vendredi 18 avril 2014

Prochainement.

Prochainement sur ce blog, une nouvelle fantastique horrifique contemporaine, que je promets écrite en français actuel : Lui (Him) l'Homme qui avait deux ombres.
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Que ceux qui n'aiment pas le fantastique, l'horrifique, l'inquiétant, Stephen King et consort s'abstiennent ! 
A bientôt à la rentrée des vacances de printemps...
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samedi 12 avril 2014

Les Poupées de Daisy (nouvelle) : épisode 3 et fin.



Il était revenu à bon port avec sa marchandise peu goûteuse, sans que Daisy se fût le moins du monde souciée de son absence, pour elle coutumière. La fillette s’impatientait à l’attente d’une nouvelle poupée. Incapable de se concentrer à ses jeux, aux cours des préceptrices, elle ne tenait plus en place. 
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Cette nuit-là et les deux suivantes, les bruits incongrus qui troublaient le sommeil de Daisy reprirent de plus belle. C’était comme si des fauves eussent été excités par l’effluence du sang. Mais, à ce qui s’apparentait à des manifestations de bêtes sauvages affamées s’ajoutaient des sons moins naturels, plus mécaniques, de machines inconnues, d’appareillages mus par plusieurs formes d’énergie, vapeur et électricité, entre autres. Daisy savait son oncle richissime, sans toutefois qu’elle connût les raisons de sa fortune, les moyens par lesquels elle s’accroissait. Elle-même ignorait la pauvreté, quoiqu’elle sût pertinemment que ses poupées, aussi fragiles et odorantes qu’elles devinssent, étaient des joujoux de privilégiée, que Sir Charles n’acquerrait pas pour de modiques sommes. Daisy n’avait de toute façon aucune connaissance de la valeur exacte de l’argent, ne sachant pas faire la différence entre la modicité d’une pièce d’un penny et un souverain d’or. Elle prenait les choses comme elles venaient, vivant au jour le jour, ne se questionnant jamais sur le lendemain, puisqu’elle n’était pas dans le besoin, vivait sous un toit cossu et s’emmitouflait toujours repue dans ses draps soyeux d’un blanc propret.
Toutefois, notre fillette gâtée trouva que le vacarme nocturne atteignait une ampleur inédite. Aussi fut elle prise d’un accès de hardiesse, bravant tous les interdits édictés par celui auquel son éducation de future lady avait été confiée (de petite pimbêche miniature dirions-nous), assumant le risque de punition, en quittant résolument sa couche, ne faisant nul cas de sa nounou qui elle-même sommeillait à côté, quittant sa chambre en ayant toutefois pris soin de chausser des pantoufles et de passer une robe de chambre délicieusement molletonnée pour qu’elle n’eût pas grand froid. 
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Miss Neville parvint à se diriger à pas de trotte-menu sans faire grincer les lattes du parquet, une lampe à pétrole serrée dans sa petite main. D’instinct, l’oreille exercée, elle sut la provenance des bruits : cela se passait tout en bas, dans le secteur fermé à son indiscrétion de petite fille.
Toute la domesticité goûtait au repos ; il était vrai que les pendules marquaient une heure du matin. Le sommeil de la valetaille n’était pas factice : afin de le faciliter, connaissant les travaux noctambules du master, tous s’assommaient de laudanum réparateur.
Daisy eut la surprise de remarquer que la première des fameuses portes closes se trouvait entrouverte, fait inaccoutumé en sa petite cervelle. C’était comme si son oncle l’eût fait exprès. Dès lors, Daisy s’aventura au-delà de cet huis mystérieux. Elle parcourut une galerie où étaient accrochés des portraits d’ancêtres s’échelonnant de l’époque Tudor jusqu’aux commencements du règne de Victoria. Elle trouva un deuxième huis, ouvert intentionnellement lui-aussi sur un deuxième couloir, puis un troisième. Elle compta toutes les portes qu’elle vit et franchit : il y en avait bien onze au total, conformément au décompte du trousseau du domestique préposé au secteur prohibé. Au bout de tout cela, une alcôve, sciemment béante, s’ouvrait sur un escalier dérobé. Elle l’emprunta. En bas des marches, elle aperçut un monte-charge, plus large que ceux utilisés pour transporter les plats, en tout cas d’une dimension suffisante pour qu’elle y prît place. Son poids suffit à déclencher un mécanisme, qui entraîna la descente de la petite plate-forme.
Daisy ne put mesurer ni la durée du déplacement vertical, ni le nombre de yards descendus. Toujours fut-il que, lorsque la plate-forme parvint à son terminus, elle se retrouva dans une espèce de sous-sol qui se présentait sous la forme d’une galerie voûtée, un peu similaire à celles de l’underground londonien, qu’elle n’avait jamais eu le loisir d’emprunter de sa jeune vie. En avait-elle d’ailleurs éprouvé l’envie ? Les personnes de sa condition ne circulaient qu’en voitures particulières armoriées.
Doucement, avec une hésitation compréhensible, l’enfant quitta audacieusement l’ascenseur rudimentaire (parce que dépourvu de cabine ornementée et baroque, de vraie cage, ainsi qu’il en était dans les immeubles de grand standing) et posa ses petits pieds sur un sol meuble, dur, pavé, qui comportait même des rails d’écartement modeste dont les ramifications, s’étendant en réseau dans des galeries secondaires, conféraient à l’endroit un aspect de forteresse souterraine futuriste.
La fillette poussa un soupir de soulagement du fait que le tunnel principal, tout comme les autres, s’éclairait de fanaux, de quinquets, disposés de manière régulière, luminaires qui fonctionnaient grâce à des lampes à incandescence : féru de modernisme, Sir Charles avait pourvu à l’électrification de son domaine secret, alors que les lignes du métro londonien commençaient à peine à évoluer des motrices à vapeur de 1863 aux rames électriques. Sa lampe devenue inutile, notre demoiselle la posa près des rails.
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Daisy continuait de percevoir le mugissement intriguant ; elle se dirigea en direction de sa provenance, s’engageant dans ladite grande galerie. Une fois de plus, la gamine aventureuse ne fut pas capable d’évaluer la distance qu’elle parcourut, lorsqu’elle se trouva stoppée par une porte en fonte que surmontait ce qu’elle interpréta comme des objets d’épouvante et de mise en garde, à la manière du cave canem pompéien ou des épouvantails à moineaux.
Cela surmontait l’huis métallique, le garnissait tels ces antéfixes et acrotères de terre cuite des anciens temples étrusques. La petite de sept ans ignorait tout de l’architecture antique, mais elle voyait bien que ces « objets » intimidants étaient des têtes, des visages, non pas des mascarons baroques, mais des figures humaines altérées, plâtreuses, sortes de trophées macabres, de masques mortuaires.
Ces atrocités, dignes d’un culte de chasseurs de têtes Dayak (Sir Charles, passionné d’ethnographie tout comme Lord Sanders, collectionnait les bizarreries et enrichissait les vitrines de son commensal décadent, pourvoyant aussi à l’embauche d’une domesticité exotique venue des quatre coins de l’Empire britannique), modelées de fait en plâtre de Paris, étaient autant de reproductions vicieuses et macabres du plus hectique et difforme des masques mortuaires : celui de François-Marie Arouet dit Voltaire. La face, grisâtre, aux orbites fermées, se présentait ratatinée, étrécie, rétractée, comme si le défunt eût souffert de microcéphalie ou eût été victime des réducteurs Jivaro. C’était là le moulage post-mortem d’un petit vieillard valétudinaire, méconnaissable, défiguré pour qu’il l’eût connu vivant, coiffé de son affreux et ridicule bonnet de frileux recroquevillé dans son fameux fauteuil, bien que la perruque démodée et mi longue ne surmontât plus ce chef édenté et émacié, ne dépassât plus de la coiffe du défunt de quatre-vingt-quatre ans.
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Daisy entendit un redoublement des bruits de machinerie derrière la porte ; elle ne sut ce qui lui prit : elle commençait à éprouver un fâcheux mal aux oreilles du fait de l’intensité du vacarme. Elle frappa l’ouverture de fonte de toute la force dont son petit poing droit était capable, afin que celui ou ceux qui travaillaient de l’autre côté lui ouvrissent.
Derrière, tout s’arrêta : l’inconnu n’était point sourd. Daisy fut saisie de surprise au brutal rabattement de la porte.
Deux personnages se présentèrent à son regard effarouché : une brute massive dont elle douta de l’humanité, juste sur le seuil et son oncle, posté derrière cet être.
La créature grondait. Ce grondement sourdait de sa large poitrine, remontait en la gorge que tourmentait un faux col de celluloïd, puis émergeait des lèvres fines et décolorées, accompagné d’émissions d’une fumée de froidure. L’individu était fort velu, la face prognathe, simiesque, les yeux en escarboucles, dignes des albinos. Son regard n’était pas vide, bestial, mais exprimait au contraire une certaine conscience de soi. Il dérangeait tout observateur qui l’eût scruté en considérant son possesseur comme un fauve inférieur. Il se tenait dans une posture voûtée, les jambes et les genoux fléchis. Ses vêtements dissimulaient mal un pelage gris blanc, une carrure imposante, des bras trop longs.
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Sir Charles lui murmura : « Doucement, Monkey. »
C’était bel et bien un singe, apparenté aux orangs outans de Bornéo, mais d’une complexion inhabituelle, et d’une stature anormale, pour ne point écrire monstrueuse. Un émule de la cryptozoologie du XXe siècle aurait sans mal nommé la créature : un orang Pendek indonésien, localisé quelque part à la frontière entre le genre Homo et l’animalité brute, entre le mythe autochtone ressassé et la basse réalité.
La bête, si c’en était exactement une (à moins qu’elle eût été dotée d’un statut intermédiaire d’anthropopithèque), émit un grognement rauque apparenté à une expression de dépit. Elle n’avait identifié ni la silhouette, ni la fragrance de la petite. Elle aurait pu broyer sans façon l’enfant de sept ans, si Merritt n’avait pas été là pour canaliser son instinct primitif. L’anthropoïde évolué ouvrit alors sa mâchoire, exhibant des crocs à demi limés, expression non de colère, mais de bienvenue, équivalent pongidé du sourire. L’orang Pendek laissa entrer Daisy. 

**********


Malgré tout, Daisy manifestait une crainte enfantine compréhensible devant les révélations que son oncle s’apprêtait à lui faire. La moiteur glacée de ses paumes trahissait son émotion et son appréhension.
A l’odeur douteuse de l’acolyte monstrueux de Sir Charles, aux émanations de sa fourrure rétive aux bains réguliers, se superposaient des effluences douceâtres, qu’elle rapprocha d’instinct de celles de ses poupées lorsque leur altération débutait. La certitude envahit son esprit : enfin, elle allait savoir.
Cependant, la fillette ne put réprimer un cri de surprise lorsque le mathématicien la prit dans ses bras, manifestant ainsi une affection inaccoutumée. Il la hissa, la promena, juchée sur ses épaules, comme un gamin auquel le père chéri fait visiter un zoo. Miss Neville hésita : devait-elle s’émerveiller au spectacle, à l’audition du discours explicatif de l’oncle, ou, au contraire, s’en effrayer ? Etait-ce de l’enchantement, ou de l’horreur ? De la féerie ou de l’abjection ? Où débutait le crime, si crime il y avait ?
Sir Charles trimbala le regard de sa nièce au-dessus d’un compromis entre un établi et une table de chirurgie. C’était de là que s’exhalaient les senteurs douteuses. Une petite forme y reposait, étalée, telle une viande de boucherie, pareille à un animal disséqué qu’on eût ouvert pour une leçon d’anatomie. La chose odorante et infecte, vidée de ses entrailles miniatures et inabouties, avait été éviscérée selon la méthode des embaumeurs pharaoniques – quoiqu’il manquât en ces lieux les vases canopes destinés à la conservation des organes.
La pièce secrète faisait office de laboratoire, mais aussi de salle de préparation, de confection même. Elle fourmillait d’instruments chirurgicaux, de pompes, de bobines, de petites dynamos, de moules, de creusets, de paillasses encombrées de tubes à essai où mijotaient de mystérieux liquides. On y reconnaissait même un premier four où de la cire était portée à ébullition, un second servant à la cuisson de la céramique et une forge miniature fonctionnant à la vapeur auprès de laquelle s’affairait l’homme-singe.  
Curieusement, alors qu’un enfant normal eût au minimum affiché une grimace de dégoût, se fût pincé le nez et, au pis, eût été pris d’un accès nauséeux, Daisy, comme insensibilisée, se contenta d’écarquiller les yeux. Toujours juchée sur les épaules de son oncle chéri, elle parut feindre l’émerveillement au spectacle d’une atrocité pure qu’elle surmontait à la manière d’un alpiniste contemplant un panorama superbe du sommet qu’il vient d’achever de gravir. 
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« On dirait un petit bébé, susurra-t-elle. Comme il est étrange ! Pourquoi a-t-il le ventre ouvert ? »
Daisy avait entendu parler de la taxidermie. Elle avait visité le muséum d’Histoire naturelle de Londres, en plus de la ménagerie, et elle savait conséquemment qu’on empaillait les cadavres des bêtes afin de les conserver.
« Mon oncle, vous empaillez les bébés, n’est-ce pas ? »
Un éclair se fit en son juvénile cerveau. Elle eût pu répéter la question, mais un échange visuel entre elle et Merritt suffit à la contenter, et à tout lui révéler.
« Ce baby, c’est ma prochaine poupée, my next doll, non ? »
Alors, il se décida : il parla, expliqua, usant de termes adaptés à la compréhension d’une enfant de sept ans.  L’orang Pendek, ne bronchant pas, demeurait en retrait, près de la forge encore braisillante où il avait tantôt martelé une plaque d’acier destinée à renforcer la structure crânienne inachevée de la dépouille (c’était cela, le fameux bruit). Notre forgeron avait pour habitude de chanter en travaillant, mais à la manière simienne : cela signifiait que le chant qu’il entonnait était plus proche de grognements, de mugissements farouches que du bel canto des prime donne. 
Le « grand art », selon Sir Charles, consistait à amalgamer les matériaux hétérogènes qui entraient dans la composition du « jouet » de Daisy, chairs mortes, paille, son, cire, structures internes synthétiques d’acier, moteurs permettant à « l’automate » ainsi créé de se mouvoir, système vocal le dotant du langage articulé, et, ce qu’il était déjà convenu d’appeler « programme mémoire ». Merritt, en disciple perverti de Charles Babbage, son maître, était un précurseur, un anticipateur de la cybernétique des XXe et XXIe siècles, un Prométhée moderne, un demiurge, même si ses travaux aboutissaient davantage à une concrétisation ludique de la créature de Frankenstein qu’à une avancée vernienne de la science positive. Jusqu’au XVIIIe siècle, on l’eût taxé de démoniaque. C’était un cartésien attardé, au fond, l’ultime épigone de La Mettrie, de la théorie de l’Homme machine, ici dépourvu de tout sentiment car se moquant éperdument des origines obstétricales du matériau de base. C’était sans doute la raison pour laquelle l’Histoire et l’épistémologie des sciences empêcheraient son nom de passer à la postérité, pas même dans le domaine littéraire : Villiers de L’Isle-Adam, récemment disparu, ignorant l’état avancé des recherches du ressortissant de la reine Victoria, ne s’était référé qu’à Thomas Edison dans la rédaction de son roman L’Eve future. A la décharge de l’écrivain décadent, Merritt n’avait délibérément rien publié car il jugeait que l’humanité de 1890 n’était pas assez mûre pour accepter ce qu’il entreprenait. 
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Par ailleurs, comme nous l’avons constaté et déduit, les « poupées » de Sir Charles n’avaient qu’un seul défaut : elles étaient périssables puisqu’elles finissaient par s’altérer, se putréfier. Le savant n’avait fait que repousser l’échéance en accordant un sursis à ces fœtus ou enfants morts, à leur donner l’apparence temporaire et dérisoire de la vie. Leur espérance de durée n’excédait pas six mois. Sous la cire ou la porcelaine des visages poupins, sous les boucles anglaises, au tréfonds des abdomens éviscérés et bourrés où demeuraient quand même des muscles et des artères, sans omettre les infrastructures métalliques renforcées destinées à la locomotion, se poursuivait le travail alchimique insidieux du recyclage organique, lot commun à tous les êtres qui s’étaient succédé sur la planète depuis plus de trois milliards d’années.
« …l’ultime opération consiste à revêtir le spécimen de ses atours puérils et bourgeois. C’est un jeu d’enfant, si je puis dire. Ces somptueuses toilettes ne sont pas récupérées chez des fripiers de troisième ou de quatrième main mais parmi ceux œuvrant au service des plus authentiques familles ayant pignon sur rue affligées par un deuil. Elles leur revendent volontiers les effets de leurs gosses défunts. Sachez, mon adorée nièce, que, contrairement aux idées reçues ayant cours parmi tous ces radicaux et autres « fabiens », le croup, la pneumonie, la rougeole, les accidents… et les actes de maltraitance, ne frappent pas que la progéniture des classes laborieuses. Bien entendu, il reste au final à vérifier l’efficience des mécanismes locomoteurs et vocaux de la nouvelle « poupée », acheva le mathématicien d’un ton détaché et froid.
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Daisy comprit ce qu’elle put et voulut. De l’horrible vérité révélée, elle ne retint que l’aspect jouissif de petite fille riche. Peu lui importait que ses joujoux « vivants » puassent et se décomposassent à terme. Son oncle pourvoirait à chaque reprise à leur renouvellement. Elle n’avait pas à s’en faire.
Ce fut pourquoi, la démonstration didactique achevée, elle battit des mains puis demanda :
« Mon oncle, puisque ma nouvelle poupée sera bientôt terminée, pourriez-vous, s’il vous plaît, me débarrasser de miss Jenny ? Elle ne mérite pas que je l’enterre. Elle m’a fâchée. Je ne l’aime plus du tout. »
Elle s’en tint là et quémanda à Sir Charles qu’il la raccompagnât en sa chambre, parce qu’elle avait sommeil.

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« Taïaut, mon bon Taïaut, vois ce que j’ai apporté pour toi. Tu vas faire bombance, te régaler ! Lucullus n’eût pas mieux dîné que toi ! »
Sir Charles, un panier exhalant des odeurs fortes en main, s’adressait à son Raptor apprivoisé, car telle était la nature de l’animal.[1] Il extirpa de l’osier une espèce d’horreur pantelante et noirâtre. Aussitôt, la bête mésozoïque, jusque-là tapie dans un coin de sa cage infecte, manifesta son impatience et s’agita, tirant ses chaînes presque à les rompre. Sa gueule acérée et baveuse laissait s’échapper des remugles immondes. Merritt avait détecté en son reptile antédiluvien des mœurs alimentaires « mixtes », qui alternaient la prédation et le côté charognard. Tigre et vautour : Taïaut était les deux.
Comme on nourrit un fauve dans un zoo, Merritt balança sans façon la viande pourrie en l’antre de son monstre. Il avait tout de même pris soin de dénuder la chose. Cependant, une silhouette à quatre membres était encore reconnaissable, quoiqu’elle fût enflée d’intumescences aux coloris divers, caractéristiques du travail des chairs en déliquescence ;  une proie pourrissante bien chevelue aussi, car couronnée de boucles à la brillance cuivrée mais désormais ternie. Spécimen idéal pour une ferme des corps de polar américain de l’avenir, mais surtout mets goûteux bien attendri pour un Dromaeosaure. 
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Faut-il vous révéler l’identité première de cette viande putride désormais anonyme ? Ou plutôt, l’identité réattribuée, de ce qui eût dû porter un autre nom dans d’autres circonstances, mais rebaptisé pour sa nouvelle fonction, désormais terminée ?
Les griffes avides des membres postérieurs de Taïaut s’amusèrent à lacérer l’horreur, projetant dans les airs des fragments déchiquetés de bras et de jambes que la mâchoire s’empressait de happer, de rattraper au vol avant de les ingurgiter goulûment. D’un coup de dents, le Velociraptor décapita la dépouille, dont la tête chevelue, gonflée, méconnaissable, s’en alla rouler dans la paille de la bauge de la créature préhistorique fabuleuse. Elle délaissa ce reste, pas assez charnu selon lui : seul le corps lui-même l’intéressait. 
Tandis que se faisaient entendre des bruits de mâchoire, de trituration, de dévoration, de broyage indifférencié du biologique, de l’osseux et du métallique, d’éclatement d’une viande noire et malodorante, le visage de la proie décapitée, ou ce qu’il en restait, se crispa en un réflexe végétatif et parut esquisser l’expression d’un cri, comme s’il voulait encore vivre. Le cerveau n’était pas encore tout à fait mort, ainsi qu’il en est chez les guillotinés juste après la chute du couperet, et d’un œil rétracté, autrefois d’un éclat rubéfié et splendide, d’une orbite tuméfiée, un observateur aurait remarqué perler non point une de ces humeurs innommables de décomposition, mais une larme authentique.
Alors, fait incroyable, épouvantable, les lèvres du chef tranché parvinrent à articuler et à répéter, par trois fois, un mot, tout simple, enfantin, mot qui retentit telle une supplication, une demande de faire grâce au condamné qu’exécute le bourreau :
« Mommy, mommy, mommy… »

Fin.

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Christian Jannone




[1] L’origine de Taïaut et sa présence incongrue à la fin du XIXe siècle seront expliquées dans le roman Le Tombeau d’Adam, troisième partie : Le Jeu de Daniel.

vendredi 4 avril 2014

Les Poupées de Daisy (nouvelle) : épisode 2.



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L’incident fut clos. A force de caprices et de minauderies, Daisy obtint de Sir Charles ce qu’elle convoitait : une enfant automate encore plus belle, plus somptueuse, couverte de damassures et de brocarts, dont la robe imitait les réinterprétations préraphaélites de la mode Renaissance italienne. Le modèle paraissait copié, calqué sur la toilette de noces d’Effie Gray,
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 l’épouse successive de John Ruskin et du peintre John Everett Millais,
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 à la fin des années 1840. Daisy la baptisa miss Jenny, une splendide enfant auburn aux tortillons cuivrés et cascadants. Sir Charles s’était surpassé, parce que miss Jenny était capable de jouer au croquet, au cerceau, au volant, de sauter à la corde, et que, chose encore plus extraordinaire, son cœur émettait de ténus battements pulsatiles. Jenny était dotée de grands yeux en escarboucles, aux étranges luminescences rouges et noires. Ils brillaient même dans l’obscurité, ce qui occasionnait quelques petites peurs à Daisy. Par sa magnificence inégalable, Jenny fut la reine incontestée de la collection de mademoiselle Neville durant tout un règne qui perdura six mois.
Cependant, Daisy remarqua que les autres poupées poursuivaient leur étiolement, et qu’elles sentaient désormais presque aussi mauvais que feue miss Ketty, dont elle avait réclamé que son oncle l’inhumât dans le jardin.
Il faut dire que leur simple observation quotidienne eût suffi à susciter, au mieux, une perplexité accrue, au pis, une crainte justifiée.
Pour des non spécialistes, les poupées de Daisy Neville, qu’elles se nommassent miss Nelly, miss Hettie, miss Maisie, miss Emmy ou miss Abby, se ressemblaient toutes, tels les évangiles synoptiques, quelles qu’apparussent les infinitésimales différences dans le coloris des iris, les vêtures, les chevelures, le modelé des visages… Seule Daisy était capable de les différencier, puisqu’elle les avait baptisées, et qu’elle se considérait comme leur maman.
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Mais chaque nouveau jour, le ternissement des visages, des étoffes, devenait manifeste, et parfois, outre ces senteurs gênantes, maléficieuses, toujours plus insistantes (les poupées embaumaient le domaine réservé de l’enfant de leurs exhalaisons douteuses allant s’accentuant) au point qu’il fallait que les domestiques préposés au service de mademoiselle aérassent souventes fois les lieux, il arrivait que Daisy remarquât, de-çà, de-là, la présence humidifiante de taches suspectes, qui sur les robes, qui sur les figures, qui s’épanchant sans vergogne des entrefessons des damoiselles parées comme des paons paradant, mais désormais cocottantes  ainsi que des pierreuses vérolées officiant dans les venelles de Wapping ou de Blackfriars.
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Bien qu’elles cocottassent donc, ces petites filles de cire, de porcelaine et de biscuit aux effluves puissants restaient aimées de leur mère, conservaient tout son affect, toute son affection maternelle, et Sir Charles dut se montrer persuasif pour que Daisy se résolût à en changer régulièrement, à s’en débarrasser lorsqu’elles puaient trop. Elles étaient sitôt remplacées par de nouvelles amies qui, à leur tour, se dégradaient au bout de plusieurs semaines. Cette valse des poupées se poursuivit toute l’année 1889, et encore en 1890. Daisy avait fini par aménager un petit cimetière afin d’honorer la mémoire de ses amies défuntes, de petites tombes pour poupées avec de petites croix où s’inscrivaient leurs noms.
Les étagères, les chaises hautes, les bercelonnettes, les couffins, les landaus,  s’imprégnaient des relents persistants des jouets automates ; ceux-ci, parfois, gluaient d’impudiques sudations. Un exsudat pourri, poisseux, visqueux, humectait pantaloons et bloomers, comme des graisses fondant de mauvaises chandelles de suif. Des flaques beigeâtres ou violacées, de toutes les nuances bizarres de la consomption, demeuraient sur les sièges où Daisy laissait ses petites amies assises. Des mucosités, des humeurs, des fluides singuliers, s’extravasaient de leur nez, de la commissure de leurs lèvres devenues au fil des jours bleuies et gonflées ; les remugles de ces sécrétions physiologiques suffoquaient miss Daisy. Il arrivait aussi que les visages enflassent inconsidérément et fissent éclater les figures, telles des baudruches trop emplies de gaz. Se miroitant alors sur la glace de la coiffeuse de la fillette, les poupées aux traits détruits et difformes acquéraient une personnalité nouvelle, indéchiffrable, aussi imparfaite et illusoire qu’une mauvaise similigravure trop floue pour être honnête.  
La gamine s’était accoutumée à cette expression de la vie de ses jouets, à cette usure particulière. Elle pensait la fortune de son tuteur illimitée, bien que plus de vingt poupées et babies se fussent succédé en moins de deux ans. Avec régularité, elle allait déposer de petits bouquets de violettes, de crocus et autres floraisons variables selon les saisons, sur les tombes des mortes de leurs miasmes. Il suffisait qu’elle toussotât pour qu’Uncle Charlie se laissât fléchir et remplaçât les trépassées au fur et à mesure.  
Daisy s’inquiéta pour miss Jenny, dont elle doutait désormais qu’elle durât plus que les autres. Elle en fit part à Sir Charles. Ce dernier haussa les épaules avec désinvolture. Miss Neville scrutait l’épiderme de Jenny, guettant chaque jour l’apparition des signes avant-coureurs de la fin. Ceux-ci ne tardèrent pas à se manifester, trois mois environ après le commencement des observations. Cela débuta par une minuscule marbrure à la tempe gauche, qui, tel un grain de beauté insidieux, était parvenue à s’insinuer au sein même de la porcelaine, comme si, venant des couches internes de la matière, d’un épiderme profond hypothétique, de son corps même, elle y avait crû en parasite. L’œil exercé et jeune de Daisy avait décelé ce premier stigmate ; elle l’avait dissimulé sous une des longues boucles cuivrées de la voluptueuse chevelure de miss Jenny, mais, après quelques jours, une seconde tache, plus vicieuse, plus pernicieuse,  cette fois d’un vert profond presque noir, avait marqué la belle poupée d’une macule de flétrissure supplémentaire, juste, comme pour le faire exprès car non camouflable, au mitan du mignard petit menton. Dans le même temps, l’odeur commença à sourdre. C’était comme si Jenny eût souffert de la lèpre, ou fût devenue syphilitique. Daisy s’en désespéra, et fit ce qu’elle put pour préserver les apparences de sa fille préférée.
Les invités apercevaient la fillette, la mine anxieuse, Jenny aux bras, lui parlant à l’oreille, la traitant de vilaine. En passant avec Jenny, Daisy laissait désormais un sillage tenace, au point que, pudiquement, les doctes visiteurs demandaient au mathématicien si la fillette ne souffrait pas d’incontinence, voire de flatulences inconvenantes. Ladies et gentlemen (y compris Lord Percy), finirent par venir avec des pinces à linge, accessoire préventif suffisamment efficace lorsque, par malheur, Daisy s’en venait vers elles et eux, miss Jenny serrée sur sa poitrine. Sir Charles répondait que tout cela venait de la poupée, non de l’enfant, à la propreté irréprochable, qu’il n’y pouvait rien, et qu’il promettait de remédier à ce petit inconvénient. C’était de la part de l’inventeur de la procrastination. Daisy dut parfumer miss Jenny afin de retarder l’inéluctable, l’inonder d’essences rares, imprégner ses tissus, ses boucles auburn, d’eau mentholée ou de Cologne, tels les honnêtes hommes du XVIIe siècle refusant tout bain et compensant cela par l’usage immodéré des parfums. La poupée avait fini par prendre une carnation verdâtre de mauvais aloi, grêlée çà, là, de tachetures noires. Quoiqu’elle conservât toutes ses facultés merveilleuses et que son « cœur » battît encore, notre enfant s’en dégoûta avec promptitude, parce que les senteurs finissaient par se mélanger avec subtilité, le fumet de saleté morbide surmontant le reste, le dominant.
Enfin, Daisy, pleurant, se contraignit à vouer son enfant aux gémonies, à la rejeter comme une vieille ordure. Elle demeura inconsolable.

*************

Trois jours après la perte de miss Jenny, un étrange charroi s’aventura dans les pires rues de Whitechapel. C’était une voiture bâchée, conduite par Sir Charles en personne. A l’intérieur, on percevait des remuements et des rugissements. De la bâche s’épandaient des fumets soufrés de viande avariée, de charogne et autres ripopées.
Le chariot fit halte devant un estaminet borgne, dont l’enseigne rouillée oscillait sous la brise qui heureusement ce jour-là, permettait la dissipation partielle des hideux remugles de ces bas quartiers constellés de misère. Le lieu était pompeusement baptisé Angel’s inn : l’enseigne représentait grossièrement, peint à la détrempe, un angelot joufflu et rubicond, bachique même. 

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La léprosité des murs le disputait avec les miasmes de la pauvreté que dégageaient les haillons des quelques clients occupés à absorber leur tord-boyaux frelaté. Il y avait aussi quelques matelots et privates en goguette, un chaland interlope et exotique qui s’exprimait en des idiomes colorés, fleuris, plus ou moins gutturaux et gâtés, altérés par l’abus de rogomme. Quelques hommes s’avéraient mieux vêtus, quoique d’une façon outrée, des sortes de michés, assurément, qui ne quittaient pas des yeux les filles à leur service, plus ou moins ravagées par l’abattage et l’arpentage des trottoirs (lorsqu’il y en avait). La plupart d’entre elles étaient enveloppées de simples fichus et la trivialité de leurs visages frappait ; c’était à se demander ce que les clients qu’elles parvenaient encore à racoler pouvaient leur trouver car certaines étaient ridées et édentées, la poitrine tombante et flétrie, le cheveu grisonnant et pouilleux, les joues hâves. Il était visible qu’elles poursuivaient leur métier dans le seul but de grappiller les quelques pennies nécessaires à leur assurer un toit pour la nuit dans ces asiles sordides où l’on se disputait le peu qu’on possédait, où l’un et l’une dépouillait l’autre, où parlaient les surins pour des riens, où la moindre querelle alcoolisée se concluait par l’homicide suivi de l’intervention vaine et tardive du constable, cela bien entendu lorsque la victime n’avait pas été jetée incognito dans la Tamise, pour un repêchage quelques temps ultérieurs, avec une identification du cadavre à la morgue rendue d’autant plus délicate que la putréfaction était plus avancée.
Sir Charles croisa une face vérolée, comme pruinée de vitriol. Seuls les yeux bridés exprimaient encore la vie et l’appartenance de l’être à la communauté chinoise des docks. Il connaissait l’homme, trop pour que tout cela fût fortuit et point louche. Sir Charles était un familier de l’établissement où il avait coutume de se rendre depuis plusieurs années, où il recrutait la main d’œuvre nécessaire à la bonne tenue et exécution de ses petites affaires (nous n’en dévoilerons pas plus, car là n’est pas l’objet de cette nouvelle). Depuis août 1888 et les meurtres de l’éventreur, le scientifique dévoyé ne s’aventurait plus seul dans ce bas-quartier, venant toujours accompagné de l’étrange créature musquée qui rugissait dans le chariot, créature qui – révélons-le dès à présent -  participait partiellement à la perturbation sommeil de Daisy lorsqu’elle l’entendait s’agiter nuitamment dans les sous-sols de la demeure gothique.
Le scientifique s’accouda au comptoir crasseux et collant après avoir salué le Chinois vitriolé, demanda au cabaretier un verre de son meilleur brandy. Sir Charles avait sa bouteille réservée spéciale, la seule qui ne provînt pas d’une distillation trafiquée. Une putain décatie de quarante-cinq ans, dotée d’un œil de verre disproportionné, mal ajusté, dont la teinte ne correspondait pas à celle de la prunelle lui restant, lui conférant une allure vaironne, tenta une approche, ayant repéré le chaland à la bourse garnie :
« Vous v’drez ben d’moi, my Lord ? J’ai tant à vous offrir ce soir. »
Sir Charles repoussa cette avance : il n’était pas là pour cela, pas cette fois en tout cas.
« By Jingo ! jura la pierreuse. On s’reverra à la prochaine. A la revoyure ! »
Elle s’éloigna en quête d’un autre client, ses jupes sales froufroutant sur le parquet pourri. Un petit vieux ratatiné en jaquette lustrée ne tarda pas à jeter son dévolu sur cette catin déshéritée, bien qu’elle doutât que les performances de ce micheton, vu son âge et sa décrépitude d’opiomane patenté, fussent à la hauteur des prestations expertes qu’elle allait lui offrir.
Tous deux montèrent à l’étage branlant en gloussant, faisant craquer les marches de bois vermoulu, tandis que Merritt achevait sa consommation. Il s’adressa de nouveau au Chinois défiguré vêtu d’une robe de soie rouge effilochée tissée de grues et de roseaux stylisés de teinte verte, coiffé d’une minuscule toque noire traditionnelle sur son crâne dénudé par les brûlures de l’acide.
« Je descends à la soupente. Introduisez-moi.
- Honorable ami, Madame Goose vous attend effectivement avec la marchandise. »
L’asiatique, qui s’appelait maître Ping et était tenancier d’un tripot complété de l’obligatoire fumerie d’opium, introduisit Sir Charles sous l’escalier, dans un minuscule appartement à la propreté douteuse et au loyer des plus modiques. Une virago y créchait. Les lieux exhalaient autre chose que le mauvais alcool. Malgré leur exiguïté, plusieurs tables s’y dressaient, des tables de mauvais bois, nappées de toiles écrues, sur lesquelles étaient posés d’étranges tas indiscernables car enveloppés dans du papier journal, comme le font les poissonniers, mais ce que ces feuilles défraîchies de quotidiens empaquetaient paraissait plus gros que nos humbles produits de la pêche, excepté le thon.
La femme qui habitait là répugnait de graisse. Son bec de poissarde se refusait à lâcher une cigarette à demi consumée de tabac brun, violent, mêlé de haschisch. Sa poitrine forte débordait de son corsage. Le maquillage outrancier, presque peinturluré, qui tentait de rehausser la beauté compromise du visage gras, aux chairs affaissées et au double menton de la locataire, prodiguait l’impression que l’on avait affaire à une tenancière de maison de passe de dernière catégorie. 
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Elle avait passé un tablier sommaire d’infirmière par-dessus sa robe vulgaire, aux teintes trop vives, trop équivoques ou carnavalesques pour qu’on pût douter une seule seconde de sa basse extraction, si d’aventure, l’envie l’eût saisie de se promener dans les quartiers chics, tant l’on sait que, dans un pays aux cloisonnements sociaux aussi tranchés et catégoriques que le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, l’habit fait le moine. Le tablier en lui-même, reflétait l’absence d’hygiène de notre personnage, puisqu’il s’ornementait de traînées successives, juxtaposées au fil des jours, plus ou moins décolorées et indéfinissables, qui en maculaient l’étoffe au point qu’il n’en demeurait pas un centimètre carré de propre. Il était littéralement tavelé, empoicré d’humeurs séchées, d’anciennetés variables.
De plus, on finissait par ne plus faire cas des effluences pestilentielles du logis de la soupente, tellement l’accoutumance aux miscellanées odorantes diverses partagées en commun par la faune composite pullulant dans le Londres des slums avait pour conséquence qu’à force que tout, là-bas, puât, plus rien n’était senti. Puissance de l’habitude…
« Avez-vous les articles ? questionna Sir Charles. Il était convenu que vous deviez me les livrer aujourd’hui.
- Ouais, gov’nor ! Ça a pas été simple ! J’suis pas la seule à pratiquer dans le secteur et il y a une morte saison en c’moment, pour les délivrances comme pour le reste. Heureusement que ma réputation est une des meilleures de la profession. J’suis réputée moins charcuter qu’mes rivales ! »
Elle crachait presque en débagoulant sa jactance, tout en veillant à ce que son mégot demeurât bien collé à sa lèvre inférieure.  
« La qualité de ma marchandise est irréprochable. Je livre toujours les choses en excellent état. Z’êtes pas mon seul client ! D’habitude, c’que je fais intéresse plutôt les médecins, et vous m’avez dit que vot’ profession, gov’nor… »
Sir Charles, agacé, interrompit ce bagout postillonnant. Mrs Goose en parut tétanisée, comme transie, mais cette immobilité ne dura qu’un instant. Considérant que ce qui était enveloppé dans le papier journal ne puait pas plus qu’un fromage du Cheshire faisandé, ou qu’un baklava tourné, si ce n’était cette morue des pauvres exagérément salée afin d’en camoufler l’avarie, le mathématicien reprit :
« Me garantissez-vous que vos produits ont le bon âge ? La dernière fois, vous m’avez refait : la chose que vous m’aviez refilée ne présentait pas toutes les garanties de poids et de taille…
- Vous s’vez, gov’nor, qu’c’est une question de terme ou pas… Les expulsions…hem anticipées…
- Ni trop juvéniles… parce qu’ils sont inachevés, ni trop difformes… Je demeurerai intransigeant sur ces deux points.
- Ouais, y v’les faut les plus à terme possible… Mais la détresse, elle, elle attend pas toujours…
- Pour les plus grandes, j’ai besoin d’autres spécimens.
- Alors, là, c’est plus mon affaire, mais celle des légistes. »
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Avant de conclure et de payer, Sir Charles demanda à examiner ce qu’il y avait dans les feuilles de journal.
« C’pas toujours fastoche, d’avoir des filles. Celles qui ont besoin de moi, elles savent pas toujours ce qu’elles portent, crut bon de commenter la virago trop peinte.
- N’éprouvez-vous pas parfois l’envie de me rouler, de falsifier la marchandise ? Un coup de rasoir bien placé et…
- Z’êtes trop méfiant, my Lord. J’fais pas des choses pareilles ! Les rabbins p’t-être ben !
- Ils ne coupent pas tout. Vous mélangez les vessies et les lanternes, confondez la castration et la circoncision.
- J’ai pas fait de longues études, et tant que j’suis pas papiste… »
Merritt, tout en poursuivant cet échange de mots, s’était approché de la première table à sa droite, et avait commencé à défaire le reste de Times déjà jaunâtre et semé de tachetures qui dissimulait le tas qui reposait le plus en bordure.
« Good ! Very good, indeed ! » s’exclama-t-il laconique quoiqu’enthousiaste.
Il passa à un autre article, au hasard. Ses narines frémissaient sous l’exaltation du fumet émis par les objets. Cela semblait presque extatique, comme chez un naturaliste venant de découvrir une espèce d’insecte inconnue à classer dans la taxinomie linéenne. Marquant sa complète satisfaction, le savant reprit :
« Je vous achète ces deux-là. Certes, il me faudra ajouter des cheveux pour parfaire l’apparence, et je sais chez qui me les procurer. Quant aux robes… Le chiffonnier Harris, fort peu regardant, a l’habitude de ces trafics. Il a l’art de récupérer les garde-robes d’enfants martyres de la bonne société… 
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- Parce qu’il y en a aussi ? J’croyais que c’était limité qu’à nous, les prolétaires… répondit naïvement Mrs Goose. 
- Sachez, Madame, que l’inceste et les mauvais traitements se retrouvent à tous les étages de la société. Ces pratiques demeurent cachées ; elles ne sont pas l’apanage des habitants des slums.
- Dans c’cas. J’ai compris pourquoi vous v’z’êtes pas contenté d’envoye vos hommes ramasser les p’tiots refroidis qu’on r’trouve tous les matins dans les venelles…
- Arrêtez-là ! Discutons plutôt de la somme…
- J’vends rien à moins de trente livres ! C’est à prendre ou à laisser ! Vous m’devrez soixante pour les deux pièces… en souverains, pas en biftons ! 
- Quarante suffisent amplement !
- Quand je dis soixante, c’est soixante ! pas un penny de moins.
- Ah, Madame… Si tant est-il que vous méritiez qu’on vous appelât ainsi… Vos pièces ne valent pas davantage. Le prix ne garantit aucunement leur durée…
- Holà, my Lord ! Vous fâchez pas ! Vous s’vez pas l’mal que ça m’fait d’charcuter des filles désespérées… Vous souhaitez qu’elles aillent enrichir les tables d’la morgue ?
- Il m’a été rapporté par un ami que vous ne réussissez pas toujours vos petites opérations. Sans indiscrétion de ma part, si vous vous obstinez, je pourrais rapporter ses racontars à la police.
- Soixante livres ! Aboulez tout d’suite, gov’nor. Plus vous tarderez, plus y pueront. »
 Le ton montait ; la femme s’enferrait dans son entêtement. Il était probable que, s’il ne se montrait pas persuasif, Sir Charles échouerait et reviendrait bredouille. Mais il n’était pas homme à céder à un caprice de femme de mauvaise vie. L’arme du chantage s’avérant dérisoire (de telles anciennes pierreuses reconverties à ce genre d’activités conservaient des protections, et Sir Charles ne tenait pas à s’aliéner les protecteurs de Madame Goose, ceux avec qui il avait signé un pacte, une entente, pour se partager les trafics lucratifs des bas-fonds), le mathématicien louche choisit l’action radicale. Tirant un sifflet de son gilet, il le porta à ses lèvres. Un son, inaudible pour une oreille humaine, même celle exercée d’un musicien joueur de balafon capable de percevoir les quarts de ton, stridula. Une agitation s’ensuivit, des mouvements de panique, de peur, de crainte, de bousculade, un brouhaha, des clameurs, comme un ébranlement de toute la structure miteuse, gangrenée, du slum qui abritait le cabaret borgne.
Un être étrange et mugissant déboula dans la soupente. Impossible de distinguer sa tête et la forme exacte de son corps : il apparaissait cagoulé tel Joseph Merrick,
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 sanglé aussi dans une espèce de camisole de cuir, renforcée de chaînes en acier trempé. La seule chose qu’on pouvait appréhender de ce qui était peut-être un animal d’une espèce non répertoriée, était la fétidité des remugles s’extrayant d’une extrémité de mâchoire bien garnie et bavant d’abondance, qui dépassait de la cagoule. De plus, des observateurs fanfarons qui eussent été assez bravaches pour oser regarder la partie postérieure de l’animal indéterminé auraient remarqué la présence incongrue d’un bout de queue écailleuse dépassant du bas de la camisole, morceau dressé, érigé horizontalement, comme pour servir de balancier, à l’équilibre de la chose inconnue, tel l’appendice caudal de nos passereaux. Enfin, la bête vaquant nu-pieds, ces personnes observatrices auraient aperçu des pattes à trois doigts, semblables à celles des poulets ou des autruches, dont chacune présentait une griffe acérée et recourbée comme la lame d’un poignard damasquiné de seigneur bédouin.
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L’être s’approcha de Mrs Goose, comme s’il eût été appâté par ses formes grasses et voluptueuses. C’était incontestable : il la flairait. Le mufle dépassant de la cagoule humait le corsage et la gorge frémissante de la femme, qui ne pouvait s’empêcher de trembler. Des frémissements d’épileptique parcouraient son échine tandis que d’abondantes sudations et un verdissement de son incarnat traduisaient l’irruption d’une peur primitive, invasive, telle celle ressentie par un chasseur néandertalien en présence d’un ours des cavernes ou d’un tigre à dents de sabre. C’était tout juste si la femme n’urinait pas de frousse, trempant ses pantaloons. C’était miracle si elle n’avait pas encore hurlé, si elle ne s’était pas évanouie, si les exhalaisons soufrées du monstre supposé, pire que toutes les senteurs de misère communes à Whitechapel, ne l’eussent pas asphyxiée. Sir Charles s’ébaudit de la résistance insoupçonnée de la « délivreuse » de filles.  Il adressa quelques mots à l’être, presque des murmures :
« Doucement, Taïaut ; ne me l’abîme pas. Ce n’est pas un repas. Ce n’est pas non plus une des autres. Tu dois l’effrayer afin de la convaincre, c’est tout. »
Il donna un autre coup discret de sifflet. Un rugissement surgit de la cagoule en même temps qu’une exaspération de l’haleine de l’animal incongru, peut-être fabuleux comme les dragons, qui, en une vapeur verdâtre écœurante, surgit à la fois de la gueule et des naseaux écailleux, gueule dans laquelle on devinait plusieurs rangées de dents aiguisées, aiguës et longues comme des poignards de Tolède, entre lesquelles s’inséraient des fragments indéfinissables, évocateurs d’une viande pourrie. 
« Votre prix ? » reprit flegmatiquement Merritt, alors que son animal tournait autour de Mrs Goose en flairant désormais sa nuque de trop près, la gueule écumante, en une gestuelle préparatoire, préliminaire, de prédateur s’apprêtant à soumettre sa proie en donnant le coup de grâce consécutif à la capture. Même les fameuses griffes recourbées de ses pattes de poulet disproportionnées, nullement entravées par les chaînes, commençaient à dangereusement se dresser, prêtes à une éventuelle éventration, attendant l’ordre suprême du maître pour agir. Il n’en fut rien.
Frôlant la pamoison, la femme balbutia, à peine audible :
« En…entendu pour qua…quarante livres.
- Vous vous montrez enfin raisonnable et coopérative. Vous êtes une lady. Tope-là ! Voici la somme. »
Il jeta par terre avec désinvolture une bourse pleine de souverains, de l’exact montant, siffla une dernière fois Taïaut, qui, à regret, renonça à ce tentant frichti humain, se recula en mugissant de déception puis s’éclipsa. Sir Charles s’empara alors des deux paquets qu’il avait choisis et quitta à son tour la pièce en saluant, révérencieux, la créatrice d’anges, presque à la manière théâtrale outrée d’un histrion empanaché interprétant un Barbe-Noire admis à la cour de la reine Anne. Ce fut alors que Madame Goose tomba enfin à la renverse, ne pouvant en supporter davantage.
« Maître Ping ! Des sels pour Madame ! Je crois qu’il y a urgence. » glapit Sir Charles.
Il quitta le lieu louche, rejoignant son véhicule, chapeauté, nonchalant, indifférent aux attitudes des clients, les uns à genoux, priant, semblant demander grâce, les autres gesticulant, comme fous, en criant : « Un lézard terrible, c’est un lézard terrible ! »

Sir Charles reprit place sur la banquette du cocher en sifflotant un air de bastringue français, un des thèmes favoris de son séide parisien Lucien.

A suivre...

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