Chapitre XVIII
A la mi-septembre 18 ., notre pauvre Jeanne-Ysoline put enfin quitter l’infirmerie et réintégrer la vie commune de ses coreligionnaires. Désormais, meurtrie à vie par Adelia, elle ne pouvait plus se déplacer qu’à l’aide d’une canne. Elle arborait une espèce de turban de soie vieux-rose, qui dissimulait ses cheveux dont la repousse était irrégulière. Elle reprit sa place au cours, aux côtés d’une Odile-Cléophée qui peina à retenir sa joie. Le postérieur de la pauvre enfant était encore bandé, et l’idée même de ce bandage, tentant comme un trésor, caché sous la robe et les bloomers de la fillette bretonne, suscitait en Odile un sentiment diffus de ce qu’elle devait bien qualifier d’amoureux. Etait-ce une preuve que Cléore gagnait sur toute la partie et transformait la souris noire des rues en anandryne confite ? Ou, plutôt, face à la fascination de la mie pour les pieds blessés, la fausse Cléophée prenait-elle connaissance de son propre fantasme naissant pour les fesses pansées ? Rien de ce qui se déroula durant cette journée ne l’intéressa, bien qu’elle eût remarqué le retour incongru de Délia. Or, fait nouveau, celle-ci se trouvait étroitement encadrée par Daphné et Phoebé qui ne la quittaient pas d’une semelle. Les jumelles, de plus, se retrouvaient à égalité de grade avec l’Irlandaise du Styx : elles arboraient désormais des rubans et faveurs fuchsia. Elles avaient aussi changé de camée.
Lorsque Jeanne-Ysoline lui murmura à l’oreille la résolution qu’elle avait prise, usant de ce tutoiement de complicité tendre que toutes deux utilisaient désormais, Odile devint toute pourprine.
« J’ai décidé ce soir, mon adorée, de te faire don de ma personne. »
C’était là une invitation sans équivoque aux amours interdites. Odile savait qu’une fois Jeanne-Ysoline rétablie, elle réintègrerait la chambrée de Mademoiselle de Kerascoët. Elles s’échangèrent des billets, parfois doux, parfois comploteurs, ne prêtant qu’une distraite attention au cours. Les pédagogues officiantes étaient Sarah et nos Dioscures lamies, qui manquaient de cette conviction dont Délie était fière et qui faisait son chic. Leurs déblatérations laborieuses, d’un confondant ennui, se bornaient à l’énoncé de lieux communs sur l’art des parfums et épices aphrodisiaques et la manière de se lécher la peau.
Billet de Jeanne-Ysoline : « Ce soir, je serai toute à toi. Je t’offrirai mon périnée et mon entrefesson. »
Billet d’Odile : « Oui-da, mais je souhaiterais m’évader d’ici et dénoncer ce qui se trame à Moesta et Errabunda. »
Elles prenaient toutes deux de grands risques et en étaient conscientes.
Billet de Jeanne-Ysoline : « Je mettrai Quitterie dans ma poche. Son allégeance à Cléore est de moins en moins sûre du fait qu’elle m’a dit s’être sentie lésée par le retour en grâce partiel d’Adelia et la promotion subite des jumelles. »
Billet d’Odile : « Jalousie que tout cela ! Peux-tu tellement lui faire confiance ? »
Billet de Jeanne-Ysoline : « Elle n’a plus rien à perdre. Elle vient d’apprendre de Michel la mort de sa mère, voici près de vingt jours. Elle sait qu’elle ne sortira pas vivante d’ici. Elle se sent condamnée par la maladie. »
Billet d’Odile : « Soit, j’aviserai. Ne risquons rien pour l’instant. »
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Et le soir fut, après un morne après-midi où aucune cliente ne réclama la brune rebelle. Quand toutes deux pénétrèrent dans la chambre, ce fut une embrassade mutuelle. Odile posa avec soin la canne de l’élue de son cœur, sur le pommeau de laquelle elle déposa pieusement un baiser. C’était lors une relique, un objet cultuel, tels tous ceux appartenant à celle qui allait lui faire le don de sa personne, y compris ses dessous les plus intimes. Puis, Jeanne-Ysoline réclama, qu’en souvenir de leur première nuit, Odile-Cléophée mît préliminairement ses pieds à nu. Ce fut lent et beau. Odile officia avec délicatesse, dégrafant un à un les boutons des guêtres, défaisant l’écheveau subtil des lacets des bottines, les posant chacune avec douceur sur un petit tabouret en les baisant avec dévotion. Elle défit les bas de l’aimée qu’elle roula et plia avant que ses lèvres effleurassent les jambes et coruscants petons de la féérique enfant d’Armor. Elle ôta le turban de Jeanne-Ysoline, révélant les repousses châtain-roux clair, encore irrégulières, mèches çà et là entremêlées de cicatrices du cuir chevelu blessé.
Avec une tendresse infinie pour cette première nuit de vrai amour, Odile toute douce, suspendit le temps en dépouillant l’un après l’autre les pétales d’étoffe fragiles de la petite fille modèle, posant avec bonté sur une chaise chaque pièce de vêtement et de linge dont elle huma longuement le lavandin parfum. Au fur et à mesure que la peau même de Jeanne-Ysoline dévoilait ses secrets, tavelée d’éphélides de rousse, la jeune brunette des faubourgs la parcourait de l’ourlet de sa bouche, posément, instillant une volupté insigne au tréfonds de l’âme de la mie convalescente. Lorsqu’elle en vint à délacer l’adorable petite brassière de broderie, ultime lingerie qui cachait son torse, elle manqua se pâmer au dévoilement des cicatrices dorsales encor croûteuses des coups de flagellum. Odile ne sut pas exactement ce qui lui prit : elle ne possédait pas assez de vocabulaire pour décrire le rituel érotique qu’elle improvisa lors. Sa langue caressa ces meurtrissures, ces zébrures cicatricielles, happant deçà-delà quelques croûtes subsistantes au passage, les avalant et les croquant comme s’il se fût agi de la plus savoureuse des gâteries miellées. La mie frémissait, soupirait, haletait d’aise. Les deux cœurs juvéniles battaient à grands coups sous l’émotion intense de cet amour de vierges trop tôt déflorées.
Alors, celle qui ne voulait plus qu’on l’appelât Cléophée détacha le jupon de gaze et de mousseline de l’adorée et le fit choir le long des jambes, révélant la bosse des pansements qui bombait sous l’ultime pièce de vêture de dessous, ces bloomers ouatés qui faisaient souventefois les délices d’une Cléore fétichiste du beau linge enfantin. Cette parure dernière, Odile l’attaqua avec prudence et pudeur, circonspection et précaution, craignant toujours de léser sa partenaire, de raviver ses plaies. Itaque, c’est pourquoi, comme eussent dit les Romains, elle procéda avec une tendre lenteur assurant la montée progressive du désir de l’aimée. Elle roula donc les pantaloons par à-coups successifs aux pieds de Mademoiselle de Kerascoët qui émit de petits gémissements de satisfaction. Le pansement, enfin à l’air libre, splendide, fragrant aussi, adhérait aux fesses par un bandage formant une sorte de ceinture pelvienne caoutchoutée. Sciemment, Jeanne-Ysoline ne l’avait plus renouvelé depuis quatre jour, afin de le laisser mûrir, afin aussi que « Cléophée » jouît tout son soûl de son odeur permissive et de son pus accumulé en poches sous les replis multiples. Ce pansage se compliquait d’une seconde bande passant par le pubis sous l’entrefesson et le sexe, destinée à cacher les cicatrices profondes du périnée car les cinglements d’Adelia avaient aussi meurtri la vulve et le canal urinaire de notre aristocrate d’Armorique, arrachant à jamais son hymen sacré. Cela constituait une sorte de pagne hindou de bandelettes inversé, qui cachait plus l’arrière que l’avant pubien et le dessous de l’entrecuisse. Pourtant, quelque répugnant que fût à ses yeux ce pansement où la blettissure de la sanie purulente apparaissait par places du fait que la cicatrisation, incomplète en cet endroit fort délicat, n’avait jamais pu empêcher une relative infection, la jeune brunette, allions nous dire, se décida à adorer en son ultime accomplissement passionnel ce témoin merveilleux du martyre de la mie, pourvoyeur d’orgasme fétichiste. Elle se prosterna, moins véloce que jamais, multiplia les génuflexions et célébra la sacralité de ces bandages en leur vouant un culte sensuel. Elle osa un premier baiser encore timide juste au mitan des fesses. L’effleurement furtif par ses lèvres carmines du bandelettage sacro-saint suscita en son âme un transport de joie. Dès lors, cet admirable premier pas franchi, Odile rejeta toute limite dans l’assouvissement de son amour saphique.
Ce fut chose incroyable : une fillette de seulement onze ans capable de jeux érotiques élaborés à en rendre jalouse une lesbienne expérimentée. Odile caressa d’abord la toile des bandages de ses doigts fluets, la huma, la bécota, la parcourut des paumes, des lèvres et de la langue, devant et derrière, attouchant le pubis et la raie de l’anus palpable sous l’épaisseur de la gaze toilée, tandis que Jeanne-Ysoline, abandonnant lors sa passivité, commença à partager ses baisers en les prodiguant à la nuque et au cou de sa partenaire qui, pour rappel, demeurait entièrement vêtue et enrubannée de jaune (elle avait finalement accepté d’arborer ces padous-hochets). Lors, Odile retroussa ses jupes tout en tournant le dos à la passionnée Bretonne. Les oreilles de Jeanne-Ysoline perçurent le doux bruit de la chute des pantalons de broderie de sa compagne : Odile venait de se déculotter pour elle. Une incroyable caresse digne du Chabanais succéda à ce dépouillement. Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët sentit son pansement s’humidifier au niveau de sa fente génitale tandis que la bouche de « Cléophée » absorbait le pus jaunâtre de son cul de poupée, comme elle l’eût fait d’une émission de miel, puis, il y eut une alternance de frottements pubiens et anaux hardis et passionnés et de caresses buccales sur ces fesses pansées de ces bandelettes semi-chancies par de mauvaises sanies lors bues comme le plus délicieux des nectars… Par la suite, les lèvres de la brune enfant s’en vinrent à entreprendre la bande de l’entrefesson de l’adorée, gorgée de chancissures et de purulences, de suppurations, d’infection et d’infestation, alors que son amie, de ses mains, lui lissait le sexe pour qu’elle s’excitât davantage. La langue de l’aimée haletante lapa les moindres gouttelettes de ce pus citrin délectable, grouillant d’animalcules chers à Monsieur Pasteur. A cette citronnade blettie dont Odile se régala, se pourlécha et se gobergea en suçant longuement le pansement pourri collant au sexe de l’amante, ne tardèrent point à se mélanger les humections du plaisir de la nobliote mie dont les doigts poursuivaient cependant les caresses en l’entrejambes d’Odile, d’instant en instant de plus en plus humide. D’une nonpareille abondance proportionnelle à l’amour que Jeanne-Ysoline éprouvait pour sa Cléophée, ses jaillissements jouissifs achevèrent de surir sa fort spéciale culotte de dessous désormais trempée de salive, d’ichor et de liqueur intime. Elle en arrosa la figure, les cheveux et la bouche d’Odile, dégorgeant comme une éponge qu’on presse, l’urine s’y mélangeant lors, sans retenue. La fille de la rue eût voulu qu’à toutes ces émissions exquises dégouttant de la fontaine d’Armor, qu’à ces délices de Capoue de son palais populaire, se mêlassent en sus les humeurs menstruelles, fort nourrissantes et prégnantes semblait-il, tel un placenta dévoré par la chatte après la mise à bas, mais Jeanne-Ysoline n’avait lors point encor franchi le seuil de la nubilité. Alors que l’eau intime d’Odile commençait elle-même à se déverser sous sa propre excitation buccale et sous les jeux digitaux prestes de sa camarade, la petite Bretonne sombra en une pâmoison d’extase. C’était bon, doux, délicieux, indicible… C’était cela, le vrai amour entre petites filles. Cléore avait gagné, mais elle les avait perdues toutes deux…
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Le 15 septembre 18., le commissaire divisionnaire Brunon et l’inspecteur Moret, du Quai des Orfèvres, accompagnés d’Hégésippe Allard, firent leur entrée dans le bureau de l’adjudant-chef Cleuziot, commandant la Brigade de gendarmerie de Château-Thierry. Les bâtiments abritaient l’écurie des gendarmes à cheval. Ils fleuraient bon la paille et le crottin. Les bruits des sabots ferrés résonnaient dans la cour pavée embrumée du matin. Des touffes de mauvaises herbes émergeaient d’entre les pavages irréguliers et usés. Avant de pénétrer dans le casernement, nos policiers avaient salué un fier brigadier à l’orgueilleuse moustache qui menait par la bride son superbe alezan de retour à son box. L’homme arborait l’uniforme réglementaire : au contraire des gendarmes à pied, sa tenue n’avait point de jupe, mais des basques à retroussis ; le passepoil rouge, le bicorne et la dragonne étaient communs aux deux corps ainsi qu’à toutes les compagnies départementales de la maréchaussée. Son sabre modèle 1822 pendait près de sa sabretache d’un cuir d’ébène. Ses culottes étaient semi-collantes, du bleu commun à tous les gendarmes, sans omettre le galonnage noir caractéristique. Fait nouveau, arme nouvelle : au pistolet à percussion antique ne tirant qu’un coup unique s’était substitué le moderne revolver d’ordonnance, rangé en son étui ou holster, ainsi que le qualifient les Anglo-saxons, cette arme à barillet qu’on eût crue réservée aux seuls nervis de l’Ouest américain avec la fameuse Winchester des tueurs de bisons.
Le trio se présenta ; il entra dans le vif du sujet. Paris les avait tous trois mandés en ces lieux, du fait que la plus importante des pièces du dossier de l’enquête sur les enlèvements mystérieux de fillettes était cette confession d’une borgnesse moribonde faisant référence à Château-Thierry, bien qu’il y fût surtout question de rechercher son enfant : Berthe Louise Quitterie Moreau. C’était là piste sérieuse. Mais l’adjudant-chef Cleuziot, qui arborait avec fierté ses quarante ans, ses décorations et sa moustache brune parfaitement et réglementairement taillée, objecta que, du fait que la gendarmerie de la République dépendait du ministère de la Guerre et non de l’Intérieur, il eût fallu que le mandat d’enquête émanât du ministre V., fût cosigné de son collègue Monsieur F. qui détenait le portefeuille de la Guerre (un civil, chose qui le surprenait) et eût été transmis à Monsieur le préfet de l’Aisne et au commandement départemental de la gendarmerie. De plus, aucune Berthe Moreau, onze ans, ne figurait parmi la liste des enlevées. Il ne cessait de jeter un coup d’œil à la lettre de félicitations du ministre de la Guerre et à ses deux citations, encadrées de dorures entre un drapeau tricolore galonné et frangé à hampe ouvragée et un souvenir ou trophée de campagne algérien, un chèche de caïd arrêté lors de la révolte de 1871.
« Cependant, argumenta le commissaire Brunon, notre ordre de mission émane du Préfet de Police et, bien que nous n’ayons pas juridiction ici, nous sollicitons l’appui – y compris armé s’il le faut – de votre corps afin que l’enquête aboutisse. Il y a danger pour l’assise de la République.
- Le ministre de l’Intérieur n’a pas cosigné l’ordre de mission mais le cachet du Préfet de Police fait foi, reprit l’inspecteur Moret.
- Paris fait décidément ce qu’il veut avec les procédures ! s’exclama le sous-officier.
- Je vous rappelle, mon adjudant-chef, que la désobéissance à un ordre est passible de la cour martiale, sauf si celui-ci est manifestement illégal ; c’est ainsi que la République assure ses arrières au contraire de l’ancien césarisme, de son arbitraire et de ses abus. Et nous n’ignorons rien de chacun de vos hommes. Nous vous savons tous loyaux au Régime.
- Il est vrai, ajouta le commandant de la brigade, que quelques éléments tièdes ont été mutés l’an passé. Ils étaient suspects de sympathie pour l’entreprise antirépublicaine de la duchesse de. Je me porte garant de tous mes gendarmes, messieurs, et je dois donc de me soumettre à la volonté des représentants du gouvernement central.
- Fort bien, répondit Brunon. Nous pouvons passer aux choses sérieuses, du fait que vous venez de nous prouver votre loyauté républicaine. Monsieur Allard, officier de la Légion d’honneur, docteur en médecine et professeur à la Faculté de Paris, va vous exposer les détails de l’affaire et sur quelle personne se portent actuellement nos soupçons. »
Hégésippe Allard résuma tout, depuis le premier enlèvement signalé près d’un an auparavant jusqu’à la fête de charité d’il y avait deux semaines sans toutefois qu’il révélât encore l’identité de la principale suspecte. Il n’omit nullement de présenter une copie conforme de la confession de Blanche Moreau, indigente décédée, anciennement chanteuse de beuglant, copie qui avait respecté l’orthographe approximative de cette prose désespérée. L’adjudant-chef lut et écarquilla les yeux. Il ne cessa de marmotter les phrases les plus prégnantes.
« Bigre…« (…) Jé participer a lenlévemen de si petite fiyes. Je sui coupabl dun péché mortel ma seur. Jen ai fai des p’tites putins pour dé gouine. Je confes ma conplicité ma seur(…) » Et là, c’est effroyable : « (…)Y mont donque proposai de participé a des enlévémens de petite fiyes dan les quartié pauvr de Pari. Cé gamines eles été destiné a une méson clause pour femes qui aime les petite fiyes. Y me prometé cen fran chac foi. Alor, ma seur, vou conprené, jé pas ésité, ni une ni deu, jé aceptai détr leur complisse. La premiér, sa a étai en octobr lan dernié. Iréne Jussaum qué sappelé. Cété une marchende de fleurs anbulente. Lété mignone. Je va vous raconté coment sa cé passer ma seur, comen Julien déguisai en mouane il a prossédé. (…)
Yen a donque u si en tou, si gamine toute beles, toute jeune, que la contess au servisse de laqelle été Michel et Julien, elle les utilisé, disaitils pour plère à dais dammes pa tré come y fau malgrai leurs aparence de riche dan un bordelle tré tré spésial qué pa a Pari mé en provinsse dapré ceu que jé conpris. Jé déjà vu de cé dammes dan sertaines mésons clauses que je vou diré pa où quelle son pace que jy é eu sertins cliens tré hau plassés pace que com je marché de moin zen moin au beuglan, jé du fére un peu la prostitussion en méson de tolérence pour survivr … »
Cette…cette comtesse, balbutia le représentant de la maréchaussée de France, quelle est son identité ?
- Poursuivez votre lecture, mon adjudant-chef, et nous vous dirons le nom exact se rapprochant de celui révélé dans cette confession.
- Fort bien. Je vois que dès le début, la défunte cite une comtesse Cléo… Ce nom incomplet revient à plusieurs reprises, avec les prénoms des complices. « (…) Je lé fai une foi avec une amie de la contess Cléo pace que Cléo et ses complisses, y my on oblijée pour le pri de mon silensse. Vicontesse el, quel été. Sait une fem tré conue dan le gran monde y paré. Jvou jur ma seur que jé pas voulu recomencé une deuzième foi telemen sété cochon. Je préféreré toujour lé ommes (…) »
Cette comtesse Cléo bénéficie donc d’un appui haut placé dans le Grand Monde, la haute société qu’elle fréquente… Une vicomtesse de**. Ne serait-ce pas une des amies comploteuses de la duchesse de. qui manqua renverser la République avec le Général B** ?
- Exactement, vous brûlez, dit Brunon.
- Quel lien y aurait-il avec la recherche de la fille de la morte ?
- A nous de le découvrir. Nous avons une piste et nous devons la suivre. Achevez votre lecture, répliqua l’aliéniste.
- Diable ! « (…) C’qe jeu veu, ma seur aven que de mourire, cé que vou me retrouvié ma petite Berte Louise Quiterie Moreau pace que jé décidé de vou doné son nom entié avec tou ses petis noms. Cé mignon tou plin come prénon Quiterie c’pa ? Ele boite et lé pa bel et toute mégre come une meure de fim famélic, avec une téte de belete toute comike et ele a que la pau sur les os é com je vou lé déjà espliquer cé une file naturele, pouf, v’nue come sa a force que jé fricoté avec dé dizaine de tipes don je me rapele pas les non. Jé pas eu de quoi men ocupé et je lai pa émée assé alor, losque jé abité un meublai a Chatau-Tiéry avant que je déménaje à la cloche de boi come je le fai toujour pace que jé jamé de quoi payé le loyé, jé vendu Berte – la pauvr ! – a dé oteliés quand ele a eu cinque an. Y on du en fair leur ptite esclave ou une pute, une causete de mosieur Ugo – jé pas lu son livre car il é tro lon é tro dure à lire. Y tiene lotel Téodorique je croi qui se nome en lavenu de Pari et vous p’vez pas vou y tronpé labas pace que cé une avenu quest pa baucou batie, bordé darbres ou y a pa baucou de mésons alor on la repér facilemen (...) »
L’Hôtel Théodoric ! Mais il s’agit là d’un des établissements les plus connus de Château-Thierry ! Ah, la bougresse ! Paix à son âme ! Pensez-vous que retrouver cette petite fille là-bas est chose si importante ?
- Conviction et intuition, mon adjudant-chef… Ce n’est pas que l’apanage des femmes, énonça Allard avec fermeté. Dès cet après-midi, nous aurons besoin d’une escouade de vos hommes pour effectuer une petite perquisition à l’Hôtel Théodoric – histoire de respecter les dernières volontés d’une pauvre créature… Et nous ne nous priverons pas d’interroger, bien entendu, les patrons de l’établissement.
- A vos ordres ! » (Il claqua les talons.)
Après un court silence, le commandant de la brigade reprit :
« Le signalement de la fillette est on ne peut plus clair et précis et son signe distinctif, ce pied-bot, nous permettra de l’identifier aisément.
- Il nous faut supposer qu’avec le temps, on a dû lui poser quelque appareillage ou chaussure spéciale, un peu comme pour Talleyrand, afin de lui faciliter la démarche et la locomotion, précisa Moret.
- Ceci étant dit, messieurs, vous m’aviez promis de me faire part de vos soupçons à propos de la Cléo…
- Comtesse Cléore Julie Delphine de Bonnieux de Cresseville, née le 24 mai 1864 à Auteuil, fille du comte Louis Albert de Bonnieux de Cresseville, député légitimiste en 1871, décédé, et de Marie Germinie de Rollin-Crézensal, décédée également. Signes distinctifs : taille assez réduite, cheveux roux flamboyants coiffés en anglaises, yeux vairons. Je préciserais que sa silhouette est celle d’une fille pré-nubile de douze ou treize ans et que, de loin, elle ne fait donc pas son âge.
- Monsieur Allard, se permit l’adjudant-chef Cleuziot, qu’est-ce qui vous permet d’être aussi précis ? Cette Dame, si elle n’est que suspecte, ne doit pas encore être fichée par vos services…
- Je ne suis pas policier, juste un coopérant scientifique qui soigne les aliénés du sexe, et la comtesse en question en est une, j’en ai été le témoin lors de la fameuse fête de charité. Outre les données strictes d’état civil faciles à se procurer quand on représente l’autorité de l’Etat quoiqu’elles soient assez succinctes, j’ai eu l’insigne privilège de rencontrer cette Demoiselle de la Haute. D’évidence, vus les lieux huppés où elle se montre, ses convictions sont monarchistes. Je l’ai démasquée, et elle m’a en quelque sorte défié. Voilà pourquoi je puis la décrire si facilement. Elle est redoutable et aime par trop les petites filles qu’elle lutine de manière plus qu’indécente. Tout semble la désigner comme principale actrice de l’odieuse entreprise que nous combattons. Ah, au fait…méfiez-vous du ministre V. Il paraît enclin à freiner nos investigations. »
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L’après-midi du même jour, l’Hôtel Théodoric vit arriver toute une escouade de gendarmes à cheval accompagnant une voiture dans laquelle avait pris place notre trio d’enquêteurs parisien. La discrétion n’était pas leur qualité première, comme s’ils eussent voulu à tout prix attirer l’attention de celle qu’ils recherchaient. Une pluie fine mais tenace s’était mise à crachoter et nos soldats n’avaient point de capote pour s’en protéger. Ils étaient conduits par le sergent-major Perrot. Les bicornes commençaient à ruisseler et les hommes de rang subalterne se voyaient contraints de demeurer de faction dehors, raides sur leur monture, main droite sur la garde du sabre.
Ce que le commandant de la brigade n’avait pas dit aux enquêteurs, c’était que l’ennemi désormais héréditaire, le Reich allemand, était empêtré depuis le mois de février dernier dans une affaire qui présentait quelques troublantes similitudes avec ce qu’il était convenu d’appeler le trafic des fillettes. Cependant, deux différences fondamentales marquaient les deux séries de faits divers : les Allemandes enlevées ou disparues étaient exclusivement des Gretchen bien en chairs, blondes et paysannes et leur âge s’échelonnait de quinze à dix-huit ans : autrement dit, on les capturait nubiles. Pour connaître la vraie raison de cette vague d’escamotages de grasses aryennes outre Vosges (et non plus outre Rhin, hélas), il faudra vous rendre au prochain chapitre ; le seul point que moi, Faustine, je me permets de vous divulguer en cette page ardue car mettant en scène presque uniquement des mâles plastronnant dans leurs uniformes chamarrés, c’est qu’il existe un lien entre une des inventions de Monsieur Tesla dont les projets vous ont précédemment été énumérés et cette série tragique saignant les rangs de futures mères potentielles de soldats du Kaiser.
Lors, le commissaire divisionnaire Brunon commença à interroger le couple Surleau (car ainsi se nommaient les tenanciers de cet hôtel) même si cela ne devait servir de rien. Il leur demanda si une petite boiteuse du nom de Berthe Moreau était ou non leur employée.
« Ah, c’est que, ça fait ben quatorze ou quinze mois qu’on l’a plus à not’ service, pour sûr ! » déclara Madame Marie Surleau, cinquante-quatre ans, le visage jaune et l’œil louche.
Blanche Moreau n’avait pas fabulé sous les affres de l’agonie et de l’absinthe, mais la maréchaussée arrivait par trop tard pour récupérer la petite Berthe et la confier à l’Assistance publique.
« Vous s’vez, c’est une fille bizarre qui nous l’a tantôt rachetée, se mêla Octave Surleau, le mari, soixante ans, la face lunaire, chauve et quasi édenté, les joues pourprées par le bon vin, aussi. C’était une de nos clientes…oh, l’est pas restée ben longtemps mais j’pourrais vous retrouver son nom dans le registre qu’elle a signé. Anne quelque chose, j’ crois qu’elle se nommait. La drôlesse !
- C’est l’précédent, mon Octave. L’actuel, il est tout propre et neuf ; on vient de l’ouvrir avant-hier. »
Tandis qu’Octave Surleau apportait le registre lors clos, son épouse alluma une lampe à pétrole car les aîtres s’obombraient à cause du mauvais temps, avant même que l’heure fût vespérale.
« Ainsi, messieurs, vous pourrez mieux parcourir les pages… Je vous garantis la véridicité de tout ce qui y est inscrit. Remontez à quatorze-quinze mois et cherchez la femme…ou plutôt, la fillette…
- Madame Surleau, quel âge d’après vous avait la petite fille qui aurait…racheté Berthe Moreau ? questionna Hégésippe.
- Oh, elle déclarait douze ans… Mais c’est Paul, notre neveu, qui joue aux réceptionnistes, d’habitude. C’est lui qu’était présent quand l’acheteuse de Berthe a loué une chambre. Oh, vous ne le trouverez pas aujourd’hui ; l’est à Epernay pour affaires. »
Le commissaire Brunon ajusta ses lorgnons et commença à feuilleter rapidement le registre de la réception. Il atteignit les pages de juin 18. et ralentit sa consultation. Les Dames seules étaient peu nombreuses, des veuves surtout. Puis, un nom retint son attention, à la date du 19 juin 18. : Mademoiselle Anne Médéric. Non point une vieille fille : un personnage de ce genre n’éprouverait pas le besoin de signer es qualité en précisant : pupille de l’Assistance publique. Nous avions donc affaire à une jeune fille encore mariable, non pas à une bigote desséchée perdue pour l’hyménée.
« Monsieur Allard, veuillez avec moi examiner plus attentivement cette écriture et dites-moi ce que vous en pensez. »
L’aliéniste s’exécuta. Il scruta les moindres détails des courbes, pleins, déliés, sans omettre les taches et les pâtés.
« Certes, je ne suis point graphologue, dit-il au commissaire, mais, messieurs, ajouta-t-il à l’adresse de l’ensemble de ceux qui l’accompagnaient, sergent-major compris, quoique ma spécialité n’est pas celle de l’éminent Monsieur Alphonse Bertillon, il est visible, assurément, que cette écriture est volontairement maladroite, enfantine, forcée, contrefaite, sciemment malpropre…l’écriture de fausseté d’une jeune femme qui joue les écolières brouillonnes. Et ce pâté qui ressemble à un masque de rature… Observez-le avec plus d’attention.
- Diable ! s’exclama l’inspecteur Moret.
- La prétendue petite fille a essayé de dissimuler un lapsus, une gaffe, par le biais de la tache… Mais j’arrive à distinguer juste avant, l’amorce d’un jambage caractéristique d’un C majuscule, ornementé comme un lambel, orgueilleux, hautain, qui sent sa noblesse titrée… C comme Cléore…
- Monsieur Surleau, pourriez-vous nous décrire cette Anne Médéric ?
- Si sa tenue était fort ordinaire mais certes convenable, comme-il-faut, et bien qu’elle arborât un crêpe de deuil et un ruban la désignant comme pupille, son physique m’a semblé assez…euh remarquable…
- Toi, tu lorgnes les tendrons impubères ! le morigéna Marie Surleau.
- Ben, c'est-à-dire…j’admets avoir dû repousser le démon de la chair par de nombreuses obsécrations… Cette petite avait quelque chose qui vous aguichait…une tentatrice vénéneuse… Elle était rousse comme une démone, c’est pas peu dire !
- Rousse, dites-vous ? insista Brunon.
- Elle avait des cheveux magnifiques, d’un carotte ardent, pleins de reflets flammés ; des nattes extraordinaires, longues, torsadées… Un visage triangulaire, comme les elfes des légendes aussi… un corps gracile, tout menu… et ses yeux… chacun d’une couleur différente…
- Ça te titille ! Tu me revaudras ça ! grommela la mégère compagne.
- On dit qu’ils sont vairons, c’est le terme approprié, précisa Allard.
- Ouiche, comme je le disais, reprit l’hôtelier. Un œil bleu-vert ou turquoise et l’autre noisette ou d’un marron clair ocré, comme ambré, telle la résine ou la colophane dont usent les violonistes. Et son regard vous subjuguait, enjôleur, plein de malice… tout taquin, comme chez une sale gosse qui galopine !
- Cette petite, elle t’a ensorcelé, mon ami ! J’ai compris comment elle est parvenue à te persuader de lui céder Berthe. Avec moi toute seule pour traiter, j’lui aurais rien lâché, même pour un pont d’or…un pont du diable !
- C’est que…sa petite voix… elle a juste minaudé un peu comme une petite chatte.
- A d’autres ! On s’expliquera tantôt.
- Savez-vous ce qu’est devenue cette soi-disant Anne Médéric ?
- Selon vous, messieurs de la Rousse, messieurs les mouches, il y aurait usurpation d’identité ! défia Marie Surleau, les bras croisés sur sa poitrine maigre.
- Avouez donc, Madame, que la petite Berthe Louise Quitterie Moreau, vous l’exploitiez un peu… Elle ne vous coûtait pas trop cher !
- Objection ! Nous n’avions plus ni sou ni maille à cause du médecin qu’on devait faire souventefois venir pour elle ! criailla Octave.
- L’était tout le temps malade, enchifrenée ; elle foutait point grand’chose ! Et en plus, son pied-bot l’arrangeait pas ! surenchérit Marie.
- Bref, si je vous suis bien, récapitula l’aliéniste, son départ fut pour vous un bon débarras, un grand soulagement.
- On ne vous a pas dit ça ! On s’est pas débarrassés d’un lourd fardeau qui rapportait rien ! C’est Anne Médéric qui nous a forcé la main… On l’eût dit…enamourée, entichée de cette mocheté malingre à trogne de belette !
- Enamourée ! Vous avez lâché le mot ! s’écria Allard. Sachez, Madame, Monsieur, que nous recherchons une dangereuse lesbienne pédéraste portée sur les fillettes !
-Est-ce qu’elle les tue ? questionna naïvement Octave.
- Non pas ! Elle les fait enlever par des complices puis, dans une grande maison dont nous ignorons encore la localisation, elle doit les livrer à la prostitution…pour des femmes ! C’est ce que nous contait feue la mère de Berthe Moreau dans sa confession.
- On a appris son trépas par la bande ! C’était rien qu’une putain ivrognesse. Terrible ! Si vous voulez retrouver Anne Médéric, faudra aussi interroger les autres commerçants d’notre bourgade… J’crois ben qu’elle a dû prendre racine ici.
- Oui-da, Octave. Jacques, le boucher, nous a parlé d’une fillette rousse qui viendrait de temps en temps lui acheter des saucisses pour une de nos boutiquières, mais on sait pas laquelle.
- Nous enquêterons.
- Vous allez en avoir pour plusieurs jours à interroger tous les commerçants du cru ! prévint Marie Surleau.
- Je ne le pense pas, Madame. »
Telle fut la réplique à la fois laconique et cinglante du commissaire divisionnaire Brunon à celle qu’il jugeait comme une exploiteuse d’enfant. Police et gendarmerie saluèrent poliment et prirent congé afin de s’atteler à la tâche soi-disant fastidieuse de la recherche d’Anne Médéric et du glanage de renseignements complémentaires auprès des boutiquiers de la bourgade.
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