samedi 19 novembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 15 1ere partie.

Avertissement : ce roman, paru en 1890, s'adresse à un public averti de plus de seize ans.
Chapitre XV
Vous êtes jà accoutumés, Mesdames mes lectrices et Messieurs mes lecteurs, à la structure de mon roman. Vous êtes parvenus à mi-chemin chronologique d’un édifiant parcours. Après le récit d’août 18. , revenons une fois encore en arrière à l’automne précédent, en ce début d’octobre 18. (l’an précédent, donc), alors que les enlèvements débutent bien que je doive souligner et rappeler l’exception de la petite Hortense, vendue par ses parents prolétaires pour trente francs. Quel pactole dérisoire pour ces pauvreteux qui ont dû le manger au cabaret en verres empoisonnés d’absinthe ! 
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Les us et coutumes de nos maisons imposaient que nos petites créatures se missent en scène dans un grand salon d’honneur, sis dans le pavillon principal, où ces Dames clientes s’installaient avant de choisir la pièce de biscuit qui leur conviendrait. Les fillettes étaient en représentation, exposant leur grâce et les résultats de leur bonne éducation. Elles s’alignaient d’abord, se mettaient en rang, bien rectilignes, de Délia la plus gradée jusqu’à la toute dernière à peine dégrossie, parées de leurs atours amidonnés surchargés de rubans et de dentelles. Il fallait qu’elles apparussent telles des poupées vivantes et qu’elles en eussent la semblance et surtout la prestance bourgeoise, voire aristocratique. Il était surprenant que Cléore fût présente ces après-midi là : elle bénéficiait chaque fois d’un arrangement avec Madame Grémond dont les livraisons prirent quelque retard tandis qu’elle et ses filles durent quelquefois se contenter de maigres casse-croûtes.


Les Dames pécheresses prenaient leurs aises dans cette vaste pièce toute orfévrée, chargée de l’indispensable ornementation des arts décoratifs. Le nonchaloir émollient dominait en ces aîtres. Des sofas anglais d’une mollesse insigne, d’un avachissement conséquent, tout capitonnés de bleu azur ou de cramoisi, accueillaient les corps assoupis des tribades dont l’excitabilité des sens était facilitée par la consumation d’encens, de myrrhe et d’aloès dans des cassolettes et des vasques d’onyx qui parsemaient l’ensemble des lieux et épandaient leurs aphrodisiaques émulsions de manière à ce que les clientes s’enfiévrassent de désir. Elles s’aveulissaient dans ces murs orfrazés, au milieu d’une profusion de paravents soyeux et damassés, de théories de Saxes en formes de dindons ou de bergeries paillardes et de hures factices  censées représenter des sangliers qu’on eût étêtés alors qu’ils étaient en rut. Les meubles d’acajou se surchargeaient de bibelots rocaille ou rococo d’une ornementation extrême digne des grotesques néroniens en usage à la Domus Aurea, de masques d’applique de bronze représentant des dieux fluviaux cornus, Akhelóös
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et autres, d’amulettes néphrétiques de Bès égyptiens priapiques, alors que des coffrets de santal s’entrouvraient, telles de mystérieuses boîtes à musique, en émettant des sons artificiels et en dévoilant d’improbables objets d’amour enduits de cannelle et de poudre de cantharide. Les glaces et psychés s’alignaient en une parade narcissique autour de vases aux formes végétales flexibles d’une glaçure spermatique de jardin chinois débordant de tous les types d’orchidées imaginables alternant avec des bouquets savants d’iris, de lilas et de camélias. Le tout s’agrémentait d’instruments de musique, piano à queue et harpe, au bois harmonisé avec les lambris et les parquets brillants. Les arts and crafts d’Albion et la toute jeune école de Nancy avaient régné en maîtres dans l’élaboration du décorum.
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Des domestiques en livrée s’amenaient avec des cassettes marquetées qui renfermaient de singulières boules pétries de diverses couleurs. Cléore invitait les clientes à faire leur choix. Certaines, croyant qu’il s’agissait de boules d’opium, quémandaient vainement une pipe ou, à la rigueur, un narguilé empli d’eau de rose. La comtesse de Cresseville expliquait qu'elles avaient affaire à des savons en boule fabriqués main, dits en anglais hand rolled soaps,
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importés d’Amérique, les bleus parfumés à la menthe poivrée, les ocres à la cannelle, les rouges au safran, les orange à la mandarine ou à l’orangeat confit, les verts au chèvrefeuille et ainsi de suite. Dans leur composition entrait du gingembre et du ginseng. Les mains, au toucher, s’imprégnaient du parfum et d’une part de la substance saponifiée dans laquelle entrait, selon certains, de la chair de momie précolombienne malaxée. Ces boules, aussi savonneuses qu’elles fussent, en revêtaient d’ailleurs vaguement l’aspect peu ragoûtant.
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Ceci achevé, Mademoiselle de Cresseville ordonnait qu’on fît silence ; les filles, au nombre d’environ treize ou quatorze à ce moment, effectuaient leur entrée officielle à pas menus. La valetaille avait fermé tous les volets et tiré tous les rideaux et tentures après avoir allumé chandeliers et lustres anciens à pampilles et girandoles, éclairage archaïque étudié de manière à ce que régnât un clair-obscur de soupers du Régent qui plongeait ces patronnesses de petite vertu dans une ambiance orgiaque nonpareille. L’atmosphère devenait lors plus turbide et ambiguë que jamais.


A la vue des pièces de biscuit, les clientes emplumées s’impatientaient et caquetaient. Elles approchaient avec leurs faces-à-mains et leurs lunettes de théâtre afin d’examiner les pensionnaires par le menu détail. Cléore les retenait non sans mal. Il s’agissait du commencement, des prémices, de la mise en bouche afin qu’elles arrêtassent leur choix et jetassent leur dévolu sur celle qu’elles désiraient ce jour. Les domestiques les rappelaient régulièrement à l’ordre tant ils craignaient que les mains de ces femmes gaillardes, dont l’épiderme était avivé par les savons pétris et brûlait d’une soif inextinguible de volupté tactile, s’égarassent dans les bas-fonds. Elles en miaulaient et minaudaient d’excitation.


Mademoiselle de Cresseville devait lors se soumettre à quelques petits gestes démonstratifs, a minima, propres à contenter temporairement le chaland et à calmer les hardiesses inconsidérées de ces huppes de grand luxe et de grande luxure inversée. Ces femmes titrées – titres usurpés ou pas ? – et parmi elles Ego-Isola en personne, se contraignaient à rester de simples spectatrices. Devant mesdames, Cléore exigeait lors que les fillettes retroussassent haut leurs jupes organsinées et exhibassent leurs pantaloons de broderie et leurs mollets de coquelets mutins.
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Puis, elle en désignait une, deux, à l’envi, au hasard, comme à la décimation, les déchaussait d’un seul pied, ôtait bas de soie ou chaussettes satinées afin que les doctes patronnesses tâtassent et cajolassent les chairs de porcelaine de ces petons, les bécotassent comme fétiches et se pâmassent de leur mignardise.
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Les gamines devaient aussi entrouvrir leur bouche rose, montrer leurs petites dents de Bébés Jumeau que certaines, las, avaient peu soignées comme Quitterie, parfois tordues ou gâtées, parsemées de points noirs de caries. Bien que leur haleine fût masquée par force gargarismes réitérés d’eau mentholée ou aromatisée à la chlorophylle, il arrivait que leurs effluences incommodassent quelques anandrynes aristos aux narines délicates. Que le linge tentant de ces petiotes était joli… mais n’étaient-elles point en fait comme les persilleuses de la Restauration, dissimulant comme elles leur crasse sous leurs atours et leur lingerie irréprochable et parfumée ?


La représentation se poursuivait : les pensionnaires devaient briller en société et prouver qu’elles avaient reçu l’éducation indispensable à la mondanité et les leçons de maintien propres à la caste de celles qu’elles devaient servir. Elles chantaient, dansaient, jouaient du piano ou de la harpe, ou bien à la poupée, au thé ou à la dînette, devaient sauter à la corde ou user du cerceau…sans rien briser. Délia excellait dans le chant et dans le pianotage tandis que les jumelles se disputaient les faveurs de la harpe. Jeanne-Ysoline récitait des comptines et des fables. Le Ah, vous dirais-je maman, sorti de la bouche fruitée de miss O’Flanaghan qui trouvait à ce chant des sous-entendus grivois, émouvait les cœurs et les esprits. Les autres petites filles s’emparaient de fusains et essayaient avec maladresse de croquer ces Dames après avoir bénéficié des leçons d’Adelia. A ces jeux puérils, enivrées par les zozotements des petites péronnelles, ces anandrynes s’enhardissaient et s’échauffaient de nouveau. Elles approchaient leur face-à-main de fillettes en train de sauter à la corde, boucles anglaises au vent, en essayant de regarder sous leurs jupes. Certaines souhaitaient que la fois prochaine, les petites se présentassent entièrement nues sous leur robe d’organza et de dentelles enrubannées à l’exception des bas, se rappelant ces nus féminins du siècle de Restif qui, pour tout accessoire, ne gardaient que leurs jambes gainées de soie et leur éventail qu’elles mettaient sur leur sexe. Cléore opposa un veto catégorique à cette proposition de nudité. Elle consultait ses carnets où s’égrenaient les différents tarifs dignes de la loi gombette :


- un baiser : dix francs

- deux baisers : quinze francs

- trois baisers et plus : vingt-cinq francs

- un suçon : vingt francs

- deux suçons : trente francs

- trois suçons et plus : quarante francs

- un retroussage de robe : dix francs

- pour un déshabillage en lingerie : vingt-cinq francs

- caresses et attouchements du linge : cinquante francs

- caresses et attouchements des pieds : quarante francs

- déchaussement des bottines ou des chaussures à brides suivi de caresses des pieds avec bas : quarante-cinq francs

- sans bas : cinquante francs

- caresses des cheveux : dix francs

- caresses des cheveux plus bécots de la nuque et du cou : trente francs

Etc. Cela allait du plus anodin au plus indicible et intime. Les bourses se déliaient et se vidaient rapidement et il n’était point rare que certaines clientes perdissent plusieurs centaines de francs à multiplier les exigences perverses comme si elles eussent joué en quelque casino. Adelia, vantarde, fut la championne toutes catégories pour avoir délesté une « princesse » hongroise de sept mille francs en un après-midi. Elle était parvenue à gruger la drôlesse, lui faisant accroire n’importe quoi, la bernant sur ses performances d’anandryne. Entièrement nue, cette aventurière termina emprisonnée et ligotée dans un filet de pêche après que miss O’Flanaghan eut réussi à la métamorphoser en gâteau humain enduit d’un nappage de lait, de chocolat, de sucre glace, de chantilly et de crème anglaise. Délia menaça la Hongre d’en faire une crêpe flambée si elle ne la laissait pas la déguster. La langue preste de notre Irlandaise dépravée, deux heures durant, lécha jusqu’à l’indigestion l’entièreté de la peau de la dupe nappée de son enrobage exquis, chose que cette fausse princesse avait voulu pratiquer sur la fillette. Lorsqu’elle parvint aux points les plus excitables et sensibles de cette femme-crème, Adelia savoura en sus les liqueurs naturelles qu’on devine, émises inévitablement par cette bambocheuse.


Cléore dut mettre le holà à certaines pratiques et exiger qu’on n’allât point jusqu’à la perte de l’opercule sacré. Ce fut pourquoi elle put préserver aussi longtemps des fillettes comme Quitterie, Jeanne-Ysoline ou encore Abigaïl. En juillet 18., fait incroyable, Moesta et Errabunda pouvait se vanter d’avoir conservé soixante pour cent de filles intègres, pas forcément parmi les plus récentes recrues, des vierges un peu souillées, un peu perverties, certes, mais des vierges quand même. Elle interdit que l’on mît aux enchères le pétale de vestale, la membrane vénérée, comme cela se faisait couramment dans tous les lupanars…pour hommes.


Les Dames poursuivaient leur après-midi en buvant du champagne et du thé puis, comme pour les soupers du Régent, on bandait les yeux des fillettes pour une partie de colin-maillard bien spéciale tandis que les domestiques mouchaient toutes les chandelles. Un chaos s’ensuivait et chaque enfant tombée sur une tribade était aussitôt conduite avec elle dans une chambre où la cliente devait entreprendre uniquement la prestation qu’elle avait payée, et pas au-delà. Avec l’augmentation du nombre des pensionnaires au fil des mois, il fallut à Cléore, dont les absences en tant que trottin embarrassaient la boutique où elle servait, s’obliger à en venir aux seules prestations individualisées, sans démonstration salonarde. Chaque tribade eut lors son amie-enfant attitrée, comme on disait par pudibonderie. Et Cléore put reprendre son rôle d’Anne Médéric.



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« Les jolis cierges ! De jolis cierges pour Massabielle ! Deux sous, deux sous le joli cierge pour Notre Sainte Vierge ! »


Belle comme un Bouguereau, toute blondine, mademoiselle Ursule Falconet, dix ans, exerçait la profession de petite marchande de cierges en la bonne ville de Lourdes.
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Ursule portait une robe simple, de couleur bise et ceinturée de bleu, assez dépouillée d’aspect car à peine festonnée au corsage, aux manchettes et à l’ourlet. Elle s’évertuait à écouler sa marchandise qu’elle eût préféré troquer contre des objets de piété plus lucratifs. A deux sous le cierge, son aumônière ne pesait guère à la fin de la journée – en montant, non en poids des piécettes s’entendait. Elle trouvait le pain cher et se contraignait à refuser tout superflu qui aurait vidé sa bourse, l’acculant à la misère et à l’infortune.
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Ursule Falconet se considérait comme à peine mieux lotie qu’une mendiante, bien qu’elle demeurât correctement vêtue et chaussée. Mais c’était Monsieur le curé, le père Taxil, qui pourvoyait à ses effets personnels et veillait à ce qu’elle ne manquât de rien, car Ursule Falconet était orpheline et pensionnaire des Sœurs. Elle en avait jà le voile, et ce voile était bleu comme celui d’une Vierge peinte en plâtre de Paris. Elle affrontait des concurrentes plus âgées, qui lui damaient le pion, cherchaient parfois querelle, noise, et agissaient avec taquinerie : elles critiquaient ses cierges parce qu’ils étaient moins chers, bien qu’ils ne fussent pas les plus petits. Elles en avaient assez de devoir commercer pour des lots à cinq, six, voire sept sous la pièce. Point espiègle, Ursule leur rétorquait que Monsieur le curé en avait décidé ainsi ; qu’elle vendrait ces cierges-là à ce prix et point d’autres, parce que ceux d’une taille plus grande eussent été trop lourds à transporter par une aussi fragile petite fille. Et les rivales de répondre qu’à ce compte-là, mieux eût valu qu’elle monnayât et vendît des flacons d’eau bénite en forme de Mère de Notre Seigneur, ce qui eût été un sacrilège de marchand du temple. « Les mercantis ! » soliloquait Ursule.


A la différence des cierges de luxe à sept sous pièce qu’écoulaient ses consœurs de quinze ans, ceux de notre modeste fillette, bien qu’ils eussent en commun la même couleur jaune de la cire d’abeille, n’arboraient pas cet aspect gaufré et alvéolé obtenu grâce à des moules spéciaux dans lesquels on coulait la substance fondue. Il s’agissait d’imiter les rayons des ruches de paille rustiques en usage chez les anciens Grecs qui récoltaient le miel du Mont Hymette.


Ursule avait vu de ses yeux vu des bonnes Sœurs se saisir subrepticement, en la grotte sacrée, de cierges à peine allumés, au nez et à la barbe des pèlerins dès qu’ils avaient le dos tourné, les éteindre et les remettre aussitôt en vente. De Massabielle,
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scandalisée, elle s’était allée au presbytère voir Monsieur le curé et avait rapporté le fait au père Taxil.
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Ce dernier, auparavant officiait en la paroisse de Gerde avant d’obtenir une cure plus importante à Lourdes même, quittant ce village vallonné avec vue imprenable sur les hauts sommets pyrénéens avec leurs contreforts. Désormais, il demeurait près la basilique Notre-Dame-du-Rosaire, qui lors était en voie d’achèvement.


Ursule Falconet trouva le père Taxil plongé en pleine méditation et fut surprise par la flaccidité de sa réaction au récit qu’elle lui rapporta.

« Christ-Roi ! criailla-t-elle sur un ton exalté. Agissez donc, mon père ! Ecrivez à Monseigneur l’évêque ce que les Sœurs font des cierges ! Ce réemploi me messied fort ! Cette attitude des Sœurs est turpide, que dis-je, immorale ! Cela s’apparente à …à de la simonie !

- Qu’y puis-je, mon enfant ? Les voies de Dieu sont impénétrables.

- Mais, mon père, je ne puis poursuivre ainsi mon commerce ! Donnez-moi plutôt à vendre scapulaires, médailles pieuses, rosaires, Sacrés-Cœurs de Jésus de calicot, fioles d’eau bénite…que sais-je, encore !

- Vous-vous échauffez trop, mon enfant…prenez garde à votre fragilité. »


Le prêtre qui s’adressait ainsi à l’humble fillette blonde, qui, par fanatisme catholique, semblait oublier quelque peu les règles de l’urbanité, sa rectitude morale passant lors avant toutes choses et toutes autres considérations pragmatiques, était un onctueux vieillard à la crinière de neige, qui s’exprimait d’une voix doucereuse. On l’eût pris pour un de ces anciens Doms du temps de la monarchie. Les paroles d’Ursule l’impressionnèrent grandement : jamais il n’avait eu sous sa houlette fillette aussi intègre.

« Tu es une petite sainte, lui dit-il. Mais je doute que Monseigneur l’évêque réponde favorablement à une missive éventuelle. »


Ursule dut en convenir : elle se passerait de l’assentiment de Monsieur le curé.

« Que n’eussè-je à ma disposition des armes séraphiques afin que ces Sœurs simoniaques reçussent leur juste punition… » songea-t-elle.

Elle s’alla de nouveau vers la grotte chargée de sa dérisoire boîte de cierges à deux sous. Mademoiselle Falconet trottait sur ses galoches, pourpre, comme fulminante d’une sainte colère. De son ridicule voile écru bleu dépassaient de blondes mèches rebelles et ses joues rosées prenaient l’incarnat du coquelicot. Tous s’étonnaient en général, lorsqu’ils la voyaient, de son type physique qui nullement ne correspondait à celui des filles des Pyrénées telle la brune Bernadette. Elle parvint à Massabielle, le souffle court, alors qu’affluait un groupe de pèlerins plus ou moins paralytiques. Malgré le bon bas de coutil, d’une rusticité à toute épreuve, sa galoche gauche l’avait blessée et produit une ampoule malvenue. Elle se contraignit à reprendre sa litanie habituelle sur un ton pleurnichard, comme à l’aumône. Elle s’adossa à quelques pas de la grotte en arborant un regard de supplique. Il ne lui manquait que le nimbe pour parfaire sa personnalité.

« Mes jolis cierges ! Mes jolis cierges pour la Sainte Vierge ! Deux sous seulement ! »


Il fallait qu’elle empêchât une des Sœurs de reprendre l’offrande à peine ignée. Ce fut lors qu’un des pèlerins l’accosta.


Lorsqu’elle vit l’homme, le visage blondin d’Ursule prit l’expression d’une statue de l’effroi. C’était un chemineau sordide, puant comme charogne. Il s’appuyait sur des béquilles de bois si vermoulues qu’on eût pu croire qu’elles se briseraient au moindre coup de foehn. Ses pieds étaient enveloppés de chiffons d’une putridité telle qu’ils en exsudaient et suaient comme un jus de poisson mort. Bien que l’être immonde lui répugnât, Ursule n’avait pas l’esprit retors ; aussi se fit-elle violence pour condescendre à son désir. Des mots à la semblance d’un crachement surgirent de sa barbe pouilleuse :

« Je veux recevoir la bénédiction de la Sainte Vierge ma fille ; je veux qu’elle guérisse mes ulcères qui m’empêchent de marcher ! »


Ursule pria le paralytique de s’avancer doucement vers la grotte et d’adresser sa requête à la statue de Notre Dame. Il réclama qu’un prêtre l’ondoyât d’eau bénite. Il glosa sur le voile blanc et la ceinture bleue de la statue, demandant si elle était bien conforme aux visions de mademoiselle Soubirous, ajoutant qu’il lui tardait qu’elle fût déclarée sainte. Ursule lui répondit sans hésiter, malgré les nausées provoquées par les miasmes du pèlerin, que, quoique morte en odeur de sainteté, il fallait que Bernadette en passât d’abord par la béatification avant toute canonisation.

« De toute manière, notre Sainte Eglise romaine catholique et apostolique n’est pas pressée. » crut-elle bon de préciser.

« Peu importe, répliqua le vagabond. Si la Mère de Dieu exauce ma prière, j’te demanderai une faveur, ma mignonne. Tu me montreras tes gambettes ! »


Devant cette proposition scabreuse et outrageante, Ursule blêmit. De purpurin, son incarnat devint lactescent et diaphane, de cette blancheur d’une rose-lys fraîche qu’on eût jetée pêle-mêle dans une brassée de passiflores. Ses joues évanescentes luisirent, comme humectées par la rosée d’aurore déversée goutte à goutte d’un aryballe opalin par une dryade des bosquets. L’homme avait usé de l’expression Mère de Dieu, telle cette fanatique Catherine Théo au temps où cet antéchrist de Maximilien Robespierre exerçait sa terreur aveugle à l’encontre des bons chrétiens et partisans du Roi. A dix ans seulement, la conviction d’Ursule Falconet était faite : elle se sentait monarchiste dans l’âme, et d’un catholicisme aussi intransigeant qu’il pût l’être. Elle aimait la Patrie, le Roi, le Sacré-Cœur. Elle pleurait au souvenir de la duchesse de Berry, qu’elle célébrait d’un culte, d’une commémoration turbide, exaltée. Elle se frappait la poitrine comme au confiteor devant une estampe médiocre reproduisant le tableau du baron Gérard qui la représentait, image pieuse singulière pour qui connaissait la manière dont Marie-Caroline, cette naine chassieuse, était sortie de l’Histoire en 1833. Elle eût voulu reprendre le flambeau de Petit Pierre. Elle s’extasiait à la remembrance de Madame Royale, duchesse d’Angoulême,
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l’homme de la famille selon l’ogre corse. Elle portait sur elle, sous sa chemise, à même la peau, des gravures à l’effigie de la survivante du Temple, collées sur de la toile émeri qui la grattait comme cilice, images d’idolâtrie qu’elle baisait avec frénésie le soir avant de s’endormir. Elle sombrait lors dans une hébétude temporaire, dans une ivresse laudatrice, allant jusqu’à perdre momentanément l’usage de la parole. Chaque Jour des Morts, elle tressait des couronnes en souvenir des deux trépassées. Ursule souffrait d’un amour posthume de ces héroïnes, amour jà anandryn.

Elle se sentait légitimiste, la seule peut-être de sa génération. Elle avait dévoré Les Mémoires d’outre-tombe, Les Chouans, Le Chevalier des Touches, jusqu’à ce que ces livres tombassent en lambeaux. Elle en avait lors mangé les pages, dans le sens littéral, afin de conserver en son corps l’essence même de la lutte pour la Cause, autrement dit, pour Dieu et pour le Roi. Elle eût pu être la fille ou la petite sœur de la comtesse de Cresseville.


Elle ne le savait point, mais elle était épiée depuis une quinzaine. A d’étranges inconnus, enquêteurs étrangers au pays, on avait fait d’elle les plus précieux éloges…Elle représentait la proie parfaite pour ce que nous savons. Le culte marial, l’afflux de gens de tous les horizons depuis l’an 1858 et l’intervention décisive de l’Impératrice espagnole, avaient affaibli singulièrement les méfiances naturelles de clocher, la peur innée de l’autre, de l’étranger au village. Amie de Jeanne-Ysoline Albine de Carhaix de Kerascoët, elle l’eût été, du fait d’une piété commune (hors du commun dirais-je) et d’un royalisme ultra inné. Mais une autre destinée attendait Ursule Falconet, la Pyrénéenne atypique.


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Les palombes roucoulaient, indifférentes aux marmottements pieux du chemineau passepoilé de crasse. A lui seul, il empuantissait les entours des relents de sa fétidité. Les autres pèlerins prirent leur distance. L’homme se tenait devant la grotte brillant des mille scintillements tremblotants des menues flammes des cierges, face à la statue de Marie, arcbouté à ses béquilles. Sa prière s’apparentait à un vague borborygme, un Ave Maria plena gratia entrecoupé de gné gné inintelligibles. Il expectorait, postillonnait, et ses postillons, pullulants de germes microbiens, dégageaient une odeur de mauvaise piquette à laquelle se mêlait ce fumet que les Anglais nomment rotten fish. Ses lèvres baveuses dégouttaient une salive qui humectait sa barbe sale. Cette salive était à la semblance du suc ou fiel que dégagent les poissons en décomposition qu’on a coutume, au Tonkin ou en Cochinchine, de faire sécher sur des sortes de claies afin qu’ils exsudent ce condiment très prisé en Asie, condiment qu’autrefois les Romains qualifiaient de garum. L’être disgracié par la misère gardait en main un feutre difforme délavé par la pluie dont on eût dû gommer la couche conséquente de saleté pour en révéler la teinte d’origine.
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« Un cierge, monsieur ? se hasarda Ursule. C’est deux sous pour la Vierge Marie.

- J’veux bien, ma petite, mais que ces p. de Sœurs viennent pas me le reprendre à peine allumé avec leur éteignoir ou une mouchette ! »

A ce mot blasphématoire, à cet horrible p., le visage mobile d’Ursule passa de l’expression de la honte à celle du dégoût. Si le grand sculpteur de la physiognomonie Messerschmitt eût encore été de notre monde, il aurait pris comme modèle de l’expressivité humaine notre exemplaire fillette à la place des sujets exclusivement masculins dont son art faisait son ordinaire. La pieuse enfant devint pâle comme le perce-neige, pétale virginal de la nivéole des bois cueillie par les hamadryades.

La main noire du pauvreteux, gainée dans une de ces mitaines de laine sans âge et effiloquée qu’affectionnent les déshérités de son espèce, extirpa de la poche insane de son paletot, idéal comme celui du poëte Rimbaud, une poignée de piécettes cuivrées.

« Compte bien, mon enfant ! » fit doucereusement notre homme tandis que la petite sainte blonde s’emparait de cette manne de billon orfrazée d’un vert-de-gris putride avec une circonspection mâtinée d’aversion. Le compte y était bien. Ursule donna donc le cierge qui fleurait bon la cire vierge. Le miséreux l’alluma avec un briquet d’amadou et le plaça parmi les autres, dans la grotte constellée d’où s’élevait une fragrance de consumation, en disant :

« Charon, prends donc mon obole, ô nocher en ta vermoulue barque ! Conduis-moi à Pluton par devers l’Achéron ! »


Les joues d’Ursule rosirent de surprise. Le chemineau s’exprimait comme un païen ou comme un sataniste. Elle ne pouvait en même temps surveiller les bonnes Sœurs qui approchaient, avides, et prévenir toute action inconsidérée du drôle de pèlerin. Leur gestuelle empressée eût revêtu une signification encore plus explicite si elles avaient été dotées de serres de rapiates. Les flammes vacillantes des cierges parurent irradier le misérable hère d’une lueur méphistophélique ou faustienne. Etait-ce la beauté du diable ?


Alors, sans crier gare, avant même que la moindre cornette eût repris son offrande, il se redressa en ricanant, faisant choir ses accessoires de soutien devenus brusquement inutiles. Optant pour la posture d’un orant de catacombe de Priscille, il éructa :

« Hosanna ! Hosanna ! Action de grâce ! Action de grâce ! Je marche, Dom Calvero[1] ! C’est un miracle ! Marie m’a guéri ! »


Saisissant le poignet d’Ursule à presque le tordre, il ajouta :

« Maintenant, tu vas me suivre et me montrer tes jambes de poupée ! Mon vœu de guérison a été exaucé, donc, tu dois t’exécuter !

- Non ! Lâchez-moi ! Au secours ! »


Les autres pèlerins, que la hideur du vagabond répugnait, n’esquissèrent aucun geste. La plupart d’entre eux étaient si bancroches et estropiés qu’ils pouvaient à peine se mouvoir ! Et la majorité était des femmes couchées sur des litières !

« Mieux qu’un élixir de charlatan à l’ouest des Appalaches ! » poursuivit l’homme crasseux.


Il entraîna Ursule par la force, sans que nul ne s’interposât, s’éloignant de Massabielle vers un vallon isolé où l’attendait un acolyte.

« Comparse, à moi ! Empêche cette marie-salope de mordre et de griffer ! C’est une dangereuse mijaurée ! Une royaliste fanatique. »


L’autre approcha ; il tenait une espèce de tampon d’ouate. Ursule se débattait, essayait de se libérer de la poigne du faux chemineau. Son voile bleu se défit, libérant en cascades ses cheveux blonds dorés.

« Sus, Jules ! Sus !

- Tiens-la bien, Michel ! Ne la lâche pas !

- Ah la catin ! Elle joue à la panthère ! Elle griffe rudement bien ! J’vais t’violer, salope ! Tu vas sentir mon foutre entre tes cuisses !

- N’en fais rien, Mademoiselle les veut vierges ! »

Jules parvint à plaquer le tampon de chloroforme sur la bouche d’Ursule qui mollit aussitôt, au grand soulagement de Michel qui avait commencé à ouvrir sa braguette.


« Quand elle, dort, c’est une beauté, un ange ! La bougresse ! Elle plaira à mesdames, je sens !

- Allons, Michel, à la voiture ! Albert nous attend ! Ses canassons piaffent !

- Y a une sacrée trotte jusqu’à Condé ! Quelle mouche a donc piqué Mademoiselle Cléore de nous expédier aussi loin de notre base ? On va devoir cacher la petiote dans une malle d’osier, la nourrir et la faire boire de temps en temps ! Et y faudra changer les chevaux plusieurs fois, ne pas se trahir aux relais ! J’veux pas que nos rosses s’effondrent fourbues et les narines sanglantes comme les chevaux de d’Artagnan. Tu sais, dans Vingt ans après…

- Tu connais tes classiques, dis donc !

- Dumas, c’est mon auteur préféré !

- En attendant, portons cette chiffe ! Elle pèse, malgré sa minceur apparente. »


Ainsi eut lieu le premier enlèvement.


*********


Environ onze mois après cet épisode dramatique, dans un coin ombragé de peupliers et de mélèzes, en retrait des jardins délaissés de Moesta et Errabunda, Odile avait découvert une grande croix de bois marquée, gravée, de l’inscription suivante :

Ci-gît Sophonisbe, dix ans, rubans orange, qui mourut en martyre comme elle l’avait voulu. Requiescat in pace. Seize décembre MDCCCLXXXIX.


La tombe avait été creusée à proximité d’un bosquet de cytises, près de la cyprière, au débouché d’une allée d’hélianthèmes envahie de ronciers, laissée quasi à l’abandon, presque ensauvagée à force qu’on la délaissât. Il n’y avait ni pierre tombale, ni caveau : on avait déposé la bière dans une simple fosse creusée dans la terre nourricière. Rien d’autre ne figurait là que cette croix de bois ; rien qui pût rappeler aux éplorées éventuelles le doux souvenir de la jeune défunte, de cette Myrto inconnue partie dans la fleur de l’âge, cet âge des roses premières qu’ici toutes partageaient. Le lieu n’était même pas fleuri. Seul un discret larmier de verre antique, désormais sec et d’un bleu terni par les intempéries, avait été posé en offrande funéraire sur cette demeure de morte par une enamourée anonyme.


Une sépulture, ici ! Etonnant ! Quel drame cachait-elle donc ? Odile s’interrogeait. Elle entendit le pas claudiquant de Quitterie.


« C’est une petite sainte qui repose là. Elle a connu le supplice des premiers chrétiens car, comme vous, Cléophée ou Odile, elle a refusé de se soumettre à nos rites. Elle s’appelait en fait Ursule Falconet. Elle n’a vécu ici que deux mois et demi.

- Contez-moi son histoire, Quitterie, j’ai soif de la connaître.

- Je vous mets en garde, Odile… Elle est éprouvante.

- Qu’est-ce à dire ?

- Si Mademoiselle Falconet n’a point revécu en son entièreté les péripéties du périple de Sainte Ursule et des onze mille vierges que Carpaccio peignit, elle acheva son existence en martyre comme elle…le cœur transpercé d’une flèche !

- L’horreur ! C’est…un crime ! Un assassinat…

- Consenti, hélas…Cléore et Délia ne lui avaient pas laissé le choix…le fanatisme d’Ursule a fait le reste. »


Qu’en avait-il exactement été ? Le récit que Quitterie fit à Odile lui occasionna maints cauchemars tant les détails qu’elle lui fournit, rapportés publiquement par Délia en personne, actrice majeure du drame, aux quatre autres plus gradées de La Maison, revêtaient une sordidité inégalée. Dès son arrivée, sans même qu’elle eût soupé, harassée par son long voyage captif, à peine débarbouillée sommairement et rhabillée de l’uniforme commun, Ursule avait été confiée à Jeanne-Ysoline du fait de sa piété. Elle souffrait d’une ampoule à vif et ressentait grand’faim et grande fatigue. Mademoiselle de Kerascoët la rassasia comme elle put.

Dès qu’elle la vit, Jeanne-Ysoline fut proprement ébahie, illuminée, par la vénusté blonde d’Ursule, conforme aux canons aryens du comte Gobineau.
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Elle semblait habitée d’une sainteté, d’une paix intérieure qui nimbait, auréolait, irradiait son juvénile visage pareil à celui de la statue de Notre-Dame de Grâce tolosane.
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De cet ovale ivoirin et radieux de Vierge à l’Enfant émanait une douceur ébaudissante et, de cette noble tête presque translucide à la pâleur de primerose diaphane, semblait émerger une couronne, ceinte sur une chevelure d’or, de cet or des primitifs italiens du Trecento, comme si elle eût été diadémée d’orichalque atlante. Nu-tête (son voile bleu s’était perdu durant le voyage forcé), elle laissait librement retomber ces mèches éblouissantes jusqu’à son fondement. Afin qu’elle supportât les soins qu’elle s’apprêtait à lui prodiguer, Jeanne-Ysoline enivra Ursule de lampées de chouchen et d’hydromel qui l’assommèrent. Elle força la bouche fruitée de la petite sainte à se bourrer de pâtisseries bretonnes aphrodisiaques, portions de quatre-quarts au beurre saupoudrées de ginseng asiate et de force solutions de cantharide, le célèbre stimulant du maréchal de Richelieu, et humectées d’essences de liqueurs femelles inconnues. Elle additionna ces parts de gâteaux de grandes galettes au beurre venues de Fouesnant. Mademoiselle de Kerascoët s’attaqua alors aux soins du pied gauche blessé. Le bas de coutil adhérait ; la plaie était à vif, la peau arrachée presque à tout le talon. L’arrière de ce pauvre pied s’engluait dans un empois de sang mal coagulé où l’infection guettait. Le déshabillage de la jambe d’Ursule lui arracha des gémissements. Jeanne-Ysoline massa longtemps ce pied, le désinfecta, le nettoya, l’enduisit d’un de ses émollients baumes et dictames parfumés à l’aloès, au benjoin, au camphre et à l’eucalyptus avant de le bander comme elle l’eût fait de celui d’une momie de Cendrillon égyptienne. Elle baisa ce pied pansé comme si c’eût été quelque idole. Abrutie par les alcools et les substances d’amour, Ursule parut sombrer dans une langueur torpide. Elle s’abandonna au nonchaloir puis sommeilla. On ne sut ce qu’il advint durant cette nuit. Jeanne-Ysoline en garda le secret. Sans doute avait elle passé ces heures agenouillée en prière, en adoration devant la fillette endormie sur un fauteuil, le pied bandeletté et embaumant de mille senteurs orientales posé sur un petit tabouret capitonné. Toujours est-il qu’Ursule demeura vierge, intègre. Elle s’éveilla cependant fort troublée car elle avait détrempé son siège de pollutions féminines inconnues. La seule chose qu’elle accepta de conter était qu’elle avait eu un songe d’extase aussi troublant que les visions de Thérèse d’Avila. Elle s’était unie en rêve à plusieurs séraphins puis à Christ-Roi en personne. Cette union mystique avait occasionné en elle des transports inconscients et turpides, d’une sensualité extatique extrême. Elle en rougit de gêne. Etait-ce cela, l’Amour divin sublimé ?


Par la suite, tout se passa fort mal. Ursule, à laquelle on tentait d’imposer la nouvelle identité de Sophonisbe, avait compris promptement dans que lieu de perdition on l’avait conduite. Elle refusa de se soumettre aux exigences des Dames, à celles de Cléore, à celles de Délie. Elle fut irréductible, incorruptible, bien que la comtesse de Cresseville s’évertuât à la séduire et à la dompter par des hochets, par une promotion accélérée. Alors que la mise en place des grades actuels était à peine tout à fait accomplie, Ursule-Sophonisbe devint en seulement un mois rubans orange, avec promesse de l’obtention des rubans émeraude dès les étrennes passées. La comtesse de Cresseville multiplia les cadeaux, faveurs, joujoux, poupées, robes, parures, colifichets…en vain. Ursule n’acceptait que les livres de piété exaltants, les vies de saints exemplaires, à condition que ces livres fussent écornés et usés, défraîchis… Elle se plongea nuit et jour dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, particulièrement le récit des pérégrinations et du martyre de sa sainte homonyme et des onze mille vierges. Cela offusqua Délia qui la jalousa. Sa rectitude et sa vertu l’insupportèrent. Lors, la petite démone, résolue à la perte de son ennemie, contraignit Cléore à la soumettre par les humiliations et les brimades.


On la relégua désormais en bout de table, après la dernière rubans blancs. On la vêtit de linge malpropre et déchiré, de dessous usagés et pisseux. S’inspirant d’un ouvrage sur les condamnés de droit commun chinois du célèbre jardin des supplices impérial qu’Elémir lui avait recommandé chaudement pour son raffinement cruel, Cléore imposa qu’on ne la nourrît plus que d’abats verdâtres et putrides, d’une puanteur insigne et grouillants d’asticots, d’un brouet partiellement malaxé de terre et de crottin, dont Ursule pourtant fit ses délices. Elle n’eut plus droit ni au verre, ni aux couverts. On l’obligea à manger avec les doigts dans l’écuelle d’un chien et à s’abreuver à une gamelle d’eau croupie. Bien qu’elle souffrît en conséquence d’accès chroniques de dysenterie et que ses jeunes dents se déchaussassent sous des attaques scorbutiques, elle demeurait stoïque, ne cessant de vanter à qui voulait l’entendre l’exquisité de l’infection qu’on lui servait ; elle proclama que la cuisine de Moesta et Errabunda était la plus délectable du monde. On la réduisit bientôt au régime d’une soupe d’eau tiède terreuse dans laquelle surnageaient quelques légumes peu appétissants qu’on nomme rutabagas. Elle fut régulièrement giflée, souffletée, fustigée à coups de garcette. Cléore encourageait que toutes la frappassent à la face. Son séraphique visage lumineux ne tarda point à se marbrer de bleuissures. Malgré les meurtrissures, elle demeura la plus belle, quoique son regard d’azur se marquât d’une infinie mélancolie et de résignation tel celui d’un buste constantinien.


On la soumit aux desiderata de vieilles anandrynes hideuses, borgnesses, mutilées, éclopées et cagneuses dans les bras desquelles on la jeta. Ces huppes de retour obligeaient Ursule à lécher leurs plaies purulentes, leurs escarres, à croquer leurs croûtes de sanies, à les torcher après qu’elles eussent fait leurs besoins d’incontinentes devant elle, à même le parterre qu’ensuite la petite Cendrillon sainte devait nettoyer. Rien n’y fit. Elle refusa d’abjurer sa foi et de se convertir à la prostitution juvénile invertie. Elle priait, appelait au martyre et à la sanctification.


Alors, d’un accord commun de l’assemblée, réunie par exception pour une deuxième fois, Cléore, ses sbires et ses potiches, décidèrent d’une solution finale au cas Sophonisbe. Elle aspirait au martyre comme une paléochrétienne ; elle l’aurait, conformément à la vie de la sainte qu’elle admirait. Jeanne-Ysoline et Quitterie tentèrent bien de faire fléchir la maîtresse de maison : la décision de Mademoiselle la comtesse étant irréversible, Cléore chargea Adelia d’exécuter la sentence. Il lui fallut trois jours et trois nuits de la mi-décembre 18. pour venir à bout de la coruscante résistance de la vierge blonde.


Pour son âge, Délia faisait preuve d’un savoir-faire étonnant. Elle aimait à parfaire, à fignoler le supplice dans les moindres détails. L’esprit professionnel qui l’habitait rappelait celui des maîtres tourmenteurs chinois ou espagnols. Elle procédait par degrés, par gradations, du plus anodin au plus traumatique. Elle ne voulait pas gruger sa victime, être accusée de filouterie, aller trop vite dans l’ignoble et l’insoutenable, entreprendre trop directement. Si c’eussent été des jeux du cirque, il eût fallu que les spectateurs éventuels épris de sang en eussent pour leur argent et fussent aussi patients. Délia se portait garante auprès de Cléore de la réussite complète de sa mission de petit bourreau, comme un fidéjusseur l’aurait été de la dette de quelqu’un. Certes, elle était sadique, mais son sadisme s’apparentait plus à celui, naturel et spontané, d’une petite fille incapable de distinguer le bien du mal, qui fait souffrir les bêtes juste pour l’expérience. Sa cruauté demeurait en enfance, comme celle des barbares antiques ou des anthropophages nègres. Elle avait mal lu et mal assimilé la comtesse de Ségur et le marquis de Sade, qu’elle mélangeait allègrement dans sa cervelle de linotte poseuse. Ça lui était égal, et elle ne faisait qu’assouvir son instinct de jalousie pernicieuse à l’encontre de toutes celles qui pouvaient rivaliser avec elle et la remplacer dans le cœur de Cléore, son seul amour… Elle le sentait : si Cléore lui ordonnait de tuer pour elle, elle le ferait, en esclave dévouée de la sultane. Si jamais le contrôle exercé par Cléore venait à faillir, le risque existait qu’Adelia O’Flanaghan devînt une insatiable pourvoyeuse de mort, opprimant et éliminant sans pitié celles qui lui feraient obstacle.


Le long supplice se déroula dans la fameuse salle de géhenne où se rendait communément le bourreau de Béthune. La chaleur y demeurait intolérable quoique ce fût presque l’hiver, entretenue par des braseros tandis que des encensoirs épandaient leur odeur torpide. Délia, en guise de première étape, priva Ursule de toute sustentation liquide et solide et l’empêcha de dormir. Elle la contraignit à n’arborer qu’une ample chemise tombant jusqu’à ses pieds nus et à natter ses cheveux blonds en une simple tresse. Les deux premiers jours, Délie se contenta du minimum : elle retint Ursule attachée sur une chaise, testant sa résistance aux privations, la narguant en buvant et mangeant d’abondance de délicieuses choses, jusqu’à ce que son petit ventre fût rond, lui contant sa vie de poupée dissolue avec force détails non répétables de par leur pornographie explicite, insistant sur ses pratiques spéciales avec Cléore, multipliant les obscénités, babillant mille autres futilités de débauchée d’une vacuité cuistre, la réveillant par un concert de casseroles chaque fois que la torpeur la saisissait. Elle-même, afin de tenir, se gavait de café bouillant. Elle voulut qu’elle jurât ; en maîtresse d’école patentée, elle demandait qu’Ursule répétât à tue-tête les jurons blasphématoires éructés de sa bouche pourprine, telles des déjections innommables, ces jarnidieu, mordieu, foutredieu, pet-de-dieu, pute vierge et autres saletés du même acabit. Elle lui serinait ces horreurs avec constance, afin qu’elles entrassent dans son crâne, comme elle l’eût fait d’une leçon de choses. Rien n’y fit : la blonde sainte demeurait impavide, presque dolente. La vaine agitation, les trépignements d’impatience de la tortionnaire que Cléore lui avait assignée, ses tremblements dus à l’abus de café noir, indifféraient la sage jeune fille.

La troisième aube se leva enfin alors qu’Ursule résistait encore. Adélie se résolut donc à passer aux choses sérieuses. Elle débarrassa sa victime de ses liens, non pas qu’elle eût marqué le moindre soupçon de clémence, de componction et de pitié, bien au contraire. S’inspirant des vies légendaires des saints martyrs des Romains, comme Dèce, Maximien ou Dioclétien, elle voulut d’abord forcer la sainte enfant blondine à renier son Dieu et à adorer le démon. Délia présenta donc à Ursule une statue bariolée et faunesque, cornue, un chèvrepied aux ailes de chauve-souris à la virilité exacerbée.
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« Je t’ordonne d’honorer monseigneur Satan, ma jolie ! C’est notre prince à toutes ! Baise son cul, lèche ses génitoires et suce son phalle, sinon il t’en cuira ! » exulta la goule d’Erin.


Ursule s’épouvanta aux exigences de miss O’Flanaghan, à cette apostasie satanique. Elle ne pouvait décemment s’exécuter. Cette idole, d’un réalisme cru, la révulsait…ces testicules hypertrophiés et pendants, ce vit proéminent dont semblait couler une semence ignoble, ce fondement dont l’artiste dévoyé avait poussé le réalisme jusqu’à y mouler un jaillissement d’étrons anthracite, comme gâtés de sang noir…non, elle ne pouvait pas !

« Jamais ! » cracha-t-elle à la figure de son bourreau femelle.


Adelia s’appuya de toutes ses forces sur les épaules de la jeune fille, tentant par l’écrasement de son poids de la faire fléchir, avançant aussi le membre monstrueux de l’homme-bouc en rut à hauteur de sa bouche désespérément close, voulant à tout prix l’ouvrir pour la forcer à engloutir cette atrocité jusqu’au fond de sa gorge. Ursule parvint à renverser l’hideuse idole satanique de plâtre qui se brisa en trois morceaux. Ô dérision ! Cela révélait à la sainte la fragilité et la vulnérabilité de Lucifer, ce qui la renforça dans sa résolution, sa détermination, et cimenta davantage encore sa conviction chrétienne et sa foi catholique ultra.


Délie se contraignit à passer à quelque chose d’encore plus odieux. Elle extirpa d’un tabernacle surchargé de cabochons et de dorures un ciboire qui exhalait une senteur soufrée. Il s’emplissait à ras-bord d’hosties souillées qui avaient trempé dans de la liqueur mâle.

« Tu vas communier sous cette espèce avec moi ! »

Ursule, saisissant toute l’horreur de ce pain azyme macéré, se fit prier. Le fruit de cette macération lui fit tellement horreur que des palpitations la prirent. Elle repoussa l’hostie. Son geste fut si brusque qu’Adelia manqua être renversée. Elle lâcha le ciboire dont le contenu abject et poisseux coula au sol comme de la fange. La favorite de Cléore grommela un blasphème puis, comme si de rien n’était, eut ces mots anodins, passant au vouvoiement :

« Ne trouvez-vous pas, ma chère Sophonisbe, que l’atmosphère, en cette salle confinée, devient par trop ardente ? »

Ursule demeura coite.

« Vous ne savez quoi répondre. Il est vrai que vous n’avez sur vous que cette chemise pourrie de pénitente. C’est froid en hiver et bien frais en été. Quant à moi, j’ai grand’chaud ! »


Sans qu’Ursule eût pris garde, Délia renversa intentionnellement un brasero dont les charbons ardents roulèrent sur les pieds dénudés de la petite sainte en la brûlant cruellement.

« C’est comme si vous marchiez sur de la cendre encore incandescente, ma mie…je ris de vous voir grimacer à cette ordalie d’un style nouveau. »

Ursule ne put plus longtemps retenir ses hurlements. Ses pieds fumaient et se couvraient de cloques hideuses bien qu’elle les eût vivement retirés de la source du tourment.

« Ça sent le roussi, ne trouvez-vous point, ma mie ? » déclara ironiquement Délia.


Afin de résister au mal, Ursule grinça des dents et se mordit les lèvres jusqu’au sang tandis que tout son être était pris de palpitations incoercibles. La petite catin lui versa un seau d’eau – une eau qui servait à abreuver les chevaux – qui trempa la misérable chemise de la martyre.


« Te voilà mouillée à présent ! Tu n’es plus décente ! persifla le jeune monstre, ayant opté de nouveau pour un tutoiement de mépris. Allons, ressaisis- toi, je commence à peine ma séance de rééducation. »


Ursule, n’en pouvant mais, ne parvenait plus à se maintenir debout. Elle s’affaissa aux pieds de son bourreau-enfant. Adélie reprit :

« Je ne t’ai pas encore dit de tomber à hauteur d’hommage ! Mais si tu en as envie, soit ! Sèche-toi d’abord ! Enlève donc cette merde trempée ! Apprends à te tenir correctement devant une grande demoiselle comme moi ! Tu manques de respect à ton aînée !

- Je…je n’ai que cette chemise ! Je refuse de me mettre nue…devant une putain !

- Te violer ne fait pas partie de mon programme…Te faire souffrir, oui ! Ordre de Cléore, mon aimée ! »


Tandis qu’Ursule essayait de se remettre debout, le giton femelle prit la badine accrochée à sa ceinture de soie tussah et en cingla à quatre reprises la souffre-douleur désignée. Lors, Ursule demeura prostrée, agenouillée, face à Délie. La seule manière de résister qu’elle trouva fut la prière, supplique qu’elle adressa au Sauveur. Elle marmottait un Miserere mei Deus, appelait à la miséricorde divine, non pas pour elle, mais pour l’autre, demandait au Créateur qu’il lavât Adelia de ses innombrables péchés et qu’elle fût rachetée par quelque action de grâce. Puis, Ursule réclama l’intercession de la très sainte Vierge Marie, habitée par l’espérance que le glaive de Dieu ne foudroierait point l’irresponsable catin.

« Sache, petite péronnelle, que mon auteur favori s’appelle Donatien, marquis de Sade, lui jeta la fillette démoniaque, imperméable à toutes ces manifestations de piété et de charité. Je suppose que tu penses qu’il brûle présentement en enfer avec ses compères Restif et Casanova, ces icônes du siècle de la galanterie. Toi, tu n’aimes que les momeries, les génuflexions et les livres d’heures, comme cette enchifrenée de Jeanne-Ysoline, alors que moi, j’ai appris à goûter aux plaisirs turpides des textes hérétiques…et érotiques. Tiens, ton curé, ton père…Taxil, je crois… est-il si saint que cela ? Ne lui est-il pas arrivé de te faire…comment dit-on déjà ? …des avances ? T’a-t-il demandé de retrousser tes jupes, de dénouer ton corsage ? T’a-t-il jà surprise au tub dans le plus simple appareil ? Regarde-t-il par le trou de la serrure de ta chambrette paysanne lorsque tu te déshabilles pour la nuit ? Les Sœurs où tu es allée le faisaient-elles ? Le membre de ton curaillon enfle-t-il et s’allonge-t-il inconsidérément sous sa soutane lustrée d’impénitent Priape chaque fois que ton regard de séraphin croise le sien ? Se roule-t-il ensuite dans les ronces afin d’inhiber ces accès interdits ? Toi-même, t’arrive-t-il de mouiller malgré toi tes fonds de pantaloons ? Ne le nie pas, ça t’est arrivé ; Mademoiselle de Kerascoët me l’a conté. Bien des filles le font, ici, et elles ne s’en portent pas plus mal…Je suis sûre que tu les excites, Jeanne-Ysoline tout particulièrement. Chaque fois qu’elle songe à toi, je parie que ses dessous deviennent bons pour la lingère tellement elle les trempe ! Après tout, tu es très belle, très blonde, à côté de toutes les noiraudes bouseuses de tes Pyrénées de rien du tout ! J’adore mater les blondes comme-toi…en profiter aussi. Leur tempérament naturel est si glacé qu’il faut les réchauffer longtemps avant que leurs sens ne s’éveillent à la volupté…Les brunes et les rousses sont différentes…très actives aussi. Elles prennent souvent des initiatives d’une hardiesse inouïe. Elles adorent surprendre. Elles sont femmes très tôt. C’est pour cela que les mâles qui peuplent les bordels classiques les préfèrent aux Yseult pâlichonnes et coincées comme toi, qui t’effarouches et te signes au moindre dévoilement d’un tétin ou d’un soupçon de cul. Moi qui suis à la fois brune et rouge, j’ai donc de qui tirer et avec ma mie Cléore, rouquine aussi, je ne m’en prive pas. Tu es tout le contraire de ce que j’incarne. J’abhorre ta tempérance, ton abstinence, ta pruderie et ta vertu ! Ton horreur du saphisme, aussi ! Ah, que fait-il donc chaud, ici ! Je me mets à l’aise, permets-tu ? »


Ursule avait préféré ne rien écouter de ce soliloque obscène, surtout lorsqu’Adelia avait remis en cause la probité du prêtre. Certes, le père Taxil éprouvait de l’affection pour la pauvre enfant, mais c’était une affection compassionnelle, chrétienne, de la charité naturelle pour la petite orpheline, non un lien turbide aux connotations scabreuses. Toujours jactante et roucoulante de haine et de perversité, la juvénile tribade avait rapidement enlevé sa robe et fait choir ses jupons, exposant aux yeux concupiscents des pervers sa lingerie affriolante et volantée de satin et de coton fendue où il fallait.

Lors, à la vision de cette immature prostituée de Babylone dégoûtante de stupre, Ursule se sut jà condamnée, vouée au Rédempteur. Elle brilla plus que jamais d’une sagesse intérieure. Désormais apaisée, ses grands yeux céruléens illuminés par l’Esprit Saint, elle irait avec allégresse à la mort promise. Son nom, inscrit par les anges pour les siècles des siècles sur une page encore blanche du martyrologe chrétien, luirait au firmament des plus grands saints. Au Jugement Dernier, elle s’assiérait à la droite du Père qui condamnerait à l’enfer celles et ceux qui l’avaient tourmentée. Un pape de l’avenir la canoniserait ; elle serait Sainte Ursule Falconet. Son âme pure cheminerait au Paradis aux côtés de celle de Bernadette Soubirous, main dans la main.


« Es-tu Lesbia, Bilitis, Hypatie ou Psappha ? M’aimes-tu ainsi ou me veux-tu tota ? » lança à la figure de sa victime l’Irlandaise du Tartare et du Phlégéthon, qui savait pertinemment que son jeu laisserait la probe fillette de marbre. Voyant qu’elle demeurait en sa prostration, en sa résignation sacrificielle, recroquevillée, en boule, en position fœtale, elle s’approcha. Des larmes coulaient sur les joues roses d’Ursule, des joues déjà creusées par les récentes privations et marquées de bleus. C’étaient des larmes de joie… Elle acceptait le sacrifice ; elle en était allègre.


« N’as-tu jamais vu de petite fille en pantalons, torse-nu ou…à poils ? éructa l’enfant-putain à celle qui ne l’écoutait plus. Ne me fais pas croire que tu ne t’es jamais baignée nue dans quelque rivière ! La mijaurée qui doit conserver sur elle sa chemise pourrie, même au bain ! Es-tu naïve au point d’ignorer ta propre anatomie intime ? Cette curaille, elle n’est même pas fichue d’enseigner les œuvres de la chair ! Je t’en ficherai, moi, du stupre, de la concupiscence, du péché de luxure ! Le vice, c’est la vie, c’est ma vie ! Je suis ta démone, ta tentatrice ! Goûte donc à mon fruit défendu ! »

Disant cela, Délia approcha une chaise d’Ursule, s’y affala, jambes écartées, pantaloons entrouverts sur le sulfureux rubis de Golconde.

« Ma gemme-sexe rubéfiée sertie en ma vulve ne te tente-t-elle pas ? Je connais bien des anandrynes qui se pâment à ce doux spectacle et s’inondent d’extase et de turpitude rien qu’en l’entrevoyant ! Elles en fuient et dégorgent de plaisir comme des fontaines ! »

A ces mots, elle saisit avec brutalité la tête d’Ursule, quasi endormie dans son songe de sainteté, au point qu’on entendit craquer ses vertèbres cervicales.

« Approche tes lèvres du joyau ! Approche-les, petite salope ! Honore-moi ! Rends-moi hommage ! Baise ce sexe te dis-je ! Baise-le donc ! Sacrifie ton innocence à cet œil de tigre albinos facetté ! Des suçons ! Des bécots ! Fais-lui tout cela ! Bois ce qui en émanera ! Je te l’ordonne, Sophonisbe ! »

Elle forçait Ursule toujours quiète, accolait son visage contre son entrejambes, plaquant son front sur son mont de Vénus. La petite sainte, si peu tourmentée qu’elle fût, se trouva pourtant prise d’un accès nauséeux, du fait des exhalaisons sexuelles fétides qui émanaient de l’entrecuisse du petit monstre. Elle dégobilla une substance horrible, jaunâtre, un chyle corrompu à la semblance de la bile, qui imprégna les bloomers et la conque gemmée de Délie. Ne se retenant plus, la tourmenteuse enfant se redressa, gifla si fort Ursule qu’elle la culbuta au sol, puis, se jetant sur elle, arracha sa chemise, son seul linge, dévoilant un corps nu et amaigri par plusieurs semaines de privations et de manducations infectes. Elle révéla surtout au jour le secret de la sainte : ces images idolâtres de la duchesse d’Angoulême, collées à sa peau comme haire et cilice. Elle les arborait telles des amulettes de nègres du Brésil voués à quelque dieu obscur de Salvador de Bahia ou d’ailleurs.

« Elle aime ! Elle aime une morte…royale ! » balbutia Adélie. « Cochonne ! Cochonne hypocrite ! » ajouta-t-elle.


Lors, sa rage n’eut plus de retenue. S’acharnant contre celle qu’elle jalousait pour sa virginale blondeur, cette fille de Dieu qui avait conservé son sourire angélique, elle arracha les estampes royalistes une à une, enlevant avec elles de larges morceaux de peau, provoquant enfin des hurlements et des rugissements indicibles chez celle qu’elle martyrisait. Puis, elle prit un fer à l’extrémité en forme de fleur de lys qu’elle chauffa aux charbons d’un des braseros. Elle flétrit Ursule à plusieurs endroits du corps, à la poitrine, aux fesses, au dos, au cou, aux cuisses, au pubis, aux avant-bras, au front, jusqu’à ce qu’elle grésillât et qu’une odeur de chair brûlée empuantît les aîtres de géhenne. Marquée comme du bétail, tel un matériel humain destiné à l’extermination, à l’hécatombe, à l’holocauste en quelque lieu de rétention de l’avenir, Ursule manqua s’évanouir. Comme dans ce roman de Jules Verne qu’elle affectionnait, Michel Strogoff, Adelia poursuivit sa torture en aveuglant sa victime avec une lame de poignard portée au rouge, ternissant à jamais ce regard bleu si doux, si coruscant et rémanent, qui avait tant séduit les pèlerins de Lourdes lorsqu’ils lui achetaient ses petits cierges à deux sous pièce.


Un moment, pour parfaire l’horreur, elle songea à lui couper la langue. Elle hésita quelques minutes, réfléchit, laissant littéralement fumer celle qu’elle mutilait avec allégresse puis murmura :

« Les régicides…les premiers chrétiens…l’inquisition espagnole… Damien, Ravaillac, Torquemada…Saint Pierre… la Passion et Sainte Ursule avec les onze mille vierges…mélangeons ces tourments en une synthèse raffinée digne de la Chine ancienne… »


Afin de prévenir d’autres hurlements affreux, consécutifs aux douleurs insoutenables qu’elle allait lui causer, Adelia obtura la bouche d’Ursule avec un ruban couleur guède. Elle prit alors des tenailles puisées dans l’arsenal de torture appendu à la muraille salpêtrée et, comme pour le fer précédent, les fit rougir. Cette arme cuite à point, elle n’hésita pas à tenailler les mamelons de sa victime, lui extirpant des fragments de chair, punissant ainsi celle qui eût pu la remplacer si elle avait cédé à sa Cléore adorée. Elle alla plus loin, trop loin dans l’atrocité, la férocité, dans la barbarie insoutenable, dans ce crime contre l’éthique humaine, contre la civilisation, perdue à jamais par sa sauvagerie, s’attaquant avec la même arme à l’intimité de l’adversaire déchue, à sa quintessence de mère potentielle non encore mature, jouant à la faiseuse d’ange, mutilant, découpant, extirpant, taillant au forceps ces entrailles qui jamais ne porteraient d’enfant. Elle s’indifféra aux spasmes de fulgurante douleur qui secouaient le corps rendu désormais infécond de la jeune martyre au risque de la briser, secousses d’une intensité telle qu’elle eût dû succomber sur-le-champ. Son visage se tordait, se déformait à en perdre son caractère humain alors que le bâillon d’angoisse fermant son orifice buccal empêchait tout épanchement vocal de cette fulgurance et de ce traumatisme létal. Devenue une plaie vive, presque dépecée, pissant son fluide vital en une hémorragie effroyable, au risque de devenir exsangue en une fraction de minutes, très affaiblie, Ursule s’évanouit dans une mare de sang.


Enlevant le bâillon devenu inutile, Délia parvint pourtant à la ranimer à grandes rasades d’alcool fort et blasant, versées en sa gorge d’une fiasque qui ne la quittait pas. Elle insista, voulant que ce corps devenu flasque, flaccide telle une limace, sans réaction désormais, comme dépourvu de nerfs, que cette poupée de chiffon trempée dans une empoissure sanglante, parvînt à vivre dans son intégralité sa Passion personnelle avant de trépasser. Elle la battit de verges sur son dos jà flétri et maculé, dix minutes durant, sans même qu’elle bronchât, et, poursuivant cette Imitation de Notre Seigneur Jésus Christ, la couronna de ronces, enfonçant sur sa tête amollie ces épines jusqu’à ce que coulassent des ruisselets d’hémoglobine. La garce fit mine de l’adorer, de s’agenouiller, de se prosterner, de la bénir, multipliant les révérences oiseuses, la saluant, lui rappelant, en lui crachant au visage, à son regard consumé d’aveugle, sa qualité christique : « Ecce puella ! Voici la jeune fille ! » Ursule restait de marbre, ne grimaçait même plus, ses muscles entièrement relâchés, atteinte d’une mutité sacrificielle définitive, régressée à une vie végétative, son esprit réfugié ailleurs, à la frontière des fins dernières, frontière au-delà de laquelle la Lumière du Seigneur l’appelait. Mais son petit cœur de vierge émettait encor de ténus battements.


Enfin, Délia passa au supplice final : elle attacha le corps pantelant, tuméfié et sanguinolent d’Ursule, agonisante et comateuse, ce presque cadavre qu’elle disposa en croix, tête en bas tel Simon-Pierre, contre la muraille, vierge ligotée nue et rouge sur des morceaux de poutre récupérés d’une grange ruinée, qu’on avait entreposés là faute de mieux. Elle apposa à cette tête renversée une pancarte sacrilège sur laquelle elle inscrivit au charbon de bois INRI, ce qui signifiait selon elle Iesa Nazarea Regina Iudei. Puis, se rappelant à la parfin comment Sainte Ursule avait succombé, elle lui porta le coup de grâce. Experte au tir à l’arc - sport auquel elle s’exerçait en général dans les jardins et les parcs en été - elle alla chercher arme, flèches et carquois, et, d’un seul trait, dans le mille, transperça le cœur de son expirante victime. Ursule en fait, avait rendu son âme à Dieu depuis deux minutes…


Satisfaite du devoir accompli, de l’ordre exécuté, la petite tortionnaire rendit compte de l’événement à l’aimée puis elle s’alla enfin coucher après trois nuits de veille. Sarah prit la dépouille en charge, la lava, l’habilla et l’ondoya, tandis que Jules, imitant les usages de l’arène romaine, répandit de la sciure, du borax et du cinabre sur le parterre de la salle de torture jonchée des traînées écarlates de celle qui n’était plus. Nulle famille à prévenir, bien sûr, et surtout pas le prêtre de Lourdes qui, bien qu’il eût fait appel aux gendarmes, ne sut jamais le sort de la petite marchande de cierges et les raisons de sa disparition. Il succomba de chagrin un mois plus tard.


On inhuma Ursule le jour même du martyre, sous une jonchée de lys de l’ange de l’Annonciation tirés de quelque serre, parce que ce n’était lors plus la saison de ces belles floraisons.


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[1] Nom d’un prêtre sicilien légendaire réputé guérir les paralytiques par de simples impositions des mains.