C’est dans un semi
brouillard de la psyché que Cléore avait appris de Sarah les évasions de
Cléophée et de Marie-Ondine. Indifférente, elle ne broncha même pas à la
terrible nouvelle. Elle reposait dans sa couche, en position assise, adossée au
vaste coussin, vêtue d’une chemise de nuit toute simple, ses cheveux ardents
dénoués et libres. Il régnait en cette chambre une atmosphère prégnante, du
fait de l’envahissement des fragrances camphrées. Cléore avait demandé qu’on
lui fît porter la poupée automate pianiste de Nikola Tesla. Elle avait imposé
qu’on en remontât le mécanisme afin qu’elle jouât son répertoire exclusivement
pour elle. Elle aurait voulu que la petite fût nue, qu’elle lui montrât ses
appas synthétiques. Elle se pâmait d’aise, l’écoutant exécuter Au lac de
Wallenstadt, l’enchanteresse œuvre des Années de pèlerinage suisse de
Liszt.
De temps à autre, elle portait à ses lèvres pourprines un mouchoir de
dentelles de Malines qu’elle ne cessait de souiller de ses expectorations
séreuses. Une entrée la surprit alors qu’un léger étouffement la prenait :
c’était Jeanne-Ysoline, coiffée de son singulier turban, bien que ses cheveux
repoussassent à grand train (des mèches jà ondulantes d’un châtain clair doré
dépassaient lors de l’étoffe soyeuse de la coiffe), appuyée avec fermeté d’une
main sur sa canne, l’autre tenant un étrange biberon de fer.
« Que me
veux-tu, ma mie ?
- T’administrer un
mien remède pour te sauver, ô Cléore. »
Il valait mieux que la comtesse de
Cresseville ignorât la complicité de la fée d’Armorique dans l’évasion des deux
ingrates et qu’elle ne sût point, non plus, qu’Adelia l’avait missionnée céans
sous la menace. Obéissant en aveugle, Jeanne-Ysoline s’était rendue au chevet
de Cléore avec ce biberon de fer empli de son humeur atroce,
de cette becquée
d’enfer. Elle savait devoir renouveler deux fois cette opération, afin qu’aussi
Phoebé fût rassasiée et sauvée par l’absorption de cette vaccine d’un nouveau
genre, contenue dans un récipient qui représentait une hérésie pour les
hygiénistes prônant l’usage du biberon de verre à la tétine caoutchoutée.
Mademoiselle de Kerascoët s’avança doucement jusqu’au lit, l’embout ferré de sa
canne de chêne résonnant d’un bruit mat sur les lattes du parquet de la
chambre, qui irradiaient de cire. C’était une constellation miroitée, hyaline
et diamantée, d’un sol rendu aux ors auliques du siècle de la douceur de vivre.
Cléore s’appuya au baldaquin du lit à l’étoffe émolliente et sensitive de soie
et de velours, dont le ciel avait tant impressionné la traître Marie-Ondine.
Jeanne-Ysoline approcha des lèvres pâlies de la malade le bec du récipient,
prête à ce qu’elle pût boire le contenu indicible de ce bien particulier
biberon métallique. Cléore n’opposait aucune résistance, persuadée du but
curatif de la damoiselle d’Armor qui une fois, l’avait guérie d’une fameuse
apostume[1]. La comtesse
accordait davantage sa confiance, presque aveugle, à Mademoiselle
Jeanne-Ysoline Albine de Carhaix de Kerascoët qu’aux deux infirmières patentées
de la Maison. Elle téta goulûment l’atrocité qui s’épreignit dans son
gosier, plus infecte qu’une purge à base de cascara ou d’ipéca, alors que la
poupée pianiste
reprenait son morceau jusqu’à ce que s’épuisassent ses rouages,
grimaçant à peine au goût de pourriture de cet ichor médicamenteux qui brûla
ses papilles et son larynx, car notre Bretonne avait pris soin de faire
chauffer ce déchet liquescent. Ses yeux noirs s’illuminèrent de joie
lorsqu’elle lut dans le regard de sa maîtresse la réussite de sa mission. Alors
qu’elle s’attendait à ce que la mie la cajolât et la félicitât, flattât ses
joues vermeilles et parsemées de son de bécots et caresses de remerciements,
notre fillette d’Armor fut surprise par la prime réaction de Mademoiselle. Se
redressant avec brusquerie hors de ses draps de lys vierge tachetés de son sang
pulmonaire, Cléore s’écria :
« Dieu du
ciel ! Le faire-part ! J’ai oublié le faire-part ! Monsieur de
Tourreil de Valpinçon ignore encor la mort tragique de sa petite-nièce !
Jeanne-Ysoline, allez mander, quêter Mademoiselle Regnault ! Il me faut
une personne sûre, non connue des Castelthéodoriciens, pour l’envoi d’un
télégramme à Lyon.
- Cléore ! Mais
cela fait deux semaines que…et il me semble que l’efficacité de ma potion
biberonnée par vous… son efficience… que dis-je, son efficacité instantanée…
- Où ai-je donc eu
la tête durant tout ce temps ? J’ai trop souffert. Ah, je recouvre enfin
mes esprits ! Allez, va !
- Sans même un
baiser pour moi ?
- Nenni ! Je te
ferai rubans fuchsia ! Je te promeus dès l’instant ! Va !
Ramène-moi Regnault, ma chérie ! »
Jeanne-Ysoline ne se fit pas prier ;
elle s’exécuta le plus vite que son handicap le lui permettait. Elle ne
rechigna pas face à l’ingratitude flagrante de Cléore. La nurse introduite dans
la chambrée, elle s’alla préparer le biberon-médicament de Phoebé, la nouvelle
ponction de ses plaies morbides, comme si rien n’eût été fait. Lorsque le
remède fut fin prêt, elle se rendit en la chambre de la jeune malade munie de
sa provende. Mademoiselle de Kerascoët poussa la porte avec circonspection, et
le spectacle qui s’offrit à ses prunelles de jais ne fut point pour la
rasséréner. Une silhouette cachectique, translucide comme du cristal, reposait,
aussi blême que les draps de sa couche. L’infirmière Béroult officiait,
s’apprêtait. Elle venait de changer la poche de la juvénile grabataire qui se
souillait sans cesse, poche dont le fumet infâme polluait l’atmosphère de
réclusion de ce lieu de souffrance et de chagrin. Endeuillée, raide dans une
tenue anthracite à peine rehaussée d’un tablier blanc et d’une coiffe
ancillaire, Marie Béroult fit signe à Jeanne-Ysoline de partir ; elle n’en
avait pas terminé avec la patiente, qu’elle toilettait, humectait d’une essence
de néroli afin d’atténuer les fragrances horribles d’ordures qu’elle exhalait.
« Mademoiselle,
que signifie votre intrusion ?
- Excusez-moi, mais
Cléore m’a chargée d’administrer à Mademoiselle Phoebé un remède de la dernière
chance, se surprit-elle à mentir.
- Etes-vous certaine
de son efficacité ?
- J’en témoignerais
devant Notre Seigneur et j’en jurerais sous serment ! Je viens de faire
absorber le contenu de ce biberon métallique à notre maîtresse à toutes, et
elle s’est promptement sentie ravivée !
- Dois-je vous
croire sur la seule foi de vos paroles ?
- Je suis prête à me
donner à vous si vous doutez encore ! » jeta Jeanne-Ysoline avec
résolution tout en commençant à retrousser ses jupes et à montrer ses pantalons
de broderie.
Troublée un furtif instant par l’exhibition
de ce linge mignard, la nurse trouva fort osée la proposition de la fée
d’Armor. Au contraire de Cléore, Marie Béroult n’éprouvait aucune attirance
pour les petites filles, préférant le fricot entre anandrynes adultes. Juste
pour donner le change, elle attoucha l’entrefesson pansé de la belle enfant
abîmée (les poupées endommagées ne sont-elles point tout de même jolies ?)
qui en frissonna d’aise. Jeanne-Ysoline lui rendit la pareille, après avoir
déposé sa canne, puis retira sa main entreprenante : cette dernière
était mouillée. C’était là un signe d’approbation, d’acceptation mutuelle,
pour ne point écrire de soumission sexuelle, d’une sauvagerie de lambrusque,
comme lorsque les chiens flairent leurs parties honteuses en remuant leur
queue. Alors, Mademoiselle de Kerascoët put approcher le bec de fer de la
bouche crayeuse de Phoebé. Elle redressa et soutint sa tête contre le coussin
de plumes de pluvier tandis qu’elle lui faisait boire le contenu abject de ce
biberon pansu en forme de poire, qui comportait un poinçon remontant à l’an
1830.
Bien que le contact du métal fût froid, les lèvres de l’empuse émirent
bientôt un bruit de succion révélateur, tétant ce chaud liquide. Jeanne-Ysoline
ne put empêcher un mince filet jaunâtre et brûlant, assez malodorant, de couler
de la bouche maladroite et sèche de Phoebé, filet qui s’alla le long de son cou
de cygne décharné salir le col engrêlé de sa chemise de nuit de batiste.
Elle
parvint à vider le récipient insane à petites gorgées. La fée d’Armor vit que
cela était bon ; les joues de la fillette reprenaient des couleurs
bienvenues ; ses yeux s’illuminaient, perdant leur ternissement quasi
cadavéreux. C’était la satiété, la satisfaction, et un pâle sourire se dessina
sur les lèvres de la survivante des Dioscures, bien qu’il fût antithétique au
vu de son habituelle cruauté de lamie. Jeanne-Ysoline n’était pas sans savoir
combien les biberons de fer, de fer-blanc ou d’étain, becqués souventefois de
croûtes de lait séché et moisi, représentaient un danger, une aberration pour
la santé, car, difficiles à stériliser, ils étaient propices à la prolifération
de ces microbes et germes que Monsieur Pasteur combattait.
La respiration, jusqu’à présent courte et
sifflante, presque à la semblance d’un râle, de la poupée blondine, reprit de
la force, de la consistance, et la jeune Bretonne put voir la maigre poitrine
de la péronnelle se soulever avec une belle régularité qui dénotait
l’efficacité de son curatif déchet. La lividité cadavérique de son incarnat
alla s’atténuant. Alors, Mademoiselle Phoebé de Tourreil de Valpinçon se dressa
toute hors de ses draps et dit :
« Pressez-moi,
ma mie, un rat ou un oiseau, pour que je puisse m’abreuver. J’en ai grand besoin. »
Il fallait que la
nurse ou la petite fille satisfissent cette envie impérieuse. Notre Armoricaine
se proposa ; elle savait où dénicher les rongeurs qu’elle avait l’habitude
de piéger pour tenter de les apprivoiser et non d’en user sadiquement comme
Délie ou les jumelles. Dès qu’elle fut sortie de la chambre, Adelia
l’interpella.
******************
L’entretien entre Cléore et l’infirmière
Regnault fut assez glacial. Certes, la nurse avait toujours fait preuve de
prévenance et d’égards envers celle que ses titres rendaient parfois par trop
condescendante. Cléore considérait les demoiselles Regnault et Béroult comme de
simples domestiques, ainsi qu’un Wolfgang Amadeus Mozart par Colloredo. Là, la
coupe était pleine, d’autant plus que la puissance de la comtesse de
Cresseville s’était érodée au fil des événements. Ce qui intéressait Diane
Regnault, tout comme sa collègue et supposée amante, était la possibilité
croissante de signifier son congé et de demeurer désormais exclusivement aux
services de la vicomtesse et de la peintre de talent mondain. Cléore parla,
donnant ses ordres, un reste de pourpre aux joues, ses cheveux d’or safranés
lustrés ayant recouvré leur brillant et leur soyeux proverbiaux.
« Je vais faire
atteler une voiture par Jules. Il va vous conduire au bureau des postes et
télégraphes de Château-Thierry. Là, vous enverrez un télégramme à l’intention
de Monsieur Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, Lyon, 18 Avenue des
Ponts, du moins est-ce là sa domiciliation officielle, parce qu’il en a deux
autres dans la ville, dont un laboratoire secret. Prenez une feuille et un
crayon, afin que vous notiez avec
exactitude la teneur de ce message.
- Serait-ce point
folie, Mademoiselle ? On dit que les pandores pullulent là-bas !
- Ne discutez pas
mes ordres ! Vous n’y risquez rien. Nul ne vous y connaît.
- Vous faites votre
Adelia, et je vois que votre langueur s’est bien évaporée.
- Notez : A
Monsieur de Tourreil de Valpinçon stop. 18 Avenue des Ponts Lyon stop. Ai la
douleur de vous annoncer disparition petite nièce Daphné stop. Décès survenu le
4 octobre stop. Cause inconnue stop. Condoléances sincères stop. Est-ce
assez laconique ?
- Vous mentez
effrontément Mademoiselle. N’eût-il pas fallu que vous écrivassiez Assassinée
stop ?
- Afin d’attirer
l’attention de la police ? Jamais de la vie. Allez, et exécutez !
- Vous avez la
sécheresse d’un despote, Mademoiselle.
- Non, du Roy
Soleil, mon personnage historique favori, qui, si je l’avais connu, m’eût
convertie…
- A quoi donc ?
- A ne plus aimer
que des hommes, comme toutes les femmes banales, hélas ! »
**************
Tous les mouvements d’entrée et de sortie de Moesta
et Errabunda étaient désormais étroitement surveillés, dans l’attente que
les forces de l’ordre ordonnassent un beau coup de filet. Un gendarme caché en
haut d’un peuplier, guettant le portail avec ses jumelles, vit sortir
l’attelage de Jules.
« Il prend la
direction de Château-Thierry avec un passager. » rendit-il compte à son
collègue en bas.
« Je les suis à
distance ! »
Ni Jules, ni Regnault, n’avaient de raison
d’assurer leurs arrières, pensant que le danger ne se situait qu’à la poste
elle-même. Aucun ne songea à tourner la tête et à remarquer un cavalier distant
coiffé d’un bicorne pourtant repérable à cent lieues. Le ciel automnal était
d’un gris d’ardoise, propre à susciter le spleen. Lorsque la voiture parvint à
destination, Diane Regnault ordonna à Jules de l’attendre à quelque distance,
dans une rue transversale. Comme si de rien n’était, elle franchit le seuil du
bureau postal et attendit qu’un guichetier du télégraphe voulût bien la prendre
en charge. C’était une heure de faible affluence, et le gendarme Louis, passant
de l’autre côté du bâtiment où se tenaient plusieurs hommes en faction, les
prévint qu’on allait instamment cueillir un gibier de choix. Il pensait qu’il
s’agissait de Cléore elle-même, bien qu’il n’eût pu distinguer ses traits
derrière la vitre remontée de la voiture. Moret était de la partie. Il fit
poster un brigadier et un gendarme à l’entrée, et encore deux hommes dont Louis
derrière. Lui-même pénétra dans la poste et eut tôt fait de repérer la maigre
et sèche femme en robe noire qui patientait, attendant son tour, près d’un des
guichets voués à la télégraphie. Il constata qu’elle ne correspondait pas au
signalement de Cléore, et supputa qu’il s’agissait d’une domestique, mais non
point de la fameuse Sarah dont Odile avait parlé, parce que moins âgée et
cassée. Les employés eux-mêmes étaient, comme le disent les pègres et pégriots
des prisons, au parfum. Ils devaient signaler à la police et à la
gendarmerie tout envoi et toute réception de correspondances suspectes, et
remettre les plis aux autorités qui les décachetaient. Ainsi avait été
intercepté le télégramme d’Elémir. L’architecture des lieux était banale,
passe-partout, conçue sans génie, hésitant entre les éléments architecturaux
passés et présents, avec des piliers aux moulures médiocres et quelques
concessions au fer.
Enfin, le tour de l’infirmière vint. Dès que
Diane Regnault commença à énoncer le contenu de son message, les yeux de
l’employé s’éclairèrent. L’homme, chauve et gras, coiffé d’une couronne de
cheveux bruns pelliculés, son costume de confection ordinaire protégé par les
classiques lustrines, prit un air chafouin, demandant à Madame d’articuler
avec soin et de lui répéter par deux fois le nom du destinataire. Il nota le
tout sur une feuille de papier, au lieu d’aller actionner le fameux fil
chantant. Il s’éloigna pour ne pas revenir, après avoir dit à Madame de
patienter quelques instants à cause d’une petite formalité à respecter pour
qu’il lui en coûtât moins, car il supposait, à la mise modeste de Madame, qu’elle
était parcimonieuse, près de ses petits sous, et qu’elle devait thésauriser.
Lorsqu’elle vit le télégraphiste revenir, non point derrière le grillage
caillebotté, après qu’il eut envoyé le message et en eut évalué le prix, mais
dans la salle même, sans qu’aucun cliquetis caractéristique du langage de
Monsieur Samuel Morse eût retenti, accompagné de Moret et d’un gendarme, en la
désignant aux autorités d’un geste explicite, elle s’alarma et tenta de quitter
les lieux en hâte. Un coup de sifflet la cloua sur place, suivi d’une
empoignade et d’une brève algarade, car elle essaya de se défendre avec un
stylet, arme de garce, qu’elle enfonça légèrement dans la dragonne du brigadier
Coupeau. L’inspecteur et Coupeau immobilisèrent la tribade et lui firent lâcher
sa lame de fourbe. Moret prononça la phrase rituelle : « Au nom de la
loi, je vous arrête pour complicité de prostitution d’enfants. » et
Coupeau lui emprisonna les poignets dans des liens métalliques que l’on nomme
menottes, et qui ont remplacé les antiques poucettes du temps du sieur Vidocq.
Les badauds présents dans le bureau, au nombre d’une douzaine, stupéfaits, tant
l’intervention avait été prompte, n’avaient pas bronché, supposant qu’il
s’agissait de quelque voleuse ou mauvaise marâtre appréhendée pour traitements
indignes de ses beaux-enfants.
« Belle prise,
messieurs », dit l’inspecteur, sans commentaire.
Lorsque Jules eut constaté que l’infirmière
ne revenait pas, il s’approcha avec discrétion de la poste ; il y vit un
attroupement, et distingua la silhouette de Diane, attachée et tenue avec
fermeté par deux gendarmes, sous l’œil ébahi des passants, bien que quelques
commères n’hésitassent point à l’admonester et lui crier leur hargne. La rumeur
se répandait vite et l’on savait désormais par la presse que la gendarmerie
allait démanteler une bande de voleurs d’enfants dont Madame Grémond et ses filles,
jà écrouées à Laon, étaient les complices. Il était visible que le
rassemblement de badauds, enflant sous une affluence irrésistible de curieux
appâtés, risquait de dégénérer en échauffourée. Jules prit prudemment la fuite,
décidé à prévenir la comtesse de Cresseville, et à ne pas tomber à son tour
dans cette souricière. La foule allait toujours croissante autour du peu commun
spectacle, point si rare désormais, depuis que la famille Grémond avait eu
maille à partir avec les forces de l’ordre. Bientôt, on dépassa la centaine de
personnes. Cela créait une animation bienvenue dans une bourgade trop longtemps
assoupie dans sa routine provinciale. Les gendarmes avaient du mal à contenir
cette émotion populacière, cet agglutinement de passants à la fois curieux et
haineux. Les poissardes, à demi ivres, lors en pleine effervescence, tentaient
d’exciter, de galvaniser les autres, au risque qu’ils appliquassent à
l’encontre de la nurse la loi américaine de Lynch. Chacune, telle une
tricoteuse, semblait avoir son bon mot, son quolibet et son insulte à cracher.
Elles métamorphosaient Regnault en bouc-émissaire de leur misère et de leur
ordure, et certaines, prostituées notoires, la prenaient comme victime
expiatoire, la menaçant de leur vindicte, soupçonnant à juste raison qu’elle
avait quelque chose à voir avec cette Poils de Carotte qui, quatre mois
durant, leur avait ôté leur pain de leur bouche puante d’absinthe et de
pyorrhée, en instituant une débauche contre nature qui avait eu pignon sur rue.
C’était un cortège de faces triviales aux poings brandis, hurlantes, vêtues de
hardes informes et d’oripeaux étiques, comme si tous les bas-fonds de la
Champagne et de la Brie s’étaient donné rendez-vous ici, afin qu’ils
châtiassent la complice supputée de la poupée-putain aux cheveux rouges.
Les
ribaudes ravagées par l’alcool essayaient d’arracher les cheveux et les yeux de
Diane, de déchirer sa robe, de la frapper, de lui jeter des pierres, de la
violer et de l’éventrer même. Elles étaient armées, qui de tessons de bouteilles,
qui d’aiguilles à tricoter, qui de tisonniers, qui de ciseaux, qui de couteaux
de boucher qu’elles brandissaient à tout-va en éructant et en bavant comme des
enragées. Il ne leur manquait que les piques pour qu’elles fissent un mauvais
sort à Mademoiselle Regnault. Elle représentait pour elles la grand’ville,
l’étrangère, l’autre, la gouine, la teutonne, la juive peut-être, tout ce qui
leur passait par la tête et incarnait une déviance par rapport à leur fruste et
réductrice vision du monde.
De son poing, un cabaretier excité réussit à
casser le nez de l’anandryne, avant que les gendarmes pussent réagir et
disperser cette foule houleuse et irrationnelle, sans nul guide, simplement
grossie par une haine inexplicable, trop longtemps contenue et lors déchaînée.
« Viens ici que je t’ôte ton cœur, tes seins et ton sexe et que je te les
bouffe, marie-salope ! Tueuse de gamines ! Va rejoindre tes
semblables chez le diable ! » criailla une vieille pocharde à demi
édentée vêtue d’un fichu lustré qui empestait l’urine et le suint.
« J’prendrai tous les poils de ton con de putain, et j’en fr’ai une barbe
pour mon homme ! » s’érailla une autre. Beaucoup harcelaient Diane de
leurs insultes, déblatérant mille abominations du même acabit. Comme l’eût dit
Odile, c’étaient des guenons sans contrôle, crocs gâtés dehors, folles
furieuses, qui escortaient l’ordre de la Gueuse, jusqu’aux enfers si elles
eussent pu le faire. Le brigadier Coupeau dégaina son sabre, attendant l’ordre
de charger car le cordon policier protecteur faiblissait de plus en plus.
C’était à croire que désormais, presque toute la ville avide de sang était
présente, afin de tailler en pièces la prévenue et de se repaître de ses restes
déchiquetés. Coupeau n’eut pas à agir : une pluie drue se mit à tomber,
qui d’un coup, fit retomber les ardeurs des démentes et déments. La populace
enfin s’égailla, car elle exécrait davantage les intempéries pourvoyeuses de
fluxions de poitrine que les supposées enleveuses et tueuses de fillettes. La
peur de leur mort avait vaincu les émeutiers, sans même qu’un coup de sabre eût
été assené. Enfin Moret et la maréchaussée
parvinrent à faire monter la prévenue dans la voiture fermée et
grillagée affrétée par le commissaire Brunon.
***************
Jeanne-Ysoline remarqua qu’Adelia s’était
enfin lavée et bien adonisée. Sa coiffure ondulée avait retrouvé son éclat et
elle ne sentait plus la saleté de l’autre nuit.
« Je vois que
tu as accompli la tâche que j’avais exigé de toi. Il me reste à te convaincre
de l’inanité du pouvoir de Cléore. Puis, nous rassemblerons les autres et
détrônerons la Mère. » discourut-elle.
En un premier temps, la jeune Bretonne, qui
savait le quant-à-soi et l’égoïsme de Délie redoutables, demeura coite. Elle la
laissa poursuivre, allant jusqu’à se laisser prendre et conduire par la main.
L’antinomie régnait en maîtresse entre les deux fillettes.
« N’as-tu
jamais été traversée par la tentation ? reprirent les lèvres gourmandes de
stupre de la goule d’Erin dont la sylphide d’Armorique ne pouvait qu’abominer
le verbiage. Hé bien, moi, poursuivit-elle avec désinvolture, j’ai eu la
tentation de me libérer du joug de Cléore, de recouvrer ma liberté
entière. »
Jeanne-Ysoline continuait à marcher sans mot
dire, espérant que l’imperméabilité de sa probité résisterait à la pernicieuse
fillette, mais, lorsqu’elle vit que toutes deux prenaient le chemin du
confessionnal de la Mère, ce qui confirmait les intentions torves
d’Adelia, elle se décida enfin à lui répondre.
« Drôle de
manière d’interpréter le mot liberté ! Tu as assassiné Daphné, ne le nie
point. Phoebé t’accuse. N’es-tu pas bourrelée de remords ?
- J’ai agi par
vengeance. Vous m’avez déposée de mon trône, non parce que j’avais failli comme
un Charles le Gros, mais du fait de mes menstruations. Tu fus odieuse envers
moi, parce que toi aussi, tu as voulu laver l’affront supposé de ta
flagellation ô combien méritée. Tu as persiflé en toute indignité. Et tu es la prochaine sur ma liste
vengeresse !
- Par ta faute, je suis marquée à vie dans ma
chair ! Tu t’arroges le droit de
justice. Tu te crois la bannie, la maudite, la révoltée, la guide d’une
improbable révolution. A ce propos Quitterie m’a rapporté…
- Ta complice dans
l’évasion de Cléophée et de Marie-Ondine, puisque j’ai tout vu ! rétorqua,
sardonique, miss O’Flanaghan, les pommettes pourprines de haine.
- Je reprends, quels
que soient tes sarcasmes. Quitterie m’a rapporté les paroles d’Odile – j’étais alors encore à
l’infirmerie, en train d’endurer les mille souffrances de tes coups de fouets
dont mon intimité porte à jamais la purulente souillure –, lorsque Cléore lui
remit les rubans jonquille. Elle évoqua la révolte des guenons…la destruction
de leurs entraves…
- Quelle
emphase ! Quelle grandiloquence ! Te prends-tu pour le poëte Hugo ?
L’entrave, c’est la Mère, une entrave factice, un artifice, une
tromperie, telles ces statues des divinités soi-disant dotées de la parole, que
les prêtres de Rome ou d’ailleurs faisaient s’exprimer de leur propre bouche,
par quelque exercice de ventriloquie, exploitant jusqu’à plus soif la naïveté
des peuples ! La Mère est un carcan, notre carcan à toutes, un
carcan artificieux que je m’apprête à jeter bas pour dessiller les yeux de
toutes tes petites amies. Jeanne-Ysoline, je me voue tout entière à la
tentative de reconstitution, de reconstruction, de restauration, que dis-je, de
résurrection d’un paradis perdu, d’un jardin des délices, dussé-je y sacrifier
mon existence même.
- Oiselle de mauvais
augure !
- Lorsque j’en aurai
terminé, que je t’aurai prouvé la véracité du leurre, je prendrai un porte-voix
et j’ameuterai toutes les pensionnaires afin qu’elles s’assemblent autour du cadavre
brisé du grotesque automate. Je sonnerai l’hallali et…
- Je ne le veux
point, Adelia ! »
Jeanne-Ysoline avait jeté ces derniers mots à
la figure cramoisie d’excitation de la poupée catin, avec la résolution
farouche d’une chrétienne du temps de Dèce s’apprêtant à subir le martyre.
Adelia la souffleta. A sa surprise, habituée qu’elle était lors à ressentir la
douleur, Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët éprouva presque du plaisir à ce
soufflet. Jeanne-Ysoline réalisa qu’au fond, Adelia ne la laissait nullement
indifférente. Quelles qu’elles eussent été, miss O’Flanaghan était dotée de
cette faculté rare capable, par un simple effleurement de la main, par un
furtif clin d’œil, d’abolir toutes vos inhibitions. Elle représentait la
transgression incarnée, le plus beau des fruits verts défendus de l’Arbre
édénique de Gomorrhe. Nouvelle Lilith, Mélusine, Serpent tentateur de la
Connaissance et de l’Inconnaissance, fille-femme susceptible de percer le
Mystère divin, la liberté selon elle équivalait à braver l’interdit. Par son
moindre grain de peau, par la moindre parcelle de son linge, elle transsudait
de désir, de volupté et de suavité. Jeanne-Ysoline la connaissait belle ;
elle la sut désirable. La jadéite de son regard ulcéré et courroucé la
subjugua. Les longues torsades parfumées de cuivre ardent ourlant sa chevelure,
qui resplendissait à la lueur jaune et incertaine d’une lampe à gaz du couloir,
encadrant un visage d’un ovale onirique, l’ensorcelèrent. Même l’éclat et le
cédrat ambré de son camée de chrysoprase et de corail, qui ornait sa jeune
gorge, l’attirait.
Sa respiration oppressée par la colère soulevait son corsage
évocateur par ce qu’il dissimulait d’un jouissif enivrement tactile, visuel et
olfactif, et ajoutait à la sensualité turpide que tout son être juvénile avait
toujours dégagée, l’irradiant d’un érotisme confondant. Et l’odeur de ses
cheveux ! l’odeur de cette peau aussi, enfin lavée de ses souillures de
crasse, de toute son ordure, pure, pure de nouveau, pure enfin de toutes les
tavelures de la fille cachée. C’était un pot-pourri de naguère, une résurgence
immémoriale des senteurs oubliées d’autrefois, envoûtantes comme jadis en la
couche de Cléore lorsqu’Adélie se dépouillait, qu’elle se dénudait toute,
offrait au regard concupiscent de sa maîtresse son corps de sylphe qui se
formait à peine, laissait choir son linge avec négligence jusqu’à la dernière
pièce au pied du lit tarabiscoté de l’adulte-enfant aimée, exhibant sa peau
immature enduite de parfum pour la mie. Myosotis et dahlia, œillet mignardise,
bouquets d’amaryllis et d’asclépiades. Le parfum vénéneux, suicidaire et
suffocant de la belladone aussi, mêlé au pélargonium, à l’aconit, et à la rare
fragrance du curare indien. C’était l’embrun fouettant, qui laisse sur la joue
et la bouche une empreinte saline, que la langue s’empresse de lécher ;
l’arôme du ressac aussi, au bord de la mer normande, qui charrie et laisse se
putréfier les méduses translucides et sème un sillon d’algues brunes et rouges
entêtantes de fumets iodés. C’était un tourbillon fluviatile de nuit emportant
toutes les roses fanées, tous les pétales secs, toutes les blettissures végétales
des floraisons enfuies, mais aussi une eau noire, dormante, ténébreuse, zébrée
de sphaignes, prête à engloutir les imprudentes qui se risquaient, attirées par
ses appas musqués comme l’insecte par le nectar exhalé par une fleur de mort.
Elle engloutissait dans un maelstrom les hydrangeas bleutés, les nymphéas
rosacés, diaphanes et pourprés. Elle rappelait quelque gâteau ranci, fort
ancien, dur comme pierre mais carié, se fragmentant, suant de son vieux beurre
jaunâtre, qu’eût émietté à l’adresse des oiseaux pour leur provende et leur
pitance un bon vieillard dans un jardin public. Elle virevoltait. Elle était
cette valse lente, la plus ancienne des valses, antérieure à toutes les autres
valses, perdue par la mémoire mais rémanente, éternelle, tout en ruptures de
rythme, d’harmonie, languissante, compassée, vieillotte, assourdie mais
spasmodique telle une agonisante, puis accélérant, haletant, soupirant, pour de
nouveau ralentir, céder sans cesse, sans répit, entourant de l’étau de ses bras
la cavalière phtisique et évanescente aux longues boucles blondes agrestes
entravée par son corset de mort. Elles se confondraient toutes deux en une
intrication, en une inextricable étreinte de l’amour-mort. Efflorescence,
inflorescence de la torpidité. Adelia était tout cela, composite. Cheveux de
frangipane, lèvres carmines de peau d’Espagne, ganterie de chevreau, de quasi
vélin, fine comme un hymen, gainant les douces mains fébriles. Jeanne-Ysoline
avait envie d’elle, une envie saphique irrépressible, et se décida à la ruse
des sens afin de repousser par la volupté l’échéance de la destruction de la
Mère.
Alors, elle joua son va-tout. Elle retarda
Adelia, l’accaparant par les jeux de l’amour. Sans prévenir, alors que sa joue
brûlait encor du soufflet assené, elle lui dit, d’un calme apparent, presque
béat et irénique, bien que ses lèvres tremblassent et trahissent une émotion
intense : « Faisons la paix, ma mie…Viens à moi, viens tout à
moi. » et commença à bécoter son cou ivoirin et ses pommettes veloutées.
Adelia avait beau se faire prudente, elle rendit d’instinct la caresse tout en
persiflant.
« Voilà que tu
t’offres à moi à présent ! Tu joues les catins inconstantes ! Tu as
oublié ta chère Cléophée ? » susurra-t-elle avant d’ordonner :
« Ôte ton turban pour moi, fais-moi plaisir…je sais que tes cheveux
repoussent. »
Comme la fée d’Armor ne s’exécutait point et
continuait à parcourir de ses lèvres le cou de l’Irlandaise tout en dégrafant
le corsage de sa partenaire et révélant son linge pectoral de dessous, Adelia
enleva elle-même la coiffe et dévoila de coruscantes mèches soyeuses
châtain-roux. « Tu reconstitues vite ta parure nonpareille »…
murmura-t-elle alors que Jeanne-Ysoline parcourait jà ses seins menus. Elle
voulut lui rendre la pareille, aller elle-même de l’avant, défaire la robe de
la petite futée, dénuder sa poitrine alors que bécots et suçons se
multipliaient avec une allégresse mutuelle mêlée de gémissements de plaisir
anandryn de Gomorrhe. Leur enlacement réchauffait leurs ardeurs collectives. Plus
l’étreinte progressait, plus Délie se dulcifiait, substituant la tendresse à la
méchanceté. Les pantaloons des deux amantes se trouvèrent
promptement entr’ouverts et les doigts des jeunes nymphes, libres, fort
entreprenants et impatients d’en découdre, purent tout leur soûl y exercer leur
luxure tactile, par des palpations renouvelées, côté tissu et côté peau,
insistant sur les fentes naturelles. Leurs lèvres promeneuses ne cessaient
point de susurrer des paroles douces, sucrées et tendres, sirupeuses comme du
mellite, nourrissantes comme du matefaim, des « ma ravissante, ô ma
ravissante », tandis que l’écartement de l’entrouverture de leurs pantalettes
devenu maximal, permettait toutes les audaces digitales exploratoires et
les froissements délicieux au sein de leurs matelassures secrètes. Chacune en
ses ébats soupirants sentait l’ipomée, le volubilis de sa conque précieuse
humecter de mouillures subtiles la douce étoffe festonnée de son entrefesson.
La sève de l’extase montait, les humidifiait toutes, poissait leurs mains, là
où devait s’assouvir leur instinct de plaisir féminin. Leur cœur battait à tout
rompre ; leur frimousse était pourprée de leur hardiesse saphique, alors
que de leur épiderme s’écoulait une sudation de bonheur, un exsudat sudorifique
de musth. Jeanne-Ysoline, toute haletante, sentait en elle un étrécissement
spasmodique ; sans doute était-il dû au pansement qui comprimait encore sa
fleur personnelle dont la rosée nectarine gouttait sans retenue, mêlée de pus.
Elle devenait cependant euphorique. Bien qu’ils eussent été renouvelés dès
potron-jacquet, ses bandages chancissaient jà et le julep de luxure de la fille
d’Armor tachait de jaunissures de suppuration l’entrecuisse de ses pantaloons.
Cela engendrait des adhérences insanes, mais ô combien jouissives !
Miss O’Flanaghan frémit : Jeanne-Ysoline
s’était brusquement agenouillée malgré l’estropiement qui la gênait, et s’était
insinuée sous ses jupes. Elle fit glisser jupon de percaline et pantalons de
broderie anglaise de la fleur empoisonnée d’Erin. Lors déculottée, la volupté
acheva d’envahir toute l’ancienne favorite. Délia sentait les doigts puis
l’ourlure, la ciselure buccale de l’experte Mademoiselle de Kerascoët parcourir
lentement son rubis indicible, lisser, caresser, embrasser, pourlécher et
suçoter le bienveillant Ryū tatoué sur la peau épilée, qui
émergeait de la gemme-sexe, comme si elle eût désiré en absorber tous les
pigments. Elle l’entendait murmurer : « Le mignon
animal ! » alors que la langue gourmande de Jeanne-Ysoline se jouait
du léger déchaussement du bijou, sans que sa partenaire craignît qu’elle
achevât de le dessertir, de le desceller de son anneau nuptial. A peine
ébranlé par le coup de pied d’Abigaïl, il tenait encore en suffisance à son
sexe de poupée-putain de par l’excellence du travail du joaillier-orfèvre.
En extase, sa sirupeuse liqueur de rut perlant de son trésor, elle haleta plus
intensément encor que sa mie, ravie, assouvie, quoique sachant en sa
quintessence de jeune fille de joie que nul objet ne pouvait pourfendre sa
joaillerie hindoue, cette vulve-intaille facettée iridescente et grenadine, ce
bouchon de Golconde, cet hymen de pierre dure, jusqu’à ce que le principe de
réalité la rappelât à elle. Son entendement revint d’un coup et elle cria :
« Tu me gruges ! Retire-toi de mon intimité ! » Lors, elle
sortit une horreur de son réticule tombé à terre. C’était un étui…l’étui du seppuku
de la geisha, la seule œuvre façonnée de main d’homme, de mâle pervers et
lubrique, qui lors possédait l’aptitude à forcer et détruire son joyau
verrou conçu pourtant pour obvier à toute tentative d’intromission, de quelque
nature et matière qu’elle fût.
« Je puis te
tuer à l’instant avec ceci, ma chère… Tu vas m’obéir. C’en est assez de nos
ébats, de nos transports saphiques, si doux et agréables qu’ils soient.
Rhabille-toi. Suis-moi ou je te transperce. Cléore ignore encore que je lui ai
dérobé son arme secrète tout à l’heure, pendant qu’elle biberonnait ton ichor
bouilli. »
Elle renfila ses pantalons et son jupon, rajusta
son corsage et sa brassière de dessous, à demi délacée, d’où émergeaient,
impudiques et charmants, ses petits seins de lait, puis, menant Mademoiselle de
Kerascoët résignée comme à la baguette, elles parvinrent au confessionnal de la
Mère. L’être de mort y demeurait, silencieux, inerte, d’une immobilité de
cadavre. Sans nulle hésitation, Adelia extirpa l’horrible mannequin de sa cage
grillagée. Jeanne-Ysoline ressentit une peur obsessionnelle, instinctive, à la
vue de l’automate inanimé. Elle blésa et trembla.
« Ze…ze ne puis
croire…Zerait-elle morte dans zon zommeil ? Z’ai grand’peur
Délia !
- Crédule
pécore ! Aide-moi plutôt à la tirer. Nous allons prévenir toutes nos
camarades que la Mère n’a jamais existé. »
Une fois cette horreur déplacée et couchée
sur le ventre, Délia montra combien la créature artificielle était dépareillée.
Le dos de sa robe d’Angélique Arnauld, tissée en étoffe nivernaise de
poulangis, était déchiré, dévoilant un panneau béant sur l’appareillage interne
de l’androïde, appareillage qui semblait avoir été saboté. De l’extrémité
ferrée de sa canne, Jeanne-Ysoline essaya timidement de retourner la chose, comme
pour conjurer un mauvais sort ou exorciser l’effroi que la vision de cette
figure de squelette vérolé et pellagreux engendrait. Elle paraissait à la fois
rancie de boursouflures, polie et marouflée, tels ces antiques masques
animistes chinois qu’on façonnait pour célébrer un culte dit nuo,
empreint d’une conception géomancienne et souterraine du monde.
« Je l’ai
réduite à l’impuissance avant même de te conduire ici, en son antre, reprit
notre Irlandaise d’une voix résolue. Il suffisait de point grand’chose… Briser
un mécanisme par-ci, fausser un engrenage par-là… Désormais, Lacédémone,
Port-Royal et Cîteaux ne nous tourmenteront plus ! Gomorrhe et l’art pour
l’art triomphent et j’en suis l’impératrice incontestée !
- Adelia, tu perds
l’entendement…
- Petite fille en
fleur, mutine et candide poupée ! s’exalta Délie. Sache que je suis sous
l’emprise de mes stupéfiants chéris, dont j’ai abusé avant de t’aller prendre…
Aimes-tu les pipes d’opium, le laudanum, le bétel, le kif, l’orientale saveur
assommante et décadente du swab et de l’épine de Mossoul ? Veux-tu devenir
comme moi, une prostituée de Babylone immature et pourtant jà réglée ?
Laisse-moi informer toutes les autres qu’elles sont désormais libres, et que je
prends le commandement de Moesta et Errabunda…Je t’offre, ô ma pyxide
précieuse aux suaves fragrances aphrodisiaques, le partage du pouvoir… le
partage du monde… Nous régnerons ensemble. Nous soumettrons les rétives à nos
coups de fouet, à nos sévices imaginatifs, ô mon anandryn nouvel amour… Les
autres, celles qui accepteront notre domination, pourront s’adonner à tout ce
qui leur chante, à toutes les variétés de stupre et de concupiscence, selon
leur nature, leur plaisir, leur envie, leur caprice de l’instant… Eden saphique
reconstitué… jardin des délices de Hiéronymus Bosch créé, engendré par la Bona
Dea, véritable conceptrice de l’Univers… Car le monde fut accouché par une
divinité féminine, non pas par un pseudo créateur masculin ! Le Dieu
prétendu des chrétiens n’est qu’un usurpateur sorti d’obscurs écrits juifs du
royaume de Juda ! Il ne fut conçu, imaginé, par le clergé vaticinateur,
fanatique et rassis de l’Ancienne Alliance, que pour asseoir la toute-puissance
prétentieuse des mâles ! La Bona Dea fit le monde… Gésine de
l’univers qui s’engendra par la Matrice, par le Divin Vagin, par le sans pareil
Utérus de Notre Mère à toutes ! Il s’extirpa de Sa sacro-sainte Vulve, de
Son Sexe trois fois sanctifié ! Origine véritable du monde…Elle prit le
nom de Gê, de Gaïa… et l’Univers connu naquit d’une parturition
parthénogénétique sans nulle semence masculine. La Terre était encor stérile,
informe et nue… Alors, la Bona Dea conçut le bois de palissandre, un
bois parfumé, onctueux, tendre, qui sécrétait une sève, une huile douce et
lubrifiante d’une suavité aphrodisiaque nonpareille. Elle le tailla, le
façonna, en fit un godemiché d’une taille de Titan, plus érigé et haut que
mille séquoias, se le ficha en Elle ; et, par Son plaisir solitaire ainsi
éprouvé, grâce à ce foutre merveilleux et magique acheiropoïète, Elle déversa,
épandit Ses liqueurs fécondantes germinales, Ses eaux lustrales rutilantes, Ses
sécrétions spermatiques féminines, qui s’écoulèrent en fontaine orgasmique, qui
se ramifièrent en des millions de rameaux fluviatiles, en un aqueux réseau
moiré infini, coulant jusqu’à la mer engendrée à son tour, fertilisant au
passage le sol d’où la primordiale sylve émergea de ces mêmes moirures où
poussèrent toutes les espèces végétales du monde. La terre verdit de par
l’irrigation des fleuves de la semence divine. Gê la fécondatrice, créatrice de
la Vie, cette première tâche accomplie, malaxa la boue, la modela en la mêlant
à Son sang menstruel divin… Sang de la vie, sang de toutes les créatures
peuplant les océans, les rivières, les montagnes, les bois, les grottes et le
ciel. Elle conçut toute la faune, Zoa, les animaux, femelles et mâles,
puis la première femme, Eve, créée à Son image, d’abord Golem, fœtus d’argile
informe pétri avec Son sang intime, homuncula à laquelle Elle insuffla
une part de son Noûs, de son souffle, afin qu’elle s’animât. Du doux sein blanc d’Eve, de son aréole
pellucide aussi délicate qu’un bouton de rose, what a rosebud !, la
Bona Dea extirpa enfin l’homme, Adam, le sous-être phallique, conçu au
départ comme un simple instrument de plaisir de la femme fait de chair vive,
qui devait lui servir d’esclave et élever les enfants mâles naissants de leurs
ébats, les filles demeurant dans le giron de toutes les mères à l’image de
Gaïa, de toutes les Niobé, bien qu’Elle eût songé de prime abord imposer à tout
le Vivant la parthénogenèse. Ainsi fut la vraie Genèse, le véritable Récit de
la Création, que des prêtres hérétiques voulurent occulter à jamais. C’est cela
que Cléore m’a enseigné. Quant à la révolte d’Adam et à la destruction de
l’Eden originel, il s’agit d’une autre histoire, apocryphe… Je la réprouve, my
Goddess ! Je suis la
plus radicale des anandrynes. Je plaiderai ma cause devant Cléore… elle saura
m’entendre et me remettra les insignes monarchiques, les rubans pourpres et
noirs… Tu les auras aussi. Et j’instaurerai mon règne, notre règne exclusif
pour les siècles des siècles !
- Ton esprit s’égare…
Vois tes prunelles de folle ! Tu es aussi fanatique que ceux que tu
prétends combattre. Tu peux m’agonir sous tes imprécations. Je ne me laisserai
jamais idiotiser par toi. Je suis raisonnable, bien qu’introspective.
- Reste donc en ton
introspection hérésiarque ! Je t’exclus du testament d’Eve-Lilith après
t’avoir offert le partage du fruit-monde ! Vois ce porte-voix que j’ai jà
apporté. On trouve de tout dans les greniers, ici, et je m’en vais clamer
sur-le-champ ma prise de pouvoir avec ce fort pratique outil !
- Tu n’en feras
rien, pauvre égarée ! Je puis t’en empêcher ! »
Alors que miss O’Flanaghan s’emparait du
porte-voix et s’apprêtait à y crier la nouvelle de son avènement,
Jeanne-Ysoline se lança sur elle et lui assena un coup de canne. Cela
l’étourdit à peine mais un filet de sang coula sur la tempe gauche de la putain
d’Erin. Comme surprise, abasourdie par son propre déchaînement de violence,
Mademoiselle de Kerascoët parut désarmée et se fit inerme. Elle voulut
s’agenouiller devant Adelia, lui demander pardon, lui quémander une câlinerie,
une cajolerie afin qu’elles oubliassent toutes deux ce qui venait de se passer,
qu’elles se réconciliassent par une nouvelle scène d’amour, par un échange de
caresses. La personnalité douce de Jeanne-Ysoline avait repris le dessus sur
son semi-sadisme, essentiellement fétichiste et porté sur les pieds. Miss
O’Flanaghan
profita de cet instant de faiblesse débonnaire pour rétorquer. Elle
frappa plusieurs fois la jeune Bretonne au visage afin de l’étourdir sous les
coups. Jeanne-Ysoline, quoiqu’elle fût bonne catholique, n’était pas une
personne à tendre la joue gauche après qu’on lui eut meurtri la droite. Elle
rétorqua en mordant la goule irlandaise à la main qui ne la battait pas, puis
la griffa au front. Saignant deux fois, Adelia décida de rendre coup pour coup.
Ce fut un déchaînement, un enchaînement de ripostes sournoises et sordides.
Déchirées, écorchées, leurs robes et leur linge en lambeaux de mousseline et de
percaline pendillants, les deux petites filles s’approchèrent dangereusement
d’un escalier à balustres de cuivre qui descendait en direction du réfectoire.
Jeanne-Ysoline était gênée par son handicap et elle avait délaissé sa canne.
Adelia trouva l’ouverture. Sa face pourpre et griffée, dégouttant de plusieurs
sillons sanglants, s’éclaira d’une expression de fillette cruelle torturant un
oiseau qui fit ressortir ses pommettes et son petit nez gracieux que
parsemaient de fort mignardes éphélides n’ayant rien à envier à celles de son
adversaire. Elle eut lors une beauté de diablesse et, sans marquer aucune
hésitation, poussa sans autre forme de procès Mademoiselle de Carhaix de
Kerascoët qui roula dans l’escalier et s’abîma au bas des marches sans même un
gémissement de stupéfaction tant le geste avait été prompt, inattendu. La
supposant morte, parce qu’elle ne bougeait plus, gisant tout en bas, l’âme
damnée de Cléore voulut s’éclipser sans demander son reste. Faisant volte-face,
elle agita les pendeloques effilochées de sa robe tout en adoptant une
expression de dédain. Lors, elle entendit une clameur qui enflait. C’était
Jules qui s’en revenait de Château-Thierry, seul, et qui hurlait, stridulait,
comme une trompette du Jugement Dernier :
« On a arrêté
Diane Regnault ! On a arrêté Diane Regnault ! »
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