La moitié de l’année de licence s’était déjà écoulée lorsque, à la fin février de l’année suivante, juste après les partiels, Hettie m’apporta des nouvelles de son frère. Elle venait de recevoir une lettre de sa part, en américain, envoyée d’Orsay, d’un laconisme de faire-part de décès corse des années soixante expédié par un antique télégramme. Je vous en fournis la traduction :
« Ai réussi. Ai trouvé solution de translation temporelle. Besoin votre présence sous quinzaine. Vais tenter première expérience. Imminent. »
Cela promettait d’être passionnant, toutefois à condition que Ron n’affabule pas. Mais la vantardise n’était pas son fort, lui qui se contentait de ses émoluments d’assistant en physique et ne cherchait pas à se faire mousser auprès de son dirlo de labo. J’effectuai un rapide calcul.
« Hettie, il faut qu’on soit libres le 1er mars courant.
- On va pas manquer sans justification.
- Y a qu’à demander à mon copain Miguel de nous photocopier ses prises de notes. Il est à peu près lisible. C’est pas comme moi, même si je suis celui qui a l’écriture la plus rapide à l’est du Pecos. Je le dédommagerai de ses frais de repro. On fait comme ça ?
- D’accord, darling ! »
Et en avant pour Orsay !
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Réservation train + hôtel (une chambre à deux lits : vous n’alliez tout de même pas vous imaginer…on ferait ça ensemble une fois mariés, pas avant !) TGV 2e classe, métro, RER et bingo ! Nous arrivâmes à Paris XI le 1er mars 1985 pile. Il était 18 heures et Ron venait de terminer ses cours prodigués aux premières années de DEUG et son travail au labo.
La première chose qui nous subjugua, lorsque nous entrâmes dans l’antre expérimental de Ron, un grand hangar isolé à l’est du campus, ce fut cet anneau, ce cyclotron destiné à la production et au bombardement de particules à haute énergie. Près du mur gauche, au bout, on apercevait une plate-forme où un homme pouvait facilement se placer. Cela rappelait un plot de téléportation de la série Star Trek, dont quelques épisodes avaient été diffusés à la télé voici deux ans. A côté de la plate-forme, bien accrochée, vue sa valeur, une sérigraphie de Fradin en personne représentant le groom Sparrow pilotant la Rhinotraction n° 2 ! Enfin, il y avait autre chose : des tenues de protection ignifugées, comme pour les centrales nucléaires ou pour les pompiers de l’US Air Force des BD de Chuck Randy de Chevignon et Carliez qui étaient abritées dans des housses transparentes en plastique. Et il y en avait exactement trois. Une pour chacun d’entre nous.
Si expérience il y avait, cela voulait dire qu’elle était à haut risque, et qu’elle faisait intervenir quelques émissions de rayonnements nocifs (pourquoi pas d’antimatière, tant qu’on y était ?).
Je compris illico ce qui allait advenir. Ron m’avait écouté et avait traduit mes envies. Il s’apprêtait à réaliser mes rêves les plus déments, les plus utopiques, au-delà de ce que j’avais espéré, de la logique cartésienne et de la raison ! Moi qui croyais l’impossible exclu ! Moi qui me persuadais qu’il faudrait attendre d’avoir à sa disposition une technologie admettons d’au moins le XXVIe siècle pour que le voyage dans le temps soit réalisable ! Il allait tenter un déplacement temporel via la plate-forme, qui servait de téléporteur, grâce à l’énergie engendrée par le cyclotron…et ce déplacement serait plus exactement une translation temporelle, à travers la sérigraphie de Fradin, qui conduirait le cobaye (moi ? lui ? Hettie ?) à l’époque exacte où Fradin avait donné vie à son dessin. Encore fallait-il que cela soit un original ! C’était dans l’épineuse question des copies, des faux, des reproductions, que le bât pouvait blesser et vouer le voyage à un échec – un échec relatif toutefois puisqu’il y aurait quand même déplacement authentique dans la quatrième dimension, mais seulement lors de la fabrication de la réplique de l’œuvre !
Autrement dit, pour nous résumer, l’invention – époustouflante, incroyable, anomale – de Ron Hoover consistait en un translateur pictural basé sur l’énergie produite par le bombardement et l’entrechoquement des particules élémentaires !
Ron embrassa sa sœur et me serra sobrement la main, sans que son geste ne soit pourvu de la moindre solennité, sans que transparût la moindre émotion, malgré la portée considérable des événements que nous nous apprêtions à vivre. Je pourrais dire à mes petits-enfants, comme Neil Armstrong à propos de la Lune et de son célébrissime pas de géant pour l’humanité : j’y étais !
Ron nous invita à déguster un petit apéro préliminaire avant de nous jeter dans l’aventure, dans le trek.
Tout en me retenant de roter à cause du gaz de mon coca, - sensation ô combien désagréable - j’osai faire part à Ron de mes craintes au sujet de l’expérience :
« Dis, Ron, je subodore que ce que nous faisons n’est pas sans risque. Ces trois combinaisons de protection, c’est pas pour la frime ? On ne va pas être irradiés comme dans un accident de centrale nucléaire à la Three Mile Island ?[1]
Je ne tiens pas à finir vaporisé comme ce type sur une célèbre photo d’Hiroshima où on voit une échelle. De lui n’a subsisté que son ombre !
- Meuh non, me répliqua le jeune physicien surdoué en meuglant comme un veau de ranch texan, sur le ton mollasson d’un de ces personnages d’ado avachi des gags de Gamin et nous autres, une célèbre bédé branchée au graphisme sciemment relâché dont je m’abreuvais assidûment dans Sparrow chaque semaine, opus hilarant, désopilant et surtout portrait sans pitié ni concession de notre génération post-rock n’roll commis par Albéric Jardin, par ailleurs leader du groupe Heavy Metal belge The punching balls. Simple principe de précaution à cause de l’émission de particules à haute énergie !
- De plus, je parie que la fac ignore tout de tes travaux ; que tu fais croire que tu te livres dans ce hangar à des recherches anodines au vu et au su de tout Orsay. Ce à quoi nous allons participer à nos risques et périls est aussi top secret que dans la fameuse zone 51 de l’US Army.
- Que non pas, riposta Ron en nasillant. Le directeur du labo et le président de l’université sont au courant. J’ai le feu vert et des crédits m’ont été alloués.
- Rassure-toi, honey, fit Hettie en mêlant son grain de sel, Ron ne détourne pas l’argent public, celui des contribuables dont tu n’es pas encore, au service d’une utopie vouée à un échec cuisant !
- L’heure est venue, les guys ! L’instant est solennel ! Finies les cacahuètes et les chips ! Place à la translation temporelle !
- Déjà ! Ron, laisse-moi digérer cette boisson gazeuse ! Elle passe mal dans mon estomac, lui jetai-je. Te roter en pleine tronche, ce serait t’insulter !
- La science n’attend pas. Il est 20 h 12 en ce 1er mars 1985. On va enfiler nos combinaisons de centrales nucléaires et tenter le premier déplacement temporel !
- Sur qui ? Toi ? Hettie ? Moi ?
- Hey ! T’emballe pas (là, Ron me rappelait un autre personnage de papier qui apparaissait dans les aventures de Bistouille et Lorette, chef-d’œuvre bédéphilique de poésie due au talent nonpareil d’Hilaire, un fameux dessinateur dont les histoires paraissaient dans Sparrow depuis 1978 ; Lemballe était le cousin de Lorette, la blonde élancée et efflanquée héroïne de ce marivaudage sentimental contemporain génial, le grand amour du trapu et grassouillet rouquin Bistouille, et il s’exprimait en commençant ses phrases par cette sempiternelle interjection de mec hyper cool : « T’emballe pas ! »). On va d’abord procéder à un essai sur un objet inerte !
- Bon, puisque tu le dis ! »
Tout en haussant les épaules, je suivis Hettie et son farfelu de frère jusque devant les combinaisons anti radiations que nous enfilâmes avant de nous jeter à l’eau.
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Pour nous changer, il avait fallu nous déshabiller dans des cabines. Je n’avais donc pas eu le loisir de me rincer l’œil à la vue du corps de rêve d’Hettie en dessous minimalistes et je ne sus pas si Ron était un adepte des slips ou des caleçons qui commençaient à revenir à la mode. Cela valait tout de même mieux que les vieux shorts râpés de mon oncle réputés sentir le cantalou, shorts à deux balles (mon cousin aurait dit à deux dongs, du nom de cette monnaie vietnamienne réputée sans valeur), dont certains étaient tellement défraîchis qu’ils n’avaient plus de doublure intérieure et tombaient parfois, leur élastique fichu, laissant deviner un slip kangourou blanc ringard.
Les combinaisons étaient certes seyantes et souples, permettant de nous mouvoir facilement malgré les bottes qui les complétaient, mais leur espèce de cagoule vitrée en plexiglas était tellement hermétique que toute communication verbale nécessitait que l’on branche la radio incorporée qu’on allumait en pressant un bouton juste situé au-dessus de la ceinture.
Nous nous dandinâmes jusqu’au plot de téléportation sur lequel Ron posa un objet incongru.
« Mince ! On dirait le Filament de Géo Trouvetou ! M’écriai-je d’une voix rendue spectrale par le communicateur radio.
- Tu veux dire Gyro Gearloose. En américain, son assistant se nomme Little Helper. C’est bien lui, en effet.
- Ne me la fais pas, Ron ! Tu devrais savoir, et Hettie le confirmera, que j’ai appris à lire dans les Mickey Parade à l’âge de cinq ans !
- It’s true ! Opina ma chérie en mâchouillant un chewing-gum au café qu’elle avait glissé je ne savais comment dans sa combinaison, à moins qu’elle l’eût avalé avant de s’en vêtir, parfum que du reste, j’avais en abhorration.
- Où comptes-tu expédier ton Filament cobaye ?
- Chez Carl Barks en personne…
- Comment çà ? Tu déconnes ? Où est donc l’œuvre picturale permettant la réussite de la translation quadridimensionnelle ?
- Dans cette mallette, par terre. »
Toujours aussi sûr de lui, presque avec fanfaronnade, Ron extirpa de la mallette en simili, soigneusement roulée, une planche originale de Géo Trouvetou dédicacée par Barks en personne !
« Quand je pense qu’il n’y a pas plus de cinq ans, je chialais encore en relisant « Donald Maharadja », que Barks a dessiné en 1941, en me demandant quand est-ce que le nom de ce type génial sortirait de l’anonymat ! Je me lamentais en marmonnant : « Tous ces dessinateurs dans la misère qui sont obligés de signer Walt Disney ! » Je me suis alors juré de connaître leurs noms, y compris les Italiens des Topolino, Paperone, Paperinik alias Fantomiald etc.
jusqu’à ce que je découvre dans une librairie de langues un bouquin en italien qui m’a révélé les identités de Scarpa,
Carpi, Perego, Cavazzano et d’autres… Ainsi, cette bédé publiée en 1968 et rééditée dix ans après, dans « Donald a des ennuis », Donald pédagogue, était due au crayon élégant de l’ignoré Giuseppe Perego,
par ailleurs l’auteur de tous les récits de liaison des Mickey Parade.
- Chris, tu en sais un wagon ! »
Le vecteur temporel était une planche originale encrée mais non coloriée de la première aventure mettant en scène Gyro Gearloose alias Géo Trouvetou, bande créée en 1952 par the good artist, comme le surnommaient les lecteurs qui ne connaissaient pas son identité. Ron avait dû débourser pas mal de thunes pour acquérir ce trésor !
« Houlà, Ron ! Je te vois venir, m’exclamai-je. Tu vas changer le cours de l’Histoire. Ta translation de Little Helper en 1952, au moment où Barks s’apprête à dessiner ce récit mettant en scène Géo pour la première fois, va inspirer l’auteur et l’inciter à créer ce petit personnage !
- Disons que je donne un petit coup de pouce à l’inspiration de Carl et à l’histoire du neuvième art américain. Mon envoi est accompagné d’un petit mot…qui, s’il est complété par le destinataire, si toutefois ce dernier comprend ce qui se passe – et je sais Carl pas né de la dernière pluie, vue son imagination débordante - fournira la preuve de la réussite de l’expérience première.
- Ce qui signifie ?
-…Que je vais régler l’appareillage de manière à ce que le déplacement de Little Helper soit limité à quatre heures maximum, le temps que Barks réceptionne l’envoi, saisisse mes intentions et complète le mot. L’objet est bien sûr programmé pour, au bout de ce laps de temps, revenir automatiquement à son point de départ.
- Et s’il revient sans petit mot…ou pis, s’il se perd à jamais dans les méandres de la quatrième dimension ?
- Les molécules translatées par les tachyons et la mécanique quantique ne peuvent pas se tromper…puisque je serai parvenu à briser le principe d’incertitude d’Heisenberg et à guider les particules dans l’espace-temps !
- Mon frère se croit le démiurge mais il sait ce qu’il dit, rajouta Hettie.
- Toutefois…hésita Ron.
- Oui ?
- Il peut y avoir un hic. Il semble que, nonobstant l’échelle quantique, il y a risque réel de désagrégation de l’objet translaté, ou plutôt, d’amalgame, d’emprisonnement des molécules constituant celui-ci ou l’être vivant translaté, à même l’œuvre d’art, celle-ci devenant une gangue, un piège, à la semblance de l’ambre pour l’insecte…
- As-tu mesuré ce risque ?
- Il est de l’ordre de 0,00000005% par atome…On peut en réchapper comme se rematérialiser à destination…mutilé ou plutôt, diminué d’une partie de sa propre matière, demeurée prisonnière de l’image, du dessin, de la peinture… J’avoue que le risque me paraît plus élevé
avec une œuvre d’art abstraite qu’avec une peinture figurative…et cela, j’en ignore la raison.
C’est pourquoi il est préférable d’attendre, si tu souhaites à tout prix rencontrer Jackson Pollock himself dans son atelier en train de gâcher ses blue-jeans en pleine action painting.
- Ouille ! Je ne tiens pas à ce que les choses tournent comme pour le voleur vert du Voyageur imprudent de Barjavel qui finit dans la non-existence !
- C’est pour ça qu’on va procéder prudemment, par étapes, et que j’expédie d’abord Filament. Puis, on va passer à la sérigraphie de Fradin et cela, uniquement en cas de succès intégral !
- Et pour les grands peintres ?
- Un : faudra choisir des toiles originales. Deux : s’enfermer dans les musées où elles sont exposées avec tout notre tintouin ! Trois : commencer par de la peinture classique, figurative, pour ne pas dire académique. On débutera même pas par les impressionnistes !
- Le délai ?
- Un an ou deux, ça va dépendre de ta patience.
- Si tu réussis avec Barks ce soir, c’est bien moi qui dois me coltiner la sérigraphie de Fradin ? Je suppose que tu crains plus de sacrifier Hettie que moi, en tant que pièce rapportée et futur beau-frère virtuel.
- OK ! C’est toi qui m’a dis rêver de voyager dans le temps, ce sera donc toi le cobaye humain. Si Little Helper loupe, je reprendrai tous mes calculs à zéro ! Alea jacta est !
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Le petit personnage de bédé placé, Ron a enclenché le cyclotron et le reste de l’installation. En cette heure historique, il ressemblait plus que jamais à un savant fou de la nouvelle physique, un ouvreur professionnel de boîte de Pandore qui jouerait avec des allumettes suédoises en foutant le feu à un gratte-ciel de cent étages (et plus si affinités) qui cramerait des fondations jusqu’au sommet.
S’ensuivit la classique scène digne du labo du docteur Frankenstein, avec ses effets pyrotechniques obligés. La planche de Carl Barks avait été soigneusement épinglée face à la plate-forme, devant l’incongrue réplique de Filament. Doutant toujours des résultats de l’expérience, je fis une dernière fois part de mes scrupules à Ron :
« Es-tu sûr à cent pour cent de l’authenticité de cette planche ? Ne peut-elle être un faux, une reproduction ?
- Tu me charries, là ! C’est Carl lui-même qui me l’a vendue il y a trois ans pour 200 $ ! Je suis persuadé qu’elle vaut le triple à Sotheby’s !
- Ce que mon frangin ne te dit pas, se mêla Hettie, c’est que l’œuvre, selon le résultat de l’experiment, risque de connaître les affres du chat de Schrödinger ! Elle va balancer entre l’être et le non-être, subir ou non une transformation majeure, selon que Barks aura réceptionné ou pas notre Little Helper, qui risque l’effacement pur et simple de toutes les aventures mettant en scène Gyro Gearloose dessinées depuis 1952…
- Même celles des auteurs italiens, celles des Mickey Parade ?
Dans « Donald a des ennuis », il y en avait une fameuse où Géo Trouvetou, transformé en Mister Hyde par une de ses inventions foireuses, s’amusait à casser la tête-ampoule de son assistant !
- Toutes les BD de Géo depuis 1952 seront modifiées, absolument toutes, si nous loupons notre coup ! Affirma crûment Ron. Nous aurons déclenché contre notre gré un temps parallèle qui se substituera au cours bien connu de l’histoire, et ce, conformément aux théories de Werner Heisenberg, Everett, Schrödinger, aux univers bulles etc.
- La prochaine fois, Ron, expédie-lui à la place le petit bonhomme en bois articulé d’Ocedar ™
pour voir quel temps alternatif il en résultera !
- Je n’ai pas songé à cette probabilité ! »
Là, je venais d’émettre une idée stupide, une hypothèse de trop, marquée du sceau de la débilité, et qui n’aurait pas manqué d’embrouiller davantage l’écheveau des temps parallèles. Je compris qu’il pouvait en exister une infinité, et que je venais de tenter le diable. De plus, si Ron avait effectivement donné suite à ma suggestion maladroite, OcedarTM lui aurait collé sur le dos un procès pour violation de la propriété industrielle…ou artistique. Encore eût-il fallu que l’on connût l’identité du publicitaire de génie qui avait eu l’idée du mannequin de bois, devenu l’emblème de la firme multinationale aux campagnes télévisées insistantes. De plus, le droit, ce n’est pas mon fort… et je reconnais qu’aux States, on est très procédurier ! Je choisis dorénavant le mutisme, afin de suivre le déroulement de l’expérience en toute quiétude.
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Au bout de huit interminables minutes de patience au cours desquelles le cyclotron n’avait cessé d’engendrer des particules élémentaires qui devaient nimber et bombarder le plot de téléportation et la planche de Barks, minutes dont l’incommensurabilité me sembla traîner autant en longueur que le célébrissime film de neuf heures de Joris Ivens, Comment Yukong déplaça les montagnes, quelque chose d’important se produisit enfin.
Je suais à grosses gouttes dans ma combinaison – non pas qu’elle comportât un chauffage incorporé, mais à cause du suspense insoutenable. Ce fut là que Ron prouva qu’il avait raison envers et contre tous, qu’il n’était ni un charlatan, ni un fumiste puisqu’il s’avéra que la planche de Carl Barks n’était pas un faux dessiné par un Fernand Legros des petits miquets.
Ce que j’attendais est arrivé, sans crier gare. Hop ! D’un seul coup ! Filament a disparu. Il s’est évanoui, évaporé et non pas estompé car l’estompage sous-entend un effacement graduel. Ça s’est fait instantanément. Un escamotage à une échelle de temps si brève, si subliminale, qu’un œil humain ne pouvait le percevoir. Cela sans tour de passe-passe, sans feu de Bengale, sans cette grosse artillerie dont usent parfois les prestidigitateurs. Mieux qu’un coup de baguette magique. Plus fort qu’un numéro de magie dont auraient pu rêver – et ils en eurent ou en ont l’habitude ! – les Méliès, Houdini,
Kassagi,
Garcimore – que j’avais pu apprécier au Musée Grévin en juillet 1976 –
et autre Gérard Majax.
Et tout ça sans aucun trucage ! Paf ! Garanti 100 % authentique, sans recours superflu au paranormal et autre psychokinèse dont les amateurs de fausse science nous rebattent les oreilles dans des bouquins douteux.
Et je supposais qu’il fallait attendre quatre heures avant que notre bidule ne revienne de sa translation ! Je le dis à Ron :
« Je vois que tu n’as pas fait la couillonnerie de cette fameuse Carte blanche de De Groos, parue en 74 dans Sparrow, où un mec, pilote d’essai d’une espèce de navette temporelle, avec le casque, le masque respirateur et tout le saint-frusquin, se retrouvait piégé ad vitam aeternam dans une boucle temporelle où il était condamné à revenir indéfiniment à son point de départ pour repartir dare-dare en répétant chaque fois la quasi incantation : « Attention, futur me voici ! »
- Of course ! Quand je dis programmé pour quatre heures, même si le temps est relatif, en 1952 comme en 85, c’est pour quatre heures ! Là-bas, avant, comme ici. Faut patienter ! Allons piquer un somme ! Il est exactement 21h30. J’ai réglé le réveil pour 1h28 du mat’. »
Hettie s’est écriée :
« Hey ! Regardez la planche de Barks ! Gee ! What a gizmo ! » (Expression bien américaine, plutôt californienne je crois, pour qualifier un truc foutraque, un gadget roboratif, une machine volante bricolée de bric et de broc par un Goofy utopiste voulant reprendre à son compte le rêve d’Icare, d’après un documentaire frappadingue que la télé avait diffusé voici quelques années).
Nous vîmes les dessins de Barks affronter les incertitudes de l’expérience, eux qui avaient servi de vecteur pour le télé transfert de Filament. Au sein des cases, notre petit personnage oscillait entre l’être et le non-être, à la fois présent et absent des dessins. Il était devenu un chat de Schrödinger de papier à la fois mort-vif, aporie bédéphilique du plus réjouissant effet. Simultanéité du créé- non créé, du né-non né, de l’imaginé-non conçu. L’être et le néant chers à Sartre et aux existentialistes…en une entité-non entité unique, une et indivisible mais aussi plurielle et multiple, comme autant de possibles. Puis, les fluctuations quantiques s’accentuèrent jusqu’à plus soif. Il y eut des milliers de Filament, différents de celui que nous connaissions tous, fort divergents graphiquement de l’original de cette piste temporelle-ci, tous plus louftingues les uns que les autres, concomitants à un espace demeuré vierge dans chaque case où devait figurer le petit personnage, comme ces photos communistes des purges si chères aux cours de Monsieur Kovak ! Les Filament, infinis, versus les non-Filament ! Cases avec eux ; vignettes sans eux…en même temps. Je moi lui nous eux l’autre rien tout tous !
« Tu es un roublard, Ron, et un sacré cachottier de première ! L’engueulai-je. Tu avais songé au fameux chat quantique, mais là, ça devient pire qu’un sac d’embrouille qu’un improbable démon de Maxwell nous aurait balancé en pleine tronche !
- Ces effets fluctuants macroscopiques sont tout à fait normaux. Ils traduisent ce qui se passe à l’échelle quantique, ce qui est casuel, incertain. Tant que Barks ne nous aura pas répondu et que Little Helper ne sera pas revenu sur le plot, la planche va osciller sans arrêt et simultanément entre toutes les hypothèses, les probabilités. Il peut parfaitement venir à Carl l’envie de concevoir ou non son personnage, mais aussi, de donner à Géo un autre assistant. Et Filament peut être inventé, graphiquement conçu par un autre dessinateur des studios Disney de quelque nationalité qu’il soit… y compris postérieurement à aujourd’hui, 1er mars 1985 ! Tout cela est parfaitement prédictible si on applique jusqu’au bout la logique d’Antonio Della Chiesa. L’univers spatio-temporel est multiple. C’est un réticulum infini de probabilités. Le mot univers est impropre d’ailleurs. Mieux vaut parler de plurivers…ou de multivers ! »
Sur ce, il se tut. Le court repos ne devait pas être de trop après ces propos à faire fumer n’importe quel cerveau de péquenot lambda. Trois lits de camp nous attendaient dans un coin du hangar. Ron m’a proposé un café fort en me tendant un thermos avec un gobelet, mais j’ai préféré piquer un somme sur ce pieu digne d’un bidasse.
C’est la sonnerie stridente de l’archaïque réveil cylindrique Jazz qui a brusquement mis fin à mon sommeil paradoxal. J’étais coincé, enferré dans un songe absurde, sans queue ni tête, où j’errais dans les couloirs labyrinthiques d’un hôtel miteux zéro étoiles pour immigré clandestin de la Porte d’Aix de Marseille, aux tapis troués, élimés, et à la tapisserie décollée et déchirée, évidemment sans sanitaires ni salle de bains ou douche, à la recherche d’une introuvable chambre 301 bis, aux numéros décollés depuis longtemps de la porte branlante, cauchemar dans lequel je croisais des spectres de personnages de BD de Fradin, de De Groos, d’Oderbo – l’auteur de Carnix le Gaulois - et d’RV au cours de cette errance abstruse dans ce gourbi puant et grouillant de cafards noirs d’humidité. J’entendis Ron éructer un « Shit ! » tonitruant et je compris que quelque chose n’allait pas.
Filament était certes revenu, avec le mot de Barks, mais il lui manquait une jambe. Il en allait autant pour notre artefact de Little Helper que pour sa version papier.
La planche originale de Carl s’était modifiée. Modification subtile, certes, tout comme la nuance de cruauté marquant la bouche de Dorian Gray après le suicide de Sibyl sur le portrait de l’acteur Hurd Hatfield figé et académique dû au pinceau d’Henrique Medina dans le film de 1944.
Il y avait désormais, dans chacune des cases où il figurait, un Filament unijambiste…et il en irait de même peut-être dans les autres bédés de Géo Trouvetou jusqu’à nos jours et au-delà.
« Bloody hell ! Jura de plus belle Ron. Il a une jambe en moins ! Ce que je craignais s’est produit : Little Helper a abandonné une partie de sa matière au cours de son déplacement !
- Reste à savoir où, fit Hettie entre deux bâillements. Soit la patte de Filament est restée dans la planche portail de départ, soit elle a été amalgamée à la planche portail d’arrivée que Barks était en train de fignoler en 52 !
- Hey, c’est un petit robot, pas une bestiole ! »
Hettie bâilla de plus belle. Il ne lui manquait que les bigoudis et le pyjama en pilou pour parfaire son allure. J’ôtais les punaises de la planche et l’examinai de plus près. J’éclatai de rire.
« Je vois pas ce qu’il y a de comique !
- L’onomatopée émise par Filament lorsqu’il saute sur sa gambette ! Boing ! Boing ! Comme ce personnage de cartoon stylisé des années 50, Gerald Mc Boing Boing !
Je suppose que dans la VF, ça doit donner quelque chose comme Tsoing ! Tsoing ! Il faut désormais imaginer Filament comme un diable à ressort, comme le Zébulon du Manège enchanté de Serge Danot ! Désopilant !
- Il n’empêche, on a pas tout raté : Carl nous remercie :
''Hello, kids! Thank you for your gift! What an excellent idea! What a little jumping robot!
Signé: Carl Barks.'' Lut Hettie en ramassant le mot.
- En attendant, c’est tintin pour tenter dans l’immédiat une expérience sur un être vivant. Faut tout rerégler et j’en ai pour un bon mois. On a changé le cours de l’histoire…oh, d’une micro fraction seulement, mais quand même ! Chris, si tu veux rencontrer Fradin en 1959, ce sera pas avant mi avril. Rendez-vous vers les vacances pascales, OK ?
- OK, Ron. Ne te désespère pas. Pour moi, nonobstant ce petit accroc, notre pourcentage de succès est de quatre-vingt-quinze sur cent ! »
********
C’était vrai. Ron avait raison. Le cours de l’histoire avait été modifié par notre bidule en ut (du nom d’une célèbre composition de musique concrète de M. Pierre Henry). J’ai pu le vérifier en achetant chez mon bouquiniste, une fois revenu chez moi, un Mickey parade d’occase. J’ai repris « Donald a des ennuis » pour la énième fois : dans l’aventure du Géo Mister Hyde, production transalpine de derrière les fagots, Filament n’avait plus qu’une jambe sur laquelle il sautillait en émettant des tsoing-tsoing réjouissants ! Je me suis dit que ça aurait pu être pis : un Filament manchot ou cul de jatte, un Filament poussah, ou mieux, tronc, comme le célèbre Prince Randian. Un petit robot créature de foire, freak et foireux, tordu avorton technologique loupé. Filament, du cirque Barnum ! Entrez donc admirer ce phénomène natif d’une autre planète pour quinze cents seulement !…aurait proclamé une affiche aux couleurs criardes et au dessin outrancier. Cela ne représentait qu’une des infinies potentialités…
Les vacances de Pâques étaient là. En URSS, Gorbatchev venait de succéder à l’éphémère Tchernenko et promettait de réformer le système soviétique. Entre deux révisions de cours et deux sorties avec Hettie et d’autres copains, je relisais inlassablement mon aventure de Géo Trouvetou. Arrivé au moment où, sorti de sa machine infernale, le canard anthropomorphe savant, tout chose, s’apprêtait à briser l’ampoule-tête de son assistant, je ressentis un malaise aussi bref que soudain. Une sorte de vertige, suivi d’une sensation fugace de déjà vu. Ce qui sauta immédiatement à mes yeux, ce fut une métamorphose des dessins : Filament venait de récupérer son intégralité de petit robot bipède. La conclusion s’imposait : Ron venait de recommencer l’expérience ; il avait rétabli le temps réel, l’œuvre réelle de Barks et de ses épigones. Rien à redire côté loi du copyright, bibliothèque du Congrès de Washington puisque tout appartenait à la Walt Disney compagnie, que Filament fût complet ou sans tête, ou sans bras et cetera.
Comme pour confirmer cet événement, moins d’un quart d’heure après cette restauration, si l’on peut dire, de notre continuum espace-temps, le téléphone stridula. C’était la voix de Ron. Il triomphait et nasillait plus que jamais, s’emberlificotant les pédales ou plus exactement la langue dans un galimatias mêlant le français châtié et l’américain argotique.
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