samedi 27 février 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 12 1ere partie.



Chapitre 12
Parmi les douze rescapés délivrés du fortin du zombie Malamine se détachait un quatuor d’hommes du rang, baroudeurs, qui avaient roulé leur bosse sous tous les cieux et toutes les latitudes. Le premier, Serge,  était d’origine italienne. Sa petite stature ne l’empêchait pas d’être courageux. Ses traits burinés dénonçaient la quarantaine. Il avait un lourd passé à se faire pardonner : c’était un Communard passé aux Versaillais, qui avait lâché les francs-tireurs du légendaire capitaine Odilon d’Arbois.

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Les trois autres, ses compères, en avaient presque autant sur la conscience. Michel Pèbre d’Ail, d’origine provençale, avait le poil noir et le regard désabusé qui en avait trop vu. Le second, Jacques Santerre, grand échalas imposant était d’un abord facile. Il aimait plaisanter, mais pouvait se montrer déterminé et tuer lorsque c’était nécessaire. Le troisième, enfin, petit et rondouillard, passait son temps en patenôtres et propos patelins. Il s’appelait Angelo Franceschi : sa mère était corse et son père napolitain.
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De Boieldieu, les voyant, marmonna : « Ces quatre-là, il me les faut ! » Il songeait aux coups durs innombrables qui pouvaient encore les attendre. Il ressentait donc la nécessité de disposer d’un groupe restreint de braves tout dévoués à sa personne, sachant faire face et capables de le tirer des plus grands périls. Pierre s’inquiétait à juste titre. La troupe boulangiste était déjà pas mal éclopée; or, un long chemin restait à parcourir jusqu’au mystérieux territoire katangais qui recelait le gisement d’uranium. Ce territoire hostile était contrôlé d’une manière lâche et aléatoire par le puissant M’Siri. Il avait beau demeurer en communication continuelle avec Daniel et Erich, les dernières informations dont disposait notre pseudo Boieldieu n’étaient pas pour le rassurer. Ainsi, il était au courant des vicissitudes du commandant Wu qui semblait lui-même perdre la main - chose impossible a priori - dans cette Afrique recomposée et fantasmagorique. « Nous sommes tous sur le même bateau », pensa-t-il.
Les soldats avaient dû panser leurs plaies et se refaire une santé, ce qui occasionnait des retards certains. Fait curieux, la vitesse d’écoulement du temps dans l’espace occupé par les boulangistes avec celle du groupe du Superviseur continuait à correspondre alors que, désormais, le comput se comptait en jours du côté de Barbenzingue et en minutes du côté de Daniel Lin.
- Si je me souviens bien des cours ardus que j’ai dû suivre à l’Agartha, nous nous trouvons dans des espaces-temps einsteiniens différentiels relativistes, où jouent des paradoxes, qui, s’ils s’aggravent, conduiront à des phénomènes apparentés aux jumeaux de Langevin, se disait le comédien.
Or, ce qui était en train de se passer, correspondait davantage à une triple déchirure du tissu spatio-temporel dont les trois fragments (groupe de Daniel, boulangistes et militaires allemands) coïncidant de moins en moins, partaient à la dérive telle une Pangée en cours de dislocation. Il apparaissait que Daniel parvenait à compenser ces distorsions mais, à quel prix? C’était encore omettre l’espace vénitien dans le calcul, espace tendant lui aussi à acquérir son autonomie. Nul humain n’en avait réellement conscience hormis Pierre Fresnay en contact mental avec le commandant Wu et Frédéric Tellier pour les mêmes raisons. Quant à Spénéloss, il s’en doutait.
Le temps d’Aurore-Marie, quant à lui, était plus que ralenti. Elle se trouvait toujours au palais Vendramin avec D’Annunzio qui venait à peine de lui apporter le coffret du codex. Les boulangistes mirent quatre longs jours pour parvenir à la rive nord du Stanley Pool. Brazzaville et Stanleyville n’étaient pour l’heure que des virtualités. C’était à peine si de chaque côté s’élevaient des cases et des cabanes en planches plus que sommaires, embryons de comptoirs de compradores et de factoreries. Ce qui inquiéta le commandant de  Mirecourt lorsqu’il examina à la jumelle le rivage « léopoldien » du territoire, ce fut qu’il n’y avait pas âme qui vive. Le silence s’appesantissait sur le Pool ; c’était comme si la neutralisation du zombie du sergent Malamine avait fait disparaître toutes les autres présences humaines hormis celles des douze soldats délivrés. Fait plus grave, on n’apercevait aucune barge, aucun embarcadère, aucun aménagement même sommaire, susceptible de permettre à la troupe de traverser le Pool. Il fallut donc aux hommes se débrouiller et construire à la va-vite des radeaux de fortune.
Serge ne cessait de marmonner à ses trois camarades.

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- Les loups, les loups, je les entends, ils sont partout. C’est à cause de moi qu’ils sont entrés dans Paris en 71...
- Holà, compère, jeta Michel, doucement. Les Versaillais, ça remonte à dix-sept ans… tu devrais te rafraîchir, Serge.
Pendant ce temps, les pontonniers s’affairaient tandis que le ciel prenait une teinte rouge brique irréelle sans que l’heure du couchant fût survenue. Alors, des chants lugubres retentirent en la cime de palétuviers et d’autres arborescences aux racines épaisses dont l’implantation au sein même de l’eau rappelait les bayous de Louisiane. Des créatures arboricoles s’agitaient dans la ramée; Hubert de Mirecourt entraperçut un pelage albinos vite enfui. Cela ne l’empêcha pas de tirer sur la bête. Coup miraculeux, elle s’abattit, effectuant une longue et dure chute, brisant quelques branches avant d’atterrir sur le sol.
Il s’agissait d’un primate inconnu albinos mais dont les caractères composites l’apparentaient davantage à l’orang-outan de Sumatra qu’au gorille des plaines. Un tirailleur sénégalais se lamenta.

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- Tu as tué Kakundakari-Kakou! Ça malheur!
À partir de là, les soldats africains refusèrent d’avancer. Ils ne voulaient plus embarquer à bord des radeaux et vociféraient en wolof: « la mort! La mort! »
Mirecourt commença à les menacer de son Colt d’ordonnance.
- Le premier qui fait demi-tour, je l’abats!
Les Indigènes se le tinrent pour dit. À la moindre occasion, dès que ce commandant aurait le dos tourné, ils déserteraient.
Trois radeaux avaient été construits. Ils furent poussés dans l’eau. Du coloris latéritique qui avait jusque-là dominé, la voûte céleste passa à un camaïeu plombé. Un vol lourd la traversa. Non point des oiseaux, mais des ptéranodons venus des âges mésozoïques. L’onde s’agita. L’étendue du lac prenait davantage l’aspect d’un marécage où bizarrerie supplémentaire, certaines zones se trouvaient occupées par des geysers, des solfatares dignes de l’Islande de Jules Verne, sans oublier ces cheminées abyssales des grandes profondeurs aux fumerolles noires où grouillait une vie aveugle et archaïque nourrie d’hydrogène sulfuré et d’archées. Cette masse aquatique lacustre tendait à se métamorphoser en une tapisserie composite, formée de bulles-isolats hétérochroniques, sans lien aucun, sans coordination.  Même le plus bravache des briscards commença à manifester sa réticence à vouloir continuer dans de telles conditions.

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- Aïe. C’est trop pour moi. Quel est le démon qui nous défie?
- Soldat, auriez-vous des velléités de désertion? Un romancier du temps de la Table ronde et de la chevalerie courtoise aurait parlé des gastes eaux du Diable.
- Mon capitaine, j’suis courageux, j’en ai vu des vertes et des pas mûres, mais là, trop, c’est trop!
- Le commandant peut vous abattre sur l’heure comme des chiens, il vous traitera comme des pleutres et des déserteurs, rappela de Boieldieu.
- Capitaine, si vous jurez de me protéger, j’suis toujours des vôtres.
- Caporal-chef Santerre, vous pouvez compter sur moi !
Les soldats prirent place sur les radeaux, les armes prêtes à tirer. Les pontonniers étaient chargés de manier ce qui tenait lieu de rames improvisées.
Les premiers mètres, rien ne se passa, puis, sans que les militaires comprissent comment, les frêles esquifs commencèrent à osciller tandis qu’entre deux eaux nageaient des formes noires. Des mains décharnées d’où pendaient des lambeaux de robes bouddhiques et des filets verdâtres de vase nauséabonde percèrent l’onde sombre et émergèrent dans le but évident de quémander le paiement du passage.

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- Tantôt, je me suis trompé ! J’aurais dû parler comme la baronne de Lacroix-Laval : ce sont les champs Phlégréens que nous nous apprêtons à traverser.
Une des momies du lac surgit, dégoulinante d’eau sale. C’était un Gardien du Pool, un nocher, un Charon, mais aux caractères mongoloïdes marqués, passeur du Bardo Thödol, mitré de jaune, l’épiderme squamé, ulcéré,  envahi de concrétions calcaires et de petits coquillages incorporés à sa peau. Ouvrant la bouche, il s’exprima en ancien tibétain :
« Pour le passage, c’est deux piastres par personne. Sinon, vous coulez avec nous. »
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Les miasmes délétères que ce spectre répandait soulevaient la nausée. Tandis que Boulanger s’efforçait à ne pas afficher son malaise et demeurait apparemment impassible, De Mirecourt cria :

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« Abattez-moi ce foutu fantôme !
- Pardonnez-moi, mon commandant, mais vous allez commettre une grave erreur, s’interposa Pierre Fresnay.
L’acteur avait compris les propos du moine d’outre-tombe.
- Il nous réclame simplement le paiement du passage. Nous n’avons qu’à jeter des piécettes et ce sera bon.
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Pour montrer l’exemple, il s’exécuta. Aussitôt, un remous avala les billons qui parurent se dissoudre dans un liquide devenu opaque. Encouragé, bien que ceux qui l’entouraient fissent preuve de réticence, le brav’ général se délesta d’une pièce d’or, un napoléon, en déclarant à l’hôte du Pool :
- Nautonier, accepte cette obole.

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« Il est moins stupide que je le croyais. Apprêtons-nous à traverser sans encombre cette réinterprétation de l’Achéron de Gérard de Nerval », pensa Pierre Fresnay.

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C’était ne pas tenir compte des deux autres jangadas improvisées. La deuxième était commandée par le lieutenant de vaisseau Gontran de Séverac. La résistance provenait des tirailleurs sénégalais. Pour eux, le fantôme tibétain était l’émanation de l’esprit de Malamine qui cherchait sa revanche. L’un des Noirs se jeta alors à l’eau et commença à nager vers la rive. Dès les premières brasses, une série de mains décharnées et brunâtres aux ongles recourbés en forme de faucille, le saisirent et le lacérèrent. Ce spectacle sanglant découragea les compagnons de l’infortuné et de Séverac n’eut plus qu’à payer le passage en lançant un jaunet.
Les choses se passèrent encore plus difficilement sur le troisième radeau. Un officier marinier, maître principal, rescapé du sous-marin Bellérophon noir, avait le commandement du groupe. Or, c’était un sceptique, un saint Thomas qui se refusait à admettre ce mirage surnaturel. Aussi tenta-t-il de forcer le passage en ordonnant aux pontonniers de souquer ferme en faisant fi des ombres. Mais les bonzes réagirent et réglèrent aussitôt leur compte en retournant le radeau, ce qui eut pour résultat de projeter ses passagers dans l’onde sombre.
Sur la première embarcation, Michel Pèbre d’Ail voulut se porter à leur secours. Mais Pierre Fresnay le retint en disant:
- Trop tard, c’est inutile.
- Mais mon capitaine…
- Vous voulez donc mourir aussi?
Michel ne répondit pas.
Les naufragés furent la proie non seulement des ombres aquatiques des bonzes mais aussi de monstres fluviatiles divers surgis d’une jungle préhistorique mélangeant les ères : Euriptérides, dont l’aiguillon foudroya les soldats avant qu’ils fussent emportés dans les profondeurs pour être dévorés, crocodiliens géants caparaçonnés à la gueule démesurée de gavial, qui happèrent les nageurs par les jambes et les déchiquetèrent, improbables Basilosaurus ou ancêtres de baleines transposés dans l’eau douce, dont les gueules oblongues engloutirent les malheureux comme s’il se fût agi de simples sardines, et, enfin, orques mangeuses d’hommes tout droit sorties d’un film d’horreur des années 1980.
L’eau, presque stagnante, se teinta de pourpre et il fut difficile aux survivants de ne pas succomber à la panique.
Le macabre décompte vint s’alourdir une nouvelle fois d’une dizaine de victimes. Les deux embarcations restantes tracèrent un sillage parmi les flots ensanglantés. La rapidité de la traversée fut déconcertante. Fresnay pensa que les spectres de bonzes poussaient les radeaux jusqu’à la rive opposée. Ils accostèrent donc en cinq minutes à peine sur une berge encombrée d’ajoncs et ombragée par d’exubérants saules pleureurs accompagnés de fougères arborescentes d’une taille impressionnante, diaprées d’orange et d’un jaune sulfurique.
Pour autant, les survivants n’étaient pas tirés d’affaire. Soudain, une averse de poix fondue se déversa sur eux. Lorsque le liquide bouillant entrait en contact avec la peau, il la brûlait et pénétrait jusqu’à l’os. Il était urgent de s’abriter. C’est ce que fit la troupe profitant des larges feuilles des « arbres paléozoïques » dérangeant sans que les hommes se rendissent compte deux femelles Hynerpeton, amphibiens primitifs du Dévonien supérieur, occupées à pondre.

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Ce monde mosaïque mi- préhistorique mi- fantastique commençait à irriter Barbenzingue. Le général ne comprenait plus dans quel piège il était tombé et pourquoi la nature devenait aussi folle alors que les plans de l’expédition prévoyaient que le corps parcourût le bassin conventionnel du Congo par la voie terrestre jusqu’à la zone des gisements en quinze jours au maximum, à condition toutefois qu’il ne rencontrât pas d’obstacles supplémentaires, tribus hostiles, armée de M’Siri, ou autres. Boulanger avait en tête le livre de Stanley A travers le continent mystérieux qui relatait son voyage congolais de 1877. C’était pourquoi il s’attendait à parcourir une jungle conventionnelle non dépourvue de dangers. Mais ces derniers auraient été contrôlables.
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De son côté, le corps expéditionnaire allemand, fort de ses sauf-conduit zanzibarites, avait progressé à l’intérieur des terres sans problèmes majeurs. La colonne venait d’atteindre les territoires sous la coupe de Tippo Tip. Oublié le cheikh Walid et sa mystérieuse évasion de la forteresse de l’île de Pemba. Cependant, von Preusse n’en douta pas, les choses sérieuses n’allaient pas tarder à commencer lorsque, à l’approche du lac Tanganyika, les hommes allaient devoir contourner ses rives pour atteindre la Lualaba ou cours supérieur du Congo.
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C’était le soir. Les Allemands avaient dressé leur camp. Après un frugal repas constitué de conserves, chacun s’était retiré sous sa tente. Harassé par la journée de marche et par la chaleur étouffante régnant habituellement en Afrique orientale, Alban s’était assoupi presque aussitôt, la tête posée sur l’oreiller. Il ne put dire à Erich, lorsqu’il rapporta ce qu’il vécut cette nuit-là, s’il s’agissait bien d’un songe ou de la réalité.
Il pensait se trouver à l’état de veille, lorsque, se redressant sur son lit de camp, il constata que la tente avait été envahie. L’intrusion d’un groupe d’êtres indésirables pouvait être confondue, au premier abord, avec celle de pillards autochtones opportunistes. Mais les créatures que le comte de Kermor vit n’avaient rien à voir avec l’Afrique de 1888. Une odeur nauséabonde révulsive de vinaigre vint à ses narines.

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Stupeur! Marat se tenait devant lui. Le révolutionnaire et conventionnel assassiné en 1793. La tête emmaillotée dans son madras, il brandissait la une de l’Ami du Peuple. Une une tachée d’un sang brun qui en appelait au meurtre des aristocrates ci-devant et des fédéralistes. Or, Marat n’était pas seul. Incongrûment, une garde rapprochée le protégeait. Des hommes aux visages masqués de heaumes, rappelant à la fois les casques savoyards de l’orée du XVIIe siècle et le sinistre masque de fer imaginé par Voltaire avec ses ressorts d’acier.

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Marat prit la parole.
- Kermor, ci-devant comte, je te reconnais! Tu es un suspect, un proscrit, un homme de Coblence, à la solde de Pitt et consorts. Mon tribunal révolutionnaire personnel va te juger. Une seule sentence possible et méritée, la mort.
Alors, chacun des masques s’exprima, prononçant à tour de rôle d’un ton sifflant : « coupable ».
Alban comprit que chacun de ces spectres représentait les hypothétiques incarnations historiques du Masque de fer. Le premier avait délivré sa sentence avec un accent italien prononcé. Il s’agissait donc de Mattiolli. Le deuxième se présenta comme Marchialli, première forme altérée du médiocre espion outre-cisalpin. Il arborait une bure et des sandales. C’était donc le fameux moine jacobin fou qui avait été interné à Pignerol et était mort en captivité. Le troisième était remarquable par son ventre proéminent et ses membres disproportionnés tumescents d’hydropisie. Une vague livrée de laquais partant en guenilles le recouvrait encore. Le bonhomme s’appelait La Rivière et sa profession était celle de valet. Il était réputé mort à l’île Sainte Marguerite à la fin du XVIIe siècle. Il avait officié, tout comme l’ultime homme au masque, Eustache Danger, en tant que valet de Nicolas Fouquet, l’ancien Surintendant des Finances, mort en 1680.
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 Or, Eustache Danger était sans aucun doute le seul et authentique homme au masque - qui n’était que de velours - soit qu’on lui eût imposé le silence parce qu’il avait empoisonné Fouquet sur ordre, soit qu’il eût surpris un secret de Cour, la conversion secrète des Stuart au catholicisme, soit que le geôlier Saint-Mars, dépité qu’il n’eût plus à sa charge aucun prisonnier illustre, eût décidé de donner à Danger une importance fictive. À sa mort à la Bastille en 1703, Danger avait été faussement désigné sous les noms de Marchialy, Marchiergues ou Marchiel.

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Marat lui-même s’exalta, disant:
- Sache, traite à la Nation, que je me nomme Mala, Maxa, Marra, Majat et ainsi de suite.
Il exultait. De sa peau pustuleuse qui lui conférait un aspect batracien repoussant, continuaient à s’exhaler les redoutables efflorescences vinaigrées. Le pitoyable médecin, scientifique raté, fanatique, ne parvenait plus à soulager les démangeaisons qui rongeaient son épiderme malade. Son regard hanté troublait Alban. La teinte gris jaune des yeux avait quelque chose de reptilien.
Un roulement de tambours surgi de nulle part, envahit la tente. C’était la sinistre batterie de Santerre qui avait retenti lors de l’exécution de Louis XVI.

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Malgré lui, le comte de Kermor ne put retenir un hurlement. Il se sentit alors basculer sur la planche de la guillotine et la lunette ne tarda pas à s’abattre sur son cou. Le froid de l’acier le fit frissonner. Une secousse ; un éveil.
Alban reprit conscience, les draps trempés enroulés sur ses jambes alors que dans l’aube grise s’élevait la sonnerie du clairon allemand. C’était déjà la diane. Une fois de plus, le jeune homme allait devoir se contraindre à assister au hissage des couleurs du Kaiser.
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Le comte n’osa faire part à Erich de ce cauchemar puéril qu’il attribua à la chaleur moite et à la nourriture exécrable des rations germaniques. C’était tout de même mieux que les conserves empoisonnées de l’expédition Franklin au Pôle Nord. L’appertisation avait fait des progrès depuis 1845.
Après que la troupe eut pris un petit déjeuner copieux et gras - saucisses, petit salé et patates - il fallut se remettre en route dans la savane arborée du Rift. Il arrivait que les hommes croisassent antilopes, zèbres, lions (plutôt paresseux parce que repus par la chasse de la femelle), buffles, gnous et hyènes en quête de charognes. 
L’heure n’était pas au safari, loin de là. Les clichés dignes de certaines bandes dessinées coloniales ou postcoloniales indifféraient les Germains à l’esprit terre-à-terre. Le danger guettait mais on en ignorait la nature. Un vol d’oiseaux informa les deux membres de l’équipe de Daniel Lin infiltrés chez les Teutons de l’imminence d’une mauvaise surprise. Comme pour confirmer cela, le ciel changea de teinte, passant d’un bleu délavé à un violet métallique.
Aussitôt, les mammifères détalèrent à leur tour, prédateurs et proies confondus dans la panique. Une tornade tronconique se matérialisa à l’horizon, s’approchant à grande vitesse des soldats.
- Alarm! Soldaten Achtung!
Erich s’interrogea:
- Simoun? Non, ce n’est pas la région. Un nuage de sauterelles? Non plus… un typhon sec? Impossible.
Plus la nuée approchait, davantage se révélait son contenu. Un bourdonnement bruyant emplit toute la vallée. La tornade était composée d’êtres surnaturels, bruissant et s’exclamant en arabe, « Allah uak bahr! »

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Il s’agissait de cavaliers arabes fantastiques, issus des Mille et Une Nuits d’Haroun al Rachid à moins qu’ils provinssent d’Al Andalus au XI e siècle. Ils paraissaient ne faire qu’un avec leur monture ce qui les assimilait à de fabuleux centaures d’un nouveau style. Leurs jaserans constellés de gemmes et de lamelles d’or, d’argent et d’électrum brillaient tant qu’ils en aveuglaient ceux qui avaient l’audace de les regarder. Les chevaux étaient caparaçonnés d’airain, de housses damassées et matelassées et de chanfreins d’acier dotés d’un éperon digne des trirèmes antiques. Par-dessus tout, ces montures étaient des Pégases dont la croupe était surmontée de quatre ailes membraneuses de libellules.

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Certains de ces cavaliers magnifiques jouaient le rôle de Sagittaires parce qu’ils étaient armés d’arcs courts et légers dont les flèches lancées à des cadences rapides commencèrent à perforer les tuniques, vareuses et poitrines des porteurs zanzibarites et des soldats du nouvel Empereur Guillaume II. Certes, les Allemands étaient munis de fusils dernier modèle à répétition. Ils avaient en cela devancé les Français de plus d’une décennie. Mais les meilleurs tireurs avaient beau faire feu, les balles cylindro-coniques, au lieu de perforer les cottes de mailles des guerriers arabes, ricochaient inexplicablement sur des champs de force ou de contention. Les sabots adamantins des pur-sang soulevaient des nuages de poussière qui aveuglaient les Teutons, les gênant dans leur ajustement de tirs. Non seulement ces centaures de l’Islam paraissaient pourvus de boucliers d’invincibilité ; non seulement ils faisaient flèche de tout bois, transperçaient les chairs de leurs ennemis, mais en plus, parachevant leur supériorité, ils piétinaient les blessés à terre ou les achevaient en leur tranchant le chef de la lame recourbée de cimeterres damasquinés de Tolède dont la poignée était sertie d’émeraudes et de rubis. Le fer travaillé projetait des éclairs gênant les Allemands dans leur défense. Un Feldwebel criait: « Le sultan nous a trahis ! ».  
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Alors, tels des Huns, des Barbares, ils ramassaient les trophées tranchés nets et les attachaient au harnais de leur cheval. D’autres, préférant épargner l’ennemi, s’emparèrent de plusieurs porteurs africains afin de les réduire en esclavage. Comme nous le voyons, le combat était en train de tourner à la déroute. Alban commença à marmonner une prière, croyant que sa dernière heure était venue. Quant à Erich, il grommelait de colère.
« C’est pire que Little Big Horn reconstitué par Cecil B. de Mille! »
Bravache, le comédien austro-américain n’en rajoutait pas tant que cela. Il cherchait vainement la faille, sachant que tout cela relevait de l’irréalité la plus absolue. Pourtant, les morts étaient bien concrètes. Les commandants de la colonne, von Preusse et von Dehner, plus accoutumés à l’espionnage qu’à une bataille frontale, perdaient de leur superbe, prêts à ordonner la retraite. Ils échangeaient encore çà et là quelques tirs mais la débandade ne faisait plus aucun doute. Le clairon attendait leur ordre. Un tiers des hommes avait déjà succombé, broyés par les sabots, étêtés ou captifs.
Une sonnerie intercalée de couacs grotesques retentit alors à distance. Elle ne provenait nullement du bugle du caporal allemand. Qui était ce secours inespéré digne du 7ème de Cavalerie?
Erich et Alban tournèrent la tête de conserve. D’un promontoire dévala une armée magnifique quoique composite elle aussi. C’était une autre cavalerie constituée de soldats africains ou de type abyssin dont les vêtures mélangeaient allègrement les uniformes du Soudan anglo-égyptien, les vareuses, chèches et capes des Spahis, les armures matelassées des Zarma du Dosso

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 et les harnachements des chevaliers dahoméens de Glélé. Celui qui les commandait jetait des ordres, ou plutôt les aboyait dans une langue mêlant le swahili, l’amharique  et le français. Casqué de liège comme il se doit, cet Européen habité par l’épopée, était vénéré par sa troupe. La fortune se retournait. Paradoxalement, la cavalerie d’Afrique orientale, bien que simplement armée de fusils ouvragés à un seul coup, comme pour une fantasia, mit en déroute en moins de cinq minutes la horde moyen orientale d’outre temps. La nuée de centaures détala alors sans insister, abandonnant sur le terrain des éléments de harnais, des selles ouvragées, des étriers, des casques à visagière surmontés de lambrequins de soie, et, surtout, les porteurs survivants voués à l’esclavage. Le chef, sauveur inattendu des Allemands, parvint à portée de regard. C’était Arthur Rimbaud.               

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Aurore-Marie dévorait des yeux le précieux coffret que Gabriele lui présentait. Il paraissait remonter à une antiquité certaine mais il était impossible d’en dater précisément la façon. Constitué de bois plus ou moins rares, de sycomore et de santal, des effluves subtils s’en dégageaient, des senteurs aromatiques gummifères, où des narines exercées pouvaient identifier benjoin, styrax, cardamome, épine de Mossoul et fenugrec. L’écrin était surchargé de ferrures, marouflé et gaufré tout à la fois. Comme pour protéger encore davantage son contenu, le ou les propriétaires successifs, kabbalistes ou alchimistes, y avaient multiplié à loisir verrous, gâches, pênes, serrures et charnières. L’appareil apparaissait encore plus complexe que celui dérobé par Sir Charles. C’était assurément un coffret à secrets qui nécessitait de multiples manœuvres.
Aurore-Marie était bien en peine et désespérée de pouvoir un jour parvenir à l’ouverture de l’écrin. Cela ne fut pas le cas de son cacatoès. Ses capacités cognitives tenaient du prodige. C’était inexplicable et cela s’apparentait au miracle. Alexandre réagissant à la présence du coffret commença à claquer son bec et à frotter ses serres les unes contre les autres.
- Madame, s’exclama Gabriele, votre perroquet a l’air de reconnaître le coffret. Savez-vous son âge?
- Père me l’offrit en une oisellerie du Marais en septembre 1877. J’avais alors à peine quatorze ans.
- Vous a-t-on informée du passé du volatile?
- Le marchand prétendait qu’il était âgé de près de deux cents ans. Peut-être fabulait-il? Il disait qu’il avait eu pour maître et propriétaire Edward Teach  en personne plus connu sous le nom de Barbe Noire.

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- Cela signifierait, répondit Gabriele, que le célèbre pirate, si, toutefois l’oiseleur a dit vrai, a dressé Alexandre à ouvrir les coffrets à trésors dont il s’emparait à bord des galions espagnols et des navires de Sa Majesté la reine Anne.
L’oiseau semblait comprendre ce que l’on racontait à son sujet. Il caqueta de plus belle et dit en anglais: « Gold. Gold… ». 

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La poétesse lui murmura un petit mot et l’oiseau se mit aussitôt au travail. Actionnant verrous, serrures, pênes et gâches, dans l’ordre voulu par le concepteur des secrets, le prodigieux psittacidé parvint à l’impossible en moins de six minutes. Même le serrurier Gamain et le défunt roi Louis XVI ne seraient pas parvenus à un aussi efficace travail. Un léger grincement et le couvercle glissa. Le mécanisme n’avait pas été actionné depuis des lustres, mais, toutefois, Gabriele craignait un piège. Il avait souvenance de ces mécanismes vicieux qui pouvaient soit broyer la main de l’avide convoiteur, soit l’aveugler par un jet de vitriol, soit empoisser ses doigts d’un poison foudroyant, soit encore, vice suprême, l’expédier ad patres en le frappant d’une balle en plein front par la grâce d’un minuscule pistolet à un coup intégré au mécanisme d’ouverture. Les mains gantées d’Aurore-Marie en tremblaient d’impatience.
Constatant après quelques secondes qu’aucun piège n’avait été activé, la baronne de Lacroix-Laval s’empara hâtivement du codex que renfermait l’écrin. Toutefois, l’ancienneté du livre lui fit craindre qu’il tombât en poussière au moindre contact, y compris celui de l’air. Quant à l’éventuel poison, elle n’en avait cure, ses mains demeurant continûment gantées. Elle dit:
- Mon ami, je ne saurais comment vous remercier. Accordez-moi une semaine, le temps de lire l’ouvrage et de le comprendre.
Avant de prendre congé, la jeune femme accepta de prendre une tasse de thé parfumé au jasmin. Dès le soir, en son hôtel du Palais Loredan qu’elle avait loué, elle s’attellerait au déchiffrage des pages multiséculaires.

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 A suivre...
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mercredi 3 février 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 11 2e partie.



Michel Simon avait loué une chambre au même hôtel dans lequel Frédéric et Guillaume étaient descendus. Il s’était toutefois arrangé pour que celle-ci ne fût pas localisée au même étage.
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 Cependant, muni d’un appareillage d’espion que la NSA lui aurait envié, il était parvenu à mettre sur écoutes l’Artiste et son apprenti. Il voulait connaître leurs intentions exactes afin d’intervenir au moment voulu si jamais leurs vies se trouvaient en danger. Non pas qu’il craignît Aurore-Marie elle-même. La baronne de Lacroix-Laval voyageait seule, sans séide. En agissant ainsi, il ne faisait qu’exécuter les derniers ordres du commandant Wu qui lui avait dit de se méfier de Sir Charles. Daniel Lin avait extrapolé logiquement la présence du mathématicien à Venise. Il était évident que le but premier du Britannique était de parachever le vol des codex commis quelques mois auparavant par la bande chinoise à sa solde.
À l’instant même Gabriele d’Annunzio déclarait :
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- Mes cambrioleurs étaient Chinois. J’ai eu le temps d’apercevoir un bandit revêtu d’un large pantalon de soie noire qui, tel du vif-argent, portant sous le bras mon si précieux coffret, s’enfuyait par une des fenêtres, échappant ainsi aux balles que je tirais de mon arme.
Michel Simon s’inquiétait.
- Je n’ai plus aucun signal de Daniel Lin depuis douze heures. Cela est tout à fait inhabituel. Que se passe-t-il donc en Afrique?
Faute de mieux, il commença à faire les cents pas dans la chambre, fumant avec nervosité cigarette sur cigarette.
- Voilà que j’imite Julien. Je suis bon pour une engueulade de première lorsque la situation se sera éclaircie.
Une plainte éthérée résonna alors dans la pièce confinée envahie par les volutes bleutées des cigarettes.
- V’là maintenant que l’hôtel est hanté! Monsieur le spectre, si t’es réel, bats-toi comme un homme! S’écria-t-il de sa voix de fausset.
Comme en réponse, le gémissement s’amplifia.
- Ou je me goure, ou j’ai l’impression que ce fantôme fantoche baragouine en anglais.
- Help me! Help me!
- Où t’es, mon gars? Qu’on s’explique un peu!
Le comédien commença à mimer le boxeur. Il crânait mais sa nuque se couvrait de sueur.
- J’suis pas Dempsey, mon crochet du droit fait défaut, il est mollasson. Ah! Comme j’envie le gorille des acacias!
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Le Suisse cherchait la provenance de la voix qui poursuivait ses lamentations lugubres.
- T’es mort ou t’es vivant? Bon sang! Réponds en langage normal!
Après avoir tâté les murs, il dit:
- On m’a fourgué une chambre dans laquelle on a emmuré un malheureux. À moins que…
Son attention fut enfin attirée par la lourde armoire munie d’une psyché. Le travail de la glace trahissait son origine, l’île de Murano. Le vieux meuble en acajou et palissandre occupait les deux tiers du mur faisant face au lit. Étrangement, rien ne se reflétait à la surface du miroir. Se rendant compte du prodige, Michel Simon hasarda.
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- Il est sans tain? J’suis un vampire ou quoi?
La plainte plus distincte provenait incontestablement de la glace. Le comédien s’en rapprocha.
- Je ne vois rien mais lui me voit assurément.
- Help me sir!
- Mon communicateur! Purée! Impossible d’établir la communication! Il est mort! Foutu engin de mes deux. J’aime pas quand la technologie foire.
Or, dans le miroir, il y avait du nouveau. Des ombres se formaient, mouvantes, changeantes, comme essayant de reproduire une image ou un visage.

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La figure convulsée d’Alice, aussi crayeuse que celle d’un cadavre, éructait et crachait. Une voix caverneuse alternait des langages inconnus du père Bottecchia.
À présent, le corps de la jeune fille flottait sur le plafond, tête-bêche. L’espace euclidien aboli cédait la place à une configuration difforme de l’espace-temps, comme plié, chiffonné. La bouche démultipliée de l’exorcisée, comme extirpée de la tête, parlait simultanément, en stéréophonie, égrenant des sentences en dialectes exotiques non terrestres ou surgis d’un passé incommensurable et oublié. Le K’Tou se mêlait au marnousien, l’élamite au fulbé, l’helladien du temps de Vestrak aux crissement insectoïdes des Velkriss, les émanations sulfureuses des siliçoïdes parents de Kinktankt aux mugissements d’un Graav, officier lycanthropoïde de l’ancienne flotte, le guèze à la langue olmèque, les changements colorés des frères de Kraksis aux ordres méprisants, rauques et gutturaux des généraux Haäns de la troisième caste. Et tous ces langages signifiaient:
- La maison de poupées… la maison de poupées. Prenez garde à la maison de poupées…
En la grotte sous le pool, l’heure était grave. Il n’y avait pas d’autre voie que le vortex, d’où avait émergé la troupe congolaise spectrale.
Choquée, Lorenza était prise de vertiges et de nausées bien qu’aucune substance toxique n’eût été projetée par les bouches des fantômes.    
Une voix résonna en la voûte. « Maman! ». C’était Violetta.
La quart de métamorphe se précipita au secours de sa génitrice. Ployée en deux, Lorenza devint brouillée et s’effaça comme évaporée, translatée dans une autre réalité. À l’instant même où le corps de la doctoresse disparaissait, un appel à l’aide retentit, atténué, distant.
- Il provient des profondeurs de la singularité, murmura Benjamin. C’est bien mon épouse.
- Allons! Nous n’avons plus le choix, répondit avec philosophie Gaston. Nous devons traverser.
Si tout le groupe affichait sa résolution, il n’en allait pas de même pour Azzo. Non seulement le métis de Sapiens et de pré K’Tou marquait sa réticence par l’émission de grognements sourds mais aussi ses muscles tétanisés lui conféraient une immobilité de marbre. Comprenant la situation et réagissant au quart de tour, Spénéloss s’approcha d’Azzo et lui fit sa célèbre prise helladienne Ainsi, il fut porté tel un poids mort par Gaston de la Renardière dont la force était proverbiale.
La voix de di Fabbrini se faisait toujours entendre.
- Je ne sais pas où je suis. Je n’y vois pas grand-chose. Mais je respire sans difficulté et je n’ai pas froid.
Chacun, à tour de rôle, sauta dans l’espèce de trou de ver qui devenait instable. Des fulgurances bleutées émises par le tourbillon frappaient les concrétions de l’immense caverne et, se répercutant, rebondissant, commençaient à ébranler la structure même de la roche qui émettait des grésillements, vibrait et se brouillait. Cela rappelait l’image quadridimensionnelle d’un monde holographique menacé d’un effacement imminent. Spénéloss lança:
- Dépêchons-nous. Le lieu dans lequel nous nous trouvons se déstabilise. Sa structure atomique s’effondre.
Saturnin résistait. Sa frousse atavique lui déconseillait de suivre ses amis. Ses tripes se nouaient et des aigreurs remontaient de son estomac jusqu’à sa gorge. Son teint jaune dénonçait sa trouille.
- Monsieur de Beauséjour, il n’est plus temps de tergiverser, jeta Dalio sur un ton ironique.
- Quel boulet celui-là, fit Louis Jouvet avec l’envie de donner un coup de pied aux fesses de cette mule récalcitrante.
Symphorien se chargea de la résolution du problème.
- Je n’ai pas d’aiguillon mais ceci fera l’affaire, dit-il avec méchanceté en montrant un couteau suisse. Je ne connais pas de meilleur remède pour faire avancer les ânes bâtés.
Sans prévenir, il piqua la partie la plus charnue de l’ancien chef de bureau qui, sous la douleur, se cabra, bondit et avança! Aussitôt absorbé par le vortex, Saturnin, comme tous ses compagnons, ressentit une impression d’immersion dans une mer de particules primordiales. C’était comme si tous se retrouvaient tel un necton importun nager dans une soupe benthique antérieure à toutes les probabilités de multivers. Daniel Lin le savait, le niveau le plus familier de Pan Multivers fréquenté communément par l’intelligentsia savante d’Hellas avait dépassé depuis longtemps le stade 3 énoncé par Everett. De fait, tous baignaient dans l’a-matière à l’ère où l’Infra sombre et la Lumière ne s’étaient pas encore séparés. Cette situation gênait le Superviseur. Elle était en train de lui échapper et cela le contrariait grandement. L’état actuel de leur aventure signifiait que l’Energie noire n’était pas encore entièrement domestiquée à moins qu’elle tentât de s’émanciper à nouveau.
La matérialisation d’un Outre-lieu incongru balaya les réflexions de l’ex-daryl. Lorenza n’était toujours pas là bien que sa voix lointaine retentît.
- Je suis là-haut. Quelque chose me retient prisonnière. Je ne peux identifier ce que c’est.
La lumière revint sans crier gare ; elle surgit d’antiques becs de gaz encapuchonnés communs aux anciennes bâtisses victoriennes. Tous étaient au complet, non point au sein de nulle part, mais au mitan d’un vestibule qui paraissait l’épicentre d’un labyrinthe.
- Ch’ais pas si vous avez la même impression que moi les aminches, mais j’crois bien que nous sommes à l’intérieur d’une maison de poupées.
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- T’as raison, Jean, lui répondit en écho Dalio
- Quel est ce nouveau tour du Diable? S’énerva Craddock.
Une multitude d’escaliers et de corridors s’offrait aux regards des intrus. L’éclairage au gaz conférait aux aîtres des reflets jaunâtres et inquiétants tandis que l’affreuse tapisserie de rigueur et le mobilier lourd et surchargé de bibelots contribuaient à l’assombrissement de ce logis faussement innocent. Un petit gloussement retentit alors dans le dos de Deanna Shirley qui sursauta. L’apprentie star se retourna, rien.
Par contre, Violetta aperçut une silhouette se profiler sur le mur gauche, ombre qui s’étalait entre les cadres de ridicules tableaux préraphaélites encombrés de références médiévales hermétiques et factices. L’adolescente crut identifier les english curls d’Aurore-Marie. Toutefois, la tête lui paraissait démesurément volumineuse, telle celle d’un Bébé néoténique Jumeau, Bru ou autre.
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- Coucou! Émit une petite voix enfantine. Tu veux jouer avec moi?
La jeune fille sentit un contact qui la fit frissonner. La voix insista.
- Tu ne veux pas jouer à cache-cache? Allons… s’il te plaît… s’il te plaît…
Violetta se retourna brusquement. Pourquoi elle en particulier était-elle victime de ce phénomène alors que les autres ne sentaient rien? Mais non. Deanna aussi subissait ce harcèlement.
Toutes deux virent enfin celles qui les importunaient. Il s’agissait de deux poupées de bois et de cire d’un mètre vingt environ, soit la taille d’un enfant de neuf ans, vêtues comme les jouets de porcelaine de 1888. Elles étaient affublées de perruques de laine surmontées d’encombrantes faveurs de soie vieux-rose. Toutefois, un détail différait. La poupée qui assaillait Violetta était brune comme elle alors que celle qui s’en prenait à Deanna Shirley arborait de longs tortillons de lin d’un blond fadasse et sans grâce. Elles eussent été mignardes si leurs visages avaient présenté des expressions réalistes accentuant leur ressemblance avec d’authentiques fillettes de la fin du XIXe siècle. Or, leurs faces de bois mal taillé à peine vernies et ébauchées s’avéraient monstrueuses, suscitant la frayeur.
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Les figures dépourvues d’yeux en verre ou autre, les lèvres peintes couleur sang-de-bœuf, et surtout, ces joues et ces pommettes rehaussées d’écarlate déshumanisaient davantage encore si possible les pantins animés. Les mains de cire, chlorotiques, tentaient d’agripper par la manche leurs proies tandis que des bouches que surmontaient des nez à peine esquissés dessinaient des sourires cruels révélateurs. De ces orifices sortaient des sollicitations insistantes.
- Viens avec nous… on s’ennuie ici. Ce sera amusant…
Le phénomène ou sortilège s’en prit à Saturnin. Même si, nous pouvons le supposer, il commettait une erreur au sujet de Violetta, l’esprit maléfique ou primesautier qui jouait avec nos héros se complaisait en la souffrance des maillons faibles ou prétendus tels de l’équipe. Il connaissait la couardise de Beauséjour et le manque de courage de miss de Beauregard. Le bedonnant vieil homme fut, sans crier gare, pris à partie par un pantin grotesque sorti tout droit de la commedia dell’arte. C’était Pantalone dans ses frasques. Un Pantalon lubrique, bachique, au long nez crochu fleuri, aux joues furfuracées qui entrecoupait ses paroles de triviaux rots d’ivrogne. Il brandissait une coupe de vin dont le liquide vermeil se répandait sur le sol.

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- Viens partager mes agapes! Des filles accortes nous attendent. Ce ne sont pas des maritornes.
Le tout dit dans un italien abâtardi, rocailleux, à peine compréhensible, prononcé par une bouche édentée, dont les effluves alcoolisés suscitaient en Saturnin le dégoût. Pris de panique, Monsieur de Beauséjour se précipita vers le premier escalier venu. La peur lui donnait des ailes ; le vieillard bondissait de marche en marche avec l’agilité d’un chamois tout en glapissant de plus belle tandis que messer Pantalone se lançait à sa poursuite avec un ricanement qui en disait long.
L’escalier, recouvert d’un hideux tapis grenat, à la trame élimée, était vermoulu et ses degrés d’une raideur casse-figure. Plus l’ahanant Saturnin montait, davantage l’escalier grandissait, des marches s’additionnant surgissant du néant. De plus, il se divisait en plusieurs directions dédaléennes. Beauséjour franchit plusieurs paliers avec bonheur, longeant de multiples corridors à la semblance de ceux d’un vaste hôtel ancien. Il ne savait plus où aller car Pantalone ne le lâchait pas d’une semelle. Seul l’instinct le guidait. Il pensa se réfugier dans une des pièces s’offrant à lui, aucun huis n’étant fermé à clef. Il ouvrit porte sur porte, inutilement. Soit l’entrée débouchait sur un pot au noir, un néant, soit du seuil surgissait une nouvelle marionnette adonisée différemment: garçonnet en costume marin, demoiselle d’honneur, Pulcinella, Scaramouche, meneur de revue à queue de pie du film Cabaret de Bob Fosse, même un incongru Kiku U Tu, ridiculement affublé du costume du capitaine Crochet, le chapeau empanaché coiffant tant bien que mal sa crête de plumes servant à la parade amoureuse des Kronkos, le moignon droit remplacé par ledit crochet. Et ces poupées répétaient en antienne: nous voulons jouer, nous voulons jouer. 
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Saturnin avisa une nouvelle ascension. Il ne cessait de hurler : « Le Styx ! Nous avons franchi le Styx ! » Il grimpa de deux étages supplémentaires, et, phénomène improbable, l’escalier comme rongé par un lent et insidieux travail de termites, s’érodait, s’étiolait, devenant poudre et sciure. Pris d’un étouffement soudain, le vieil homme toussa, allergique aux fines particules de bois. Ce fut alors qu’il entendit la voix de Lorenza qui perdait patience.
- Allons! Dépêchez-vous. Ma captivité me pèse.
Cette injonction contrastait avec les précédents appels à l’aide. Ce ton autoritaire traversait le bois vermoulu et disjoint de la dernière porte qui ne s’était pas encore ouverte. Il n’eût pu en être autrement ; le corridor n’existait presque plus. N’en demeurait qu’un nuage de sciures et de copeaux au sein duquel un Saturnin aveuglé avait du mal à se situer. Aussi défonça-t-il sans hésitations cet ultime panneau dont les planches achevèrent de se désagréger sous le poids conséquent de l’ancien chef de bureau.
Lorsqu’il fut de l’autre côté du seuil, c’était comme si n’eût demeuré de la maison fantastique de poupées que cette unique chambre, volume cubique flottant dans un non espace indéfinissable. Monsieur de Beauséjour, pris par l’action, omettait de s’interroger sur le sort de ses amis tout en bas. Il se contenta de ce qu’il vit. Une antique chambre d’enfant en bois de rose, envahie de joujoux, au milieu de laquelle, prostré sur une chaise, un Bébé disproportionné se tenait.
Cette poupée géante était des plus hideuses, ventrue, la robe souillée de taches de chocolat et de traînées de confiture de groseilles, caricature d’une petite fille à l’obésité précoce, victime de sa gourmandise insatiable. Le jouet maléfique présentait la même esquisse de visage que ses consœurs du rez-de-chaussée, mais, cette fois-là, la perruque sommaire de laine aux longs tire-bouchons qui surmontait ce chef fort laid était d’un roux carotte flamboyant. De la poitrine flasque, comme bourrée de son, sourdait l’ordre persistant de Lorenza de mettre fin à sa captivité.

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Saturnin n’avait pas le choix, il lui fallait crever, éventrer cet espèce de mannequin ou de baudruche afin d’en extraire la prisonnière. Il chercha l’objet tranchant nécessaire à l’opération.
- Ce ne sont que des jouets de fille! Dit-il avec déception. Pourquoi ne suis-je pas dans une chambre de garçon? J’y aurais trouvé le sabre de bois nécessaire.
 Enfin, le sexagénaire avisa, posées sur une coiffeuse, plusieurs longues épingles à cheveux. Il pensa, amer :
- J’avais tiré le bon numéro lors de la conscription. Je n’ai jamais appris à me servir d’une baïonnette.
Cependant, il commença à piquer l’abdomen de la poupée avec prudence en demandant:
- Lorenza, avez-vous mal?
Aucune réponse ne lui parvint. Il récidiva et une déchirure se fit. Alors, le jouet éclata comme un ballon tout en répandant son contenu, un bourrage pelucheux qui fit tousser le vieil homme. Quelqu’un sortit de ce que nous pouvons appeler une dépouille mais était-ce bien Lorenza? L’être avait, certes, sa silhouette, sa corpulence, mais, en lieu et place de l’attendu visage de la mère de Violetta, se présentait cette même face ébauchée aux pommettes écarlates.
Tremblant, Beauséjour murmura:
- Pitié, madame la poupée. Je ne voulais que vous sauver…
Soit, première hypothèse, la doctoresse avait été assimilée par la créature qui l’avait enfermée, soit il s’agissait d’une sorte de matriochka gigogne. Mais la femme à la face de buis éclata d’un rire joyeux.
- Monsieur de Beauséjour, ce n’est que moi, rassurez-vous. Avez-vous donc oublié mes talents de métamorphe?
- Je… demande… à voir, fit l’ex-fonctionnaire.
Aussitôt, la fausse marionnette recouvra son aspect habituel, celui d’une jeune femme brune au teint un peu hâlé et aux yeux noirs. Soulagé, Saturnin s’interrogeait cependant quant à la façon dont tous deux allaient sortir de cette chambre alors que la maison de poupées s’était désagrégée sous ses yeux. Il fit part de son inquiétude à la doctoresse qui lui répondit:
- Mon cher ami, vous avez été victime d’une hallucination personnelle qui s’est additionnée à l’illusion collective de cet outre-lieu.
- Ah? Tant mieux s’il ne s’agit que de cela. Je vous suis.
Les deux rescapés descendirent alors un escalier ordinaire qui était de retour.
En bas, tout tournait mal. Les poupées démoniaques s’étaient démultipliées et cernaient le groupe. Elles étaient sorties qui, de la cuisine, qui, de l’office, qui, du salon à musique, qui, du fumoir, qui, de la bibliothèque dont chaque faux volume de carton produisait sa propre créature issue des contes de fées. Des belles aux cheveux d’or, des petites sirènes, des fées des grèves, des cendrillons, toutes dépourvues bien sûr de traits et de visages, assaillaient l’équipe de tempsnautes en psalmodiant: « Jouer! Jouer! » Elles formaient une ronde, une chaîne, un cercle allant se resserrant, sautillant, trépignant en des piétinements qui n’étaient pas sans rappeler la chorégraphie originelle du Sacre du Printemps, en 1913.
En accord avec leur danse, elles tendaient de longues mains cireuses et diaphanes en direction de leurs proies qu’elles désiraient assimiler, amalgamer à elles. D’une manchette de Harrtan, Violetta parvint à décapiter une Belle au bois dormant dont la chevelure fadasse tombait jusqu’aux reins.

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- On n’est pas chez oncle Walt, lança-t-elle avec une pointe de colère.
Deanna, quant à elle, en était réduite à glapir de peur, incapable de se défendre.
- Un disrupteur! Un disrupteur! Hurlait-elle en vain.
- Elles ne sont pas vivantes, lui rétorqua Craddock.
Spénéloss gardait son calme. L’attaque des pantins n’avait aucune prise sur lui ; il se contentait, d’une chiquenaude, de repousser l’assaut d’un Riquet à la houppe tandis qu’il calculait les probabilités de l’interruption du sortilège au bout de tant de minutes. Pour lui, il ne s’agissait que d’un échange de conversion d’énergie en matière. Il avait compris la cause du phénomène.
- Nous sommes à l’intérieur d’un micro univers obéissant aux lois de la gravité quantique à boucles, jeta-t-il pour les scientifiques de l’équipe. De plus, ce micro univers est localisé dans une dix-septième dimension hypothétique que même les anciens p ne pouvaient conceptualiser. Au-delà de la seizième dimension, toutes celles surnuméraires sont repliées sur elles-mêmes en une figure hypothétique, bande de Moebius, tore, micro espace de Poincaré, bouteille de Leyde, grumeaux de Kontiko, polyèdres icosaédriques fractaux élastiques de Stankin…
- C’est pas l’moment de nous gonfler avec vos spéculations de matheux de prépas alors qu’il y a péril en la demeure, jeta acide Carette.
- Julien, Spénéloss vient de trouver la solution. Cela m’aveuglait. Quel sot je fais! Nous sommes bien prisonniers d’une figure mathématique abstraite constitutive d’un micro univers virtuel à dix-sept dimensions. Désormais, je sais comment sortir de là… un véritable jeu d’enfant… cruel…
- Dieu vous entende, fit Gaston en se signant.
Tandis que les supplications des poupées devenaient assourdissantes…

***************

V. Domine, exaudi orationem meam, prononça l’exorciste.
Alice répliqua par un rugissement.
R. Et clamor meus ad te veniat, poursuivit le père Bottecchia en brandissant le crucifix.
Alice persistait, bavant, jurant, bondissant de mur en mur, accroupie tel un batracien, mettant la pièce sens dessus-dessous. Les objets volèrent, se fracassèrent, chacun devant se garder de ne point être heurté.
Si fuerit saltem diaconus subjungat V. Dominus vobiscum.
Toute formule latine semblait vaine. Le « démon », s’il était avéré, s’en prit à Sir Charles. Un singe ailé ectoplasmique, dont la tête paraissait surmontée d’un cimier spiralé en forme de corne de Narval, jeta au mathématicien :

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« Tu es un usurpateur ! Ton identité est fausse ! Va rejoindre celui que tu as enfermé ! »
Les mugissements de ce gorille mythique, de cette chimère médiévale rappelant les incubes invraisemblables des peintures du Jugement Dernier du XVe siècle, ressemblaient aux rauquements d’un éléphant de mer défendant son territoire. Un camaïeu de visages multiples s’ajoutait à ses coudes, à son abdomen et à ses genoux, visages dont les gueules bestiales expectoraient des fumées soufrées. Merritt fit comme s’il n’avait pas entendu. La créature s’évanouit, comme dissoute dans la brume. L’espace confiné paraissait danser autour du mathématicien.
R. Et cum spiritu tuo.
Alors, celui que combattait le représentant de l’Eglise redoubla de violence, sans que l’on pût juger si Alice était responsable de cette manifestation démoniaque, à moins que l’énergie d’A El, décuplée par la colère de l’Entité, devenue autonome, se trouvât débridée, sans entrave, afin d’exercer sa vengeance sur Merritt et ceux auxquels il avait eu recours afin de la contrer.
Un souffle violent projeta le diacre Apiani jusqu’au plafond en lequel il s’encastra avant de s’embraser sans que toutefois ce feu infernal consumât autre chose que son adversaire.
Oremus ! Oremus ! glapit le prêtre, horrifié par la mort tragique de son acolyte. Le crucifix qu’il pointait en direction d’une Alice demeurée flottante dans le vide trembla. Le Christ rougeoya, parut entrer en fusion, s’écouler même. L’autre croix, plus conséquente, qui surmontait le lit de la possédée, fut elle-même frappée. Le corps du Supplicié, spectacle hérétique, concrétisa une mort dépourvue de la Résurrection : à la Passion succéda la décomposition de la Figure du Fils de Dieu, bientôt réduit à un squelette disloqué dont les ossements tombèrent un à un de la Croix.
Deus coeli, Deus terræ, Deus Angelorum, Deus Archangelorum, Deus Patriarcharum, Deus Prophetarum, Deus Apostolorum, Deus Martyrum, Deus Confessorum, Deus Virginum, Deus qui potestatem habes donare vitam post mortem, requiem post laborem; quia non est Deus præter te, nec esse potest nisi tu creator omnium visibilium et invisibilium, cujus regni non erit finis: humiIiter majestati gloriæ tuæ supplicamus, ut ab omni infernalium spirituum potestate, laqueo, deceptione et nequitia nos potenter liberare, et incolumes custodire digneris. Per Christum Dominum nostrum. Amen.
Ab insidiis diaboli, libera nos, Domine, s’obstina l’exorciste.
Et, après ces vaines paroles, le père Bottecchia se retrouva transporté en une singulière prison vitrée. Son statut se réduisait désormais à celui d’un homoncule semblable au héros (victime eût été un terme plus approprié) de Richard Matheson et Jack Arnold, l’Homme qui rétrécit. Son lieu de confinement et de captivité était une prison de bois vernis et de verre, une vitrine basse fermée à clef telle qu’on en voyait communément dans les muséums d’histoire naturelle à l’ancienne. Il se déplaçait, homme fourmi fantastique, parmi les échantillons figés que cette vitrine contenait. Pour lui, un grain de poussière équivalait à une pierre. Ainsi, il avait du mal à se frayer un chemin parmi les colossales monstruosités exposées à un public trop gigantesque pour qu’il pût l’appréhender. De plus, l’intérieur de cette table vitrine était tapissé d’un velours écarlate délavé, passé et pelucheux dans lequel un redoutable prédateur se dissimulait.

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Le père Bottecchia pensa tout d’abord qu’il se trouvait parmi une collection de coquilles d’œufs assemblée là par un ornithologue. L’horreur de ces formes, toutes d’un blanc de craie, ne tarda pas à se révéler à son entendement. Il s’agissait de crânes édentés de fœtus humains, certains brisés dont les esquilles éparpillées au sein de moutons et de monticules de poussières agglomérées n’en présentaient pas moins un danger redoutable à l’échelle du minuscule humain parce qu’aussi tranchantes que la lame effilée d’un cimeterre. L’anthropologue avait tenté de réparer les dégâts subis par ces restes humains en recollant maladroitement certaines têtes ou en les rassemblant avec de dérisoires élastiques.

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À tort, le religieux pensa qu’il s’agissait d’une illusion provoquée par le démon qui possédait Alice. Mais la chose surgit et le détrompa. Il vit les six yeux et ocelles, les chélicères d’où gouttait un foudroyant venin, le céphalothorax marqué d’un signe cruciforme blasphématoire de teinte pourpre, l’abdomen dressé, pulsant, bariolé dans une parade amoureuse horrifique et, enfin, les huit pattes velues munies de crochets tactiles qui permettaient à l’araignée d’identifier son environnement. Lorsque le prédateur captura et mordit celui qu’elle considérait comme un minuscule en-cas, l’exorciste recouvra le précédent échelon de la réalité pour constater que le Christ en croix qu’il tenait obstinément achevait de fondre. En vain, il tenta de répéter la formule :
Ab insidiis diaboli, libera nos, Domine.
Cela n’eut aucun effet, et la fusion du métal, intégrale, gaina sa tête d’un masque de fer rouge qui l’encagea et d’une simarre grotesque. Son sort était réglé. Paralysé par le poison, asphyxié et brûlé, il mourut dans d’abominables douleurs.
Sir Charles se retrouvait avec deux cadavres encombrants sur le dos. Comment allait-il expliquer cela aux sœurs ?
Quant à Alice, délivrée de ses fantasmes, elle dissimula son retour à la conscience. A la première occasion, elle échapperait aux griffes du mathématicien. Les religieuses de la Fondamenta delle convertite ne se formalisèrent point des deux morts, qu’elles mirent sur le compte de l’échec de l’exorcisme. Par contre, elles insistèrent pour garder Alice. Merritt ne céda point et repartit avec la jeune fille.

************
La maison de poupées n’existait plus ; envolée, évaporée car chimérique, grâce à un simple claquement de doigts du commandant Wu, au propre et au figuré. A la place, le groupe tournait le dos à la sortie du souterrain : le pool était traversé, et à distance, on remarquait un méandre du Congo. Cependant, s’étendait devant nos aventuriers, avant la rive du fleuve, une espèce de piste défoncée d’étranges nids de poule à la taille impressionnante. Pour ne pas changer, Craddock émit une remarque acerbe. Il ne faisait qu’exprimer à voix haute le mécontentement de ses amis :
« Bon sang de bonsoir! J'en ai ras le popotin de ces monstres de la semaine en simili caoutchouc de Star Trek fauché de la Desilu, de ces Stéganopithèques de légendes urbaines et autres Hallucinosaures de Proxima du Centaure! »
Il était vrai que ces accidents de piste ressemblaient à des nids de Maïasaura tant ils étaient énormes.
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« Ça pue le Titanosaure. Il ne manque que sa merde ! »
En réponse, une pluie météoritique se mit à tomber, drue, ardente, creusant de nouveaux cratères.
- Désolé, capitaine, vous vous trompiez, fit Daniel Lin d’un ton placide. Nous avons affaire ici et maintenant à un isolat de l’Archéen.
- Belle jambe, commandant. Ça devrait exhaler l’hydrogène sulfuré or je respire normalement.
Spénéloss fit part de sa théorie.
- Ici, s’agitent les grumeaux de la proto matière quantique potentielle résiduelle de notre expérience de tantôt. Ils sont devenus incapables de choisir entre les multiples options d’univers probabilistes alternatifs.
- A expérience, rétorqua Saturnin, je préférais le terme de tribulations. Toujours est-il qu’il serait temps de chaleureusement remercier le commandant Wu de nous avoir tirés de ce piège abominable.
- Ah bon? Foutre! Tout cela parce qu’une Aurore-Marie… existe?
- Hélas oui, soupira Daniel. En fait, la situation est en train de m’échapper. Je ne contrôle presque plus rien… simplement, j’use toutes mes forces pour que vous surviviez…
- Tiens donc, jeta Gabin.
- Bienvenue les aminches dans ce safari photo de niveau moins cinquante d’holo simulateur, où s’agitent des monstres de la semaine caoutchouteux d’une production plus que fauchée de la Desilu des années 1960 de la piste 1721, reprit avec amertume le Cachalot de l’Espace. Marre de jouer les pantins malmenés sans une once de libre arbitre. Niveau psychologique: zéro!
- Bravo oncle Symphorien. Mais tu confonds Star Trek et Au-delà du réel.
- Au nom de tous les comédiens ici présents, rajouta Dalio, nous vous sommes reconnaissants d’être encore en vie, commandant.
Spénéloss crut bon de compléter.
- Il est vrai que la remarque du capitaine Craddock est plus que justifiée. Nous sommes sans cesse ballottés d’une épreuve à l’autre, d’un obstacle à l’autre, comme si nous nous trouvions transformés en héros de jeux de rôles ou encore d’une série télévisée de science-fiction bidimensionnelle du premier quart du XXIe siècle, ainsi, nous ne serions que des personnages issus des réflexions d’un scénariste farfelu en peine d’une intrigue qui tienne la route. Sommes-nous réels ou virtuels? En va-t-il de même pour vous, Daniel Lin?
- Bigre! Jeta le Superviseur. Je crois qu’il nous faut marquer une pause puisque maintenant, une explication s’impose…
- Tout à fait, siffla Louis Jouvet alors qu’autour de nos héros, le paysage, la faune, la flore, fluctuaient et changeaient chaque minute sans que même un fondu enchaîné eût été perceptible. Aux cratères archéens succédèrent des jaborandis luxuriants et exubérants aux ramures d’un bleu de roi métallique. Dans les branches de rôniers et de palétuviers, se déplaçaient d’immenses papillons de cobalt irisés que capturaient des caméléons en osmose avec l’arbre qui leur servait de gîte. Cependant, dans l’agitation des ramures, bondissaient et criaillaient des singes hybrides de Terra et de Marnous. Comme on pouvait s’y attendre, il s’agissait de créatures aux caractères mosaïques de primates et de porcinoïdes. Aussi présentaient-elles un groin à la fois fouisseur et renifleur, aux longues soies beiges et des petites défenses recourbées pareilles à celles de babiroussas en lieu et place des attendues narines typiques des simiens de l’Ancien Monde et de leurs redoutées canines en crocs. 
- Asseyons-nous sur ce talus, fit Daniel Lin, le visage sombre. Nous ne risquons rien physiquement, je m’y emploie.
Alors un oisson vint à se poser sur l’épaule de Deanna Shirley qui glapit. Celle-ci était occupée à cueillir des roses centifolia dont les fragrances se répandaient dans l’atmosphère humide.
- Commandant, je n’ai pas vécu au XXVIe siècle comme vous. Mes connaissances concernant les théories du Multivers me paraissent absconses, fumeuses, improbables, impossibles à prouver. Je me fais le porte-parole de mes compagnons ici présents.
D’un coup de menton, Gaston désignait Saturnin, Carette, Jouvet, Gabin, Beauséjour, Dalio et Azzo.
- Monsieur, fit Deanna Shirley remontée, vous m’ignorez superbement. Moi aussi je suis une humaine normale peu au fait de l’astrophysique. Montrez-vous galant et citez-moi dans votre énumération. Pendant que j’y suis, puisque vous avez omis d’inclure Ufo et O’Malley, croyez-vous que nos compagnons à pattes vont comprendre ce qui se passe? Ont-ils si peu d’importance?
- Miss de Beauregard, répondit alors Daniel, n’avez-vous point remarqué que, pendant l’incident de la grotte et de la maison de poupées, ils n’étaient pas avec nous? Ils n’ont rien subi et vécu. Ils n’ont pas quitté cette jungle remodelée une seule attoseconde. À croire que l’entité qui joue avec nous a voulu les protéger…
- Certes, articula Deanna. Mais j’aimerais comprendre…
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- La situation demande une clarification… je suis profondément désolé de vous avouer que je vous ai mentis dès l’origine de votre présence dans la Cité…
- Fichtre! Lança de la Renardière. Comment cela?
- Je ne suis pas celui que vous supposez… pas un simple Superviseur, même général… pas un humain même amélioré, un daryl androïde. Lobsang Jacinto sait à quoi se tenir en ce qui me concerne, quant à ma nature… Je ne pouvais faire autrement que de lui révéler ce que je suis.
- Daniel, je demeurerai inflexible. Ou vous nous dites la vérité, ou nous rebroussons tous chemin, proféra le capitaine Craddock d’un ton ferme. Il n’est plus question qu’un menteur nous dirige et nous mène au gré de sa fantaisie. Dans ce micmac de carambouille, il y a des vies en jeu.
- Ouaip, siffla Dalio. J’approuve et j’applaudis mon ami.
- Commandant, vous me connaissez. Je suis pondéré de nature. Je sais me contrôler mais là, j’ai envie de vous expédier mon poing sur votre figure…
-  Benjamin, articula Spénéloss, en agissant ainsi, je pense que vous tomberiez dans le piège de l’être qui joue avec nous. Il n’attend que cela, que nous nous querellions. Le tableau n’est pas si noir. Dans cette aventure, nous ne pouvons abandonner Pierre Fresnay. Le général Boulanger ignore que nous le suivons presque à la trace.
- Merci Spénéloss, répondit Daniel Lin. La raison vient de s’exprimer par votre bouche. C’est pour cela d’ailleurs que j’ai obtenu du  Conseil votre présence parmi nous.
- Naturellement, émit de Beauséjour de sa voix grasse dans laquelle se faisaient entendre des accents de reproche. Manipuleriez-vous le Conseil comme vous nous manipulâtes depuis notre arrivée en France?
- Point du tout. Je ne manipule personne dans cette histoire. Au contraire, je suis là pour rétablir l’ordre. C’est parce que tout est en train de se déglinguer que je suis obligé d’intervenir. Je dois réparer le continuum. C’est là ma tâche. En cet instant, je suis en communication au sein d’un réseau avec Lobsang et Frédéric Tellier. Du côté d’Erich, Alban me sert le plus souvent d’interlocuteur.
- Très bien… mais qu’êtes-vous précisément si vous n’êtes pas un humain? jeta Craddock.
Daniel Lin marqua deux secondes de silence avant de répondre.
- Un avatar d’humain… disons, une intelligence capable de s’incarner sous n’importe quelle forme… j’appartiens au groupe, peu nombreux d’ailleurs, des Gardiens du Panmultivers… Je suis un Préservateur… Mon peuple vit habituellement dans les interstices, les feuillets, les branes des chronolignes. Nous ne dépassons pas le nombre de 36... Mon véritable aspect n’est pas visible par des yeux humains ou autres.
- Ah? S’exclama Saturnin, quelque peu déçu… nous aurions aimé vous voir sous un autre aspect, plus conforme à votre véritable nature… comment peut-on vous croire?
- Lorsque je jouais le rôle du groom, je n’étais pas maquillé… Je puis changer de traits à volonté sans avoir recours à des tours de magicien. Voyez…
Disant cela, Daniel Lin se mit à ressembler à Tenzin, puis, insensiblement à Raeva et encore à Daisy Belle.
- Splendide, s’extasia Louis Jouvet… mais nous pouvons supposer que vous êtes en train de nous hypnotiser…
- Impossible, proféra Spénéloss. Je suis imperméable à l’hypnose… comme tous les Helladoï…
- Encore une fois, merci, Spénéloss. Je vous dois beaucoup… Si vous voulez savoir, j’ai été préposé à votre garde dès le début de l’existence de la cité… Mes aînés m’ont imposé cette mission. Je n’ai pas discuté, étant peu élevé dans la hiérarchie… Je ne suis que le numéro 35...
- Daniel Lin, ainsi, vous refusâtes la royauté de l’Agartha comme Godefroi de Bouillon celle de Jérusalem.
- Oui, monsieur de Beauséjour, cela est exact… les salamalecs ne m’intéressent pas.
- Certes, articula Lorenza lentement… tout de même… il reste le mystère Lobsang Jacinto. Il sait qui vous êtes, ce que vous êtes… pourquoi lui?
- Notre conseiller est un éclairé… Il aurait dû mourir et atteindre le nirvana. Mais il a refusé afin de rester parmi les citoyens de l’Agartha. Depuis ce jour, il sait à quoi s’en tenir sur mon compte. Il m’a reconnu… Comme Aurore-Marie. Mais, au contraire de notre ami bouddhiste, elle me craint. Elle a pressenti ma véritable nature… lorsque je l’ai sondée dans les souterrains du Trocadéro, après la grotesque cérémonie de la momie de Thaïs. Je n’y ai vu que le vide, le néant… Son cerveau se perd dans des méandres obscurs. Aucune pensée… rien… la destruction… même pas le chaos. L’inexistence d’un Pantransmultivers qui ne peut voir le jour, qui ne peut naître…
- Attendez, lança Spénéloss…vous sous-entendez qu’en Aurore-Marie un résidu de Fu, de l’Infra sombre perdurerait… Or, après avoir examiné sa théologie de bazar, toute déformée qu’elle soit après deux mille ans, il appert que le Pan Logos de Cléophradès avant ou après la séparation des hypostases, peu importe, ne peut redouter qu’une seule chose, le Négatif, l’Anti créateur, A El.
- Poursuivez, fit Daniel Lin mi-figue mi-raisin.
- Je ne suis que logique. Permettez-moi de développer deux hypothèses aussi dérangeantes qu’elles puissent être aux oreilles de toute l’assistance. Primo: le monde non prévu, la chronoligne en voie de dérèglement dans laquelle nous nous déplaçons a été engendrée par ce A El. Il est bien notre Ennemi, Aurore-Marie son avatar, et nous le controns dans la mesure du possible. Toutefois, je ne vois pas du tout l’intérêt de cette piste…
- Mais si… contra Daniel… Elle est non seulement une mise à l’épreuve mais également une brèche qui envahit tout le Multivers et se répand comme un cancer… Imaginez un virus dans l’ancienne informatique du XXIe siècle qui, via un cheval de Troie, représenté ici par Aurore-Marie de Saint-Aubain, infecterait l’ensemble de la Création…
- Bien dit, commandant, acquiesça l’Hellados. Mais je n’ai pas encore émis ma deuxième hypothèse. Celle-ci va faire mal. Commandant Wu, Daniel Lin, je suis persuadé que vous souffrez de schizophrénie… Donc, A El est une partie de vous, cette partie que vous refoulez…
- Mais…
- Je n’ai pas fini… elle vous échappe et engendre une multiplicité de mondes, de chronolignes… c’est votre côté déraisonnable, d’adolescent rebelle et destructeur qui se fait entendre… votre pulsion de mort… Vous essayez de la combattre mais toujours elle se rappelle à vous…
- Mais, je ne dispose pas du pouvoir de création… que celui de préservation… Il en va de même pour le numéro Un…
- Qui peut être ce numéro Un? Quelle est l’origine d’A El? Questionna le docteur di Fabbrini. J’aimerais savoir ce que sont devenus votre frère aîné Georges, votre clone Daniel Deng, votre père ou mentor André Fermat, votre presque frère Antor le diplomate et Irina Maïakovska…
- Ouille, le pentagramme jeta Craddock… Daniel, c’est justement ce que cherche Merritt. Frédéric est donc en danger… la religion d’Aurore-Marie est une religion tronquée parce qu’il lui manque une pièce au puzzle.
- Certes, mais il est de taille à s’en sortir, marmonna Dan El.
- Votre visage reflète la contrariété, constata Spénéloss.
- Vous n’auriez jamais dû vous souvenir de celles et ceux qui ne sont plus, reprit le Superviseur.
- Pourquoi? Demanda sévèrement Benjamin. Parce qu’ils vous sont devenus inutiles?     
- Tout de même pas! S’écria Deanna Shirley.
- Et pourquoi pas? Siffla le Cachalot du système Sol entre ses dents.
- Je ne suis pas cruel de nature, se défendit le commandant Wu. En fait, c’est là où je vous ai manipulés. Je vous ai fait croire à un passé qui n’a jamais eu lieu. Je n’ai pas de famille. Vous êtes mes seuls amis. Il a fallu que je m’invente une existence avant l’Agartha. Vous ne m’auriez jamais accepté si je n’           avais pas été comme vous… avec des squelettes dans le placard…
- Mais qui décide de notre sélection dans la cité? Fit Violetta avec à-propos. Certains génies tels Vincent ou Michel Angelo sont caractériels… alors, oncle Daniel… est-ce toi?

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b4/Michelangelo_-_Creation_of_Adam.jpg/280px-Michelangelo_-_Creation_of_Adam.jpg
- Pas du tout… je n’ai rien à voir là-dedans… le Conseil non plus d’ailleurs. Pas le hasard assurément…
- Nous ne vous accordons pas un blanc-seing mais le bénéfice du doute, émit Lorenza. Vous restez sous surveillance. Si ça foire, on vous lâche.
Furieuse, la jeune femme se leva et gifla Daniel Lin de toutes ses forces. C’était un moyen de s’assurer s’il était bien présent et fait de chair. La joue du commandant s’empourpra et il jeta:
- Vous m’avez fait mal… mais je vous ai convaincus… du moins, je l’espère…
Le Superviseur avait lu dans les pensées de la doctoresse son intention de le frapper. Il l’avait laissée faire car cela l’arrangeait. Son corps avait réagi comme il le souhaitait et sa figure marbrée démontrait parfaitement que le coup reçu n’était pas du chiqué. 
 A suivre...
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