Ils atteignirent ainsi la partie Lualaba du Congo. Le Katanga
n’était plus qu’à quelques kilomètres en amont. Il était cinq heures du soir,
du moins en apparence, en des paysages changeants, en des topographies
mouvantes, aléatoires, en des faunes et flores composites, récapitulatives d’un
Vivant foisonnant, exubérant, baroque, créatif en diable… Caprice d’un dieu
primesautier et turbulent qui expérimentait, essayait toutes les combinaisons
possibles et impossibles, toutes les hypothèses d’agencement des plans
d’organisation, du Bauplan, comme en une explosion cambrienne sans cesse
remise à l’ouvrage, tapisserie de Pénélope tissée, détissée, retissée et chaque
fois différente, ou plutôt, simultanément différente et multiple.
Depuis une demi-heure, les embarcations ralentissaient, non pas
qu’elles fussent freinées par le courant, mais à cause d’un encombrement
croissant du cours par des débris de toutes sortes. Le Congo paraissait muer en
dépotoir hétérodoxe. Les pagaies servaient davantage à dégager le passage qu’à
ramer. Le fleuve charriait une multitude d’arbres déracinés, d’algues brunes
mortes, de posidonies, de varech, de sargasses, comme en provenance d’une mer
lointaine, d’un estuaire, d’une embouchure qui se serait comportée à l’envers,
avec un flux contraire, les eaux salées s’introduisant dans les douces, s’y
mélangeant et remontant le cours jusqu’à la source, polluant le Congo au risque
de l’obstruer, d’en faire une eau morte, entravée et étouffée par les détritus
maritimes. On avait l’impression que quelque cataclysme impossible, quelque
déluge revisité, recrée, venait de dévaster la région de Matadi, à la condition
que l’on crût dur comme fer à une réversibilité totale, à un tête-à-queue
intégral, un bassin conventionnel congolais retourné comme un gant, l’est à l’ouest
et l’ouest à l’est. Louis Jouvet, énervé par ces entraves, ces végétaux
pourrissants, consulta machinalement sa boussole électronique : elle
n’indiquait plus rien.
« Hé, les aminches ! apostropha-t-il Gabin, Carette et
Craddock, Où est-ce qu’on est ?
- Sais plus ! rugit le Cachalot de l’Espace. Où c’est-y qu’est
l’est ? Y’ a plus de points cardinaux ! Daniel, ne nous dites pas que
nous sommes dans l’œil d’un cyclone ou en plein triangle des
Bermudes ! »
La pagaie de Benjamin heurta une horreur : c’était une charogne de
zébu,
ventre gonflé et pattes en l’air, qui, dérivant depuis cet estuaire inverse, noyé par quelque tsunami inconnu, avait fini par rejoindre l’étrave du dinghy de tête. Une escorte d’insectes nécrophages accompagnait cette provende. Elle tourmenta les explorateurs, bruissant autour d’eux. Les chitines cuivrées de ces mouches, aux nuances vertes ou bleues, suscitaient le dégoût. Et d’autres compères de la bête morte affluaient, mâles ou femelles, au sexe rendu indiscernable par la difformité des abdomens putrides, troupeau Masaï ou autre décimé par une catastrophe en amont (l’aval en fait ?), dépouilles tout aussi gonflées et putrescentes. Elles devenaient légion. Le plus curieux dans leur aspect peu ragoûtant consistait en cette impression que ces cadavres baudruches étaient uniquement constitués d’une peau gonflée d’air, outrée, sortes de montgolfières qu’on aurait dépouillées de l’entièreté de leur structure osseuse, de leur charpente. Il y eut aussi des morts anthropoïdes et humanoïdes, tout aussi tuméfiés, d’une néoténie inattendue, pareils à des fœtus énormes, dont les disproportions létales s’expliquaient autant par leur surdimensionnement que par la multiplicité anarchique de leur génome, de leurs chromosomes, réincarnations fantasmées évocatrices des anciens Aruspuciens, morts de triploïdie, quadriploïdie et plus si affinités…
ventre gonflé et pattes en l’air, qui, dérivant depuis cet estuaire inverse, noyé par quelque tsunami inconnu, avait fini par rejoindre l’étrave du dinghy de tête. Une escorte d’insectes nécrophages accompagnait cette provende. Elle tourmenta les explorateurs, bruissant autour d’eux. Les chitines cuivrées de ces mouches, aux nuances vertes ou bleues, suscitaient le dégoût. Et d’autres compères de la bête morte affluaient, mâles ou femelles, au sexe rendu indiscernable par la difformité des abdomens putrides, troupeau Masaï ou autre décimé par une catastrophe en amont (l’aval en fait ?), dépouilles tout aussi gonflées et putrescentes. Elles devenaient légion. Le plus curieux dans leur aspect peu ragoûtant consistait en cette impression que ces cadavres baudruches étaient uniquement constitués d’une peau gonflée d’air, outrée, sortes de montgolfières qu’on aurait dépouillées de l’entièreté de leur structure osseuse, de leur charpente. Il y eut aussi des morts anthropoïdes et humanoïdes, tout aussi tuméfiés, d’une néoténie inattendue, pareils à des fœtus énormes, dont les disproportions létales s’expliquaient autant par leur surdimensionnement que par la multiplicité anarchique de leur génome, de leurs chromosomes, réincarnations fantasmées évocatrices des anciens Aruspuciens, morts de triploïdie, quadriploïdie et plus si affinités…
Les héros devaient prendre garde à la pollution. Les émanations
méphitiques charognardes causaient une prolifération bactérienne en parallèle
avec une invasion de champignons vénéneux qui croissaient à même l’eau devenue
vaseuse, avant de répandre leurs spores empoisonnées. L’on avait pris soin de
s’enduire d’une crème protectrice répulsive anti-moustiques, de répandre sur
tous les équipements, sur les vêtements, les bagages, les chaussures, les
coiffes, des poudres désinfectantes antibactériennes. L’atmosphère devint
viciée, irrespirable, asphyxiante, à cause de la multiplication exponentielle
des bactéries anaérobies. Tous se contraignirent à mettre un masque sur la
bouche. Certains éprouvaient des difficultés à respirer ainsi – Azzo, Saturnin,
Deanna Shirley – mais il n’existait pas d’autres moyens de filtrer cet air
fétide. L’on vit des bulles se former en cette bientôt boue, enfler, crever,
épandre de nouvelles colonies microbiennes.
Bientôt, l’on cessa d’avancer. L’entièreté du fleuve s’était gainée
d’une pellicule versicolore moussue.
A l’instant où tous avaient stoppé, Azzo donna l’alarme :
« Kakundakari Kongo ! Z’i aï ! Z’i aï ! »
Il désignait un pont de lianes, à cent mètres en amont (du moins si
l’on se référait au fait qu’on remontait encore le cours du Congo), structure sur laquelle se dandinait un plus
tout à fait singe. Cet au-delà de la bête brandissait un hachereau
acheuléen, ébouriffant son pelage grisâtre de mâle dominant, le hérissant,
voulant se donner la stature d’un géant. Azzo aurait dû dire : Kakundakari
Kakou. Cela signifiait soit que l’on avait affaire à une espèce divergente,
soit que le terme pouvait différer dans l’un ou l’autre idiome de l’Afrique
mystérieuse et intestine. Car tous se trouvaient désormais en l’hyper-centre de
l’Afrique équatoriale, au milieu de nulle part dirions-nous, plongés dans les
profondeurs intestinales du continent noir. En ce cas, le fleuve était l’organe,
le côlon, les animaux et végétaux vivants la flore intestinale, et les cadavres
malodorants les excréments en formation. Le pont lui-même paraissait tressé,
fabriqué à partir de matériaux de récupération. Le plus effrayant caractérisait
sa « décoration » : ce qu’un regard myope eût confondu avec des
garnitures, des ornements, mascarons ou antéfixes redondants et superfétatoires
pendouillant de chaque côté, était en réalité constitué de têtes et de mains
tranchées de gorilles et de bonobos, trophées de viande de brousse récupérés
d’ordinaire par les braconniers de la fin du XXe siècle au service de
pharmaciens chinois douteux qui vendaient ces saletés momifiées à des chefs de
triades d’un surpoids conséquent de poussahs souhaitant revivifier leur virilité
défaillante. Le sinistre Sun Wu des pistes 1721 et 1722 avait compté parmi les
clients de ces officines.
Hubert de Mirecourt, à la place de nos amis, aurait une fois de trop
tenté d’abattre le simien. Azzo aurait quant à lui pu parlementer avec, mais il
eût fallu qu’Uruhu servît d’interprète à distance afin de faciliter les
échanges.
« Nous sommes déconnectés d’Agartha City. », déclara
froidement Spénéloss.
Sans réaction, d’une immobilité tétanique, réfléchissant comme un
orang-outan d’expérience de cognition animale placide mais intellectuel à la
recherche de la solution efficiente permettant d’obtenir la friandise cachée,
au contraire du chimpanzé qui s’énerve et fonce en avant, Daniel ne donna aucun
ordre. Violetta perdait patience, trépignait, étant à deux doigts d’imiter sa
mère, de répéter ce soufflet administré au Superviseur qui avait marqué les
esprits. Brûlant la politesse à sa fille dont l’envie de frapper son
« oncle » la démangeait, Lorenza jeta :
« Daniel Lin, qu’envisagez-vous ? Nous n’avons pas l’éternité
devant nous ! Le « Kongo » me paraît hostile !
Il parut enfin comprendre ce que tous devaient faire.
- Que non pas ! Tout au contraire, le singe veut nous aider :
il nous montre le chemin. S’il avait été doté d’intentions belliqueuses, il
aurait projeté sur-le-champ son arme sur nous ou sur le canot de tête afin de
le crever et le couler, ou encore nous aurait sautés dessus. Il a senti que
nous n’étions pas ses ennemis. La présence d’Azzo parmi nous l’a convaincu de
notre pacifisme.
- Monsieur Wu, je suis épouvanté ! balbutia Saturnin, pris des
mêmes trémulations qu’une feuille de chêne rouvre agitée par les tempêtes
d’équinoxe. Il était moins une qu’il se souillât, tant la peur atavique le
dominait.
- La pointe du hachereau désigne une porte de sortie à droite, poursuivit le Ying Lung. Il
s’y trouve un bras non obstrué du fleuve, qui se ramifie sur trois kilomètres
en forme de delta compliqué de méandres. Ce singe supérieur possède une carte mentale
inscrite en son néocortex : il mime l’itinéraire mémorisé avec les
moulinets de son arme de chasse ; il dessine pour nous la voie.
- J’veux bien vous croire, crénom ! rugit le Loup de l’Espace.
Mais gare à vous si ce sac à puces nous a emberlucoqués !
- A dieu vat ! » résuma Gaston.
Benjamin, Gaston, Jean Gabin et Carette durent se plonger dans cette
eau verte morte qui arrivait à mi-corps, décoincer et pousser les dinghies à la
force de leurs bras en prenant garde de ne pas s’enliser à cause de cette
faible profondeur trompeuse qui trahissait l’envasement du lit du fleuve. Les
trois esquifs prirent le chemin indiqué par le Kakundakari. Celui-ci émit une
grimace puis jeta un « Ouh-Ouh » : c’était sa manière de
sourire, de saluer les voyageurs, de leur souhaiter bonne chance. Lorsque les
trois téméraires eurent repris pied à bord, ils durent se changer et se
désinfecter. On repartit enfin.
Tous ne tardèrent pas à le constater : certes, la navigation était
redevenue fluide, mais la voie se ramifiait et les divisions multiples
déroutaient, sans que l’on sût quel itinéraire emprunter. C’était bel et bien
là une espèce de delta, accompagné de boucles, de méandres, de bras morts,
certains fermés en labyrinthe annulaires, en ouroboros, en impasses, d’autres
ouverts, s’enchaînant en des chenaux plus étroits. Spénéloss saisit quel était
le bon itinéraire :
« Regardez ! s’exclama l’Hellados. Les berges des voies
à prendre ont bénéficié d’aménagements. Je les pense d’origine humaine, à moins
que les Kakundakari congénères de celui de tantôt… »
Il était fort probable que ces bordages de terre crue, ces aménagements
en sortes de quais de briques de pisé qui s’offraient désormais aux regards,
étaient l’œuvre effective des plus qu’anthropoïdes. De telles constructions,
admirables, surélevaient le lit, donnant l’impression que l’on naviguait sur un
aqueduc. L’itinéraire du labyrinthe,
désormais tout tracé, comme un monorail, s’en trouva facilité lorsque, après
vingt minutes de progression, le chenal suivi s’engouffra sous une voûte, dans
une bouche digne d’un collecteur d’égout étrusque. Le plus gênant dans
l’affaire était le fait que le cours avait repris son flux descendant… On ne
remontait plus le Congo, on avançait désormais d’amont en aval d’une rivière
souterraine non répertoriée : c’était cela les blancs, les trous, les
« zones inconnues » des cartes de Stanley et Van Vollenhoven. Nous
progressions en pleine terra incognita. L’explorateur complice des trafics de Sir
Charles Merritt avait mentionné l’existence d’égouts d’une ancienneté
indatable, au nord de l’Etat de M’Siri, aménagements qui jouaient le double
rôle d’adduction d’eau, d’alimentation de cités immémoriales tombées en
déshérence, mais aussi d’évacuation de leurs déchets domestiques. Cet
aqueduc-cloaca-collecteur
était réputé cheminer sous la cité mentionnée dans l’épître de Cléophradès à Marcion de Sinope, ville bâtie par une civilisation très avancée avant même l’ère chrétienne, résultant de descendants de Méroé, de Nubie,
d’Axoum ou du royaume de Saba. Une des branches dynastiques issue de la descendance de cet Etat légendaire avait formé le noyau du Grand Zimbabwe, une autre celle du royaume du Prêtre Jean, environ mille ans après l’établissement des premiers bâtisseurs dont la main-d’œuvre nécessaire à la construction de l’aqueduc et des cloaques avait été constituée de singes mutants à la suite d’un cataclysme qui avait vitrifié les roches, créant par là même les matériaux ayant servi de base à la ville, mais aussi les gisements tant convoités par Barbenzingue. Cela signifiait que l’objectif du commandant Wu n’avait jamais été si proche. Il avait désormais une longueur d’avance sur le Général Revanche…
était réputé cheminer sous la cité mentionnée dans l’épître de Cléophradès à Marcion de Sinope, ville bâtie par une civilisation très avancée avant même l’ère chrétienne, résultant de descendants de Méroé, de Nubie,
d’Axoum ou du royaume de Saba. Une des branches dynastiques issue de la descendance de cet Etat légendaire avait formé le noyau du Grand Zimbabwe, une autre celle du royaume du Prêtre Jean, environ mille ans après l’établissement des premiers bâtisseurs dont la main-d’œuvre nécessaire à la construction de l’aqueduc et des cloaques avait été constituée de singes mutants à la suite d’un cataclysme qui avait vitrifié les roches, créant par là même les matériaux ayant servi de base à la ville, mais aussi les gisements tant convoités par Barbenzingue. Cela signifiait que l’objectif du commandant Wu n’avait jamais été si proche. Il avait désormais une longueur d’avance sur le Général Revanche…
Loin de se retrouver plongés dans les ténèbres, les trois canots
polymorphes naviguaient en des tunnels voûtés en berceau, éclairés par des pierres-lanternes
verdâtres qui phosphoraient, enchâssées à intervalles réguliers dans des niches
aménagées à mi-hauteur. Le chenal caecal allait s’élargissant et, après trois
kilomètres, il commença à se border de constructions étranges, un peu
troglodytiques ou à la semblance des palais rocheux de l’Arabie pétrée, qui
allaient se complexifiant. Daniel aurait affirmé qu’il s’agissait là du réseau
aquifère élaboré par l’Empire Khmer à Angkor, tant les similitudes
architecturales rapprochaient cet outre-lieu des cités du Cambodge. Selon
Symphorien, nous étions davantage plongés en pleine attraction factice de Luna
Parc ou Disneyland du genre « pirate des Caraïbes. »
- Croyez-moi, les gars, mais faut s’attendre à tout instant à une
attaque surprise d’un frère de la côte garanti XVIIe siècle !
- J’en crois pas mes yeux ! s’exclama Gabin. C’est encore mieux
qu’à l’expo coloniale de Vincennes en 31 !
Il ne croyait pas si bien dire. Ce réticulé souterrain reflétait des
influences diverses. Les concepteurs et architectes avaient emprunté partout,
brassant les références, les styles,
adoptant, adaptant, réinterprétant, synthétisant les différents apports,
endogènes et exogènes, purement africains et autres. Tel élément architectonique
avait quelque chose de viking, tel autre de mégalithique. Ici, tout était
scythe ; là-bas, les bâtisseurs avaient assimilé des structures
prémonitoires de Machu Picchu. Plus loin, l’on identifiait Djenné.
Cet adducteur se muait en musée des civilisations. L’on passa ainsi sensiblement des références khmères à celles de l’Egypte, ce qui était au demeurant plus logique. Lovée sous terre, à demi ruinée, comme enkystée dans le roc qui essayait de l’avaler, une construction hybride, mi ramesside mi hellénistique, périptère, carrée, surmontait une étendue saumâtre lacustre, dressant avec un orgueil décati ses colonnades rongées par des lianes, cariées par l’abandon.
Cet adducteur se muait en musée des civilisations. L’on passa ainsi sensiblement des références khmères à celles de l’Egypte, ce qui était au demeurant plus logique. Lovée sous terre, à demi ruinée, comme enkystée dans le roc qui essayait de l’avaler, une construction hybride, mi ramesside mi hellénistique, périptère, carrée, surmontait une étendue saumâtre lacustre, dressant avec un orgueil décati ses colonnades rongées par des lianes, cariées par l’abandon.
- Un succédané de Philae ! s’exclama Spénéloss.
- Une imitation imparfaite, précisa Daniel.
Maintenant, le canal souterrain jouxtait d’autres vestiges, quelque peu
apparentés à la cité sacrée du dieu crocodilien Sobek, dont les allées de
statues hiératiques se dressaient jusqu’à un temple hypogée, certaines
décapitées, d’autres mutilées de leurs bras ; parfois n’en demeurait qu’un
socle surmonté de pieds nus brisés. Alors, les dinghies furent entraînés
irrésistiblement par le courant en direction du temple-hypogée principal,
parcourant le chenal d’accès avec ses alignements statuaires d’une
Crocodilopolis réinterprétée. Ils pénétrèrent sous l’entrée principale, allant
jusqu’au naos, puis plongeant comme en un siphon dans des profondeurs
insoupçonnées.
Il s’agissait d’une grotte dédaléenne, d’une rivière chthonienne
aménagée en nécropole où, des siècles durant, l’on avait entreposé les
dépouilles embaumées des crocodiles sacrés. C’était là le sanctuaire ultime des
adorateurs de Sobek, du dieu Archosaure primordial. Un culte votif naïf était
rendu à ces cohortes confites ; des siècles durant, des populations
inconnues, animées d’une ferveur commune, avaient voulu remercier Sobek pour
son intercession, déposant maintes offrandes, maintes sortes d’ex-voto
grossiers, anatomiques, de bois, d’ambre, de pâte de verre, de lapis-lazuli, de
cuivre repoussé ou de faïence bleue, vils ou assez ouvragés, des milliers
d’amulettes aussi, œil prophylactique, croix ânkh, Bès grimaçant et difforme à
la virilité grotesque, shaouabti, scarabée Khépri etc.
Violetta s’exclama, la mine pincée :
« Pouah ! Comment peut-on révérer des carcasses qui
schlinguent ? Je sens leurs fumets imprégner mes fringues ! Déjà que
nos odeurs corporelles deviennent difficiles à supporter ! Il me faudra
une bonne douche désinfectante pour me débarrasser de ces saloperies, de ces
imprégnations !
- T’en fais pas, ma petite, rétorqua le Cachalot du Système Sol avec
son accent écossais rocailleux – ce qui chez lui dénotait un agacement certain
– te soucie plus de ton apparence ou de quoi que ce soit ! Fais pas ton
numéro de mijaurée. Te prends pas pour Deanna. Si tu pues, tu pues ! T’as
pas la possibilité de briller comme un sou neuf
24 heures sur 24 en ces contrées ensauvagées. Faudra surtout prier l’bon
Dieu pour qu’on sorte tous d’ici sains et saufs. Personne ici n’est à la fête.
Tu peux pas t’imaginer la baraka qu’a Gemma de ne pas nous accompagner. Tant
pis si au final de ce périple foutraque on aura l’allure de clodos dépenaillés
comme des Robinsons ou comme ces gars du roman de Jules Verne Voyage au
centre de la Terre !
- Mais ma coquetterie en prend un coup ! » jeta l’adolescente,
piquée.
Non contente de servir de dépotoir obituaire à reptiles, la structure
occulte étalait avec ostentation ses beautés naturelles. Dolomites, reliefs
karstiques, mais aussi roches métamorphiques, jaspe, pouzzolane, cheminées
hydrothermales à solfatares, témoignaient de la magnificence synthétique et
absurde des lieux. C’était aussi un palais de concrétions calcaires, de
dentelles de pierre naturelles, de parois de gypse, parfois aussi de schistes
bitumeux formés par le pourrissement multimillionnaire de milliards
d’organismes marins passés, parois qui transpiraient, transsudaient, exsudaient
un naphte toxique qui pouvait s’enflammer à la moindre étincelle. La
fermentation des momies elle-même contribuait à ce risque aigu.
Afin de pallier un probable effondrement dû à l’extrême finesse de
certains arcs gypseux, les architectes troglodytes inconnus avaient dû aménager
des encorbellements et des soutènements. Ceux-ci obéissaient aux principes
architectoniques africains et égyptiens (ce qui revient au même) ; aussi
la coupole demeurait en ces civilisations vénérables un concept inconnu.
C’était pourquoi nos navigateurs apercevaient des empilements identiques à ceux
de la chambre royale de la pyramide de Khéops, qui, on le sait, renfermait une
cuve sarcophage désespérément vide.
De même, plafond et voûtes se renforçaient çà et là d’étançons. Ils
différaient de ceux des mines européennes : l’on avait étançonné à l’aide
de poutres massives, taillées dans le bois de rônier, poutres qui plus était
sculptées, rappelant quelques figures de proue, pourtant davantage apparentées,
par leur facture, à des effigies cubistes d’une stylisation conséquente, en
conformité avec le génie artistique africain porté sur l’abstraction, le
symbole. Car toutes ces poutres, colonisées insidieusement par le gypse qui se
développait en elles en écheveaux d’aiguilles à la croissance lente, les
cariant, les minant, les blettissant, étaient autant de figures de pouvoir
préventives, érigées tels des emblèmes phalliques pour conjurer le sort
d’écroulement qui attendait tôt ou tard ce réseau funéraire. L’on ne pouvait
appréhender, mesurer, fixer, le temps qui restait avant que tout se ruinât et
disparût. Cinq minutes ou mille siècles ? Nul ne savait.
Il y avait aussi des sortes de môles ouvragés, des ombilics, des dômes,
des cônes, des volumes cubiques ou pyramidaux, des mamelons et des piliers
sculptés aussi, apparentés au style totémique amérindien du Canada, de la
Colombie britannique, chamaniques peut-être, à moins qu’ils eussent été consacrés
à la célébration de cérémonies de don-contre don, de potlatch, prémonition du
style sculptural d’Henri Gaudier-Brzeska.
Ces totems étaient eux-mêmes inspirés des fameux masques à transformation, pluriels, animaux et humains, chers à Claude Lévi-Strauss, ces masques extraordinaires dont le nom complexe était Kwakwakàwakw du nom de l’ethnie ou tribu qui en faisait ostensiblement usage.
En outre, il n’était point rare que des représentations en ronde-bosse de divinités protectrices de l’au-delà, psychopompes si l’on veut, accompagnassent en sus ces témoignages amérindiens. Là intervenait l’Asie du Sud-Est, encore le Cambodge, mais un Cambodge mâtiné de Mésopotamie. Des démons babyloniens de bois laqué recouverts de feuilles d’or, des Pazuzu aux ailes déployées, traités dans le style bouddhique du Petit Véhicule, présentaient leur main droite levée, paume exposée, certes en signe de paix protectrice, mais c’était là la paix illusoire des Enfers de Marduk et d’Azazel. De fait, ces ancêtres iconographiques du diable occidental étaient aussi influencés par les démons de l’Himalaya, du Bardo Thödol, parce qu’ils arboraient des pectoraux ou des poitrails constitués de crânes humains. Il ne fallait pas s’y tromper : les artistes auteurs de ces statues étaient de toute évidence des bonzes tibétains pris d’un délire hallucinatoire provoqué par l’absorption ou l’inhalation d’herbes toxiques consumées. Et ces moines avaient été initiés au chamanisme toungouze… Tout se mélangeait dans ce délire récapitulatif.
Ces totems étaient eux-mêmes inspirés des fameux masques à transformation, pluriels, animaux et humains, chers à Claude Lévi-Strauss, ces masques extraordinaires dont le nom complexe était Kwakwakàwakw du nom de l’ethnie ou tribu qui en faisait ostensiblement usage.
En outre, il n’était point rare que des représentations en ronde-bosse de divinités protectrices de l’au-delà, psychopompes si l’on veut, accompagnassent en sus ces témoignages amérindiens. Là intervenait l’Asie du Sud-Est, encore le Cambodge, mais un Cambodge mâtiné de Mésopotamie. Des démons babyloniens de bois laqué recouverts de feuilles d’or, des Pazuzu aux ailes déployées, traités dans le style bouddhique du Petit Véhicule, présentaient leur main droite levée, paume exposée, certes en signe de paix protectrice, mais c’était là la paix illusoire des Enfers de Marduk et d’Azazel. De fait, ces ancêtres iconographiques du diable occidental étaient aussi influencés par les démons de l’Himalaya, du Bardo Thödol, parce qu’ils arboraient des pectoraux ou des poitrails constitués de crânes humains. Il ne fallait pas s’y tromper : les artistes auteurs de ces statues étaient de toute évidence des bonzes tibétains pris d’un délire hallucinatoire provoqué par l’absorption ou l’inhalation d’herbes toxiques consumées. Et ces moines avaient été initiés au chamanisme toungouze… Tout se mélangeait dans ce délire récapitulatif.
- Nous voilà plongés dans une nouvelle de Lovecraft, marmonna Benjamin.
Cette affirmation s’avéra justifiée, mais non point louangeuse en ces
boyaux dédaléens malodorants qui imposèrent une nouvelle fois les masques. Non
seulement les amoncellements de momies pourrissantes, embaumées sommairement,
de sauriens sacrés, dégageaient des remugles fétides, mais il fallait y ajouter
ces colonies de roussettes qui avaient élu domicile, tête en bas, sur les
anneaux des voûtes ou nichaient partout où elles pouvaient, en la moindre
anfractuosité, en le moindre interstice, disputant leur territoire aux
crocodiles emmaillotés,
peuplant les alvéoles où ils s’entassaient les uns sur les autres, polluant tout de leurs défécations, de leurs fientes alcalines. Un ichor bitumeux mélangé d’excréments liquéfiés sourdait en filets brunâtres le long des étages à cadavres, diaprant les bandelettes en décomposition, jusqu’à atteindre le sol où la terre calcifiée ou spongieuse l’absorbait. Cela rappelait l’hypothèse selon laquelle la malédiction des Pharaons aurait été causée par les fientes délétères des chiroptères, accumulées en couches au sein des hypogées. La duplicité des chauves-souris cavernicoles opportunistes, qui, en plus de ces théories équivoques de crocodiliens morts, achevaient de métamorphoser ces lieux d’outre-tombe en délire cauchemardesque, importunait Benjamin : ainsi que nous l’avons déjà constaté, le second de Daniel souffrait de ces réminiscences de souvenirs douloureux, dans la grotte lunaire d’une autre histoire, caverne peuplée de bonzes tibétains desséchés. Si Ufo s’en fichait, il n’en allait pas de même du chien dont les oreilles sensibles frémissaient parce qu’il percevait les ultrasons émis par les mammifères volants. Il s’énerva. Les aboiements d’O’Malley à l’adresse des chiroptères et les glapissements de DS de B de B, qui craignait par-dessus tout qu’ils s’emberlificotent et s’accrochent à sa chevelure blonde achevèrent de perturber le commandant Sitruk. Il était à redouter que le Canadien renonçât en si bon chemin et prît ses cliques et ses claques. Daniel voulut calmer le jeu :
peuplant les alvéoles où ils s’entassaient les uns sur les autres, polluant tout de leurs défécations, de leurs fientes alcalines. Un ichor bitumeux mélangé d’excréments liquéfiés sourdait en filets brunâtres le long des étages à cadavres, diaprant les bandelettes en décomposition, jusqu’à atteindre le sol où la terre calcifiée ou spongieuse l’absorbait. Cela rappelait l’hypothèse selon laquelle la malédiction des Pharaons aurait été causée par les fientes délétères des chiroptères, accumulées en couches au sein des hypogées. La duplicité des chauves-souris cavernicoles opportunistes, qui, en plus de ces théories équivoques de crocodiliens morts, achevaient de métamorphoser ces lieux d’outre-tombe en délire cauchemardesque, importunait Benjamin : ainsi que nous l’avons déjà constaté, le second de Daniel souffrait de ces réminiscences de souvenirs douloureux, dans la grotte lunaire d’une autre histoire, caverne peuplée de bonzes tibétains desséchés. Si Ufo s’en fichait, il n’en allait pas de même du chien dont les oreilles sensibles frémissaient parce qu’il percevait les ultrasons émis par les mammifères volants. Il s’énerva. Les aboiements d’O’Malley à l’adresse des chiroptères et les glapissements de DS de B de B, qui craignait par-dessus tout qu’ils s’emberlificotent et s’accrochent à sa chevelure blonde achevèrent de perturber le commandant Sitruk. Il était à redouter que le Canadien renonçât en si bon chemin et prît ses cliques et ses claques. Daniel voulut calmer le jeu :
« Tenez bon Benjamin. Ceci n’est qu’un psychomonde illusion
collective. »
Il voulut expliquer ces mots, mais un nouveau cri d’orfraie de
l’apprentie star l’en dissuada, du moins pour l’instant.
« Ah ! Quelle horreur ! »
Une roussette venait de lui fienter dessus et elle était prise de
nausées, accentuées par sa grossesse. De plus, elle voyait qu’aux crocodiles
s’ajoutaient désormais d’autres tristes sires écœurants. Non contents d’être horribles
en leur état normal, les sauriens offraient à présent des abdomens ouverts,
éventrés, entaillés, et il en allait de même pour d’autres créatures embaumées
nouvelles venues, sacrées aussi : cynocéphales, mandrills, hamadryas,
colobes, babouins incarnations de Thot, tous victimes d’éventrations rituelles
après qu’on les eut dépouillés de leur fourrure, afin que les taricheutes y
plaçassent de biens particuliers organes. Tous ces sauriens, tous ces singes,
servaient de matrice : les prêtres inconnus y avaient introduit, greffé,
des amnios. Et, en ces membranes amniotiques, non encore putréfiées,
parfaitement translucides, on devinait la présence de fœtus encore vivants des
fils de Sobek, dont le sang, les artères, pulsaient. Leurs battements cardiaques
emplirent le tunnel sépulcral. Les méandres et déclivités se succédaient dans
cette interminable cité aquatique des morts. Il semblait que le parcours se
faisait spiralé en même temps que descendant, comme si les trois esquifs
parcouraient les cercles dantesques de l’Enfer. La nécropole mutait en
entonnoir chthonien infini. Cela ressemblait de plus en plus à l’avalement d’un
trou noir Baalmoloch, à un maelstrom. On se demandait si cet « horizon
d’événement » goulu n’allait pas déboucher du côté opposé du pantransmultivers,
côté sombre, inframonde ressuscité. Là résidait l’optimum de l’idée
lovecraftienne.
Daniel reprit son laïus interrompu tandis que le courant s’accélérait
encore, menaçant de retourner les dinghies. Les remous conséquents, les
secousses, causaient des éclaboussures d’eau viciée.
« Vous m’imposez une explication ardue au sujet de la notion de
psychomonde illusion collective, créé par vos pensées elles-mêmes, avec un
modelage virtuel de la matière à l’échelle quantique, qui finit par concrétiser
vos fantasmes, vos cauchemars les plus profondément enfouis en votre ça.
Vous n’êtes pas obligés de prendre pour argent comptant tout ce que je vous
dis, mais je vous rappelle l’idée maîtresse des représentations mentales
jungiennes dépendant du vécu, de la culture de chacun par exemple – et je
m’adresse ici à l’expérience de celles et ceux qui ont une mémoire multiple
- les phénomènes de vision
environnementale divergente à l’extérieur de la pyramide d’Ogo de Texcoco ou du
fameux temple-piège multiple de Johann van der Zelden. Vous m’objecterez, toi
Violetta, vous, Benjamin et Lorenza : nous n’avons pas encore vécu cela
parce qu’il s’agit d’une simple potentialité, d’une virtualité. Pourtant,
vous le savez : ces expériences étant de l’ordre des possibles, vous les
avez à la fois connues et ignorées. Elles ont été, seront ; elles n’ont
pas été, ne seront point. Au XXe siècle, Schrödinger l’avait compris. Ou plutôt
dois-je dire : dans telle ou telle chronoligne où l’existence de ce grand
savant est prédictible ou avérée, Schrödinger l’aura ou l’aurait
compris ? Cette Afrique est celle que vous en faites. Elle surgit, se
concrétise, se matérialise, prend même conscience d’elle-même à partir de vos
subconscients amalgamés et fusionnés. »
Or, tandis que les dinghies s’engageaient dans des déclivités toujours
plus périlleuses, Daniel cachait aux siens une partie de la vérité. Il
ressentait aussi des interférences, des parasitages, car, dans le Congo
souterrain, il pressentait que la patte de Kulm venait de s’additionner à
cette anticréation provoquée par des facteurs multiples : lui-même (il
persistait à le nier), A El, ses compagnons de voyage et la réactivation
inexplicable de l’infra-sombre, de l’énergie noire. Un regard lourd de sens
échangé avec Spénéloss suffit à le convaincre que l’Hellados n’était pas
dupe : l’ex daryl androïde, réfugié dans un semi déni, éludait la plupart
des problèmes.
Il eut la preuve que Kulm était
un perfectionnement, une mutation d’un des clones du colonel Kraksis, une
version plus avancée encore du sinistre Asturkruk dont une partie du génome
s’était hybridée, synthétisée à celle des Aruspuciens. Kulm avait acquis le
don de la transdimensionnalité et la faculté de se mouvoir dans l’espace-temps
sans recourir à un quelconque appareillage. Marguerite de Bonnemains avait
rapporté à Aurore-Marie cette vision fugace d’un homme à tête de calmar, et
Jean Gabin avait rendu compte de leur conversation. Nul ne savait de quand Kulm
venait, ni son âge exact. Or, de plus, si l’on s’en référait à l’enquête de
1877, au témoignage de Charlotte Dubourg dans les souterrains de Cluny, lors de
la cérémonie d’intronisation de la poétesse comme Grande Prêtresse des
Tétra-épiphanes, Kulm et d’Arbois se connaissaient.
Tout partait de d’Arbois, tout aboutissait à d’Arbois. Quelle était
l’origine même d’Odilon d’Arbois ? Qui était-il ? Sans oublier que
Sir Charles Merritt, avant qu’il ne volât les codex à la fin de la cérémonie,
avait ouï l’ultime échange entre l’aventurier français et celui qui s’était attribué
la fonction de Pontifex primipile de la secte.
Alors, Daniel entendit : un appel, ou plutôt, une exclamation
enragée, dans le lointain, d’un autre temps, encore. A Mossoul, an 1941 de
l’Hégire, piste n° 1833, un autre lui-même conversait avec le sultan Radouane.
Et ce souverain éructa sa haine :
« Shiran ! Shiran ! Fils de chien galeux ! Maudit
créateur des Syros ! »
Cela fut volatil : la connexion avec cette autre piste n’avait
duré qu’une poignée de secondes, suffisamment pour que Daniel comprît. Il
s’enferma dans un mutisme renouvelé, se refusant à rapporter cela à Spénéloss.
« Kulm sait ; Sir Charles sait ; Aurore-Marie sait. Les deux
derniers ne comprennent pas tout cependant. Merritt va instrumentaliser
Aurore-Marie puisque tous deux ont partagé le vécu de la nuit du 18 septembre
1877. Il la fera chanter. Là-bas, à
Venise, Frédéric court un danger mortel. Je me sens pour l’heure impuissant… La
faute à Kulm (est-il en Afrique ?), à A El…à moi-même ? Antor,
mon frère des étoiles… Tu es en moi. »
Ils étaient enfermés dans le piège de Kulm, dans le monde de Kulm
peut-être, dans l’Afrique de Kulm aussi… dans l’Afrique de la partie négative
niée du Préservateur, que Kulm-Kraksis s’efforçait d’incarner.
« Je suis les Asturkruks. Je suis les Haäns. Je suis les Velkriss.
Je suis les Olphéans. Ai-je permis leur existence pour ensuite les effacer, les
évacuer, ne plus vouloir d’eux ? Pourquoi furent-ils mes vaincus, mes
rejetés, mes autodétruits ? Suis-je fautif de leur avoir fermé l’entrée d’Agartha
City, de ne jamais les avoir envisagés dans le schéma de la Cité ? Ai-je
été le vainqueur qui a écrit une vision faussée de l’Histoire ? »
Cette patte africaine de Kulm revêtait indéniablement une
inspiration lovecraftienne, puisée dans les visions littéraires
cauchemardesques de l’écrivain américain raciste et dément. Kulm-Cthuluh ?
Daniel Lin se posait la question. Cela signifierait-il que tous ici présents ne
seraient que des créatures imaginaires, des personnages littéraires sans
existence réelle ? Potentiels jusqu’à quel point ?
Inconcevable ! Daniel comprit que sa propre force créatrice avait été
parasitée, à moins qu’il se fût auto-parasité. D’où les a-monde non souhaités,
ce qui donnait raison à Spénéloss : Daniel premier responsable de toute
l’aventure parce que sa partie A El s’était détachée de lui et avait pris sa
place ? D’Arbois-Shiran provenait-il d’Agartha city ? En était-il le
Révolté, l’Ange Déchu, le Dissident, le Porteur de Lumière destiné à semer la
pagaïe ?
Le Superviseur se remémora un incident insignifiant en apparence à la
fin du combat contre Fu le Suprême. Combat survenu et non advenu encore… Tout
obéissait ici au principe d’incertitude. Il y avait corrélation avec cet autre
affrontement potentiel, avec le combat de la pyramide d’Ogo en la Mexafrica,
avec Fouchine. Fouchine n’est pas mort, il n’a pas été anéanti. Il est
dédoublé, gémellaire. Lui aussi recherche les hypostases de Pan Logos… Teilhard
de Chardin est le Concomitant. Les Fouchine vont lui chercher noise.
La source de ce 1888 se
situait finalement au XXe siècle parce que Daniel avait commis une erreur en
anéantissant Fu et en dévoilant sa vraie nature : il avait laissé se
développer des pistes temporelles avec les frères Fouchine ; il eut tort
de ne pas écouter Antoine Fargeau, de faire fi de ses paroles, de prendre
d’abord en compte l’aberration Aurore-Marie au lieu d’intervenir de préférence
au milieu du XXe siècle : tout ce monde de la fin du XIXe siècle avait été
conçu par sa partie négative pour le retarder, partie négative qui s’était
séparée et intégrée dans le fœtus astral momifié de Fouchine.
« Ici et maintenant n’est qu’une simulation de la partie A El ex
Antor, un divertissement pascalien me détournant du vrai combat. La présence
passée des espions français du milieu du XXe siècle en ce 1888 s’explique dès
lors aisément : ils agissent en fait pour le compte des descendants des
Tétra-Epiphanes qui veulent contrecarrer l’anti-créateur, l’Anti-Pan logos
concrétisé, incarné dans les frères Fouchine. Ils viennent d’environ 1950 et
doivent prendre les Fouchine de vitesse. Tous ignorent que Pan Logos, Daniel,
Dan-El, A El ne font assurément qu’un… Dérision ! Ambiguïté !
Duplicité ! Ambivalence ! Mais
Fu ou les Fouchine, A El-Dan-El ne peuvent pas tout expliquer : il demeure
nécessairement un résidu de l’antimatière, de l’énergie noire, préexistant à la
pluralité des multivers prévus ou acceptés. Qu’est devenu ce résidu
quintessencié qui formera Le Mal personnifié ? »
Il craignit que Spénéloss eût capté cette dernière pensée. Le Ying Lung
prit la décision d’accélérer, d’en finir au plus vite avec cette aventure
stérile peuplée d’ombres (car il s’agissait d’un théâtre d’ombres ridicules) à
l’exception de ceux venus d’Agartha City. Les compagnons de Daniel étaient
plongés au cœur d’un simulacre, de la simulation parasitaire d’un antimonde qui
allait s’effilochant, se déréglant, parce que cette simulation obéissait au
second principe de la thermodynamique, l’Entropie.
« Tous les intrus de cette piste s’effaceront lorsque je me battrai
personnellement contre Aurore-Marie. Je dois la détruire, l’effacer. Elle est le Vide. Le Rien. Elle n’est
qu’une enveloppe de chair, et encore. Même pas réelle. De toute façon, elle
n’existe pas, n’existera jamais. Pourtant, même si Aurore-Marie est
déracinée, n’existe pas ou plus, les Tétra-Epiphanes ne peuvent s’effacer
aisément puisque leur piste préexistait dans le monde napoléonide, et qu’ils
figurent dans plusieurs d’entre elles depuis l’an 150. Aurore-Marie n’est qu’un
détail, une annexe non-nécessaire à la pérennité de la secte dans plusieurs
temps alternatifs : ces gnostiques peuvent se passer d’elle. Tout est de
ma faute. J’ai laissé faire mon non-moi… »
Mais Daniel n’avait pas encore découvert le rôle joué par la
descendance de Gwen dans l’engendrement de la poétesse dans cette piste fausse.
Cela était en corrélation avec la présence de Betsy Blair en 1888. Qu’était-elle
devenue ?
Louis Jouvet interrompit cette cogitation de Daniel Lin. Sa voix,
filtrée par le masque, parvint déformée aux oreilles du commandant Wu.
Incongrûment, il le questionna :
« Pourriez-vous m’expliquer la raison de la non présence de Jules
Berry à l’Agartha ? Excusez les circonstances, mais ce problème me
titille. »
La question absurde tombait
comme un cheveu dans la soupe alors qu’une multitude de calmaroïdes-Kulm
surgissaient de niches, d’anfractuosités des tunnels et boyaux du lit du Congo
souterrain. Mis au pied du mur, les héros n’avaient pas le choix :
poursuivre ou périr et Louis Jouvet, qui avait compris non pas le comique de la
situation, mais son contraire dramatique, en homme de théâtre expérimenté,
avait interrogé Daniel afin de détendre l’atmosphère oppressante.
Or, le fleuve chthonien venait de se métamorphoser une nouvelle fois.
Les dinghies, après l’entonnoir de Dante, après le tourbillon, venaient de
déboucher en des eaux trompeuses plus calmes, aux tréfonds de la terre, en un
impluvium aux arcatures Renaissance, impluvium mis en abyme, reflété
infiniment en trois ou quatre dimensions, de haut en bas, de gauche à droite,
d’avant en arrière, renversé aussi, débouchant ou s’amorçant sur et vers
l’outre nulle-part. Palais florentin piège et miroir, aux milliers de galeries
marbrées, superposées en tous sens, stuquées, agrémentées de statues parfois chryséléphantines
aux socles quelquefois ancrés au plafond qui était le parterre, tête en bas.
Au-dessous, la voûte à caissons maniéristes. Et les trompe-l’œil miroités
multipliaient ces successions infinies palatiales enchaînées et imbriquées,
sorties de l’imagination d’un Bramante, d’un Bernin et d’un Andrea Palladio
devenus déments. Il s’agissait là de l’épicentre d’un cube de Moebius multidimensionnel. Un espace restreint et en même temps illimité, sans bords, confiné en un micro-macro univers apparu en un point précis de l’espace-temps, un macro-microcosme, figure mathématique repliée sur elle-même. Le grand enfermement. Les arcades inverses ou non s’étendaient sur des milliers de kilomètres et les calmaroïdes, les fils de Cthuluh, survenaient de toute part, éployant leurs tentacules poisseux en des fushuuu horripilants tout en éjectant leurs nuages d’encre. Tout fut bientôt en passe de s’obscurcir.
devenus déments. Il s’agissait là de l’épicentre d’un cube de Moebius multidimensionnel. Un espace restreint et en même temps illimité, sans bords, confiné en un micro-macro univers apparu en un point précis de l’espace-temps, un macro-microcosme, figure mathématique repliée sur elle-même. Le grand enfermement. Les arcades inverses ou non s’étendaient sur des milliers de kilomètres et les calmaroïdes, les fils de Cthuluh, survenaient de toute part, éployant leurs tentacules poisseux en des fushuuu horripilants tout en éjectant leurs nuages d’encre. Tout fut bientôt en passe de s’obscurcir.
Malgré le dramatique de la
situation, Daniel répondit à Louis Jouvet :
- Louis, fit humblement le
Superviseur, posez-vous la question : pourquoi ai-je banni toute forme
d’argent d’Agartha city ? De même, pourquoi la cité n’héberge-t-elle aucun
politicien, aucun souverain, monarque ou chef d’Etat, y compris Shah Jahan ou
Cyrus le Grand qui eussent pu y prétendre ? Je refuse aussi les
dignitaires religieux, les saints et prophètes de toute sorte, de toute
croyance, afin de prévenir le prosélytisme. Même des personnalités comme le
cinquième Dalaï Lama, Elie, Jean Jaurès ou Marcucius, le chef de guerre Castorii
qui se convertit à la paix avec Hellas, même Ashoka d’ailleurs n’y figurent
pas.
- Je ne saisis pas le lien avec
Jules, reprit le comédien. Ou alors, c’est subtil.
- Berry était un flambeur
invétéré, amateur de paris, de courses, de casinos, de bandit manchot et
autres. Souvent, Lobsang Jacinto a déploré que ses frères Navajos ou Arapaho
des pistes 1721 et 1722 se soient résignés, pour survivre dans les Etats-Unis
de la fin du XXe siècle, à diriger des casinos. Certains investirent aussi dans
les gisements pétrolifères ! Ils y firent leur beurre tant que put
perdurer le système capitaliste. Il n’était donc pas question que Jules Berry
fît partie de la communauté. De même ces Amérindiens malins. Cet acteur, qui
jamais au grand jamais ne connaissait son texte, aurait passé son temps à
claquer des sommes colossales à la roulette, à moins qu’il n’eût cassé la
baraque grâce à quelque martingale soutirée à un des mathématiciens de la cité,
en contraignant nos Navajos, Pueblos, Apaches, Séminoles, Cherokees ou Sioux mercantiles
à lui verser tous ces vilains gains. Le jeu d’argent est une drogue, une
addiction.
- Soit.
Alors, tout bascula de nouveau.
Le commandant Wu pressentait que, depuis un certain temps, l’équipe avait
quitté l’Afrique pour être transportée ailleurs. L’illusion générée par des
facteurs multiples brusqua les humains, les hybrides (Violetta, Lorenza, Azzo),
les animaux et l’Hellados. Une gueule caverneuse colossale, mascaron de
divinité fluviale, d’Akhelóös, bouche des enfers d’une enluminure du XIIe siècle,
vomit les trois embarcations en un torrent qui déboucha en une contrée autre,
où la guerre s’apprêtait à sévir.
***************
Guillaume exécrait l’inaction. Il
s’attendait à du sport. Appréhendant que Frédéric lui remît ses
instructions pour la journée, il se distrayait à la lecture de la presse
française. Il se désintéressait des journaux italiens, dont il ne comprenait
pas la langue. Nous savons que ce péché mignon de Pieds Légers avait pour
inconvénient de maculer ses doigts d’encre, et qu’il laissait partout ses
empreintes, ce qui l’avait fait remarquer par Sir Charles, lancé ainsi sur la
piste de la bande du Danseur de cordes. Guillaume allait se considérer pour
partie responsable des événements vénitiens que nous vous narrerons. Les quotidiens
dont il disposait à l’hôtel n’étaient pas d’une absolue fraîcheur
informative : ils parvenaient en la cité des Doges avec vingt-quatre à
quarante-huit heures de retard. Nous ne vivions pas au temps des excès de
l’Histoire immédiate, de la connexion non-stop à la toile.
Présentement, le jeune homme
lisait tranquillement dans sa chambre un Petit Journal de
l’avant-veille, édition du soir. Une manchette l’attira. Un fait divers,
puisque, déjà à cette époque, le lectorat populaire s’intéressait davantage à
ceux-ci qu’aux arcanes de la politique, a fortiori internationale.
« Pristi ! » ne
put-il s’empêcher de jeter en l’air.
La une du quotidien racoleur
était illustrée par un dessin tapageur censé représenter l’agression dont avait
été victime le bien connu journaliste antisémite Edouard Drumont.
La scène était figurée de manière
à susciter la peur et la répulsion. Le chromatisme des couleurs se limitait au
rouge pivoine et au pourpre, au bleu canard, au jaune canari (pour le halo des
réverbères), au noir et au gris. La théâtralité et la fantaisie de cette
représentation étaient accentuées par l’aspect des apaches : ils ne se
contentaient pas d’arborer des tricots rayés de canotiers d’une propreté
douteuse, des ceintures rouges de matamores, des foulards noués au cou et des
casquettes enfoncées sur le crâne jusqu’à dissimuler les fronts. Leurs
avant-bras musculeux s’ornaient de tatouages menaçants et outranciers en formes
de nœuds coulants, de cordes de funambules et de têtes de mort. Le dessinateur
avait même pris soin de représenter un des bandits balafré du front à l’arête
du nez, invention de sa part du plus bel effet.
L’Illustration, quant à
elle, montrait en première page un dessin à peine moins sobre. Si le premier
quotidien s’était contenté de quatre apaches, l’hebdomadaire avait forcé la
dose : c’était une bande de dix forbans qui s’acharnait sur un Drumont
sans défense, gisant à terre dans une flaque de sang d’un écarlate à soulever
le cœur. Son nez brisé et sa barbe en bataille dénonçaient les souffrances de
son corps martyrisé.
Le plus grave consistait dans les
titres fracassants des deux journaux : pour l’un, Le Retour de
l’Artiste et, en sous-titre : Cette fois-ci, il va trop loin. Pour
l’autre, un brin sotto voce : Le chef de la pègre Frédéric Tellier
ressuscité. Même Satan n’en a pas voulu !
Le journaliste de bazar qui avait
pondu cette insanité plumitive laissait entendre que le Danseur de cordes avait
opté pour des positions politiques dangereuses : ce n’était pas un bon
Français ; soit l’Allemagne le stipendiait, soit les assassins nihilistes
qui avaient assassiné le tsar Alexandre II le payaient.
Le sang de Pieds Légers ne fit
qu’un tour : il devait prévenir le Maître d’urgence. Sa surprise et son
indignation étaient telles qu’il laissa tomber sa chique sur le col de sa
chemise qu’il tacha abondamment d’un jus brun peu ragoûtant.
****************
Or, présentement, Tellier était
fort préoccupé. Ses sens exacerbés par plusieurs décennies de double ou triple
vie, il s’était rendu compte qu’il était l’objet de l’attention d’un espion,
mais de quel camp était-il ?
La réponse n’allait pas tarder à
lui parvenir.
Michel Simon se trouvait écartelé
entre l’impératif de la poursuite de sa mission d’ange gardien auprès de
l’Artiste, suivant en cela les ordres du commandant Wu avec rectitude, et
l’obligation humanitaire de délivrer le prisonnier Dodgson de son miroir, quel
que pût être son emplacement. Il pressentait, sans pouvoir en expliquer les
causes, que cette captivité était un des fils de la tapisserie compliquée dans
laquelle lui-même et ses amis se trouvaient emmêlés.
« C’est pas un maléfice, un
sortilège, pensait le Suisse, ses mains trifouillant dans ses poches à la
recherche d’une blague à tabac hypothétique. Fichtre ! Torquemada est mort
depuis des lustres ! On ne brûle plus pour sorcellerie, ni à Venise, ni en
France ! »
Après mûres réflexions, Michel
Simon se décida. Il allait se révéler à Frédéric et tout lui dire. C’était plus
important pour lui que de suivre les recommandations de Daniel, les doigts sur
la couture du pantalon.
Alors que le Danseur de cordes
s’apprêtait devant une coiffeuse à modifier son grimage pour suivre
Aurore-Marie de Saint-Aubain dont il avait su qu’elle avait quitté la compagnie
de d’Annunzio munie d’un étrange livre, son ouïe sensible perçut la tentative
de crocheter la serrure de la porte d’entrée de la chambre qu’il louait.
Aussitôt, sa main droite se porta sur un long surin à la lame bien aiguisée
tandis que sa gauche se saisissait d’un Derringer à la crosse d’ivoire. Se
levant sans bruit, il se dissimula derrière l’huis, laissant ainsi l’importun
s’introduire chez lui.
Le rossignol avait fait son
office. Le quadragénaire poussa un ouf de soulagement tout en entrant dans la
suite.
« Foutre, y’a personne ! »
Aussitôt, il regretta ses
paroles, car il sentit une poigne de fer l’immobiliser par le col tandis que
l’acier froid d’une lame appuyait sur sa glotte.
« Pitié ! J’suis pas là
pour voler !
- Michel Simon ! s’étonna
Tellier qui avait reconnu la voix du comédien.
- Ah, compère ! L’moment est
inapproprié pour jouer au chourineur !
- Dois-je faire mea culpa pour
cette méprise, Michel ? C’était donc vous qui me suiviez depuis que je
suis arrivé ici. Bravo pour votre maquillage, je ne me suis douté de rien. Qui
vous a donné des cours ?
Le comédien suisse parut
embarrassé. Il mit quelques secondes à répondre.
- Si je vous le disais, vous ne
me croiriez pas. C’est maître Albriss.
- J’en conviens, vous avez été à
bonne école. Mais cela s’explique, car le lieutenant a souvent dû se faire
passer pour un pur terrien. Castrat à l’époque de Vivaldi, guerrier zoulou au
XIXe siècle, bras droit du roi mandingue Abou Bakari II au XIVe siècle et ainsi
de suite. Pour en revenir à nos affaires, je suppose que votre tentative
d’effraction s’imposait par une nécessité urgente.
- On ne peut rien vous cacher.
- Votre crochetage a-t-il un lien
avec Barbenzingue ?
- Tout à fait, mais
indirectement. C’est un tout petit peu plus compliqué. Est-ce que le nom
Dodgson vous dit quelque chose ?
- Je ne suis pas une encyclopédie
vivante !
- Mais tout de même, Alice au
pays des merveilles, Alice à travers le miroir…
- Lewis Carroll ! s’exclama
Tellier, à peine surpris.
- Z’avez tout compris ! Et
j’puis vous assurer qu’à l’heure qu’il est, il se trouve dans de beaux
draps ! Pour lui, le fantastique est devenu réalité.
- C’est-à-dire ?
- Eh bien, Dodgson a traversé le
miroir. Il s’y retrouve prisonnier depuis tantôt vingt-trois ans. Je suis de
bonne foi. Vous me connaissez, je ne suis pas porté sur le mensonge, bien que
ma profession m’y oblige. J’ai un esprit assez pragmatique. Si vous le
permettez, acceptez de me suivre. Nous allons vérifier mes dires sur pièce
immédiatement.
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Pas un miracle, mais une solution.
Tous deux allaient quitter la
chambre lorsque Guillaume surgit au débotté, la cravate nouée à la diable et
les cheveux en bataille.
« Ah, maître, vous
voici ! Visez un peu ce que je vous apporte. Zieutez-moi ça ! »
Michel Simon fit une remarque tandis
que l’ancien escarpe jetait sur un guéridon les journaux plus ou moins
chiffonnés qu’il avait compulsés.
« Ses paluches sont pourries
d’encre ! Encore heureux qu’il ne se lèche pas les doigts. Sa langue
serait aussi noire que de la suie ! »
L’Artiste se saisit du Petit
Journal et ne put que constater les mensonges s’étalant sur quatre à cinq
colonnes selon le format usité.
- Que le boulanger me
patafiole !
Il lut rapidement le contenu
ignoble de cette presse de caniveau. Il eut le plus grand mal à conserver son
sang-froid. Arrivé au terme de sa lecture, il jeta :
- Il n’y a pas à se
questionner : c’est un coup monté signé Merritt.
- Comment, maître ?
- C’est évident, mon petit. Je
connais le profil des hommes de main qu’utilise ce gentleman assassin. Notre
cambriolage londonien a été éventé.
A ces mots, Pieds Légers réalisa
sa gaffe.
- Pardonnez-moi, maître, mais je
suis responsable. C’est moi qui ai laissé des indices qui nous ont trahis.
- Tes mains, gamin, tes
mains ! siffla Michel Simon.
- Pourquoi n’as-tu pas porté
continuellement des gants ? C’est le B.A. BA du métier de cambrioleur.
Mais vivre dans la cité de l’Agartha t’a fait perdre des années d’enseignement.
Réalises-tu les conséquences ?
- Ben, on ne peut plus revenir en
France. La rousse est à nos trousses. Si nous passons la frontière, nous sommes
bons pour Mazas.
- Pas seulement, reprit Frédéric.
Avec mon passif, l’abbaye de monte-à-regret me sera réservée, à moins que les
sicaires de Sir Charles ne me trouent la peau avant.
A ces mots, Michel Simon leva un
sourcil.
- Abbaye de monte-à-regret ?
Ah, oui ! Mais nous n’en sommes pas encore là, Frédéric !
Le Danseur de Cordes acquiesça.
- Montrez-moi ce mystérieux
miroir, Michel. Cela me changera les idées. Je n’aime pas ruminer ma colère. Je
ne suis pas le pègre qui exécute ses séides lorsqu’ils ont fauté.
Penaud, Guillaume baissa la tête
et promit de se faire oublier durant les prochaines heures.
A suivre...
****************