsoon, Pierre réalisa, après qu’il eut pu admirer les enseignes en question dans la case « royale », qu’il s’agirait des Pi’Ou eux-mêmes. Ceci aurait déplu à Uruhu. La statue du dieu, comme pour notre ex chef pilote, était constituée d’une tête modelée, élémentaire, auto-portraiturée par le roi des Kakundakari et Kikomba-kongo il y avait déjà des centaines de siècles. C’était la relique la plus sacrée existant sur terre. Le village comportait également une autre hutte sacrée vouée au culte de Congorilla Bekwe, c’est-à-dire à tous les avatars d’hominiens reliques cryptozoologiques des cinq continents engendrés par l’Ancêtre originel Pi’Ou, avec des statues hyperréalistes renfermées dans ce « temple », dont on pouvait naïvement croire qu’il s’agissait de spécimens empaillés, semblables à ceux du muséum fantasmé de Pamela Johnson dans une piste temporelle autre, en fait une simulation de notre Dan El perfectionniste. Pour les rares initiés, s’offraient à la vue (désolé pour l’énumération) Yeren, Orang Pendek, Kakundakari-kakou, Kikomba-kakou (le dialecte des Bekwe les qualifiait de « kongo »), Améranthropoïde, Barmanou, Homo pongoïde, Yeti-Migou au poil roussâtre, Big Foot
et Sasquash nord-américains (à se demander ce qu’ils faisaient là), Yowie et Nguoi-rung du Vietnam (encore une incongruité !). Il y avait aussi, encore plus impossible, un mystérieux Orang-lord antarctique, à la fourrure blanche immaculée et aux yeux bleus. A quelle chronoligne appartenait-il ? Le maître du jeu de ce continent mosaïque donnait l’impression de s’emmêler les pinceaux. Après tout, c’était peut-être le cas.
que des gorilles ou chimpanzés classiques, ceci afin de se faire craindre de leurs ennemis potentiels. Ils révéraient ces simiens comme des dieux. Presque devenu intime avec Kwangsoon, Pierre réalisa, après qu’il eut pu admirer les enseignes en question dans la case « royale », qu’il s’agirait des Pi’Ou eux-mêmes. Ceci aurait déplu à Uruhu. La statue du dieu, comme pour notre ex chef pilote, était constituée d’une tête modelée, élémentaire, auto-portraiturée par le roi des Kakundakari et Kikomba-kongo il y avait déjà des centaines de siècles. C’était la relique la plus sacrée existant sur terre. Le village comportait également une autre hutte sacrée vouée au culte de Congorilla Bekwe, c’est-à-dire à tous les avatars d’hominiens reliques cryptozoologiques des cinq continents engendrés par l’Ancêtre originel Pi’Ou, avec des statues hyperréalistes renfermées dans ce « temple », dont on pouvait naïvement croire qu’il s’agissait de spécimens empaillés, semblables à ceux du muséum fantasmé de Pamela Johnson dans une piste temporelle autre, en fait une simulation de notre Dan El perfectionniste. Pour les rares initiés, s’offraient à la vue (désolé pour l’énumération) Yeren, Orang Pendek, Kakundakari-kakou, Kikomba-kakou (le dialecte des Bekwe les qualifiait de « kongo »), Améranthropoïde, Barmanou, Homo pongoïde, Yeti-Migou au poil roussâtre, Big Foot
et Sasquash nord-américains (à se demander ce qu’ils faisaient là), Yowie et Nguoi-rung du Vietnam (encore une incongruité !). Il y avait aussi, encore plus impossible, un mystérieux Orang-lord antarctique, à la fourrure blanche immaculée et aux yeux bleus. A quelle chronoligne appartenait-il ? Le maître du jeu de ce continent mosaïque donnait l’impression de s’emmêler les pinceaux. Après tout, c’était peut-être le cas.
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On aurait pu penser qu’il
s’agissait d’une mystification, d’un simulacre, d’un leurre holographique ou
d’un mirage hallucinatoire. Les dinghies avaient atterri sur un sol de terre
battue fangeux alors que toute eau s’était évaporée. Plus de grotte, plus de
paysage tropical luxuriant. La soudaineté du changement de décor s’était opérée
sans transition. Gaston fut le premier à apporter des éléments de réponse à
cette modification, les souvenirs olfactifs familiers lui revenant en mémoire.
- Faites excuse, mes amis, mais
cette odeur de crottin, ces paysages, ces masures, ces champs labourés… Cela me
rappelle diantrement ma chère contrée natale. Bienvenue chez moi.
Benjamin s’étonna :
- C’est vite dit, chez vous ! Ce
qui nous entoure semble européen, je vous l’accorde. La route est en terre,
oui. Les maisons en torchis avec des toits de chaume…
- …un cheval avec son attelage au
labour, ma foi, ça pourrait bien être le XVIIe siècle, fit Louis Jouvet d’un
air dubitatif.
- Le XVIIe siècle, s’exclama Jean
Gabin. La bonne femme avec son âne qui transporte des pots est tout à fait
intemporelle. Elle pourrait aussi bien figurer dans un tableau des frères Le
Nain ou caméo dans La Kermesse héroïque. Si je ne me trompe pas, vous y
étiez, Louis.
- Tout à fait.
- Messieurs, je doute que nous
soyons en Picardie sous Louis XIII. Pour avoir la réponse…
- Hé bien, maman, demande à oncle
Daniel. En tant qu’encyclopédie vivante, il a réponse à tout.
- Ma fille, comme tous ici, le
commandant dispose d’un transpondeur, mais cela ne fonctionne plus depuis que
l’Afrique est devenue folle.
Durant cet échange, Daniel Lin
restait étrangement silencieux, comme si ce changement de lieu et d’époque
l’indifférait.
- Saloperie de matériel ! Éructa
Symphorien. J’avais oublié ce détail.
Saturnin avait cessé de s’éponger
le front et de trembler. Il humait l’air avec satisfaction, faisant fi des
effluves suspects. En effet, beaucoup de masures se chauffaient à la bouse de
vache. Craddock s’agitait de plus belle.
- Bougre d’anthropopithèque !
Daniel, où sommes-nous et quand ? Quant à vous Spénéloss, vous avez décidé de
vous transformer en statue de la stupeur ? Je n’ai rien à cirer de cette
contrée à peine sortie de la sauvagerie du Néolithique.
Le premier à réagir fut
l’Hellados.
- Nonobstant quelques détails,
tels que les matériaux utilisés pour la construction des maisons, je dirais que
nous nous situons à la fin de l’hiver, un peu en deçà du 50e
parallèle de l’hémisphère Nord, en France, aux alentours du XVe ou du XVIe
siècle.
- Pourquoi avancez-vous cela,
grasseya Deanna Shirley qui, d’une main, tentait de mettre sa mise en plis en
ordre tout en essayant de se réchauffer.
Beauséjour secoua la tête et
lança tout de go :
- Messieurs, vous faites tous
erreur. Nous sommes en Champagne. J’y mettrais ma main au feu. Je reconnais la
contrée. Dans mon jeune temps, j’ai longtemps séjourné à Joinville chez une
tante. Ceci dit, nous ne sommes pas au XIXe siècle.
- Merci Monsieur de Beauséjour,
s’inclina Daniel Lin. J’étais silencieux parce que j’essayais de nous situer.
- Ah, il vous faut donc du temps
pour vous repérer, commandant, ironisa Dalio. Z’êtes pas aussi fortiche que
vous voulez nous le faire accroire.
- Je pense pareil, ajouta
Carette. Ce qui m’importe, c’est de savoir si nous sommes avant ou après la
découverte de l’herbe à Nicot. Avec tout ce qui nous est arrivé, ma réserve a
pris l’eau et je suis aussi dépourvu que la cigale !
Daniel reprit la parole.
- Bien que vous me jugiez tous
incapable ou presque, si je me suis montré lent, c’est parce que nous avons
changé de chronoligne. Bref, pour résumer, nous sommes le dimanche 1er
mars 1562 à quelques lieues de Joinville, effectivement, Monsieur de
Beauséjour. Plus exactement à Broussol, à un kilomètre de Wassy. Voyez ces
cavaliers au loin.
- Ouille ! S’écria de la
Renardière. J’identifie de vieilles pétoires : arquebuses, pistolets à rouet,
mais aussi des dagues et des épées. Pourvu qu’ils ne nous chargent pas.
Azzo cessa de renifler l’air avec
dégoût. Son visage était marqué par la plus grande inquiétude.
- Mauvais ! Danger ! Esprit noir
rode !
- 1er mars 1562,
articula lentement Spénéloss. C’est une date historique, valide sur 67 pistes
temporelles… Le seigneur de Joinville dont dépendent les terres de Wassy porte
un nom célèbre. Celui qui reprit Calais aux Anglais en l’an 1558.
- François de Lorraine, duc de
Guise, lieutenant.
En coup de vent, une cinquantaine de cavaliers déboulèrent sur
la route et croisèrent nos tempsnautes rescapés. A leur tête, le duc lui-même.
Leur tenue se composait de cuirasses, de buscs, qui recouvraient des pourpoints
à crevés, de capes à l’espagnole, de fraises tuyautées étroites et de hauts de
chausses bouffants. Les teintes étaient ternes, foncées. Leurs mains étaient
recouvertes de gantelets de fer. De hautes bottes montantes protégeaient les
jambes tandis que de larges bonnets empanachés étaient inclinés sur les têtes
aux cheveux courts. Parmi les visages, pour la plupart barbus, se distinguait
celui de François de Lorraine, le nez en bec d’aigle, le poil châtain, le
regard vif, la quarantaine à peine marquée. Cavalier hors pair, haut de taille
et de belle prestance, il dominait de loin ses hommes.
Sans nulle hésitation, la troupe
montée fit son entrée dans la bourgade. Le duc avait appris qu’un prêche de
l’Eglise réformée s’y tenait en toute illégalité. Effectivement, d’une grange
dont la rusticité ne payait pas de mine, sonnaient des psaumes hérétiques aux
oreilles des bons catholiques. Le fait même qu’ils fussent chantés en langue
vernaculaire trahissait l’appartenance de cette communauté de fidèles. Daniel
savait ce qui devait arriver, Spénéloss aussi.
Avec rage, François de Guise
prononça ces mots :
« Par la mort-Dieu, on les
huguenotera bien d’un autre sorte ! »
De leur côté, les pages, valets
et laquais s’inquiétaient :
« Ne nous baillera-t-on pas
le pillage ? »
Violetta avait compris ce qu’il
allait advenir.
- Oncle Daniel, tu ne vas pas
laisser ces malheureux se faire trucider par cette horde de soudards ?
- Ma nièce, je ne change pas
l’Histoire. Cela aurait trop de conséquences. Tu devrais le savoir depuis le
temps !
Parallèlement, le duc de Guise et
ses hommes pénétrèrent dans le moustier accompagnés et suivis du prieur de
Salles. Tous solidement armés prirent de l’eau bénite, se signèrent comme
dévots et bons chrétiens qu’ils étaient et s’en allèrent rejoindre les quarante
hommes d’armes et archers qui tenaient habituellement garnison dans le bourg.
Apparemment, le duc était attendu avec impatience.
Ainsi renforcé, François de Guise
et ses hommes s’en vinrent vers la grange sommer les huguenots de cesser leur
office. En y arrivant, ils trouvèrent la porte ouverte. Le premier à y entrer
fut le jeune Brosse, accompagné de sept hommes. Aussitôt, le ministre du culte
réformé et le peuple assemblé - environ 1200 personnes - firent bon accueil aux
nouveaux venus.
« Messieurs, s’il vous
plaît, prenez place. »
Un des bons catholiques répliqua
: « Mort-Dieu, il faut tout tuer. »
Certains des protestants
comprirent que leur vie était menacée. Le ministre du culte ordonna de fermer
la petite porte ouverte par laquelle étaient entrés les huit hommes en armes,
mais c’était trop tard. Les réformés s’aperçurent enfin de la présence du duc
de Guise.
Alors, François ordonna à sa
troupe de tirer à travers le guichet de la grange ouverte. L’arquebusade se
déchaîna, blessa et massacra l’assemblée. Une sorte d’onde noire, informe,
issue d’on ne savait où, parut envelopper la grange. Elle planait tandis qu’on
tailladait et éventrait femmes, enfants et hommes faits sans distinction aucune
dans les clameurs les plus sauvages et les gémissements. Des corps lardés de
coups furent défénestrés. Une enfant s’était réfugiée dans le giron de sa mère,
la tenant fermement par la taille. Son visage était ravagé par les larmes. Les
deux femmes réchappèrent momentanément à la fureur ambiante mais deux
massacreurs les débusquèrent et s’acharnèrent sur elles. Malgré les
supplications et les plaintes, la horde assoiffée de sang plantait dagues,
couteaux et épées dans les corps prostrés, aveuglée par la colère.
« Ici, l’on tue gratis
! »
Il sembla que l’onde mystérieuse
prenait la consistance d’un voile, se nourrissant de la haine, de la terreur et
du sang versé. Au fur et à mesure que les victimes pantelantes embarrassaient
le sol de la grange, la texture s’épaississait et s’étendait au-dessus des
toits de Wassy.
Se signant frénétiquement, le
sieur de Beauséjour glapissait :
« Les ailes de suie du démon
! Nous allons tous être emportés par cet esprit du mal. Cela me rappelle cette
bi bande animée que vous me montrâtes jadis, l’adaptation d’une musique
dénommée La Nuit sur le Mont Chauve.
Daniel esquissa un sourire malgré
les circonstances. Il ne pouvait lancer à son équipe que tous n’avaient rien à
craindre.
- Nous sommes ici tels des
observateurs invisibles, des pièces rapportées. Un peu comme des manifestations
d’un mirage.
- Fata morgana, ajouta
Spénéloss, toujours aussi docte.
Violetta se rongeait les ongles.
S’il n’avait tenu qu’à elle, elle se fût emparée d’une arquebuse et aurait tiré
sur Guise et consorts.
- Mais, Daniel, grogna
d’impatience Benjamin. N’apercevez-vous pas tout comme nous cette espèce de
fantôme noir déployant non ses ailes, mais ses ténèbres ?
- C’est une image, reprit
l’Hellados. L’image mentale que votre esprit construit autour de la
quintessence du Mal. Un concept, une allégorie, rien d’autre. Au XX e siècle,
plus exactement en 1963, elle fut utilisée par les scénaristes américains dans
une série qui eut son heure de gloire, Au-delà du réel, afin de
personnifier l’esprit maléfique d’une planète miniature engendrée par les
expériences malencontreuses de scientifiques imprudents avides de connaître la
destinée de la Terre.
Daniel Lin se contenta
d’acquiescer, puis, après avoir marqué une pause, il jeta :
- Ce n’est pas Fu. J’ai
domestiqué l’Energie noire, le Dragon noir. Désormais, Il m’obéit.
- Commandant, de quoi parlez-vous
? Interrogea le docteur di Fabbrini, intriguée, ne comprenant rien aux propos
obscurs de l’ex-daryl androïde.
- Ah, c’est vrai. Vous avez
oublié. Notre cité avait été attaquée par l’entité en question…
A peine eut il prononcé ces mots
que Dan El fut frôlé par une silhouette blanchâtre, spectrale, immonde. La
créature, comme légèrement déphasée dans l’espace-temps, présentait une
mosaïque de caractères l’apparentant tout à la fois aux tarsiers et aux
Aruspuciens. Frappée d’albinisme et de macrocéphalie, dotée de très longues
mains décharnées et d’énormes yeux en escarboucles phosphorescentes qui
brasillaient dans un ciel toujours plus obscur, la chose murmura à l’oreille de
Daniel, en des infra-sons plus lents et plus graves encore que les mantras des
moines tibétains :
« On m’appelle Don Sepulveda
de Guadalajara. Souviens-t’en, mortel. »
Seul le commandant Wu avait capté
le message. Aussitôt tout bascula, tout disparut. Une fois encore, les
tempsnautes furent projetés comme des dés, non au hasard dans une chronoligne,
mais à un moment clef des Guerres de Religions.
Nous étions désormais à Orléans,
le 18 février 1563. La ville était restée entre les mains des réformés. Le duc
de Guise l’assiégeait depuis le 4 du même mois. La cité n’allait pas tarder à
succomber. Déjà, les faubourgs étaient forcés et pris par les troupes
catholiques, les tourelles gagnées. François était content de la situation. Il
se réjouissait, pensant que d’ici quelques jours, Orléans serait à lui. Il s’en
retourna à son logis ; il était alors environ six heures du soir. Il avait déjà
repassé la petite rivière de Loiret, accompagné par le sieur de Rostaing.
Alors, dissimulé derrière une haie, Poltrot de Méré fit feu, tirant d’abord un
coup de pistolet dont la balle atteignit l’épaule du côté droit. Mais ce coup
n’était pas mortel. Deux autres balles firent leur œuvre : François de Guise
s’effondra, mourant. L’assassin, protestant, avait lâchement abattu le duc par
derrière.
Du moins était-ce là la version
officielle de l’Histoire rapportée par Brantôme. Mais la créature souhaitait
que Daniel fût témoin d’une démonstration de son Pouvoir. C’était pourquoi elle
l’avait expédié avec ses amis à l’instant fatidique de la mort de Guise. En
tant qu’essence du Mal, Don Sepulveda de Guadalajara menait un jeu complexe,
une partie maléfique d’échecs où il poussait les factions, religions, à en
découdre, disciples et croyants de toutes obédiences à s’entre-tuer. Sans aucun
scrupule, bien qu’il appartînt sous sa couverture officielle, à l’inquisition
espagnole, il avait lui-même armé le bras du religionnaire Poltrot. Cela, en
cette dysharmonie passée, en recourant à la science de l’automation, ce qui
expliquait pourquoi le pistolet avait pu tirer trois coups successifs.
Don Sepulveda avait extorqué à
Ambroise Paré une de ses inventions mise au point en secret, la main
savante, qu’il avait détournée de son usage pacifique, réparateur, de
prothèse médicale. Il s’agissait d’un gantelet auquel était greffé un pistolet
à rouet. On ne savait par quel maléfice le prétendu dominicain avait insufflé
vie, autonomie, à ce brassard d’armure, qui, de lui-même, sans que Poltrot en
pressât la détente, avait tiré les coups mortels. Son « devoir »
accompli, il était revenu à son inertie première. Cette main automate enchantée
fut à l’origine de la croyance en « la main du diable ». L’arme
robotique ne pouvait provenir de la technologie du XVIe siècle. Elle était
annonciatrice des brassards Asturkruks leur « ancêtre » en quelque
sorte. Elle comportait des servomoteurs miniaturisés. De cette technologie
découleront les légions de moines androïdes empaleurs qu’affrontera en l’avenir
Gaston de la Renardière en personne. Mais ceci est une autre aventure, que nous
vous conterons.
François de Guise chût de sa
monture, au ralenti. Il blasphéma, éructant un juron : « Par la morbleu
! »
Daniel avait vu, saisi, compris.
La démonstration ayant été concluante, le groupe fut transféré en l’Afrique
déviante. Au Congo souterrain s’étaient substitués les faubourgs délaissés,
abandonnés, d’une mystérieuse cité digne du Grand Zimbabwe, à la monumentalité
cyclopéenne.
A suivre...
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