mercredi 21 juin 2023

Aldous Huxley et les portes de la perception.

Aldous Huxley et Les portes de la perception 

par Michel Antoni 

 Aldous Huxley - photo Henri Manuel.jpg

« Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie.» William Blake, Le mariage du Ciel et de l’Enfer (1793, traduction d’André Gide)

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 Lorsqu’Aldous Huxley publie en 1954, sous le titre Les portes de la perception, son expérience d’une substance hallucinogène, la mescaline, il fait expressément référence à cette phrase de William Blake, poète anglais visionnaire et mystique. Les portes de la perception, c’est l’idée que nous ne percevons qu’une partie de la Réalité ; certaines personnalités - mediums, mystiques -, certaines techniques - ascétisme, épuisement, hypnose -, auraient la capacité de « nettoyer » ces portes, et de permettre que le regard approche cette Réalité. L’utilisation de drogues pourrait également être une de ces techniques que veut explorer l’auteur. Né en Angleterre en 1894, Aldous Huxley, atteint très jeune de troubles de la vision qui le rendent presqu’aveugle, publie une œuvre d’anticipation pessimiste et dystopique où domine en 1932 son chef-d’œuvre, Le meilleur des mondes. Il émigre en Californie en 1937 et s’intéresse aux sagesses et aux philosophies orientales. Ses écrits deviennent, après guerre, empreints de mysticisme et c’est dans ce contexte que l’opportunité va lui être offerte d’expérimenter la mescaline. Avec Les Portes de la Perception, il va raconter et analyser le récit de cette expérience sensorielle et artistique confrontée à la réflexion et à l’analyse scientifique et philosophique. La mescaline est un des alcaloïdes du peyotl, petit cactus du Mexique central et du Texas, d’une dizaine de centimètres, dont la surface porte les fameux boutons de mescal. A l’instar de nombreux autres végétaux et champignons hallucinogènes, l’histoire du peyotl et son usage comme plante visionnaire sont connus depuis la plus lointaine antiquité des peuples précolombiens. La plante « qui fait les yeux émerveillés » est vénérée comme une divinité au Mexique et chez des Indiens d’Amérique du Nord, mais jugée démoniaque par les missionnaires catholiques. 2 Isolée en 1888, la mescaline est la première substance dite « hallucinogène » à avoir été synthétisée chimiquement, ce qui en facilite l’approvisionnement, la connaissance et l’expérience. Les premières expériences psychologiques occidentales lui assignent d’emblée une place à part parmi les drogues car, à doses convenables, elle modifie la qualité du conscient d’une façon plus profonde, tout en étant moins toxique que toute autre substance pharmacologique. L’expérience psychédélique C’est dans ce contexte qu’un matin ensoleillé de mai 1953 vers onze heures, Aldous Huxley est amené, à la demande d’un ami psychiatre, Humphry Osmond, à l’expérimenter ; c’est eux qui forgeront de leurs échanges le terme « psychédélique » - de psyché « âme » et dèloo « rendre visible » : qui révèle l’âme -. C’est cette expérience qu’il raconte et interprète dans ce riche et dense récit d’une cinquantaine de pages.

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 Convaincu que la drogue lui donnerait accès, au moins pour quelques heures, au monde intérieur décrit par Blake et que, comme l’hypnose ou la méditation, l’absorption de la substance appropriée permettra de modifier le mode de conscience ordinaire de façon à pouvoir connaitre, par l’intérieur, ce dont parlent le visionnaire, le médium ou le mystique, il se place d’emblée au niveau de l’expérience solitaire - nous vivons ensemble, nous vivons et réagissons les uns sur les autres ; mais toujours et en toute circonstance, nous sommes seuls. Mais après la prise de mescaline, pas de vision multicolore, d’architecture immense et délirante, ni de paysages peuplés de personnages héroïques et de drames symboliques. La modification ne fut en aucun sens révolutionnaire : une danse lente de lumières dorées puis de surfaces de couleurs diverses mais ni espace démesuré ni métamorphose magique d’édifices. Ce n’est pas le monde des visions, ce n’est pas la révélation de son monde intérieur. Le grand changement est par contre dans la perception des faits objectifs. La perception d’un bouquet de fleurs banal n’est ni agréable, ni désagréable, mais, comme il répond à l’observateur : « cela est, sans plus ». Cela est, mais en même temps, ce bouquet de fleurs se met à briller de sa lumière intérieure, d’une intensité inhabituelle jamais perçue, à la fois une durée passagère et une vie éternelle. Poursuivant sa contemplation des fleurs, il perçoit une respiration comme un flux continu, qui rend plus intenses les sensations de beauté et de profondeur ressenties. De la même manière que l’Esprit de Bouddha est la haie au fond du jardin, comme l’enseignait un Maître zen, de même, ce sont ces fleurs, et plus tard dans la 3 journée, des livres, qui luiront des couleurs les plus vives, d’une lumière vivante, d’une signification profonde et pleine de sens, et qui font venir à l’esprit les mots de Grâce et de Transfiguration. 

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 Son attention se porte alors sur le mobilier de la pièce. Une petite table, un fauteuil en rotin, un bureau perdent toute fonction utilitaire et deviennent un motif compliqué d’horizontales, de verticales et de diagonales, sans valeur spatiale, à la manière d’une nature morte cubiste. Mais cet œil cubiste soudain se transforme, et à la manière des fleurs ou des livres, les pieds du fauteuil en bambou deviennent une vision sacramentelle de la beauté ; et Huxley de passer de longues minutes - ou peut-être des siècles - à non seulement contempler ces pieds en bambou, mais à les être effectivement, à pénétrer d’une manière nouvelle et directe dans la nature même des choses. A l’inverse, soumis à l’examen de l’œuvre artistique et en particulier de la peinture, il n’arrive pas à retrouver cette Réalité manifestée. Ainsi, à l’inverse de son fauteuil de bambou, La Chaise de Van Gogh n’est plus qu’un emblème, une représentation de la réalité, du concept de « chaise ». Seule exception notable pour la Judith de Botticelli.

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 Ce qui le fascine, ce n’est pas la tête coupée et hirsute d’Holopherne ni l’héroïne pâle et névrosée ou sa servante, c’est le drapage, les plis du corsage et de la jupe, non dans leur fonctionnalité de vêtement, mais la soie pourprée du corsage plissé et des longues jupes ballonnées de Judith. Pour l’artiste comme pour celui qui a pris de la mescaline, les draperies sont des hiéroglyphes vivants qui représentent le mystère insondable des êtres. Et pour Huxley, l’absolu est dans les plis de son propre pantalon de flanelle ! Après une longue réflexion esthétique sur l’art vestimentaire, il conclut : C’est ainsi qu’il faudrait voir ce que sont réellement les choses. Une vision plus proche d’un Vermeer que d’un autoportrait de Cézanne qu’il trouvera prétentieux, non pour Cézanne lui-même mais pour l’espèce humaine en général. Plus tard dans la journée, sortant sous une pergola partiellement couverte de lattes non jointes, il observe, fasciné, l’alternance d’ombre et de lumière sur la toile d’un fauteuil de jardin. Là où il n’aurait vu à l’ordinaire qu’une toile barrée alternativement d’ombre et de lumière, apparaît une succession de portes de fournaise d’un bleu d’azur séparées par des gouffres de gentiane insondables. C’était indiciblement merveilleux, au point d’en être presque terrifiant. Au point de le mener au bord de la panique. A l’inverse il existe une indifférence à l’espace et aux rapports spatiaux, aux autres humains présents dans la pièce et au temps, l’expérience effective n’étant pas celle de la montre mais celle d’une durée infinie ou d’un perpétuel présent. L’esprit se préoccupait primordialement, non pas de mesures et de situations, mais 4 d’être et de signification. Le percept avait englouti le concept. Et plus la chose contemplée était proche, plus elle était transfigurée, divinement autre. Sous mescaline, observe-t-il, si l’aptitude à se souvenir et à « penser droit » est conservée, les impressions visuelles sont considérablement intensifiées, la volonté est profondément modifiée, dans le sens d’un désintérêt pour ce qui nous mobilise habituellement, car il y a des choses « meilleures » à éprouver, au maximum percevoir et participer à tout ce qui se produit dans l’univers. A la manière des récits des mystiques mais aussi des sujets sensibles, ceux qui prennent de la mescaline perçoivent des couleurs d’une puissance supérieure, d’innombrables nuances, surnaturellement brillantes. L’artiste sera alors celui qui parviendra à associer à sa capacité d’être visionnaire le pouvoir de retranscrire l’intensité de ces expériences d’un monde contemplé, en mots pour un poète, en ligne et en couleur pour d’autres. L’écoute de la musique ne procurera rien de comparable aux révélations visuelles des fleurs ou de la flanelle de son pantalon : un concerto de Mozart le laisse froid,

 Description de cette image, également commentée ci-après

 quelques madrigaux médiévaux ou de la musique contemporaine lui inspirent des réflexions psychologiques. Le geste physique enfin est marqué par une dissociation presque complète entre le corps et l’esprit et la conscience du monde extérieur transfiguré n’est plus accompagnée d’une conscience de l’organisme physique. Sensation bizarre de sentir que « je » n’étais pas la même chose que ces bras et ces jambes « là-bas ». Mais finalement le corps semblait parfaitement en état de s’occuper de lui-même, et c’est d’ailleurs ce qu’il fait toujours effectivement, sauf lorsque notre moi conscient le contraint à ses désirs. Finalement, le moi névrosé mis à l’écart, l’intelligence physiologique gouvernait le corps, sans risque. A l’inverse de sa perception si intense de l’Univers, la perception de son moi intérieur, finalement l’objet initial de sa quête, lui parut fade, banale. Pas de visions magistrales et mythologiques à la manière du mystique Blake : Une crête flamboyante apparut au-dessus des vagues ; lentement elle se dressa comme une chaîne de rochers dorés, jusqu’à ce que se découvre à nos yeux deux globes d’un feu cramoisi d’où la mer se retirait en nuages de fumée ; et nous vîmes que c’était la tête de Léviathan.

 Description de cette image, également commentée ci-après

 Pas non plus de riches scènes colorées, grotesques et animées à la manière d’Henri Michaux, qui expérimentera la mescaline en 1955 : je vois apparaître après beaucoup de couleurs bleues une bonne cinquantaine de joueurs de trompettes, …, parfaitement ridicules, … et la moitié d’une ville comme Orléans pour les écouter, habillés eux aussi grotesquement, voyants comme des cravates … Et régulièrement l’image d’un escalier : un escalier de plus de marches que je ne 5 pourrais en gravir en trois vies entières, un escalier sans paliers, un escalier jusqu’au ciel, l’entreprise la plus insensée depuis la tour de Babel, montait dans l’absolu. Certes des structures brillamment colorées et constamment changeantes sont perçues, mais sans plus de valeur pour l’auteur que de la matière plastique ou de la tôle ondulée ! De la camelote, telle lui apparaît sa contribution personnelle à l’univers. Cette vision personnelle s’opposait à ce qu’il connaissait du preneur de mescaline en général, qui découvre un monde intérieur infini et sacré, transfiguré, comme lui-même avait pu percevoir le monde extérieur. Est-ce - peut-être à cause de ses graves troubles de vision - parce qu’il a toujours été, comme il se décrit, un visuel indigent ? Seuls les visuels auraient ainsi l’apanage d’être visionnaires ? 

 Image illustrative de l’article Léviathan (Thomas Hobbes)

Il est notable à ce titre que Blake autant que Michaux soient reconnus autant comme poètes que comme peintres. La révélation intérieure enfin ne peut qu’être marquée par l’histoire, la culture, la psychologie de l’expérimentateur autant que par sa connaissance des effets attendus. Une aventure dans laquelle on ne se lance jamais vierge. Interprétation et conséquences scientifiques Au-delà de la description minutieuse et objective de ses perceptions, même empreintes d’un vocabulaire et d’une aura relevant parfois du mystique, l’intérêt majeur du récit est la volonté d’Aldous Huxley d’intercaler, tout au long du rapport de son expérience, ses réflexions et son interprétation sur le fonctionnement de la conscience et du cerveau, avec une étonnante clairvoyance. D’emblée, il se place dans les pas de Bergson et de sa théorie sur la mémoire et la perception sensorielle, qui suggère que la fonction du cerveau est avant tout éliminatoire. Toute personne serait à tout moment capable de percevoir tout ce qui se produit et de se souvenir de tout ce qui est arrivé. La fonction du cerveau est donc de filtrer cette masse de connaissances, pour éviter d’être submergé par une information en grande partie inutile et incohérente, en interceptant la majeure partie de ce que, sans cela, nous percevrions, et en ne laissant accessible que ce qui a des chances de nous être utile en pratique. L’information passerait, selon ce système, par une valve de réduction qui ne laisserait filtrer que l’information nécessaire à la survie, un conscient réduit. Chez certaines personnes, de manière spontanée, temporaire ou continue, par des exercices spirituels, l’hypnose ou la prise de drogues, cette perception est élargie, le filtre moins sélectif. S’écoule alors, non pas la perception de tout ce qui se produit dans l’univers, mais quelque chose de plus et surtout quelque chose d’autre que 6 les matériaux utilitaires habituellement choisis que notre esprit individuel rétréci considère comme une image suffisante de la réalité. Il poursuivra cette analyse dans Le Ciel et l’Enfer, qui paraîtra en 1956, à la suite de ses autres expériences de la mescaline et du LSD, hallucinogène de synthèse proche mais bien plus puissant à dose équivalente. Ciel et enfer se référent métaphoriquement à ce que Huxley voyait comme deux expériences mystiques contraires qui attendent potentiellement quiconque ouvre les portes de notre perception. Il suggère qu’il existe des zones de l'esprit (on pourrait dire du cerveau) que l'on ne peut atteindre qu’en causant un dysfonctionnement cérébral (d'un point de vue biologique, par exemple par la drogue), ce qui permet d'être conscient de certaines régions cérébrales que l'on ne serait autrement pas capable de percevoir, en raison d'un manque d'utilité. Huxley constate que malgré l'inutilité de ces états de conscience sur le plan biologique, ils sont néanmoins importants en terme spirituel et permettent l'accès à des régions de l'esprit dont toutes les religions auraient dérivé. Si l’on peut aujourd’hui, avec les progrès prodigieux de la neurobiologie, critiquer les hypothèses qu’il soumet (en accord avec les connaissances de l’époque) sur un contrôle du glucose cérébral, il est indéniable qu’il force la réflexion scientifique à la recherche du mécanisme cérébral, finalement à la manière d’un matérialiste, et fait œuvre d’une véritable prescience et d’une intuition étonnante anticipant les découvertes à venir. Les travaux les plus récents reposant sur le fonctionnement du cerveau, appuyés sur l’imagerie cérébrale, avec le LSD (qui agit sur les mêmes récepteurs du système de la sérotonine que la mescaline) montrent effectivement que des zones inactives deviennent stimulées et en hyperconnection inhabituelles avec d’autres zones du cerveau, en particulier à partir du cortex visuel. Un cerveau où les sensations ne sont plus séparées mais intégrées, un cerveau plus unifié, ce qui expliquerait le mélange des perceptions - par exemple visuelles et sonores -, les hallucinations très vives et les aspects émotionnels intenses qu’elles peuvent engendrer. Finalement, la conscience comme phénomène biologique. La connaissance de ces phénomènes peut être appliquée à la compréhension et à la prise en charge des troubles mentaux. Au dix-neuvième siècle déjà, psychiatres et artistes se mêlaient pour étudier les effets du haschich. Au vingtième siècle, en particulier avec la découverte des substances hallucinogènes, de nombreux psychologues et psychiatres occidentaux ont tenté d’appliquer l’observation des conséquences de ces drogues à une meilleure compréhension des pathologies psychiatriques et en particulier des psychoses et des démences. Fort de ses 7 observations et de ses connaissances, Aldous Huxley va postuler que l’expérience de la mescaline, finalement sans danger - il est reconnu, dit-il, que la mescaline ne donne ni dépendance ni dégât ni angoisse, et que son action est réduite à quelques heures – serait ainsi analogue à un épisode transitoire de folie, de la schizophrénie en particulier. Celle-ci serait ainsi l’expérience d’un homme sous mescaline qui ne pourrait jamais en sortir, qui ne pourrait plus regarder le monde avec des yeux simplement humains et vivre dans un monde du sens commun, des idées utiles et des conventions socialement partagées. Inondé par les sensations intenses, confronté au monde réel, sans pouvoir s’appuyer sur la rationalité, ne s’offre à lui qu’un chemin infernal entre vision paradisiaque et descente aux enfers de plus en plus inéluctable jusqu’à l’horreur qui nécessite, face à cette conspiration, les représailles les plus désespérées, de la violence meurtrière à la catatonie et au suicide. Il en serait de même avec d’autres causes de démence. Pour l’expérimentateur qu’est Huxley, cette folie n’est pas maitrisable : si l’on commence à percevoir la peur et la haine, on devient forcé de poursuivre jusqu’à la conclusion. Le seul traitement serait alors pour le psychiatre de protéger le malade par la parole (à la manière de la lecture du Livre tibétain des Morts pour accompagner les mourants), pour lui éviter d’être distrait pas les multiples sollicitations, venant de l’intérieur ou de l’extérieur, qu’il perçoit et qui l’empêchent de vivre. Une voix pour le rassurer et lui offrir un monde réduit et vivable.

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 Huxley ne va pas jusqu’à suggérer la possibilité pour le psychiatre d’intervenir sur ces mécanismes de neurotransmission dans certaines autres maladies mais des expériences récentes tendent à prouver l’intérêt de ces substances hallucinogènes, en particulier dans la dépression sévère. De l’usage thérapeutique des drogues ! Interrogations philosophiques et sociales Au-delà du fonctionnement cérébral, la réflexion va également prendre un tour philosophique et éthique englobant de nombreuses questions. La souffrance existentielle, l’action et la contemplation, la religion, le verbal et le non-verbal, autant de thèmes qu’Aldous Huxley va aborder au regard de cette expérience. Que l’humanité entière puisse se passer jamais de « Paradis Artificiels », cela semble peu probable. La plupart des hommes et des femmes mènent une vie si douloureuse dans le cas le plus défavorable, si monotone, pauvre et bornée dans le meilleur, que le besoin de s’évader, le désir de se transcender eux-mêmes, ne fut-ce que pour quelques instants est et a toujours 8 été l’un des principaux appétits de l’âme. L’art et la religion, les carnavals et les saturnales, la danse, les arts oratoires, tout cela a servi, de moyens d’évasion, de portes dans le Mur de notre enfermement existentiel, de notre condition humaine. Et pour l’usage privé et régulier, il y a toujours eu des substances chimiques. Tous les sédatifs et les narcotiques végétaux, tous les euphoriques et les hallucinogènes sont connus et utilisés depuis les temps immémoriaux par les êtres humains. A ces modificateurs naturels de la conscience, la science moderne a ajouté son contingent de produits synthétiques. Huxley s’engage alors, fort de ce constat, dans une approche politique originale sur l’usage des drogues. Pour l’usage sans restriction, constate-t-il, l’Occident n’a autorisé que l’alcool et le tabac, dont on constate (déjà à son époque !) les dégâts. Mais ceux-ci ne pourront être résolus par la prohibition. On ne saurait abolir le besoin universel et toujours présent de la transcendance du moi en interdisant les portes les plus populaires, les moyens les plus accessibles qui permettent de respirer au-delà du Mur qui nous enferme, comme individu dans notre enveloppe physique et psychique, comme membre d’une société dans la norme imposée ou enfin dans notre finitude. La seule politique raisonnable, pour lui, serait d’ouvrir d’autres portes, meilleures, dans l’espoir d’inciter les hommes et les femmes à échanger leurs mauvaises et anciennes habitudes contre de nouvelles, moins nuisibles. Certaines seront sociale et technologique, religieuse ou psychologique, d’autres diététique, éducative, athlétique. Mais le besoin de congés chimiques hors du moi intolérable et du milieu repoussant existera toujours. Il faut une drogue nouvelle qui soulage et console notre espèce souffrante, sans faire plus de mal à longue échéance qu’elle ne fait de bien dans l’immédiat. Il faut qu’elle soit puissante à dose minime et préparable par synthèse pour ne pas gêner l’exploitation des terres pour l’alimentation. Moins toxique que l’alcool ou la cocaïne, avec des conséquences sociales moins indésirables que l’alcool, moins nuisible à l’organisme que le goudron et la nicotine. Et sur le plan positif, elle doit fournir des modifications de la conscience plus intéressantes et précieuses que la simple rêverie, les illusions d’omnipotence et la délivrance des inhibitions. La mescaline a ces qualités, n’induisant ni perte d’inhibition et violence, ni dégâts physiques, ni dépendance, même si ce n’est pas encore, pour Huxley, la drogue idéale. Car à côté de la majorité des preneurs de mescaline transfigurés de manière heureuse, il reste une minorité qui ne trouve dans la drogue que l’enfer ou le purgatoire. Si la chimie est probablement capable de réaliser la drogue idéale, reste à définir par les psychologues et les sociologues cet idéal.  Et pourtant, il y aurait des réserves à faire car si l’on voyait toujours ainsi le monde transfiguré, on ne voudrait jamais faire autre chose. Qu’adviendrait-il alors d’autrui et des rapports humains ? Comment concilier cette félicité intemporelle de la révélation avec les devoirs temporels et les préoccupations ordinaires ? Comment la perception nettoyée, augmentée, pourrait-elle se concilier avec la préoccupation des rapports humains, avec les taches ennuyeuses, sans parler de la charité et de la compassion ? Eternel débat entre actifs et contemplatifs. La mescaline ouvre la porte à la contemplation et ferme la porte à l’action et à la volonté même d’action, incompatible avec elle. C’est dans l’intervalle entre ces révélations que l’usager réalise cette incompatibilité. Alors, conclut Huxley avec un brin d’ironie : le contemplatif partiel laisse inaccomplies bien des choses qu’il devrait faire ; mais, à titre de compensation, il s’abstient de faire une foule de choses qu’il ne doit pas faire. Ou, à la manière de Pascal,

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 la somme du mal serait considérablement réduite si seulement les hommes pouvaient apprendre à rester tranquillement dans leur chambre. Cette substance ne doit pas être enfin le soma du Meilleur des mondes, cette drogue facilement accessible et largement consommée pour calmer les peurs et les émotions et anesthésier la pensée, non pas dans le but de libérer l’individu, mais pour qu’il accepte sa condition servile. Le besoin de transcendance est l’une des plus puissantes nécessités de l’esprit, poursuit Huxley. Lorsque les hommes et les femmes n’y arrivent pas par le culte religieux et des exercices spirituels, - lesquels font appel de manière extrêmement répandue dans le monde, à l’exception notable du christianisme et des grands monothéismes, à des substances psychotropes -, ils ont tendance à recourir aux succédanés chimiques naturels ou de synthèse de la religion. Des personnes innombrables désirent la transcendance du moi, et seraient heureuses de le trouver à l’église. Elles participent aux rites, répètent les prières mais leur soif demeure inassouvie. Déçues elles se tournent vers la bouteille. L’Eglise américaine autochtone, dont sont membres plusieurs tribus indiennes du Texas et du Wisconsin, mêle à son rite la consommation de peyotl, pour une expérience religieuse plus directe, plus illuminatrice, plus spontanée, ce qui paraît à Aldous Huxley à la fois psychologiquement raisonnable et historiquement respectable. Ce que postule Huxley, c’est que, bien sûr, l’expérience de la mescaline ne permet pas d’atteindre ce qu’on pourrait appeler l’Illumination, la Vision de la Béatitude, mais elle permet - presque gratuitement - de s’en rapprocher, de la percevoir. Elle est, en ce sens, utile 10 en puissance. Etre secoué hors des ornières de la perception ordinaire, avoir l’occasion pendant quelques heures intemporelles de voir le monde extérieur et intérieur, non pas tels qu’ils apparaissent à un animal obsédé par la survie ou à un être humain obsédé par les mots et les idées est une expérience inestimable pour chacun et tout particulièrement l’intellectuel, l’homme du mot, l’homme du verbe, et celui-ci est toujours réducteur, en particulier de l’intensité de la perception indicible. Dans un monde où l’instruction est d’une façon prédominante, verbale, les gens instruits éprouvent une quasi-impossibilité à prêter une attention sérieuse à tout ce qui n’est pas mots ou idées ; les humanités non verbales, les arts consistant à avoir directement conscience des faits donnés de notre existence, sont presque complétement passés sous silence. Les verbalistes se méfient du non verbal, les rationalistes du fait donné non rationnel, les intellectuels, de tout ce que nous percevons par la vue ou par un autre sens. Le raisonnement systématique est une chose dont, comme espèce ou individu, nous ne pouvons absolument pas nous passer. Mais nous ne pouvons pas nous passer davantage, si nous devons demeurer sains d’esprit, de la perception directe des mondes extérieurs et intérieurs. Etre illuminé c’est avoir conscience, toujours, de la réalité totale dans son « autreté immanente », en avoir conscience tout en restant dans des conditions qui permettent de survivre en tant qu’animal, et de penser et de sentir en tant qu’être humain. Il propose, pour conclure dans ce qui pourrait apparaître comme une ultime provocation, que dans un système d’instruction réaliste, chacun devrait être autorisé, incité même à faire un petit voyage occasionnel à travers quelque porte chimique dans le Mur, dans le monde de l’expérience transcendantale. Que ce voyage l’emplisse de terreur, regrettable mais salutaire, ou lui apporte une illumination brève mais intemporelle, il en reviendrait plus riche d’une expérience qui lui ferait perdre un peu de l’insolence confiante et de la certitude rationnelle, plus sage et moins prétentieux, plus heureux, moins satisfait de lui, plus humble, reconnaissant son ignorance, mais mieux équipé pour comprendre les rapports entre les mots et les choses, entre le raisonnement systématique et le Mystère insondable dont il essaye, à jamais et en vain, d’avoir la compréhension. Par ses expériences avec les drogues, Huxley ne cherchait pas seulement une exaltation indéterminée, vague, mystérieuse, et individuelle. Expérience multiple, on le voit, sensorielle et mystique plus qu’artistique, psychologique plus que poétique ou esthétique, politique et éthique enfin, en prônant un choix de société, de relation entre les individus et d’éducation, au 11 final, une philosophie éternelle. C’est la conjonction du rapport de l’expérience, de la démarche scientifique et de la discussion philosophique qui donne à cet ouvrage sa puissance et son originalité ; il est à l’égal des Paradis Artificiels de Charles Baudelaire au dix-neuvième siècle et n’a pas d’équivalent dans la littérature contemporaine. 

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 Aldous Huxley poursuivra ses expériences de la mescaline, du LSD et de la psilocybine, un champignon hallucinogène. Ses écrits sur les expériences psychédéliques inspireront les artistes et les intellectuels de la côte ouest des Etats-Unis qui seront, au début des années 1960, à l’origine des mouvements beatnik et psychédélique et le reconnaitront comme leur inspirateur et précurseur. Lors de son agonie des suites d’un cancer de la gorge, il demande à son épouse une injection de LSD qui l’apaise et l’accompagne dans la mort le 22 novembre 1963, jour de l’assassinat de J.F. Kennedy. En 1965, le chanteur Jim Morrison et ses musiciens fondent le groupe de rock The Doors en hommage à Aldous Huxley et aux Portes de la Perception. D’autres intellectuels tenteront l’aventure et l’expérience de la mescaline. Jean Paul Sartre se verra poursuivi par des crabes, Antonin Artaud racontera sa quête du peyotl chez les Tarahumaras, Henri Michaux surtout, y consacrera plusieurs œuvres … Mais c’est une autre histoire ! 

Voir le monde en un grain de sable, 

Un ciel en une fleur des champs, 

Retenir l’infini dans la paume des mains Et l’éternité dans une heure.  

William Blake, Prémisses d’innocence

vendredi 2 juin 2023

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 10e partie.

 

A la parfin, nous avions pris pied au sommet de ce promontoire, sis à quelques mètres seulement de l’anfractuosité qui, telle une mystérieuse combe, amorçait l’entrée du sépulcre de Langdarma.

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Toute présence du Migou s’était estompée, au grand soulagement de Muljing et – dois-je le préciser ? de moi-même. C’était comme si ce singe n’avait jamais existé, à moins qu’il se fût agi d’une hallucination. Cependant, les ravages et la désolation qu’il avait semés chez nos adversaires appartenaient à notre incontestable réalité.

Deux demi-sphères vibrantes,

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 l’une jaune, l’autre noire, barraient l’orifice d’accès à la caverne funéraire. Fourier

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 évalua à deux mètres le diamètre de ces hémisphères formés d’une matière inappréhendable. Il eût aussi fallu les mesurer en degrés, minutes et secondes mais peu importaient leur rayon et leur circonférence. Cependant, nous comprîmes que, si nous voulions pénétrer dans la grotte, il nous fallait assembler les deux éléments antagonistes en les accolant. Le problème nous sembla plus insoluble que le plus complexe des théorèmes mathématiques et Fourier avait beau mobiliser l’ensemble de ses connaissances, il ne parvenait pas à trouver la solution qui nous eût permis de réunir les deux éléments sans dommage. De plus, le froid se mettait de la partie, et une neige désagréable s’échinait à nous nuire, en des flocons brûlants qui agressaient nos visages mangés par une barbe dont les poils se métamorphosaient peu à peu en pendeloques de glaçons bien peu esthétiques. Rajiv essaya d’approcher la main droite de l’hémisphère jonquille comme pour l’amadouer ; ce dernier répondit en accentuant ses vibrations. Comme il vaguait toujours demi-nu, notre sâdhu n’arborait nul gant. Lors surgit par surprise une espèce d’éclair d’une luminosité excédant celle des feux Saint-Elme et de la foudre.

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 Il s’alla frapper la paume de l’ascète qui en fut meurtrie. Cependant, Rajiv avait appris à résister à la douleur, et bien que sa paume grésillât et même fumât vilainement, il frémit à peine. Ses nerfs avaient appris à s’insensibiliser.

Comprenant que nous n’obtiendrions rien des calculs mathématiques ni de la témérité indienne, ce fut alors que Laplace extirpa de son sac la copie du livre de Burnet accompagnée de l’analyse qu’il en avait tiré. 

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« Je pense détenir la solution idoine. », affirma-t-il.

Il ajouta :

« Quelqu’un parmi vous a-t-il emporté une Bible ? Monsieur Rajiv connaît-il les prières du Thibet ? Monsieur Muljing itou ? »

Jacques Balmat grommela : il avait depuis long-temps oublié sa Vulgate. Quant à moi, je n’omettais jamais, par fidélité aux Ecriture et conformément à ma foi protestante, de voyager avec une Bible en français. J’entrepris de fouiller mes affaires à la recherche du Livre. Arthur connaissait par cœur la Bible du roi James ; par contre, il détestait sa version allemande.

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 De toute manière, il ne l’avait pas sur lui. Girodet-Trioson, quant à lui, préférait que ses impedimenta continssent les chefs-d’œuvre de la littérature païenne gréco-latine dans lesquels il puisait l’inspiration de ses toiles et de ses dessins. Corvisart, enfin, aimait à voyager muni d’un in-16 du traité médical de Galien.

Laplace nous tira d’affaire ; à ma grande surprise, non content d’avoir emporté dans ses bagages la copie annotée par ses soins de la Telluris Theoria Sacra additionnée des spéculations autour du Bardo bouddhique, il sortit un second ouvrage de son havresac : c’était une authentique Vulgate in-12.

« Je vous pensais au mieux déiste, au pis agnostique, m’exclamai-je. N’aviez-vous pas déclaré à Napoléon en personne que votre cosmogonie des nébuleuses excluait toute intervention de Dieu ? »

Alors qu’il riait, von Humboldt tira de ses propres bagages une traduction des Evangiles en castillan, qu’il conservait depuis son périple aux Amériques.

« Cela ne nous servira de rien, expliqua Laplace. C’est de la Genèse seule dont nous avons besoin. La Theoria de Burnet traite de la création du Monde, de même le traité thibétain auquel je l’ai confrontée. Chacune des demi-sphères ci-présentes illustre, en miroir aux couleurs inverses, le commencement chrétien et la fin bouddhiste. De fait, la succession des couleurs symboliques est et sera à l’envers, car à n’en point douter, notre progression dans le tombeau sera entrecoupée de rencontres avec d’autres hémisphères colorés. Nous devrons dompter tous ces gardiens par la récitation et l’invocation d’une cosmogénèse sacrée duale, chrétienne et bouddhique. »

Muljing déclara en Népali connaître plusieurs mantras qui nous seraient selon lui fort utiles pour pénétrer en l’antre de l’empereur maudit et conjureraient peut-être les autres tulpas qui, inévitablement, contrecarreraient nous efforts pour rejoindre la dépouille. Il nous montra le moulin à prières dont il ne se séparait jamais.

Moulins à prières du temple Vajradhara à Oulan-Bator

 Du moins fut-ce là ce que Rajiv nous traduisit, aussitôt transposé par Arthur. Je n’allai pas jusqu’à suggérer que les aboiements d’Atma pourraient contribuer à notre effort collectif en vue de ce qui, après tout, serait un viol de sépulture. Les dix Gurkhas qui avaient effectué l’ascension avec nous acceptèrent de psalmodier leurs propres prières tout en gardant leurs pétoires qu’ils jugeaient indispensables contre les créatures hostiles qu’immanquablement, nous affronterions dans la caverne-tombeau. Il était juste et équitable qu’ils participassent à la découverte de la momie et partageassent notre triomphe.

Nous commençâmes d’entonner nos psalmodies polyphoniques et confuses. Cette incantation cacophonique syncrétique s’emmêla en un babélisme effarant constitué de latin, de français, d’allemand, d’hindi, de thibétain et de Népali. Elle sinuait, en une onde multiple serpentine et confuse, en direction des deux hémisphères contrastés et vibrants. Angoissés, nous attendîmes qu’ils réagissent de manière positive, car, dans le cas contraire, il était fort probable qu’ils nous pulvériseraient sans autre forme de procès. Le comte di Fabbrini qualifiait ce phénomène de « désintégration. » Les crécelles s’agitèrent, les moulins à prière tournèrent comme des girouettes agitées par la tempête, les sons de gorge retentirent, plus graves que ceux des plus profondes et plus belles basses des opéras de messieurs Mozart, Grétry et Gluck qu’il m’avait été donné d’entendre avec délice. 

 Description de cette image, également commentée ci-après

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. 

 La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.

Dieu dit : « Que la lumière soit ! » et la lumière fut.

Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres.

Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour.

« In principio creavit Deus caelum et terram.

Terra autem erat inanis et vacua et tenebrae super faciem abyssi et spiritus Dei ferebatur super aquas.

Dixitque Deus fiat lux et facta est lux. 

Et vidit Deus lucem quod esset bona: et divisit lucem a tenebris.

Appellavitque lucem Diem, et tenebras Noctem: factumque est vespere et mane, dies unus. »

« Om Mani Padme Hum. »

Cette cacophonie polyglotte se prolongea quelques minutes et, par le plus heureux effet, alors qu’on se fût attendu à une réaction négative des deux hémisphères ou à leur inertie, ils firent comme s’ils comprenaient ce qu’on espérait d’eux. Je ne pus conjecturer du résultat ; peut-être était-il davantage dû aux implorations thibétaines ou népali qu’à la psalmodie de la Vulgate ? Les demi-globes scintillèrent et vibrèrent davantage avant de se rapprocher et de s’accoler en une union parfaite.

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Dès leur fusion achevée en une seule sphère, les anciens hémisphères unifiés arborèrent une teinte homogène ; il en résulta un globe parfait, éburnéen, d’un ivoire lactescent et pur de toute tache.

« Voici l’œuf primordial ! » s’exclama Rajiv.

Ce globe symbolique serait-il notre premier sésame ? Les paroles de notre sâdhu me parurent appropriées, quoique conformes à sa religion. Selon lui, nous étions en présence de l’œuf cosmique primordial de Brahma et, lorsque j’observais attentivement sa surface, je constatais qu’il recelait quelque chose de vital.

Le comte di Fabbrini, féru de science, avait expliqué à Bichat et Corvisart la théorie selon laquelle tout être vivant était issu d’un organisme simple qu’il qualifiait de « mono » ou « uni » cellulaire. D’après lui, l’organogenèse débutait par la fécondation d’une cellule unique, et je reconnaissais là le concept des ovistes qui s’étaient longtemps querellés avec ceux qui soutenaient l’hypothèse inverse d’un être contenu tout entier, comme un homoncule préconstitué, dans la tête des infusoires vibrionnants habitant la semence mâle. La fécondation relevait de fait de la fusion entre un seul infusoire ou monère mâle avec un ovule femelle.

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Galeazzo avait énoncé à nos doctes savants la composition des corps animaux et végétaux en tissus formés eux-mêmes de petites unités assemblées ou cellules. Les premières étapes du développement de l’Homme comme de la Bête « multicellulaire » consistaient par conséquent en des divisions successives de la cellule unique de départ ou ovule fécondé. 

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Cela ne me surprit donc point d’observer, à travers la paroi hyaline de la sphère nouvellement constituée, la fission de l’« ovule » qu’elle recelait en deux, puis quatre unités toutes semblables. Lors, ce globe émit un nouveau rayonnement et la paroi d’entrée de la grotte, jusque-là obturée ou comblée, s’écarta comme par miracle, nous offrant le passage vers la première antichambre du tombeau de Langdarma. « Sésame » avait prouvé son efficience. Cette « porte » s’était ouverte avec fracas – un fracas d’évidence destiné à prévenir de notre arrivée les démons tapis dans la tombe ; cela occasionna même la chute de quelques pierres. Dès qu’eut franchi ce seuil le dernier d’entre nous, je me retournai, adressant un dernier regard à la sphère, comme si je redoutais qu’elle se séparât de nouveau et que se refermât le passage. Son rôle accompli, alors qu’elle atteignait le stade de huit « cellules » indifférenciées, elle cessa de briller, devenant terne et grise, comme si elle était morte.

En tête de notre bien curieux cortège, Humboldt hésita ; il parut apprécier au préalable le degré d’obscurité des aîtres funéraires.

 « Allumons nos lanternes », dit-il enfin, laconique.

A suivre...