dimanche 3 juin 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 21 3e partie

Avertissement : ce roman, paru pour la première fois en 1890, est réservé à un lectorat de plus de seize ans. 


C’est dans un semi brouillard de la psyché que Cléore avait appris de Sarah les évasions de Cléophée et de Marie-Ondine. Indifférente, elle ne broncha même pas à la terrible nouvelle. Elle reposait dans sa couche, en position assise, adossée au vaste coussin, vêtue d’une chemise de nuit toute simple, ses cheveux ardents dénoués et libres. Il régnait en cette chambre une atmosphère prégnante, du fait de l’envahissement des fragrances camphrées. Cléore avait demandé qu’on lui fît porter la poupée automate pianiste de Nikola Tesla. Elle avait imposé qu’on en remontât le mécanisme afin qu’elle jouât son répertoire exclusivement pour elle. Elle aurait voulu que la petite fût nue, qu’elle lui montrât ses appas synthétiques. Elle se pâmait d’aise, l’écoutant exécuter Au lac de Wallenstadt, l’enchanteresse œuvre des Années de pèlerinage suisse de Liszt.
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 De temps à autre, elle portait à ses lèvres pourprines un mouchoir de dentelles de Malines qu’elle ne cessait de souiller de ses expectorations séreuses. Une entrée la surprit alors qu’un léger étouffement la prenait : c’était Jeanne-Ysoline, coiffée de son singulier turban, bien que ses cheveux repoussassent à grand train (des mèches jà ondulantes d’un châtain clair doré dépassaient lors de l’étoffe soyeuse de la coiffe), appuyée avec fermeté d’une main sur sa canne, l’autre tenant un étrange biberon de fer. 
« Que me veux-tu, ma mie ?
- T’administrer un mien remède pour te sauver, ô Cléore. »

  Il valait mieux que la comtesse de Cresseville ignorât la complicité de la fée d’Armorique dans l’évasion des deux ingrates et qu’elle ne sût point, non plus, qu’Adelia l’avait missionnée céans sous la menace. Obéissant en aveugle, Jeanne-Ysoline s’était rendue au chevet de Cléore avec ce biberon de fer empli de son humeur atroce,
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 de cette becquée d’enfer. Elle savait devoir renouveler deux fois cette opération, afin qu’aussi Phoebé fût rassasiée et sauvée par l’absorption de cette vaccine d’un nouveau genre, contenue dans un récipient qui représentait une hérésie pour les hygiénistes prônant l’usage du biberon de verre à la tétine caoutchoutée. Mademoiselle de Kerascoët s’avança doucement jusqu’au lit, l’embout ferré de sa canne de chêne résonnant d’un bruit mat sur les lattes du parquet de la chambre, qui irradiaient de cire. C’était une constellation miroitée, hyaline et diamantée, d’un sol rendu aux ors auliques du siècle de la douceur de vivre. Cléore s’appuya au baldaquin du lit à l’étoffe émolliente et sensitive de soie et de velours, dont le ciel avait tant impressionné la traître Marie-Ondine. Jeanne-Ysoline approcha des lèvres pâlies de la malade le bec du récipient, prête à ce qu’elle pût boire le contenu indicible de ce bien particulier biberon métallique. Cléore n’opposait aucune résistance, persuadée du but curatif de la damoiselle d’Armor qui une fois, l’avait guérie d’une fameuse apostume[1]. La comtesse accordait davantage sa confiance, presque aveugle, à Mademoiselle Jeanne-Ysoline Albine de Carhaix de Kerascoët qu’aux deux infirmières patentées de la Maison. Elle téta goulûment l’atrocité qui s’épreignit dans son gosier, plus infecte qu’une purge à base de cascara ou d’ipéca, alors que la poupée pianiste
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 reprenait son morceau jusqu’à ce que s’épuisassent ses rouages, grimaçant à peine au goût de pourriture de cet ichor médicamenteux qui brûla ses papilles et son larynx, car notre Bretonne avait pris soin de faire chauffer ce déchet liquescent. Ses yeux noirs s’illuminèrent de joie lorsqu’elle lut dans le regard de sa maîtresse la réussite de sa mission. Alors qu’elle s’attendait à ce que la mie la cajolât et la félicitât, flattât ses joues vermeilles et parsemées de son de bécots et caresses de remerciements, notre fillette d’Armor fut surprise par la prime réaction de Mademoiselle. Se redressant avec brusquerie hors de ses draps de lys vierge tachetés de son sang pulmonaire, Cléore s’écria :
« Dieu du ciel ! Le faire-part ! J’ai oublié le faire-part ! Monsieur de Tourreil de Valpinçon ignore encor la mort tragique de sa petite-nièce ! Jeanne-Ysoline, allez mander, quêter Mademoiselle Regnault ! Il me faut une personne sûre, non connue des Castelthéodoriciens, pour l’envoi d’un télégramme à Lyon.
- Cléore ! Mais cela fait deux semaines que…et il me semble que l’efficacité de ma potion biberonnée par vous… son efficience… que dis-je, son efficacité instantanée…
- Où ai-je donc eu la tête durant tout ce temps ? J’ai trop souffert. Ah, je recouvre enfin mes esprits ! Allez, va !
- Sans même un baiser pour moi ?
- Nenni ! Je te ferai rubans fuchsia ! Je te promeus dès l’instant ! Va ! Ramène-moi Regnault, ma chérie ! »

  Jeanne-Ysoline ne se fit pas prier ; elle s’exécuta le plus vite que son handicap le lui permettait. Elle ne rechigna pas face à l’ingratitude flagrante de Cléore. La nurse introduite dans la chambrée, elle s’alla préparer le biberon-médicament de Phoebé, la nouvelle ponction de ses plaies morbides, comme si rien n’eût été fait. Lorsque le remède fut fin prêt, elle se rendit en la chambre de la jeune malade munie de sa provende. Mademoiselle de Kerascoët poussa la porte avec circonspection, et le spectacle qui s’offrit à ses prunelles de jais ne fut point pour la rasséréner. Une silhouette cachectique, translucide comme du cristal, reposait, aussi blême que les draps de sa couche. L’infirmière Béroult officiait, s’apprêtait. Elle venait de changer la poche de la juvénile grabataire qui se souillait sans cesse, poche dont le fumet infâme polluait l’atmosphère de réclusion de ce lieu de souffrance et de chagrin. Endeuillée, raide dans une tenue anthracite à peine rehaussée d’un tablier blanc et d’une coiffe ancillaire, Marie Béroult fit signe à Jeanne-Ysoline de partir ; elle n’en avait pas terminé avec la patiente, qu’elle toilettait, humectait d’une essence de néroli afin d’atténuer les fragrances horribles d’ordures qu’elle exhalait.
« Mademoiselle, que signifie votre intrusion ?
- Excusez-moi, mais Cléore m’a chargée d’administrer à Mademoiselle Phoebé un remède de la dernière chance, se surprit-elle à mentir.
- Etes-vous certaine de son efficacité ?
- J’en témoignerais devant Notre Seigneur et j’en jurerais sous serment ! Je viens de faire absorber le contenu de ce biberon métallique à notre maîtresse à toutes, et elle s’est promptement sentie ravivée !
- Dois-je vous croire sur la seule foi de vos paroles ?
- Je suis prête à me donner à vous si vous doutez encore ! » jeta Jeanne-Ysoline avec résolution tout en commençant à retrousser ses jupes et à montrer ses pantalons de broderie.

  Troublée un furtif instant par l’exhibition de ce linge mignard, la nurse trouva fort osée la proposition de la fée d’Armor. Au contraire de Cléore, Marie Béroult n’éprouvait aucune attirance pour les petites filles, préférant le fricot entre anandrynes adultes. Juste pour donner le change, elle attoucha l’entrefesson pansé de la belle enfant abîmée (les poupées endommagées ne sont-elles point tout de même jolies ?) qui en frissonna d’aise. Jeanne-Ysoline lui rendit la pareille, après avoir déposé sa canne, puis retira sa main entreprenante : cette dernière était mouillée. C’était là un signe d’approbation, d’acceptation mutuelle, pour ne point écrire de soumission sexuelle, d’une sauvagerie de lambrusque, comme lorsque les chiens flairent leurs parties honteuses en remuant leur queue. Alors, Mademoiselle de Kerascoët put approcher le bec de fer de la bouche crayeuse de Phoebé. Elle redressa et soutint sa tête contre le coussin de plumes de pluvier tandis qu’elle lui faisait boire le contenu abject de ce biberon pansu en forme de poire, qui comportait un poinçon remontant à l’an 1830. 
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Bien que le contact du métal fût froid, les lèvres de l’empuse émirent bientôt un bruit de succion révélateur, tétant ce chaud liquide. Jeanne-Ysoline ne put empêcher un mince filet jaunâtre et brûlant, assez malodorant, de couler de la bouche maladroite et sèche de Phoebé, filet qui s’alla le long de son cou de cygne décharné salir le col engrêlé de sa chemise de nuit de batiste.
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 Elle parvint à vider le récipient insane à petites gorgées. La fée d’Armor vit que cela était bon ; les joues de la fillette reprenaient des couleurs bienvenues ; ses yeux s’illuminaient, perdant leur ternissement quasi cadavéreux. C’était la satiété, la satisfaction, et un pâle sourire se dessina sur les lèvres de la survivante des Dioscures, bien qu’il fût antithétique au vu de son habituelle cruauté de lamie. Jeanne-Ysoline n’était pas sans savoir combien les biberons de fer, de fer-blanc ou d’étain, becqués souventefois de croûtes de lait séché et moisi, représentaient un danger, une aberration pour la santé, car, difficiles à stériliser, ils étaient propices à la prolifération de ces microbes et germes que Monsieur Pasteur combattait.

  La respiration, jusqu’à présent courte et sifflante, presque à la semblance d’un râle, de la poupée blondine, reprit de la force, de la consistance, et la jeune Bretonne put voir la maigre poitrine de la péronnelle se soulever avec une belle régularité qui dénotait l’efficacité de son curatif déchet. La lividité cadavérique de son incarnat alla s’atténuant. Alors, Mademoiselle Phoebé de Tourreil de Valpinçon se dressa toute hors de ses draps et dit :
« Pressez-moi, ma mie, un rat ou un oiseau, pour que je puisse m’abreuver. J’en ai grand besoin. »
Il fallait que la nurse ou la petite fille satisfissent cette envie impérieuse. Notre Armoricaine se proposa ; elle savait où dénicher les rongeurs qu’elle avait l’habitude de piéger pour tenter de les apprivoiser et non d’en user sadiquement comme Délie ou les jumelles. Dès qu’elle fut sortie de la chambre, Adelia l’interpella.

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  L’entretien entre Cléore et l’infirmière Regnault fut assez glacial. Certes, la nurse avait toujours fait preuve de prévenance et d’égards envers celle que ses titres rendaient parfois par trop condescendante. Cléore considérait les demoiselles Regnault et Béroult comme de simples domestiques, ainsi qu’un Wolfgang Amadeus Mozart par Colloredo. Là, la coupe était pleine, d’autant plus que la puissance de la comtesse de Cresseville s’était érodée au fil des événements. Ce qui intéressait Diane Regnault, tout comme sa collègue et supposée amante, était la possibilité croissante de signifier son congé et de demeurer désormais exclusivement aux services de la vicomtesse et de la peintre de talent mondain. Cléore parla, donnant ses ordres, un reste de pourpre aux joues, ses cheveux d’or safranés lustrés ayant recouvré leur brillant et leur soyeux proverbiaux.
« Je vais faire atteler une voiture par Jules. Il va vous conduire au bureau des postes et télégraphes de Château-Thierry. Là, vous enverrez un télégramme à l’intention de Monsieur Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, Lyon, 18 Avenue des Ponts, du moins est-ce là sa domiciliation officielle, parce qu’il en a deux autres dans la ville, dont un laboratoire secret. Prenez une feuille et un crayon,  afin que vous notiez avec exactitude la teneur de ce message.
- Serait-ce point folie, Mademoiselle ? On dit que les pandores pullulent là-bas !
- Ne discutez pas mes ordres ! Vous n’y risquez rien. Nul ne vous y connaît.
- Vous faites votre Adelia, et je vois que votre langueur s’est bien évaporée.
- Notez : A Monsieur de Tourreil de Valpinçon stop. 18 Avenue des Ponts Lyon stop. Ai la douleur de vous annoncer disparition petite nièce Daphné stop. Décès survenu le 4 octobre stop. Cause inconnue stop. Condoléances sincères stop. Est-ce assez laconique ?
- Vous mentez effrontément Mademoiselle. N’eût-il pas fallu que vous écrivassiez Assassinée stop ?
- Afin d’attirer l’attention de la police ? Jamais de la vie. Allez, et exécutez !
- Vous avez la sécheresse d’un despote, Mademoiselle.
- Non, du Roy Soleil, mon personnage historique favori, qui, si je l’avais connu, m’eût convertie…
- A quoi donc ?
- A ne plus aimer que des hommes, comme toutes les femmes banales, hélas ! »


**************


  Tous les mouvements d’entrée et de sortie de Moesta et Errabunda étaient désormais étroitement surveillés, dans l’attente que les forces de l’ordre ordonnassent un beau coup de filet. Un gendarme caché en haut d’un peuplier, guettant le portail avec ses jumelles, vit sortir l’attelage de Jules.
« Il prend la direction de Château-Thierry avec un passager. » rendit-il compte à son collègue en bas.
« Je les suis à distance ! »
 
 Ni Jules, ni Regnault, n’avaient de raison d’assurer leurs arrières, pensant que le danger ne se situait qu’à la poste elle-même. Aucun ne songea à tourner la tête et à remarquer un cavalier distant coiffé d’un bicorne pourtant repérable à cent lieues. Le ciel automnal était d’un gris d’ardoise, propre à susciter le spleen. Lorsque la voiture parvint à destination, Diane Regnault ordonna à Jules de l’attendre à quelque distance, dans une rue transversale. Comme si de rien n’était, elle franchit le seuil du bureau postal et attendit qu’un guichetier du télégraphe voulût bien la prendre en charge. C’était une heure de faible affluence, et le gendarme Louis, passant de l’autre côté du bâtiment où se tenaient plusieurs hommes en faction, les prévint qu’on allait instamment cueillir un gibier de choix. Il pensait qu’il s’agissait de Cléore elle-même, bien qu’il n’eût pu distinguer ses traits derrière la vitre remontée de la voiture. Moret était de la partie. Il fit poster un brigadier et un gendarme à l’entrée, et encore deux hommes dont Louis derrière. Lui-même pénétra dans la poste et eut tôt fait de repérer la maigre et sèche femme en robe noire qui patientait, attendant son tour, près d’un des guichets voués à la télégraphie. Il constata qu’elle ne correspondait pas au signalement de Cléore, et supputa qu’il s’agissait d’une domestique, mais non point de la fameuse Sarah dont Odile avait parlé, parce que moins âgée et cassée. Les employés eux-mêmes étaient, comme le disent les pègres et pégriots des prisons, au parfum. Ils devaient signaler à la police et à la gendarmerie tout envoi et toute réception de correspondances suspectes, et remettre les plis aux autorités qui les décachetaient. Ainsi avait été intercepté le télégramme d’Elémir. L’architecture des lieux était banale, passe-partout, conçue sans génie, hésitant entre les éléments architecturaux passés et présents, avec des piliers aux moulures médiocres et quelques concessions au fer.
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  Enfin, le tour de l’infirmière vint. Dès que Diane Regnault commença à énoncer le contenu de son message, les yeux de l’employé s’éclairèrent. L’homme, chauve et gras, coiffé d’une couronne de cheveux bruns pelliculés, son costume de confection ordinaire protégé par les classiques lustrines, prit un air chafouin, demandant à Madame d’articuler avec soin et de lui répéter par deux fois le nom du destinataire. Il nota le tout sur une feuille de papier, au lieu d’aller actionner le fameux fil chantant. Il s’éloigna pour ne pas revenir, après avoir dit à Madame de patienter quelques instants à cause d’une petite formalité à respecter pour qu’il lui en coûtât moins, car il supposait, à la mise modeste de Madame, qu’elle était parcimonieuse, près de ses petits sous, et qu’elle devait thésauriser. Lorsqu’elle vit le télégraphiste revenir, non point derrière le grillage caillebotté, après qu’il eut envoyé le message et en eut évalué le prix, mais dans la salle même, sans qu’aucun cliquetis caractéristique du langage de Monsieur Samuel Morse eût retenti, accompagné de Moret et d’un gendarme, en la désignant aux autorités d’un geste explicite, elle s’alarma et tenta de quitter les lieux en hâte. Un coup de sifflet la cloua sur place, suivi d’une empoignade et d’une brève algarade, car elle essaya de se défendre avec un stylet, arme de garce, qu’elle enfonça légèrement dans la dragonne du brigadier Coupeau. L’inspecteur et Coupeau immobilisèrent la tribade et lui firent lâcher sa lame de fourbe. Moret prononça la phrase rituelle : « Au nom de la loi, je vous arrête pour complicité de prostitution d’enfants. » et Coupeau lui emprisonna les poignets dans des liens métalliques que l’on nomme menottes, et qui ont remplacé les antiques poucettes du temps du sieur Vidocq. Les badauds présents dans le bureau, au nombre d’une douzaine, stupéfaits, tant l’intervention avait été prompte, n’avaient pas bronché, supposant qu’il s’agissait de quelque voleuse ou mauvaise marâtre appréhendée pour traitements indignes de ses beaux-enfants.
« Belle prise, messieurs », dit l’inspecteur, sans commentaire.
   
  Lorsque Jules eut constaté que l’infirmière ne revenait pas, il s’approcha avec discrétion de la poste ; il y vit un attroupement, et distingua la silhouette de Diane, attachée et tenue avec fermeté par deux gendarmes, sous l’œil ébahi des passants, bien que quelques commères n’hésitassent point à l’admonester et lui crier leur hargne. La rumeur se répandait vite et l’on savait désormais par la presse que la gendarmerie allait démanteler une bande de voleurs d’enfants dont Madame Grémond et ses filles, jà écrouées à Laon, étaient les complices. Il était visible que le rassemblement de badauds, enflant sous une affluence irrésistible de curieux appâtés, risquait de dégénérer en échauffourée. Jules prit prudemment la fuite, décidé à prévenir la comtesse de Cresseville, et à ne pas tomber à son tour dans cette souricière. La foule allait toujours croissante autour du peu commun spectacle, point si rare désormais, depuis que la famille Grémond avait eu maille à partir avec les forces de l’ordre. Bientôt, on dépassa la centaine de personnes. Cela créait une animation bienvenue dans une bourgade trop longtemps assoupie dans sa routine provinciale. Les gendarmes avaient du mal à contenir cette émotion populacière, cet agglutinement de passants à la fois curieux et haineux. Les poissardes, à demi ivres, lors en pleine effervescence, tentaient d’exciter, de galvaniser les autres, au risque qu’ils appliquassent à l’encontre de la nurse la loi américaine de Lynch. Chacune, telle une tricoteuse, semblait avoir son bon mot, son quolibet et son insulte à cracher. Elles métamorphosaient Regnault en bouc-émissaire de leur misère et de leur ordure, et certaines, prostituées notoires, la prenaient comme victime expiatoire, la menaçant de leur vindicte, soupçonnant à juste raison qu’elle avait quelque chose à voir avec cette Poils de Carotte qui, quatre mois durant, leur avait ôté leur pain de leur bouche puante d’absinthe et de pyorrhée, en instituant une débauche contre nature qui avait eu pignon sur rue. C’était un cortège de faces triviales aux poings brandis, hurlantes, vêtues de hardes informes et d’oripeaux étiques, comme si tous les bas-fonds de la Champagne et de la Brie s’étaient donné rendez-vous ici, afin qu’ils châtiassent la complice supputée de la poupée-putain aux cheveux rouges.
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 Les ribaudes ravagées par l’alcool essayaient d’arracher les cheveux et les yeux de Diane, de déchirer sa robe, de la frapper, de lui jeter des pierres, de la violer et de l’éventrer même. Elles étaient armées, qui de tessons de bouteilles, qui d’aiguilles à tricoter, qui de tisonniers, qui de ciseaux, qui de couteaux de boucher qu’elles brandissaient à tout-va en éructant et en bavant comme des enragées. Il ne leur manquait que les piques pour qu’elles fissent un mauvais sort à Mademoiselle Regnault. Elle représentait pour elles la grand’ville, l’étrangère, l’autre, la gouine, la teutonne, la juive peut-être, tout ce qui leur passait par la tête et incarnait une déviance par rapport à leur fruste et réductrice vision du monde. 
 
 De son poing, un cabaretier excité réussit à casser le nez de l’anandryne, avant que les gendarmes pussent réagir et disperser cette foule houleuse et irrationnelle, sans nul guide, simplement grossie par une haine inexplicable, trop longtemps contenue et lors déchaînée. « Viens ici que je t’ôte ton cœur, tes seins et ton sexe et que je te les bouffe, marie-salope ! Tueuse de gamines ! Va rejoindre tes semblables chez le diable ! » criailla une vieille pocharde à demi édentée vêtue d’un fichu lustré qui empestait l’urine et le suint. « J’prendrai tous les poils de ton con de putain, et j’en fr’ai une barbe pour mon homme ! » s’érailla une autre. Beaucoup harcelaient Diane de leurs insultes, déblatérant mille abominations du même acabit. Comme l’eût dit Odile, c’étaient des guenons sans contrôle, crocs gâtés dehors, folles furieuses, qui escortaient l’ordre de la Gueuse, jusqu’aux enfers si elles eussent pu le faire. Le brigadier Coupeau dégaina son sabre, attendant l’ordre de charger car le cordon policier protecteur faiblissait de plus en plus. C’était à croire que désormais, presque toute la ville avide de sang était présente, afin de tailler en pièces la prévenue et de se repaître de ses restes déchiquetés. Coupeau n’eut pas à agir : une pluie drue se mit à tomber, qui d’un coup, fit retomber les ardeurs des démentes et déments. La populace enfin s’égailla, car elle exécrait davantage les intempéries pourvoyeuses de fluxions de poitrine que les supposées enleveuses et tueuses de fillettes. La peur de leur mort avait vaincu les émeutiers, sans même qu’un coup de sabre eût été assené. Enfin Moret et la maréchaussée  parvinrent à faire monter la prévenue dans la voiture fermée et grillagée affrétée par le commissaire Brunon.

***************

 
  Jeanne-Ysoline remarqua qu’Adelia s’était enfin lavée et bien adonisée. Sa coiffure ondulée avait retrouvé son éclat et elle ne sentait plus la saleté de l’autre nuit.
« Je vois que tu as accompli la tâche que j’avais exigé de toi. Il me reste à te convaincre de l’inanité du pouvoir de Cléore. Puis, nous rassemblerons les autres et détrônerons la Mère. » discourut-elle.

  En un premier temps, la jeune Bretonne, qui savait le quant-à-soi et l’égoïsme de Délie redoutables, demeura coite. Elle la laissa poursuivre, allant jusqu’à se laisser prendre et conduire par la main. L’antinomie régnait en maîtresse entre les deux fillettes.
« N’as-tu jamais été traversée par la tentation ? reprirent les lèvres gourmandes de stupre de la goule d’Erin dont la sylphide d’Armorique ne pouvait qu’abominer le verbiage. Hé bien, moi, poursuivit-elle avec désinvolture, j’ai eu la tentation de me libérer du joug de Cléore, de recouvrer ma liberté entière. »
 Jeanne-Ysoline continuait à marcher sans mot dire, espérant que l’imperméabilité de sa probité résisterait à la pernicieuse fillette, mais, lorsqu’elle vit que toutes deux prenaient le chemin du confessionnal de la Mère, ce qui confirmait les intentions torves d’Adelia, elle se décida enfin à lui répondre.
« Drôle de manière d’interpréter le mot liberté ! Tu as assassiné Daphné, ne le nie point. Phoebé t’accuse. N’es-tu pas bourrelée de remords ?
- J’ai agi par vengeance. Vous m’avez déposée de mon trône, non parce que j’avais failli comme un Charles le Gros, mais du fait de mes menstruations. Tu fus odieuse envers moi, parce que toi aussi, tu as voulu laver l’affront supposé de ta flagellation ô combien méritée. Tu as persiflé en toute indignité.  Et tu es la prochaine sur ma liste vengeresse !
-  Par ta faute, je suis marquée à vie dans ma chair !  Tu t’arroges le droit de justice. Tu te crois la bannie, la maudite, la révoltée, la guide d’une improbable révolution. A ce propos Quitterie m’a rapporté…
- Ta complice dans l’évasion de Cléophée et de Marie-Ondine, puisque j’ai tout vu ! rétorqua, sardonique, miss O’Flanaghan, les pommettes pourprines de haine.
- Je reprends, quels que soient tes sarcasmes. Quitterie m’a rapporté  les paroles d’Odile – j’étais alors encore à l’infirmerie, en train d’endurer les mille souffrances de tes coups de fouets dont mon intimité porte à jamais la purulente souillure –, lorsque Cléore lui remit les rubans jonquille. Elle évoqua la révolte des guenons…la destruction de leurs entraves…
- Quelle emphase ! Quelle grandiloquence ! Te prends-tu pour le poëte Hugo ? L’entrave, c’est la Mère, une entrave factice, un artifice, une tromperie, telles ces statues des divinités soi-disant dotées de la parole, que les prêtres de Rome ou d’ailleurs faisaient s’exprimer de leur propre bouche, par quelque exercice de ventriloquie, exploitant jusqu’à plus soif la naïveté des peuples ! La Mère est un carcan, notre carcan à toutes, un carcan artificieux que je m’apprête à jeter bas pour dessiller les yeux de toutes tes petites amies. Jeanne-Ysoline, je me voue tout entière à la tentative de reconstitution, de reconstruction, de restauration, que dis-je, de résurrection d’un paradis perdu, d’un jardin des délices, dussé-je y sacrifier mon existence même.
- Oiselle de mauvais augure !
- Lorsque j’en aurai terminé, que je t’aurai prouvé la véracité du leurre, je prendrai un porte-voix et j’ameuterai toutes les pensionnaires afin qu’elles s’assemblent autour du cadavre brisé du grotesque automate. Je sonnerai l’hallali et…
- Je ne le veux point, Adelia ! »

  Jeanne-Ysoline avait jeté ces derniers mots à la figure cramoisie d’excitation de la poupée catin, avec la résolution farouche d’une chrétienne du temps de Dèce s’apprêtant à subir le martyre. Adelia la souffleta. A sa surprise, habituée qu’elle était lors à ressentir la douleur, Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët éprouva presque du plaisir à ce soufflet. Jeanne-Ysoline réalisa qu’au fond, Adelia ne la laissait nullement indifférente. Quelles qu’elles eussent été, miss O’Flanaghan était dotée de cette faculté rare capable, par un simple effleurement de la main, par un furtif clin d’œil, d’abolir toutes vos inhibitions. Elle représentait la transgression incarnée, le plus beau des fruits verts défendus de l’Arbre édénique de Gomorrhe. Nouvelle Lilith, Mélusine, Serpent tentateur de la Connaissance et de l’Inconnaissance, fille-femme susceptible de percer le Mystère divin, la liberté selon elle équivalait à braver l’interdit. Par son moindre grain de peau, par la moindre parcelle de son linge, elle transsudait de désir, de volupté et de suavité. Jeanne-Ysoline la connaissait belle ; elle la sut désirable. La jadéite de son regard ulcéré et courroucé la subjugua. Les longues torsades parfumées de cuivre ardent ourlant sa chevelure, qui resplendissait à la lueur jaune et incertaine d’une lampe à gaz du couloir, encadrant un visage d’un ovale onirique, l’ensorcelèrent. Même l’éclat et le cédrat ambré de son camée de chrysoprase et de corail, qui ornait sa jeune gorge, l’attirait.
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 Sa respiration oppressée par la colère soulevait son corsage évocateur par ce qu’il dissimulait d’un jouissif enivrement tactile, visuel et olfactif, et ajoutait à la sensualité turpide que tout son être juvénile avait toujours dégagée, l’irradiant d’un érotisme confondant. Et l’odeur de ses cheveux ! l’odeur de cette peau aussi, enfin lavée de ses souillures de crasse, de toute son ordure, pure, pure de nouveau, pure enfin de toutes les tavelures de la fille cachée. C’était un pot-pourri de naguère, une résurgence immémoriale des senteurs oubliées d’autrefois, envoûtantes comme jadis en la couche de Cléore lorsqu’Adélie se dépouillait, qu’elle se dénudait toute, offrait au regard concupiscent de sa maîtresse son corps de sylphe qui se formait à peine, laissait choir son linge avec négligence jusqu’à la dernière pièce au pied du lit tarabiscoté de l’adulte-enfant aimée, exhibant sa peau immature enduite de parfum pour la mie. Myosotis et dahlia, œillet mignardise, bouquets d’amaryllis et d’asclépiades. Le parfum vénéneux, suicidaire et suffocant de la belladone aussi, mêlé au pélargonium, à l’aconit, et à la rare fragrance du curare indien. C’était l’embrun fouettant, qui laisse sur la joue et la bouche une empreinte saline, que la langue s’empresse de lécher ; l’arôme du ressac aussi, au bord de la mer normande, qui charrie et laisse se putréfier les méduses translucides et sème un sillon d’algues brunes et rouges entêtantes de fumets iodés. C’était un tourbillon fluviatile de nuit emportant toutes les roses fanées, tous les pétales secs, toutes les blettissures végétales des floraisons enfuies, mais aussi une eau noire, dormante, ténébreuse, zébrée de sphaignes, prête à engloutir les imprudentes qui se risquaient, attirées par ses appas musqués comme l’insecte par le nectar exhalé par une fleur de mort. Elle engloutissait dans un maelstrom les hydrangeas bleutés, les nymphéas rosacés, diaphanes et pourprés. Elle rappelait quelque gâteau ranci, fort ancien, dur comme pierre mais carié, se fragmentant, suant de son vieux beurre jaunâtre, qu’eût émietté à l’adresse des oiseaux pour leur provende et leur pitance un bon vieillard dans un jardin public. Elle virevoltait. Elle était cette valse lente, la plus ancienne des valses, antérieure à toutes les autres valses, perdue par la mémoire mais rémanente, éternelle, tout en ruptures de rythme, d’harmonie, languissante, compassée, vieillotte, assourdie mais spasmodique telle une agonisante, puis accélérant, haletant, soupirant, pour de nouveau ralentir, céder sans cesse, sans répit, entourant de l’étau de ses bras la cavalière phtisique et évanescente aux longues boucles blondes agrestes entravée par son corset de mort. Elles se confondraient toutes deux en une intrication, en une inextricable étreinte de l’amour-mort. Efflorescence, inflorescence de la torpidité. Adelia était tout cela, composite. Cheveux de frangipane, lèvres carmines de peau d’Espagne, ganterie de chevreau, de quasi vélin, fine comme un hymen, gainant les douces mains fébriles. Jeanne-Ysoline avait envie d’elle, une envie saphique irrépressible, et se décida à la ruse des sens afin de repousser par la volupté l’échéance de la destruction de la Mère.

 Alors, elle joua son va-tout. Elle retarda Adelia, l’accaparant par les jeux de l’amour. Sans prévenir, alors que sa joue brûlait encor du soufflet assené, elle lui dit, d’un calme apparent, presque béat et irénique, bien que ses lèvres tremblassent et trahissent une émotion intense : « Faisons la paix, ma mie…Viens à moi, viens tout à moi. » et commença à bécoter son cou ivoirin et ses pommettes veloutées. Adelia avait beau se faire prudente, elle rendit d’instinct la caresse tout en persiflant.
« Voilà que tu t’offres à moi à présent ! Tu joues les catins inconstantes ! Tu as oublié ta chère Cléophée ? » susurra-t-elle avant d’ordonner : « Ôte ton turban pour moi, fais-moi plaisir…je sais que tes cheveux repoussent. »
  Comme la fée d’Armor ne s’exécutait point et continuait à parcourir de ses lèvres le cou de l’Irlandaise tout en dégrafant le corsage de sa partenaire et révélant son linge pectoral de dessous, Adelia enleva elle-même la coiffe et dévoila de coruscantes mèches soyeuses châtain-roux. « Tu reconstitues vite ta parure nonpareille »… murmura-t-elle alors que Jeanne-Ysoline parcourait jà ses seins menus. Elle voulut lui rendre la pareille, aller elle-même de l’avant, défaire la robe de la petite futée, dénuder sa poitrine alors que bécots et suçons se multipliaient avec une allégresse mutuelle mêlée de gémissements de plaisir anandryn de Gomorrhe. Leur enlacement réchauffait leurs ardeurs collectives. Plus l’étreinte progressait, plus Délie se dulcifiait, substituant la tendresse à la méchanceté. Les pantaloons des deux amantes se trouvèrent promptement entr’ouverts et les doigts des jeunes nymphes, libres, fort entreprenants et impatients d’en découdre, purent tout leur soûl y exercer leur luxure tactile, par des palpations renouvelées, côté tissu et côté peau, insistant sur les fentes naturelles. Leurs lèvres promeneuses ne cessaient point de susurrer des paroles douces, sucrées et tendres, sirupeuses comme du mellite, nourrissantes comme du matefaim, des « ma ravissante, ô ma ravissante », tandis que l’écartement de l’entrouverture de leurs pantalettes devenu maximal, permettait toutes les audaces digitales exploratoires et les froissements délicieux au sein de leurs matelassures secrètes. Chacune en ses ébats soupirants sentait l’ipomée, le volubilis de sa conque précieuse humecter de mouillures subtiles la douce étoffe festonnée de son entrefesson. La sève de l’extase montait, les humidifiait toutes, poissait leurs mains, là où devait s’assouvir leur instinct de plaisir féminin. Leur cœur battait à tout rompre ; leur frimousse était pourprée de leur hardiesse saphique, alors que de leur épiderme s’écoulait une sudation de bonheur, un exsudat sudorifique de musth. Jeanne-Ysoline, toute haletante, sentait en elle un étrécissement spasmodique ; sans doute était-il dû au pansement qui comprimait encore sa fleur personnelle dont la rosée nectarine gouttait sans retenue, mêlée de pus. Elle devenait cependant euphorique. Bien qu’ils eussent été renouvelés dès potron-jacquet, ses bandages chancissaient jà et le julep de luxure de la fille d’Armor tachait de jaunissures de suppuration l’entrecuisse de ses pantaloons. Cela engendrait des adhérences insanes, mais ô combien jouissives !
  Miss O’Flanaghan frémit : Jeanne-Ysoline s’était brusquement agenouillée malgré l’estropiement qui la gênait, et s’était insinuée sous ses jupes. Elle fit glisser jupon de percaline et pantalons de broderie anglaise de la fleur empoisonnée d’Erin. Lors déculottée, la volupté acheva d’envahir toute l’ancienne favorite. Délia sentait les doigts puis l’ourlure, la ciselure buccale de l’experte Mademoiselle de Kerascoët parcourir lentement son rubis indicible, lisser, caresser, embrasser, pourlécher et suçoter le bienveillant Ryū tatoué sur la peau épilée, qui émergeait de la gemme-sexe, comme si elle eût désiré en absorber tous les pigments. Elle l’entendait murmurer : « Le mignon animal ! » alors que la langue gourmande de Jeanne-Ysoline se jouait du léger déchaussement du bijou, sans que sa partenaire craignît qu’elle achevât de le dessertir, de le desceller de son anneau nuptial. A peine ébranlé par le coup de pied d’Abigaïl, il tenait encore en suffisance à son sexe de poupée-putain de par l’excellence du travail du joaillier-orfèvre. En extase, sa sirupeuse liqueur de rut perlant de son trésor, elle haleta plus intensément encor que sa mie, ravie, assouvie, quoique sachant en sa quintessence de jeune fille de joie que nul objet ne pouvait pourfendre sa joaillerie hindoue, cette vulve-intaille facettée iridescente et grenadine, ce bouchon de Golconde, cet hymen de pierre dure, jusqu’à ce que le principe de réalité la rappelât à elle. Son entendement revint d’un coup et elle cria : « Tu me gruges ! Retire-toi de mon intimité ! » Lors, elle sortit une horreur de son réticule tombé à terre. C’était un étui…l’étui du seppuku de la geisha, la seule œuvre façonnée de main d’homme, de mâle pervers et lubrique, qui lors possédait l’aptitude à forcer et détruire son joyau verrou conçu pourtant pour obvier à toute tentative d’intromission, de quelque nature et matière qu’elle fût.
« Je puis te tuer à l’instant avec ceci, ma chère… Tu vas m’obéir. C’en est assez de nos ébats, de nos transports saphiques, si doux et agréables qu’ils soient. Rhabille-toi. Suis-moi ou je te transperce. Cléore ignore encore que je lui ai dérobé son arme secrète tout à l’heure, pendant qu’elle biberonnait ton ichor bouilli. »
  Elle renfila ses pantalons et son jupon, rajusta son corsage et sa brassière de dessous, à demi délacée, d’où émergeaient, impudiques et charmants, ses petits seins de lait, puis, menant Mademoiselle de Kerascoët résignée comme à la baguette, elles parvinrent au confessionnal de la Mère. L’être de mort y demeurait, silencieux, inerte, d’une immobilité de cadavre. Sans nulle hésitation, Adelia extirpa l’horrible mannequin de sa cage grillagée. Jeanne-Ysoline ressentit une peur obsessionnelle, instinctive, à la vue de l’automate inanimé. Elle blésa et trembla.
« Ze…ze ne puis croire…Zerait-elle morte dans zon zommeil ? Z’ai grand’peur Délia !
- Crédule pécore ! Aide-moi plutôt à la tirer. Nous allons prévenir toutes nos camarades que la Mère n’a jamais existé. »
  Une fois cette horreur déplacée et couchée sur le ventre, Délia montra combien la créature artificielle était dépareillée. Le dos de sa robe d’Angélique Arnauld, tissée en étoffe nivernaise de poulangis, était déchiré, dévoilant un panneau béant sur l’appareillage interne de l’androïde, appareillage qui semblait avoir été saboté. De l’extrémité ferrée de sa canne, Jeanne-Ysoline essaya timidement de retourner la chose, comme pour conjurer un mauvais sort ou exorciser l’effroi que la vision de cette figure de squelette vérolé et pellagreux engendrait. Elle paraissait à la fois rancie de boursouflures, polie et marouflée, tels ces antiques masques animistes chinois qu’on façonnait pour célébrer un culte dit nuo, empreint d’une conception géomancienne et souterraine du monde.
« Je l’ai réduite à l’impuissance avant même de te conduire ici, en son antre, reprit notre Irlandaise d’une voix résolue. Il suffisait de point grand’chose… Briser un mécanisme par-ci, fausser un engrenage par-là… Désormais, Lacédémone, Port-Royal et Cîteaux ne nous tourmenteront plus ! Gomorrhe et l’art pour l’art triomphent et j’en suis l’impératrice incontestée !
- Adelia, tu perds l’entendement…
- Petite fille en fleur, mutine et candide poupée ! s’exalta Délie. Sache que je suis sous l’emprise de mes stupéfiants chéris, dont j’ai abusé avant de t’aller prendre… Aimes-tu les pipes d’opium, le laudanum, le bétel, le kif, l’orientale saveur assommante et décadente du swab et de l’épine de Mossoul ? Veux-tu devenir comme moi, une prostituée de Babylone immature et pourtant jà réglée ? Laisse-moi informer toutes les autres qu’elles sont désormais libres, et que je prends le commandement de Moesta et Errabunda…Je t’offre, ô ma pyxide précieuse aux suaves fragrances aphrodisiaques, le partage du pouvoir… le partage du monde… Nous régnerons ensemble. Nous soumettrons les rétives à nos coups de fouet, à nos sévices imaginatifs, ô mon anandryn nouvel amour… Les autres, celles qui accepteront notre domination, pourront s’adonner à tout ce qui leur chante, à toutes les variétés de stupre et de concupiscence, selon leur nature, leur plaisir, leur envie, leur caprice de l’instant… Eden saphique reconstitué… jardin des délices de Hiéronymus Bosch créé, engendré par la Bona Dea, véritable conceptrice de l’Univers… Car le monde fut accouché par une divinité féminine, non pas par un pseudo créateur masculin ! Le Dieu prétendu des chrétiens n’est qu’un usurpateur sorti d’obscurs écrits juifs du royaume de Juda ! Il ne fut conçu, imaginé, par le clergé vaticinateur, fanatique et rassis de l’Ancienne Alliance, que pour asseoir la toute-puissance prétentieuse des mâles ! La Bona Dea fit le monde… Gésine de l’univers qui s’engendra par la Matrice, par le Divin Vagin, par le sans pareil Utérus de Notre Mère à toutes ! Il s’extirpa de Sa sacro-sainte Vulve, de Son Sexe trois fois sanctifié ! Origine véritable du monde…Elle prit le nom de Gê, de Gaïa… et l’Univers connu naquit d’une parturition parthénogénétique sans nulle semence masculine. La Terre était encor stérile, informe et nue… Alors, la Bona Dea conçut le bois de palissandre, un bois parfumé, onctueux, tendre, qui sécrétait une sève, une huile douce et lubrifiante d’une suavité aphrodisiaque nonpareille. Elle le tailla, le façonna, en fit un godemiché d’une taille de Titan, plus érigé et haut que mille séquoias, se le ficha en Elle ; et, par Son plaisir solitaire ainsi éprouvé, grâce à ce foutre merveilleux et magique acheiropoïète, Elle déversa, épandit Ses liqueurs fécondantes germinales, Ses eaux lustrales rutilantes, Ses sécrétions spermatiques féminines, qui s’écoulèrent en fontaine orgasmique, qui se ramifièrent en des millions de rameaux fluviatiles, en un aqueux réseau moiré infini, coulant jusqu’à la mer engendrée à son tour, fertilisant au passage le sol d’où la primordiale sylve émergea de ces mêmes moirures où poussèrent toutes les espèces végétales du monde. La terre verdit de par l’irrigation des fleuves de la semence divine. Gê la fécondatrice, créatrice de la Vie, cette première tâche accomplie, malaxa la boue, la modela en la mêlant à Son sang menstruel divin… Sang de la vie, sang de toutes les créatures peuplant les océans, les rivières, les montagnes, les bois, les grottes et le ciel. Elle conçut toute la faune, Zoa, les animaux, femelles et mâles, puis la première femme, Eve, créée à Son image, d’abord Golem, fœtus d’argile informe pétri avec Son sang intime, homuncula à laquelle Elle insuffla une part de son Noûs, de son souffle, afin qu’elle s’animât.  Du doux sein blanc d’Eve, de son aréole pellucide aussi délicate qu’un bouton de rose, what a rosebud !, la Bona Dea extirpa enfin l’homme, Adam, le sous-être phallique, conçu au départ comme un simple instrument de plaisir de la femme fait de chair vive, qui devait lui servir d’esclave et élever les enfants mâles naissants de leurs ébats, les filles demeurant dans le giron de toutes les mères à l’image de Gaïa, de toutes les Niobé, bien qu’Elle eût songé de prime abord imposer à tout le Vivant la parthénogenèse. Ainsi fut la vraie Genèse, le véritable Récit de la Création, que des prêtres hérétiques voulurent occulter à jamais. C’est cela que Cléore m’a enseigné. Quant à la révolte d’Adam et à la destruction de l’Eden originel, il s’agit d’une autre histoire, apocryphe… Je la réprouve, my Goddess !  Je suis la plus radicale des anandrynes. Je plaiderai ma cause devant Cléore… elle saura m’entendre et me remettra les insignes monarchiques, les rubans pourpres et noirs… Tu les auras aussi. Et j’instaurerai mon règne, notre règne exclusif pour les siècles des siècles ! 
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- Ton esprit s’égare… Vois tes prunelles de folle ! Tu es aussi fanatique que ceux que tu prétends combattre. Tu peux m’agonir sous tes imprécations. Je ne me laisserai jamais idiotiser par toi. Je suis raisonnable, bien qu’introspective.
- Reste donc en ton introspection hérésiarque ! Je t’exclus du testament d’Eve-Lilith après t’avoir offert le partage du fruit-monde ! Vois ce porte-voix que j’ai jà apporté. On trouve de tout dans les greniers, ici, et je m’en vais clamer sur-le-champ ma prise de pouvoir avec ce fort pratique outil !
- Tu n’en feras rien, pauvre égarée ! Je puis t’en empêcher ! »

  Alors que miss O’Flanaghan s’emparait du porte-voix et s’apprêtait à y crier la nouvelle de son avènement, Jeanne-Ysoline se lança sur elle et lui assena un coup de canne. Cela l’étourdit à peine mais un filet de sang coula sur la tempe gauche de la putain d’Erin. Comme surprise, abasourdie par son propre déchaînement de violence, Mademoiselle de Kerascoët parut désarmée et se fit inerme. Elle voulut s’agenouiller devant Adelia, lui demander pardon, lui quémander une câlinerie, une cajolerie afin qu’elles oubliassent toutes deux ce qui venait de se passer, qu’elles se réconciliassent par une nouvelle scène d’amour, par un échange de caresses. La personnalité douce de Jeanne-Ysoline avait repris le dessus sur son semi-sadisme, essentiellement fétichiste et porté sur les pieds. Miss O’Flanaghan 
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profita de cet instant de faiblesse débonnaire pour rétorquer. Elle frappa plusieurs fois la jeune Bretonne au visage afin de l’étourdir sous les coups. Jeanne-Ysoline, quoiqu’elle fût bonne catholique, n’était pas une personne à tendre la joue gauche après qu’on lui eut meurtri la droite. Elle rétorqua en mordant la goule irlandaise à la main qui ne la battait pas, puis la griffa au front. Saignant deux fois, Adelia décida de rendre coup pour coup. Ce fut un déchaînement, un enchaînement de ripostes sournoises et sordides. Déchirées, écorchées, leurs robes et leur linge en lambeaux de mousseline et de percaline pendillants, les deux petites filles s’approchèrent dangereusement d’un escalier à balustres de cuivre qui descendait en direction du réfectoire. Jeanne-Ysoline était gênée par son handicap et elle avait délaissé sa canne. Adelia trouva l’ouverture. Sa face pourpre et griffée, dégouttant de plusieurs sillons sanglants, s’éclaira d’une expression de fillette cruelle torturant un oiseau qui fit ressortir ses pommettes et son petit nez gracieux que parsemaient de fort mignardes éphélides n’ayant rien à envier à celles de son adversaire. Elle eut lors une beauté de diablesse et, sans marquer aucune hésitation, poussa sans autre forme de procès Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët qui roula dans l’escalier et s’abîma au bas des marches sans même un gémissement de stupéfaction tant le geste avait été prompt, inattendu. La supposant morte, parce qu’elle ne bougeait plus, gisant tout en bas, l’âme damnée de Cléore voulut s’éclipser sans demander son reste. Faisant volte-face, elle agita les pendeloques effilochées de sa robe tout en adoptant une expression de dédain. Lors, elle entendit une clameur qui enflait. C’était Jules qui s’en revenait de Château-Thierry, seul, et qui hurlait, stridulait, comme une trompette du Jugement Dernier :
« On a arrêté Diane Regnault ! On a arrêté Diane Regnault ! »


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[1]  Pour rappel, cet épisode significatif vous a été conté au chapitre XII.

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