vendredi 30 novembre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca : épisode 8.



Hôtel de Cluny, 18 septembre 1877, côté boulevard Saint-Germain, huit heures moins dix du soir.

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J'avais suivi les recommandations d'Odilon d'Arbois en me vêtant en jeune garçon. Telle quelle, avec mon pantalon lustré, ma veste rapiécée aux coudes, mon foulard sale au cou, mes godillots et ma casquette, j'avais l'allure d'un Gavroche, d'un gamin des barrières ou d'un jeune vagabond d'un roman de Dickens. Nélie arriva avant l'explorateur. Je craignis qu'il ne m'ait fait faux bond, d'autant plus que mon intention n'était plus de le mettre hors d'état de nuire, mais, au contraire, de le seconder pour libérer Aurore-Marie. Mon amie s'était aussi vêtue d'oripeaux masculins défraîchis, et elle avait poussé le soin du détail jusqu'à se noircir la figure au charbon de bois. Elle sifflotait un air vulgaire de bastringue ou de café-concert. Je ne lui connaissais pas ce côté garçon manqué. En se déhanchant comme un garnement polisson, elle s'approcha de moi en riant.
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« Un vrai petit ramoneur savoyard à la gueule noire ! lui dis-je.
- Non, Charlotte, je suis un petit voyou, un « marmouset » ou un « pieds légers »!
- J'ai apporté le cahier de d'Arbois.
- Fort bien! »
Huit heures sonnèrent et Odilon d'Arbois arriva enfin, en un singulier équipage : une patache attelée d'une misérable rosse ou haridelle,  dans laquelle était entreposé tout un matériel digne du Voyage au centre de la Terre, de monsieur Jules Verne. Il s'irrita à la vue de Nélie.
« Mademoiselle, vous n'avez pas suivi mes recommandations ! Vous n'êtes pas venue seule ! Heureusement, j'ai du matériel en suffisance : lampes de mineurs, cordes, pics...
- En fait, nous sommes venues toutes les deux pour venir en aide à une jeune demoiselle.
- Je sais. »
Comment savait-il? Le chemineau du Luxembourg et le vieux faraud de Drouot étaient-ils des complices ? Tout en prenant garde à ne pas trahir mon étonnement, ne serait-ce que par le regard, je repris la parole :
« Je vous rends votre traduction, avec le plan d'exploration des souterrains qui l'accompagne. »
Il me prit le cahier que je lui tendais puis attacha la rossinante et sa misérable voiture à une borne.
Odilon d'Arbois prit l'équipement. Il tendit des lampes à bobine Ruhmkorff et à pile Bunsen ainsi que des sortes de piolets dont nous nous emparâmes. Nous mîmes des cordages et des sacs en bandoulière : ils contenaient des barres à mine et des paquets d'une substance grise et pâteuse. Puis, il sortit un pot en grès qu'il ouvrit.
« Je vous conseille vivement de vous enduire la figure, le cou et les mains de cet onguent à base de populéum, jà en usage au temps des Antonins. Nous allons descendre dans une sorte de bouche de l'enfer où nous risquons de devoir affronter de fort nocifs rayons lumineux. »
Nous nous exécutâmes.
« Il y a un muret à escalader puis un trou d'homme qui constitue une entrée clandestine donnant sur le frigidarium des anciens thermes ruinés de Cluny. » reprit l'aventurier.
Cela fut difficile pour nous, faibles femmes non accoutumées aux pratiques sportives à l'anglaise, d'escalader le muret puis de descendre par l'étroit trou assurément inadapté à de grasses créatures ingresques qu'heureusement nous n'étions point. Je voulais remercier Mère de m'avoir autrefois critiquée en me jugeant insuffisamment pourvue en la matière pour séduire un homme! Parvenues en bas, nous actionnâmes les bobines Ruhmkorff. Un éclairage blafard nous révéla la singularité des lieux.
Nous nous retrouvions dans une vaste salle souterraine, où nos pas résonnaient en écho. Les murs étaient de briques ou d'un mortier dont le revêtement avait été à moitié enlevé par l'usure des siècles. Les vastes voûtes nous impressionnèrent. Un reste de bassin, ruiné, occupait le centre de la salle. Des mosaïques, recouvertes de débris et de plâtras de toutes sortes se laissaient encore deviner sur le sol par places.
« Opus testaceum, opus mixtum et opus caementicium !
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 Tels sont les appareils employés par les Gallo-Romains qui édifièrent cet établissement de bains public en l'antique Lutèce, nous expliqua d'Arbois. Avancez mesdemoiselles. Le passage secret vers la catacombe est par là ! »
Ma lampe éclaira un vestige païen sculpté de bas-reliefs.
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« Le pilier des nautes ! m'exclamai-je. Je le pensais à un autre emplacement. Qui l’aurait donc déplacé ?
- Les anciens dieux gaulois nous contemplent ! s'émerveilla Nélie. Esus, Cernunnos, Teutatès... 
- L'érudition archéologique n'a pas sa place ici! s'énerva l'explorateur. Je dois retrouver la bonne moulure du monument pour ouvrir la porte secrète. »
D'Arbois tâtonna cinq longues minutes avant de toucher le bon bas-relief. Le pied d’Esus s'enfonça légèrement. Il y eut un craquement à notre gauche. Un panneau de pierre pivota, révélant un escalier aux degrés usés par les centaines de pas qui avaient dû le parcourir depuis mille sept cents ans. Nous entamâmes une hallucinante descente dans l'antre de démons païens que le culte impérial aussi bien que les paléochrétiens avaient âprement combattus. D'Arbois nous guidait, plan en main. La voûte grossière du premier escalier me parut menacer de s'effriter, mais il n'en fut rien. En bas des marches, au nombre de cent trente, nous traversâmes d'étroites galeries parfaitement nues, qui mêlaient la terre et le mauvais mortier voire étaient creusées à même une roche semblable à celle des carrières et des catacombes. Plusieurs tronçons étaient obturés ou maladroitement étançonnés, mais le plan de d'Arbois était fiable, et nous pouvions lui faire confiance dans ce qui tournait au labyrinthe.
« A gauche ! » nous dit-il. Puis, cinq minutes plus tard : « Prenez le nouvel escalier à droite. Il comprend trente-deux marches. Attention à ne pas glisser ! »
Au fur et à mesure que nous progressions dans ce dédale hors d'âge, les parois se modifiaient, révélant, deçà-delà, des concrétions de plus en plus étranges.
« Oh, les jolis fossiles ! Comme ils feraient bien dans mon salon! » minauda Nélie.
Les bobines Ruhmkorff et les piles Bunsen nous dévoilèrent un spectacle digne de Jules Verne, propre à fasciner tous les professeurs Lidenbrock et les Axel en herbe.
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« Les craies constituant ce sous-sol regorgent de bélemnites, d'ammonites et autres trilobites. Mais ne traînons pas ! Les étançons sont anciens et peu solides ici. Ils remontent au Pontifex Primipile Arnauld de Pomponne, par ailleurs ministre de Louis XIV. Le Roy-Soleil, qui comme vous le savez, combattait toutes les dissidences religieuses, le renvoya lorsqu'il apprit sa position de numéro deux des Tétra-épiphanes !
- Et cet autre fossile intrigant ? demandai-je. De grands yeux lobés, des nageoires de seiche, une bouche en forme de tranche d'ananas, et deux curieuses « dents » ressemblant à des corps étêtés de crevettes.
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- Anomalocaris, le seigneur des mers cambriennes, qui ne sera officiellement découvert qu'au prochain siècle dans les schistes fossilifères de Burgess Hill au Canada !
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- Vos connaissances sont étranges... répliquai-je.
- J'ai beaucoup voyagé. J'ai percé les secrets du sanctuaire où je vous conduis. »
Une question me brûlait les lèvres. Je me remémorai le plan.
« Où tout cela va-t-il nous mener ? Cela fait plus d'une demi-heure que nous cheminons.
- Le naos suprême est situé à cent mètres sous la colline de Chaillot, avec les « portes » vers les ailleurs...que seuls les codex peuvent activer. Attention au nouvel escalier ! »
Après une quarantaine de marches et deux nouvelles galeries, les lieux se modifièrent encore. Des tesselles rouges et un revêtement stuqué, bien que fort abîmés, ornaient les parois. La voûte s'élevait ; la galerie s'élargissait sensiblement.
« Nous atteignons l'ancien sanctuaire abandonné au XVIIe siècle après les persécutions de Louis XIV. » fit l'aventurier.
Nous vîmes des mosaïques étranges, de facture incontestablement gallo-romaine : un squelette portant deux cruches, avec l'inscription latine refrigeret, de curieux chrismes entourés de cercles de feu avec des mots grecs identiques à ceux des chevalières observées par Nélie. La lampe de d'Arbois éclaira le tout.
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«L'invocation des quatre hypostases ! Pan Zoon, Pan Chronos, Pan Phusis et Pan Logos. Nous sommes tout près ! »
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Plus loin une mosaïque vivement colorée de tommettes rouges, bleues et vertes montrait en un dessin naïf une sorte de sage ou philosophe barbu vêtu d'une tunique blanche, en position d'orant, recevoir quatre foudres joviens qui irradiaient son corps. Chaque foudre portait les mêmes qualificatifs  grecs que tout-à-l'heure.
« Cléophradès d'Hydaspe recevant la Révélation Divine ! Nous brûlons ! »
Le sol s'encombrait davantage à chaque minute de débris divers : tessons de poteries sigillées ou à engobe noir, fragments de stuc, d'amphores, de verre romain, mais aussi ossements humains et animaux. La muraille se creusait de niches dans lesquelles étaient couchés des squelettes des deux sexes, empoussiérés,  rongés et désarticulés par les siècles. Nous jouxtions sûrement une catacombe occulte. La lampe Ruhmkorff de mon amie illumina quelque chose de suffisamment remarquable pour qu'elle s'extasie :
« Oh! Charlotte, quelle merveille ! »
Une statue en pieds d'environ deux mètres, hiératique, drapée dans une toge aux plis rigides, se dressait face à nous. Le haut personnage à la longue barbe descendant jusqu'à la ceinture avait de grands yeux rêveurs levés vers le ciel conformément aux codes artistiques institués à compter de l'époque constantinienne. Par-dessus tout, le vieillard vénéré était coiffé d'une couronne solaire irradiante, tel le Sol Invictus d'Aurélien. Le socle de la statue portait une dédicace latine signée.
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« La statue de Pan Logos, l'Etre Suprême ! s'enthousiasma d'Arbois. Seigneur ! La dédicace ! Elle est signée Julien en personne ! Mesdemoiselles, vous contemplez présentement la statue de Pan Logos, dédicacée par Julien l'Apostat en l'an 360. Vous n'êtes pas sans savoir que l’Imperator maudit avait fait de Lutèce sa capitale. La légende disait vrai : non content d'embrasser la foi polythéiste de ses ancêtres, Julien s'était converti à la Tétra-Épiphanie, au point d'en devenir le Grand Prêtre de 360 à 363. Le dieu est encadré par les deux mosaïques des « évangélistes » du Pan Logos en train de composer leur opus major : Cléophradès d'Hydaspe à sa gauche rédige le codex Tetra Epiphaneia ; Euthyphron d'Ephèse, le disciple bien aimé et premier successeur à sa droite écrit la Tetra Sphaira. Nous sommes parvenus à l'entrée du saint des saints mais...Oh non ! Celle-ci est bouchée par un mur de béton ! » 
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Ces mosaïques protobyzantines, portraits des deux gourous tétra-épiphaniques, ainsi qu’on le dit aux Indes – Cléophradès étant d’origine gréco-indienne comme l’indiquait le nom Hydaspe, patrie du roi Pôros, ennemi d’Alexandre, du moins si l’on suivait les dires de notre guide érudit aventureux – ces œuvres donc, de par leur style, constituaient des prémonitions des enluminures hallucinatoires de l'évangéliaire carolingien d'Ebbon, au mysticisme exacerbé, composées autour de l'an 820, miniatures où l'on voyait les évangélistes, dans les plis tourmentés de leur drapé antique, rédiger la Bonne Nouvelle sous l'inspiration et la révélation du Verbe de Dieu. Intéressée par tout ce qui touchait à l’évolution de l’art du dessin, l’iconographie du Moyen Age et sa symbolique ne m’étaient pas étrangères, bien que mon beau-frère ne fût pas, tant s’en fallait, un spécialiste de l’histoire des Beaux-Arts. Cependant, quoiqu’il me parût normal que Nélie et moi-même partageassions une certaine surprise inhérente à la découverte, celle, apparemment non feinte, d’Odilon d’Arbois me semblait intrigante. Il connaissait soi-disant ces souterrains comme la poche de son paletot mais se laissait surprendre autant que nous, pauvres exploratrices improvisées.
« Monsieur, quelque chose m'échappe, me permis-je d'observer, sagace. Vous nous dites avoir déjà exploré cet endroit puis vous paraissez découvrir le tout en même temps que nous.
- Parce que ma précédente exploration, il y a deux ans, n'avait pas emprunté le même itinéraire et que des galeries se sont effondrées depuis ! Il y avait une deuxième entrée du sanctuaire, non obstruée comme celle-ci. Il nous faut attaquer ce béton. Prenez les pics !
- Nous sommes de faibles femmes ! Jamais nous ne pourrons... marmotta Nélie, de nouveau capricieuse.
- Je vous montre l'exemple ! Han ! » cria d'Arbois en abattant son pic sur le mur bétonné.
Nous nous acharnâmes vainement plus de vingt minutes, sans même parvenir à effriter le bloc. Notre aspect aurait excité tout mâle vicieux. Nélie et moi étions sales, trempées de sueur et à demi dévêtues. Nous avions tombé casquette, veste et chemise de Gavroche et apparaissions en pantalon d'homme poussiéreux, mais sans corset ni cache-corset, bref, en chemise de femme à fines bretelles que nous avions glissée sous notre déguisement : nous n'avions pas osé le caleçon long masculin comme sous-vêtement. Cela gratte !
« Nous allons devoir miner le mur ! Sortez les barres et la « pâte » ! Attaquons par les côtés ! Tant pis pour les mosaïques !
- C'est du vandalisme, m'exclamai-je. Ces œuvres sont uniques !
- Laissez-moi disposer l'explosif. Je vous conseille de vous abriter.
- Le bruit de la déflagration ne risque t-il pas de nous faire repérer ?
- Il y a plutôt danger d'éboulement ! » répondit sèchement le voyageur.
Le travail de sape fut effectué, endommageant irrémédiablement ces trésors artistiques du Bas Empire. Les barres et l'explosif, sorte de « pâte » grise malléable inconnue de nous deux, semblable à du mastic, furent disposés en quatre endroits autour du béton. Puis, d'Arbois  relia ce « mastic » et les barres à des fils qui eux-mêmes aboutissaient à une espèce de boîtier avec un piston au-dessus.  Nous nous mîmes tous trois à l'abri dans un recoin de galerie encombré de débris. L'explorateur abaissa le piston. L'explosion, assourdissante, eut lieu et une pluie de gravats et de poussière s'abattit au risque de nous faire suffoquer et de nous engloutir. Nous demeurâmes aveugles durant quelques minutes, puis, j'entendis d'Arbois s'écrier joyeusement :
« Victoire ! C'est ouvert ! Venez ! »
Par la brèche, nous pénétrâmes dans une vaste salle ronde, en forme de panopticon, où un spectacle indicible, atroce, nous attendait : le lieu était jonché de centaines de momies hideuses, grimaçantes, comme vitrifiées, hyalines, et imprimées dans la terre. A défaut d'être incas ou africaines, ces momies, contorsionnées et tourmentées par les affres d'une poignante agonie, avaient le type européen ! Elles portaient encore des fragments de ce qui ressemblait à des toges ou tuniques antiques. Certains corps étaient disloqués, démembrés, déchiquetés, réduits à des restes épars à demi agglomérés qui dans le sol, qui dans les murs, qui jusque sur la voûte, comme s'ils avaient été projetés par le souffle d'une déflagration plus violente que celle de tous les explosifs connus. L'un de ces cadavres était des plus horribles : aux trois quarts amalgamé à une paroi rongée de mousse, comme imprimé dans la pierre selon ce nouveau procédé que l'on appelle héliogravure, son visage déformé par un rictus de mort et ses bras décharnés émergeant seuls de la paroi, il semblait implorer l'aide de sauveteurs hypothétiques. Une autre victime de ce désastre inconnu n'était plus qu'un bras avec sa main squelettique rétractée comme une serre, qui pendait du plafond.
Nul trésor des Incas ou des Moro Naba en ces lieux de désolation. L'endroit comportait un bassin, une piscine centrale, où, sans doute, on pratiquait autrefois des rites d'immersion (rappelez-vous la mosaïque avec le mot refrigeret) similaires aux premiers baptêmes des paléochrétiens, dans la tradition de Saint Jean-Baptiste. Un fond d'eau croupie envahie par la vase, à la pestilence affirmée, laissait deviner d'autres cadavres. Une végétation primitive proliférait anarchiquement, colonisant tous les murs bâtis en appareil romain dit opus quadratum, tous les interstices, poussant jusque sur les corps, affreux lichens verdâtres étrangement luminescents. Nous pûmes éteindre nos lampes de mineurs, car l'éclairage phosphorescent de la salle suffisait amplement à assurer notre vision.
A cet instant, d'Arbois sortit un étrange appareil de son sac, avec un cadran gradué et une aiguille, objet qui se mit aussitôt à crépiter ! L'aiguille indiqua une valeur élevée d'une mesure inconnue.
« Ne nous attardons pas ici, mesdemoiselles. L'endroit est encore contaminé cinquante ans après la catastrophe ! Les radiations peuvent nous tuer comme ces malheureux. Mon compteur est infaillible ! »
Quelque chose s'était donc produit ici vers 1827. Quelque chose d'une ampleur suffisante pour tuer instantanément des dizaines de personnes.
« Prenons la troisième galerie à gauche, vite ! » reprit l'aventurier.
Nous franchîmes successivement deux sortes de sas, séparés chacun par une lourde porte en plomb, qui s'ouvrait par un volant central. Lorsque nous fûmes parvenus derrière la seconde porte, d'Arbois contrôla son appareil : le crépitement s'affaiblissait et l'aiguille du cadran s'abaissa.
« Les becquerels ont diminué. Nous sommes hors de danger. Espérons que l'onguent protecteur suffira à nous préserver des conséquences de notre exposition à tous ces rayonnements nocifs. »
L’étrangeté de d’Arbois, de ses propos, des connaissances qu’il formulait, des appareils qu’il manipulait, me faisait subodorer quelque chose d’impensable. Nos oreilles rationalistes et positivistes étaient certes prêtes à entendre énoncer n’importe quel rêve scientifique, mais là… Et si d’Arbois venait de l’avenir ? Le problème était de savoir lequel, puisque le codex mexafricain m’avait révélé qu’il existait plusieurs mondes possibles. Quand et où était-il né ? Je le supposais du siècle prochain, sans pouvoir étayer d’aucune preuve cette invraisemblable hypothèse, ignorant à quelle date on inventerait les équipements dont il usait.
La nouvelle section du sanctuaire où nous venions de pénétrer, plus récente d’apparence, reprenait les mêmes mosaïques, mais il s'agissait visiblement de copies modernes, réalisées peut-être au début de notre siècle, exécutées selon la mode néoclassique alors en vogue. De plus, l'éclairage me frappa : des lampes émettaient ce que l'on appelle du courant électrique. Aux répliques de mosaïques s'ajoutèrent des stèles en marbre blanc, sur lesquelles était gravée en lettres d'or une longue liste de noms et de dates. Je lus :
« Cléophradès d'Hydaspe (148-170)
Euthyphron d'Ephèse (170-194)
Dion d’Utique (195-224)
Anaclet d'Oxyrhynchos (224-251)
Plotin de Lycopolis (251-270)
Jamblique (271-330)
Eugène de Carthage (331-359)
Julien l'Apostat (360-363) (...) »
On eût dit comme une liste de papes... Sur ces inscriptions lapidaires, dont les caractères s’apparentaient à ceux de l’épigraphie latine, des noms illustres côtoyaient des personnages obscurs, qui n'avaient laissé aucune trace historique connue... par exemple le comte Paul, Egidius, Syagrius, Clodweg 1er, Tassilon de Bavière, Hucbald de Saint-Amand, Gerbert d'Aurillac, Adalard de Riom, la papesse Jeanne, le roi de Castille Pierre le Cruel, le cardinal Cisneros, le premier Cromwell, l'Empereur Rodolphe II, le duc d' Olivares, Antoine Arnauld, le prince de Conti, le prince Antonio de Cellamare,
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 célèbre conspirateur espagnol, Frédéric II de Prusse, Talleyrand... 
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« Tous les Grands Prêtres des Tétra-Épiphanes depuis l'origine, s'exclama d'Arbois. Ah, les salauds ! jura-t-il brusquement. Les salauds ! Elle est déjà inscrite !
- Qui donc ?
- Vous savez lire, non ?
- Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1786-1838)
Eugène-François Vidocq (1838-1857)
Adolphe Thiers (1857-1877). Déjà ! Sa mort remonte seulement à une quinzaine de jours !
- Le dernier nom, mademoiselle, le dernier nom ! L'inscription est toute fraîche !
- Mon Dieu ! La pauvre petite ! »
Ainsi, la preuve était faite : d'Arbois « savait » bel et bien, mais j'ignorais comment ! Etait-il doté du don de voyager dans le temps ? Le sanctuaire duquel nous approchions recelait-il la clef rendant cette utopie scientifique réalisable ? Utopie hasardeuse qu’aucun écrivain à ma connaissance, depuis Louis Sébastien Mercier, n’avait osé aborder.[1] Il aurait fallu que notre explorateur eût été doté du don de traverser l’éther luminifère, ou eût conçu un véhicule capable de se déplacer à travers les époques. Nous déchiffrâmes l'impossible : « Aurore-Marie de Lacroix-Laval » suivie d'une date 1877 et d'un trait, suspension, pont vers l'avenir d'un millésime nécrologique indéterminé. Vu l'âge de la malheureuse enfant, ce « pontificat » risquerait d'être long, de dépasser peut-être le premier quart du prochain siècle.
« Et nous sommes tout près du lieu d'initiation ! Depuis la catastrophe de 1827 – date à laquelle des disciples inconscients, violant les ordres de Talleyrand et de Vidocq, ont ouvert la porte du monde mexafricain, à la date même de l'explosion atomique qui balaya les Anasazi le 15 avril 2045, répandant la mort en notre monde et notre temps – la « secte » a été obligée d'aménager un nouveau lieu, juste à côté, sis exactement à cent mètres sous ce qui sera le Trocadéro et aurait dû s'intituler Musée de l'Homme...
- Le projet de Percier et Fontaine ! m'exclamai-je.
- Sachez, mesdemoiselles, que ce « temple » néo-classique a tout de même vu le jour en un temps autre, où les Bonaparte ont perduré ! Je l'ai constaté de visu au cours d'un de mes « voyages »! »
Dans ma lubie d’oiselle, j’avais raison ; d’Arbois explorait bien le temps, non, les temps. Il se lâchait, se débridait peu à peu, multipliait les révélations, presque à l’emporte-pièce, sans craindre de passer pour un esprit dérangé à nos yeux néophytes. Il nous conta que l’accident de 1827 s’expliquait par le fait que les tétra-épiphanes de notre monde, pour la plupart des bonapartistes nostalgiques, avaient eu la révélation que, de l’autre côté, existait un univers napoléonien tout-puissant, où l’Aiglon venait de succéder à son père. Impressionnés par cette vision utopique d’outre-monde, d’un autre 1827, révélée par la manipulation des traités sacrés au cours d’une de leurs cérémonies folles, ils avaient tenté, malgré les injonctions du prince de Bénévent, alors leur chef, de fusionner les deux univers en un seul, plus favorable à leur cause, croyant se débarrasser ainsi de cette France de Charles X qu’ils abhorraient. Restait à savoir comment de simples livres antiques pouvaient être dotés de telles facultés…divines.  
N'y tenant plus, Nélie interrogea le mystérieux voyageur :
«  Êtes-vous un tétra-épiphane ?
- Je le fus voici quelques années ! Pour la « secte », je fais figure de renégat, que dis-je, d'apostat ! J'ai utilisé les codex à mon seul usage personnel, afin de découvrir et de piller les trésors des mondes alternatifs. Car les codex, psalmodiés correctement, ouvrent l'accès aux autres temps historiques. Ainsi, je m’aventurai voici cinq ans en un dix-huitième siècle démentiel, où des Russes alliés à des Chinois combattaient un mystérieux « dragon » humain appelé Daniel ! L'enjeu de la lutte était le jeune Bonaparte et l'existence ou non du monde napoléonide. Je vis d'apocalyptiques batailles, un art du corps à corps et des armes inconnus. Les Russes utilisaient comme signal d'attaque les premières notes du concerto « La Notte » de Vivaldi (d'Arbois nous fredonna le thème). Ils étaient commandés par une grande femme rousse. Un monstre les secondait : un siamois, redoutable sabreur, semeur de désolation, vêtu en hussard de la Mort. Son squelette aurait dû figurer dans les collections d'anthropologie physique du muséum de Percier et Fontaine. En fait, il y figure, ailleurs ! Les uniformes des soldats de Catherine II étaient singuliers : cheveux courts non poudrés, veste étroite entièrement boutonnée, basques courtes, casque à chenille. J'ai effectué des recherches dans les musées militaires de toute l'Europe. Les Russes portaient la tenue « Potemkine », utilisée officiellement de 1786 à 1797. Or, nous n'étions qu'en 1782 ! Uchronie, quand tu nous tiens ! »
Nous voulûmes laisser l'explorateur à son délire, bien que cette explication sommaire des pouvoirs des codex m’eût satisfaite. En mon for intérieur, je pensais que la véracité des voyages de d’Arbois était invérifiable. Plusieurs faits et détails, cependant, plaidaient en faveur de la bonne foi de notre aventurier, à moins que je délirasse comme lui, sous l’effet des paradis artificiels ou du laudanum, que je n’absorbais point : la salle aux squelettes, le traité mexafricain, les appareils de notre accompagnateur, les paroles de la pauvre Aurore-Marie, la mitrailleuse des acolytes du sinistre baron Kulm… Si je vivais un rêve éveillé, il durait en ce cas depuis bien quinze jours !   
Mais le devoir nous commandait de poursuivre et de délivrer mademoiselle de Lacroix-Laval, puisque tel apparaissait notre objectif commun, en dehors de toute velléité de chasse à un trésor hypothétique. Quelques instants après que nous eûmes repris notre marche, en suivant une galerie large où d’autres stèles s’alignaient, gravées de signes ésotériques, nous entendîmes des rires féminins. Il fallut nous cacher derrière un lourd pilier. Deux jeunes femmes, une brune et une blond-roux, cheminaient en pouffant. Elles portaient de curieuses robes antiques blanches, comme des vestales ou des druidesses, avec une ceinture de corde. Leurs cheveux étaient dénoués et tombaient jusqu'aux reins. Ils étaient juste agrémentés d'un padou vert. Les deux greluches se bécotaient et se tenaient affectueusement par la taille.
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« Deux lesbiennes ! murmura d'Arbois. Deux sales gouines !
- Cora Saphir et Valtesse de la Bigne ! fis-je, sotto-voce.
- J'ignorais que Valtesse fût « bi », reprit d'Arbois. Maîtrisons ces gourgandines ! Vous allez vous déguiser comme elles et nous prendrons le chemin qu'elles suivent. Je suis sûr qu'elles se rendent à la cérémonie d'initiation où officie Kulm en tant que numéro deux! »
L'effet de surprise fut complet. Maîtrisées et endormies par une étrange prise « asiatique », les deux courtisanes dévergondées furent hâtivement déshabillées. Grâce à Dieu, ces deux ribaudes n'étaient point nues sous leur tunique ! Malgré tout, leurs dessous m'intriguèrent. Constitués de deux pièces, orange pour Cora et rouges pour Valtesse, ils cachaient leur intimité. Ces pièces d'étoffe formaient une bande dissimulant les seins et une sorte de culotte courte, pour moi fort impudique.
« Elles portent des sous-vêtements féminins en usage dans la Rome antique. Il existe une mosaïque du IVe siècle montrant des jeunes femmes vêtues semblablement. On appelait ces dessous strophium  et subligaculum.
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- Mais ceci est très indécent ! s'écria ironiquement Nélie, son nez spirituel en l'air.
- Et vous ? Vous ne vous déguisez pas ? »
Pour toute réponse, d'Arbois sortit de son sac une espèce de bure immaculée de laine écrue.
« Mesdemoiselles, j'ai conservé mon froc d'initié. Il date de l’époque où je participais à l’expédition désastreuse du Mexique. »
Après avoir ligoté les deux grues avec nos cordes, nous cheminâmes avec nos nouveaux oripeaux. Une rumeur enflait dans les couloirs et nous croisâmes d'autres personnes avec la même tenue cultuelle. D'Arbois fit comme les autres hommes : il se couvrit la tête de son capuce. La rumeur se transformait en psalmodie, en une énumération étrange de mots de latin de cuisine, tandis qu'une musique d'orgue, de plus en plus proche, se faisait entendre :
« Archaea monerem infusoria... »
« Tâchez de réciter les mêmes mots que ces « moines.» Il y va de notre sécurité ! » nous intima l'aventurier.
Nous obtempérâmes : « Maedusa piscis urodeles reptilia avis (...) »
« (...) mammalia lemuria simii Ecce Homo »
Notre ton n'était guère convaincant. Nous manquions d'assurance ! Le décor figurait désormais des volumes polyédriques, d'étranges sphères superposées, emboîtées comme celles de Kepler. La mélopée des sectateurs du Logos changea elle aussi :
« Sphaira cuboexaedron ! Sphaira icossiedron ! Sphaira octaedron... »
Nous continuions à faire preuve d'un manque de conviction flagrant qui nous exposait aux pires périls car nos pauvres voix fatiguées par cette longue nuit d’aventures chevrotaient lamentablement. Nous parvînmes pourtant saines et sauves dans l'impressionnante nef centrale du « culte oriental » gnostique aménagée après 1827 dans une immense cavité naturelle, de celles qui creusent Paris comme un gruyère, surnommée par les initiés « la nef de basalte de Notre-Dame », alors que la roche n'avait franchement rien de volcanique.
A suivre.


[1] Charlotte Dubourg  a consigné ces événements par écrit dans les années 1880, soit avant qu’Herbert George Wells ait écrit La Machine à explorer le Temps, roman publié en 1895.

samedi 17 novembre 2012

Aurore-Marie ou une étoffe Nazca : épisode 7.



Jardin du Luxembourg, 17 septembre 1877.

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Avant que notre porte ne se refermât, j'avais touché quelques mots à monsieur d'Indy des menaces pesant sur Aurore-Marie. Catholique fervent, le comte nous avait recommandé de prier pour elle. Il désirait discuter à nouveau de cela une prochaine fois, sans façon, autour d'un bon mazagran. Mais croyait-on vraiment prévenir une intervention d’Albéric, baron de Lacroix-Laval, à l'encontre de sa fille, par la récitation et le grommellement incessants de dérisoires patenôtres ? Non pas que nous fussions une famille férocement anticléricale comme monsieur Gambetta, mais, nonobstant les sujets toujours profanes abordés par Henri sur ses toiles, la suggestion du comte d'Indy manquait de réalisme. Si j'avais su à ce moment-là que les adversaires que nous nous apprêtions à affronter possédaient leur bréviaire et leur missel propres, leur liturgie d’une bien particulière religion, j'aurais pris différemment la proposition fantaisiste du compositeur aristocrate.
Le temps était beau. Aurore-Marie portait une robe neuve, jonquille aux rubans cramoisis, avec un pouf froncé bordeaux, que nous lui avions achetée au Bon Marché. Je la chaperonnais et restais sur mes gardes. Je m'obligeais aussi à céder à ses caprices de demoiselle de la petite noblesse de robe lyonnaise. Elle me fit de nouvelles confidences, tandis que je lui offrais un ballon : 
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« J'avais un petit frère qui est mort il y a deux ans du croup. Il s'appelait Louis et n'avait que cinq ans.»
Elle me conta divers souvenirs. Lorsqu’elle vivait encore à Lyon, elle aimait à ce qu’on la promenât au Parc de La Tête d’Or. Comme aujourd’hui, l’arrière saison avait sa préférence, lorsque l’été daignait s’attarder, sans que la chaleur demeurât excessive, celle-ci l’insupportant. Elle goûtait au spectacle des floraisons tardives. Ses lèvres et ses narines frémissaient ; elle humait les senteurs des dernières roses, arrêtait sa marche au moindre bosquet, à chacune des charmilles, aux parterres d’où s’exhalaient les ultimes fragrances issues des éclosions des roseraies marquées des prémices de l’automne. Présentement, Aurore-Marie répétait à loisir les mêmes gestes familiers auxquels géniteurs et domestiques s’étaient accoutumés à chaque promenade dominicale du parc ombragé. Ses mains gantées avec soin de chevreau s’approchaient avec circonspection de la tige de la rose pourprée. Elle l’eût voulue inerme, dépourvue d’épines. Notre jeune demoiselle feignait vouloir la cueillir, la couper sans qu’elle se blessât. Au parfum de la fleur se mêlait celui, de frangipane ou de peau d’Espagne, cette efflorescence de luxe bien particulière émanant de ses gants. Je l’observais. Un rayon de soleil illuminait sa chevelure diaprée d’or miellé qui semblait luire comme l’auréole d’une sainte. Ses grands yeux d’ambre, si mélancoliques, reflétaient ce fugace bonheur propre à la jeunesse. Peut-être se satisfaisait-elle de cette vie, mais je peinais à effacer de mon esprit la sourde menace planant sur cette joie furtive, de même que mon cœur ne pouvait oublier cette manifestation troublante d’affect, qu’en ses plus beaux atours, qu’en ses parures dérobées à Victoria, Aurore-Marie n’avait point hésité à manifester pour moi l’autre soir. Je craignais cela, ces amitiés interdites, feutrées, particulières et réprouvées, cette attirance d’une fillette frêle éprouvée pour une adulte, substitut d’une mère trop tôt partie. Peut-être m’aimait-elle après tout ? Etait-ce vraiment du saphisme ? Je me refusais à l’admettre, refoulant, repoussant cette idée qui me révulsait. Le tempérament de Mademoiselle de Lacroix-Laval n’était point sobre, égal et quiet, mais inconstant, instable, un instant tout en démesure, puis le suivant quasi semblable à l’atonie d’un être amoindri en sa force vitale par la maladie de langueur qui le frappe. Je pressentais une faille pouvant la conduire à la folie, ou au génie.   
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Rien n'était trop beau pour la petite fille modèle. Elle avait grand’ faim, dévorait ce que je lui payais, mais ne prenait pas une once de poids ! Oublies, pommes d'amour, réglisses, beignets, gaufres, pets-de-nonnes, verres de coco, disparaissaient dans son estomac insatiable de pauvre affamée ! Je me demandais si j'aurais de la monnaie en suffisance. Elle trottait sur ses bottines, enjôleuse, ayant recouvré sa bonne humeur de la boutique de l'oiseleur. Sa petite bouche rose parut en téter de satiété et de satisfaction. J'avais avec moi un si joli « Bébé » de porcelaine que les dames patronnesses, les bonnes et les nourrices que je croisais dans les allées du jardin me saluaient avec respect, persuadées qu’Aurore-Marie était ma propre fille. Il était dommage qu'elle n'eût aucune camarade de son âge pour partager ce bonheur.
« Mademoiselle Charlotte, me demanda-t-elle, animée par un brusque caprice, par une nouvelle envie d'enfant gâtée, s'il vous plaît ! Pourriez-vous me payer une promenade à dos d'âne ou de poney ? J'ai vu tout-à-l'heure un monsieur avec ses jolies bêtes, qui propose cela pour un sou seulement !
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- Le cerceau ou la corde à sauter ne vous iraient-ils point ? Et une partie de furet, bien que nous soyons seulement deux…
- J'apprends l'équitation ! Il y a un manège dans notre domaine de Lacroix-Laval, à Marcy, et j'ai appris à monter en amazone sur les doux poneys des Shetlands depuis l'âge de huit ans. La corde à sauter est pour moi un jeu par trop populaire ! Et je m'estime un peu grande pour cela.
- Et l'escarpolette? »
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A ce mot, elle se troubla une nouvelle fois.
« Lisa ! Deanna ! Tu es sur la balançoire et tu écoutes Stefan jouer, égrener sa composition passionnée sur les touches du piano !
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 Tu ressens tes premiers émois ! Tes cheveux blonds flottent au vent et nul ruban ne les retient ! Tu es chétive et tu n'as que treize ans. Mais un clavecin ou une épinette remplacent le piano...La mode a évolué. Tu es vêtue en veuve et portes de grands chapeaux avec des voilettes. Tu t'appelles désormais Ivy ! Tu es plus belle que jamais ! La ritournelle de l'épinette t'obsède, et tu renverses une horloge, tu l'ouvres, tu en fouilles l'intérieur, recherchant vainement le petit sac offert par Miles, qui renferme la poudre de poison avec laquelle tu as assassiné ton pauvre époux. Tu es une lady anglaise. Maintenant, tu te nommes Lina ! Tu es toute chétive avec tes beaux cheveux châtain clair tirés en chignon avec une petite natte nouée n'importe comment ! Il y a un méchant Anglais désinvolte qui te violente et se moque de ta fragilité ! Il s'amuse à te décoiffer et dit que tu as un visage de singe, de ouistiti. Tu portes une jupe étonnamment courte et un amour de petite veste. Ailleurs, tu n'as même pas de nom ! Tu oses un décolleté malgré ta poitrine menue. Ta robe est encore plus belle, digne du temps jadis, du Vieux Sud, des crinolines, de la Régence de George, à la fin du dernier siècle, avec des volants et un grand chapeau rappelant une demoiselle Scarlett ! Et tes boucles anglaises châtaigne claire ! Tu te précipites à descendre l'escalier, radieuse, sûre de ton effet de surprise sur Maxim. Tu connais aussi Tyrone, un bel homme brun aux yeux noirs, qui s'extasie au miel blond de ta chevelure enfin à lui révélée. Deanna, ma jumelle ! »
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Je ne parvins pas à faire taire la malheureuse. Les badauds remarquèrent mon désarroi.  En cet instant douloureux, elle me rappelait plus que jamais ces jeunes démentes aux yeux vagues d'aveugles perdues dans leurs limbes et dans leur au-delà du songe, si chères aux mélodrames de Pixerécourt, ces orphelines russes misérables dépossédées par leur parâtre qui peuplaient les poésies grotesques de monsieur Coppée et les romans-feuilletons à deux sous de Ponson du Terrail ! L'innocente blondeur et la fragilité d’Aurore-Marie aggravaient le problème.
« Taisez-vous, pauvre petite folle ! Vous attirez l'attention de ceux qui veulent vous nuire et vous nous manquez !
- Daniele...poursuivit-elle, imperturbable. Tu es l'auteur de la mélodie d'Ivy, de cette ariette archaïque venue des virginalistes de Queen Beth...Daisy Belle a failli avoir le rôle ! Elle m'aurait volée, moi qui fus si belle en Ivy... Je te hais, Daisy Belle ! M'entends-tu? Je te hais ! Ne déchire plus mes robes comme ça ! »
Elle hurla de tous ses poumons. N'hésitant pas, nonobstant le rang social de l'impétrante, je lui administrai une gifle ! Elle éclata en sanglots, qui achevèrent d'attirer les paisibles promeneurs du jardin. En l'occurrence, il était inévitable qu'un pauvre hère, ou présumé tel, s'intéressât à nous. Aurore-Marie, en pleurnichant comme si on avait crevé son ballon, déclama un de ses affreux poèmes :
« En l'ophrys vouée l'élégie altérée
De par Acheloos l'okéanide créé,
Par Briséis et Phryné au temple des vestales,
Expira sa psyché, ô œnothère astral !
Lors donc, l'œnanthe en œkoumène aux Gentils compromis,
Du pseudo périptère prostyle tétrastyle,
Du pagus au pentacosiomedimne en laraire hypostyle,
Extirpa en mon cœur la faveur du théorbe promis !
Par l'abstème de l'hypocras l'acheiropoïète ... »
Cette stupidité absconse pour parnassiens fanatiques paraîtrait deux ans plus tard dans un recueil invendable : Le Cénotaphe théogonique
Le vagabond ou chemineau tenait une sorte de boîte apparentée à une chambre noire ou à un appareil photographique. Sa barbe était hirsute et il dégageait des remugles insupportables. Il nous dit :
« Dépêchez-vous ! Partez ! Kulm n'est pas loin ! Il veut enlever la fillette et la conduire à Cluny ! »
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Il me fit songer à cet ermite sauvage de la forêt du Mans, qui en l'année 1392, avait rendu Charles VI fou en lui criant : « Ne va pas plus loin, noble roi, tu es trahi ! »
Ce fut le sergent de ville qui trahit justement ce mendiant : il l'appréhenda sans ménagement, l'empêchant de nous fournir davantage d'explications. L'homme gronda dans sa barbe, prenant une voix triviale d'alcoolique :
« M'sieur l'agent, j'ai rien fait ! J'suis un honnête bourgeois ! J'faisais rien qu'vendre des photos cochonnes de donzelles à poils, comme ma Mimi peau d'chien ! L'est pas épilée ! Voulez-vous y zieuter un coup d'œil ? J'suis pas celui qu'vous croyez, mon gonze, aussi vrai que j' m'appelle Boudu ! D'mandez à m'sieur Charles Grandval ! »
Il chanta d'un timbre éraillé : « Les petits zoziaux en hiver meurent de froid ! »
Il me cria, alors que le « sergot » l'emmenait :
« Mademoiselle Dubourg, souvenez-vous de Michel Simon ! »
J'aperçus Nélie au loin, qui venait à ma rencontre, mais j'entendis aussi une voix qui chantait encore, mais avec un accent alsacien, l'air de Rigoletto de Giuseppe Verdi : La donna è mobile ! 
L'homme en gibus était encadré de deux demi-mondaines aux formes généreuses et au provoquant déhanchement, qui entraînait un froufrou de jupons des plus troublants pour ces messieurs avides de plaisirs. A sa gauche, une brune en robe écarlate avec un fichu noir et un maquillage violent aux lèvres et aux paupières, les joues fardées de poudre, la poitrine altière débordant d'un corsage visiblement à demi délacé. A sa droite, une blond-roux au grand nez et aux cheveux descendant jusqu'aux reins en cascades bouclées, sans doute décolorée au peroxyde car ses sourcils étaient noirs. Son visage enfariné passé au blanc de céruse portait des mouches de taffetas comme sous l'Ancien Régime. Sa robe bleue à la tournure marquée lui donnait une cambrure exagérée, car la belle, de plus était callipyge. Ces deux cocottes exhalaient une douceâtre odeur d'eau de toilette ordinaire, de musc et d’absinthe. Leurs chapeaux coquins débordants de fleurs, de rubans et de plumes étaient à l'avenant. Les deux prostituées effrontées, ombrelle en main, relevaient leurs jupes pour montrer leurs bottines, leurs bas et leurs dessous aux couleurs vives tout en chantonnant un air paillard de Béranger.
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« Dieu de ciel ! Kulm ! » s'écria Aurore-Marie.
Le baron dépravé faisait des moulinets avec sa canne tandis que la fille brune, à moitié ivre, pouffait, et que la fausse blonde s'exclamait à tue-tête, avec un faux accent anglais : « Tchampaigne ! Tchampaigne ! ». Elle interpella un sous-officier des dragons en criant : « Tu viens avec moi, mon mignon ? »
Quant au sybarite noceur, il prononça ces paroles d'une confondante obscénité :
« Mesdemoiselles, pas de clients mâles aujourd'hui ! Je vous rappelle que vous m'avez promis  de faire l'amour ensemble intégralement nues devant moi, ce soir. Tiens, qui voilà ! Notre petit ouistiti souffreteux ! Mademoiselle Aurore-Marie de Lacroix-Laval, notre « élue ». Permettez-moi de vous présenter mes nouvelles amies, deux grandes Dames du Monde : mademoiselle Cora Saphir (il montra la créature brune) et mademoiselle Valtesse de la Bigne (Kulm désigna la blond-roux décolorée). »
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C'était donc cela, la fameuse Valtesse, l'auteur d'Isola ! Elle entrecoupait ses rires avinés de jurons semblables à ceux d'un charretier ou d'une paysanne normande, grossièretés dont Victoria et moi étions familières du fait que nous partagions avec l'impétrante de communes origines provinciales – je n'ose dire campagnardes. Il n'était pourtant point dans notre usage, par respect des lois de la décence, d'employer comme cette gourgandine des mots inconvenants écorchant les oreilles[1].  Quant à l'autre, la brune aux yeux bleus, elle jouait les émules de Cora Pearl.[2] Il fallait que je m'interposasse et Nélie prenait son temps ! Elle venait de bousculer quelque autre dame, et lui présentait ses excuses. Irritée par ce contretemps, je tentai une approche. Le baron riposta :
« Prenez garde à ce que je n'abîme un aussi joli minois blond, mademoiselle Dubourg ! J'ai une canne-épée ! »
Il siffla deux comparses déguisés en pioupious qui faisaient mine de guigner les deux courtisanes, comme on dit familièrement. Kulm empoigna la fillette qui, de rouge de larmes, devint verte de peur. Elle essaya de se débattre, de frapper le débauché de ses petits poings de poupée en criant : « Au secours, Seigneur ! Je ne veux pas que vous m'emmeniez à Cluny !
- Tu reconnaîtras bientôt Pan Logos comme ton seul Dieu. Il t'a désignée. Vois la chevalière du Pouvoir ! Elle sera prochainement tienne. Prenez-la, vous autres !
- Oui Pontifex Primipile ! fit un des deux faux soldats au regard torve.
Nélie arriva enfin, la démarche entravée par ses jupes. Elle cria :
« Police ! Aidez-nous, on enlève une fillette ! »
Ce fut à ce moment que Kulm dégaina sa lame et menaça de me trancher la gorge !
« Aux armes, mes acolytes ! 
- A vos ordres, Pontifex Primipile ! »
Les complices du baron exhibèrent d'étranges brassards.
« Petite démonstration dissuasive ! ordonna Kulm. Visez cet orme !
- Tactique Hallucigenia ! Puissance de feu létale ! » crièrent en chœur les faux conscrits.
Les brassards se mirent à tourner à toute vitesse tout en crachant d'étranges rayons bleutés qui bombardèrent et pulvérisèrent l'arbre en quelques secondes. Ils me firent songer, en pis, à une de ces nouvelles armes à manivelle et à canons multiples, d'origine américaine, appelée mitrailleuse, ou « Gatling », du nom de son concepteur, que Napoléon III avait tentée de faire adapter aux canons lors de la guerre franco-prussienne. Ce que ces « brassards » mitrailleurs avaient de plus redoutable était qu'ils ne tiraient en fait pas de balles, mais uniquement ces « rayons »!
« Danke schön Panzergrenadieren ! se réjouit Kulm. Emmenez la sale gosse! Mesdemoiselles Dubourg et Jacquemart, si vous ne voulez pas terminer en passoires ou en cendres comme cet arbre, je vous prie de rester où vous êtes! Comme l'a dit un jour le colonel K** : « toute résistance est inutile! » Adieu, mesdemoiselles ! »
Il nous salua avec morgue. Je versais des larmes d'impuissance tandis que le groupe infernal s'éloignait avec sa proie et ses deux gourgandines peinturlurées. Nélie, cependant, ne s'abandonna pas au désespoir.
« Charlotte, je serai fidèle au rendez-vous de Cluny demain soir ! Qu'importe ce que d’Arbois dira ! Il y va de la vie de cette fillette...et de l'avenir du monde ! A huit heures du soir, le 18 !
- Que Dieu, quel qu'il soit, t'entende ! » répondis-je.

http://www.jssgallery.org/Paintings/Portrait_of_Miss_Dorothy_Vickers.JPG
A suivre.

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[1] Voyez le fameux portrait de Valtesse par Gervex, daté de 1889, situé au musée d'Orsay à quelques encablures de celui de Charlotte Dubourg ! Imaginez cette jolie pouffiasse de première, bi de surcroît, sortir brusquement une de ces interjections paysannes : « Acrédjiu ! C'est ben vrai, ça ! »
[2] Célèbre pour s'être faite servir nue sur un plateau, enduite de crème et de sauce ; les convives de ce très spécial repas n'avaient plus qu'à la lécher !