dimanche 13 décembre 2009

Les derniers jours d'Aurore-Marie de Saint-Aubain.

Extrait des mémoires en forme de journal d'Albin de Saint-Aubain.


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28 janvier 1894.
La comédie avait suffisamment duré. Nous ne pouvions plus la prolonger outre mesure. Ma pauvre Aurore-Marie se mourait presque. Cela, elle le savait. J' écrivis à Madame de Tournel afin de lui signifier que nous en resterions là. Je lui demandai qu' on louât une voiture pour Rochetaillée, ce domaine étant à même de permettre à mon pauvre petit ouistiti d' achever dans l' apaisement et la quiétude son douloureux parcours ici-bas.
Un sentiment de culpabilité m' étreint à la rédaction de ces lignes. Pourquoi, malgré l' implacable diagnostic du docteur de Lapparent, ai-je une fois de trop cédé à ton caprice? Lorsqu'il t' examina voici un mois, sa conclusion fut pourtant sans appel : ma bien aimée, non seulement la phtisie rongeait tes poumons, mais le rein gauche et l' estomac étaient aussi atteints! De plus, Maubert de Lapparent, comme auparavant une des sœurs de l' Institution Notre-Dame, décela une grosseur suspecte au niveau abdominal. Je me suis rappelé ce que tu me contas sur ta mère, ma chérie... Il ne faisait plus de doute que le même mal te détruisait, ce pernicieux kyste ovarien qui, faute d' avoir été extrait à temps par le biais du bistouri, dégénérait désormais en squirre. Tu t' étais toujours plainte de douleurs lorsque s' imposait à toi le devoir conjugal. Cela expliquait pourquoi, à l' exception de notre pauvre Lise, tu n' avais pu tenir aucune gestation jusqu' à son terme. Depuis bientôt cinq années, sur les injonctions impératives de Maubert, nous dûmes faire chambre à part. Dans ce cas, je n' ai pas compris ta dernière fausse couche de novembre, en pleine Institution, sous la défroque de notre fille regrettée, accident fâcheux qui t' a sans doute achevée et a précipité, hâté ta consomption, ô, ma chérie! Je pressens quelque infidélité pour laquelle tu devras rendre des comptes lorsque Dieu t' appellera à Lui. Mais j' ai beau conjecturer, je ne vois pas « qui »...
De même, j' ai compris la raison irrépressible qui te poussa à passer ces trois semaines de trop à Notre-Dame de La Visitation. L' objet en était une de tes passions déviantes, une de plus, tel celui de cette funeste confession criminelle d' il y a tantôt deux années, confession scandaleuse sur laquelle je me refuse à en dévoiler davantage, au cas où ce carnet viendrait à tomber en des mains indiscrètes... Je sais qu' elle se nomme Delphine et qu' elle a de merveilleux cheveux de jais... mais elle a à peine douze ans! Je l' ai vue à ce fameux concert de chambre, chez Madame De ... , lorsque tu défaillis en public. Je préfère évoquer nos anciens souvenirs... T' en souvient-il, comme l' écrivit le poëte?... Mon Aurore aux doigts de rose, ma Marie pleine de grâce? C' était en juillet 1880... Tu avais alors dix-sept ans et déjà le génie de l' écriture, de la versification, la foi en ton destin d' exception chevillée au corps. Ce déjeuner sur l' herbe que nous fîmes auprès des rives de la Saône, fraîchement mariés. Cette robe blanche sans tache, ce petit chapeau de paille d' Italie sur ton minois elfique à la diaphanéité proverbiale, cette ombrelle... et ce poulet froid que nous convoitaient les fourmis! Mon Aurore, ma gracieuse aux yeux de colophane, aux cheveux de miel cendré, de cette extraordinaire longueur que nombre de jeunes filles te jalousaient... tout cela s' estompe, ombre qui ne sera plus... fonte des neiges pleurée par le Sage chinois...

1er février.
Tu es revenue, enfin! Cela sera la dernière fois que je te verrai en vêtements de ville... Tu m' es apparue si faible dans ton manteau prune, ta pelisse de renard bleu, ton hermine et ton manchon de castor et de zibeline... Tu étais soutenue par Huberte et Alphonsine, tes fidèles d' entre les fidèles, si frêle, si petite, si maigre... tes merveilleuses petites dents jaunies, commençant à se déchausser, comme celles de l' amie perdue, Marguerite... « Si belle dans ta misère noire... » avais-tu écrit. Désormais, tu reposas soit dans le lit, soit sur une chaise longue, près de notre serre, de notre véranda, emmitouflée dans une robe de chambre fourrée, les cheveux à peine attachés par un ruban ponceau, les yeux enfiévrés, la toux lancinante, les suées horribles... Pourvu que ta souffrance ne se prolonge pas trop!

4 février.
Tu m' as confié tes problèmes, ton affection pour Delphine, ta volonté de l' appeler afin qu' elle connût enfin la vérité. Tu acceptas que je coupasse avec de fins ciseaux d' argent une longue mèche de ta voluptueuse chevelure, soyeuse et parfumée, afin qu' on la conservât à jamais...

6 février.
Ce matin, tu m' as parue mieux, sous un meilleur jour. Tu as été plus diserte, plus prolixe, car moins quinteuse, moins prise d' étouffements et de crachements. Mais il te faut subir un traitement contraignant, prescrit par la Faculté, et tu es parfois si faible que même la selle te pose problème et qu' il te faut cet atroce vase de nuit digne de l' Ancien Régime, cette faïence bleue qui contient les plus viles humeurs et matières... Tu m' as parlé de ta fluette voix d' ondine. Je venais d' effectuer dans ton épiderme translucide une nouvelle injection de gaïacol qui te fouetta et te raviva quelques heures... une rémission, toujours plus temporaire malgré le renouvellement des piqûres par le biais de la seringue de Pravaz et l' incessante augmentation des doses. Bientôt, il me faudra passer à l' huile camphrée. Je savais qu' il te fallait éviter l' air frais, les courants d' air, tout contact avec l' extérieur, avec l' hiver, prévenir la congestion... demeurer dans la tiédeur relative des aîtres de Rochetaillée où la cheminée brûlait inlassablement, où les poêles de faïence étaient sollicités jusqu' à leurs limites. Je dus tendre l' oreille pour t' entendre.
« Mon Albin bien aimé... Je veux vivre encore quelques temps. J' ai encore des choses à accomplir... Il faudra que Delphine sache... J' ai là, dans ce tiroir, des enveloppes contenant les examens médicaux des sœurs infirmières de la Visitation... Nous devrons la faire venir ici, à Rochetaillée, la faire mander, et lui dévoiler ce qu' elles contiennent... Quant à ma chevalière, lorsque je me sentirai trop faible, je te la passerai... Tu devras la retourner à l' adresse du baron Kulm, à Paris... Tu convoqueras le prêtre que je te désignerai... Il doit entendre ma confession! Je... je n' étais plus catholique, mais, avant le trépas, je souhaite recouvrer la foi, la religion de nos pères... Je crains la Géhenne éternelle... J' ai grand peur... Oh, mon Dieu! »

12 février.
Après quelques jours d' accalmie, une nouvelle crise a saisi mon aimée, avec une hémoptysie conséquente. J' ai dû effectuer trois injections, séparées de vingt en vingt minutes : deux de gaïacol et une d' huile camphrée, effectuées à l'aide d'une petite seringue de Pravaz.
http://www.grandlyon.com/uploads/tx_agendasgl/SeringuePravaz.jpg
L' ovale de mon ouistiti adoré est des plus émacié. Un souffle, et elle tombe... L' enflure sur son ventre s' accentue... Elle mange peu et vomit souvent. C' est le squirre ovarien qui effectue son affreux travail... Aurore-Marie... tu as murmuré : « Cela n' est rien... Comme ma Deanna Shirley eut de la chance qu' un bon chirurgien la prît à temps et lui ôtât son kyste douloureux... » Après la crise, mon aimée est demeurée couchée trois longs jours avant de retrouver la chaise longue... Elle m' a alors demandé de la transporter dans la serre, sans doute afin d' en humer les premières efflorescences...

16 février.
Aurore-Marie crie l' enflure de son ventre, la douleur de ses entrailles, l' étouffement de ses bronches... « Je n' en puis plus, Albin... Je veux que cela finisse. » Elle sue et il nous faut la changer... dénuder ce pauvre petit corps, lui enfiler une chemise propre. Ma mie, ma rose... tu perds pétale après pétale, mais tu luttes pour ta vie... tu suis les préceptes de messieurs Darwin et Galton...

20 février.
... Une nouvelle rémission. Les jusqu' à huit injections intramusculaires quotidiennes de gaïacol y sont pour quelque chose. Tu es demeurée toute cette journée en la serre, appréciant sa quiète atmosphère, cette serre de ton merveilleux poëme, quoiqu' il figurât officiellement celle de la Tête d' Or, toujours verte... ce « Tropaire végétal », une des plus énigmatiques œuvres de mon pauvre petit ouistiti... Tu as longuement humé les fragrances végétales, les capiteuses odeurs... Mon aimée, comme tu fus belle en ces instants gracieux, malgré tes joues rouges et hâves, ton regard d' ambre si brillant, si fiévreux... « Adieu, il me faut dire adieu à tout cela. » me surpris-je à t' entendre murmurer, ô, ma belle d' entre les belles, ainsi que te qualifiait Madame la duchesse d' Uzès. Ce fut alors que je sentis en toi l' odeur de la mort... cette haleine gâtée par je ne sais quelle tumeur, qui sortait de ta bouche, exaltant son horrible et redouté parfum... Premier frisson, première secousse quinteuse, premier nouveau crachat. Le répit aura été bref.

22 février.
Nouveaux répits, nouvelles rechutes, allers retours incessants du lit à la chaise, et de la chaise au lit. Comme ta mère, je t' humecte d' eau de Cologne, d' huile mentholée, pour masquer ces relents qui t' envahissent peu à peu. A la tuberculose se rajoute la tumeur en ton organe intime. Je ne veux pas ta mort, mon aimée! Jamais le Vieillard Temps n' osera! Tu es trop jeune! Même pas trente et un ans!

23 février.
Un médecin a inventé un nouveau procédé permettant aux asthmatiques, à ceux que gagne l' étouffement morbide, de pouvoir respirer. Il s' agit du stockage de l' oxygène dans des sortes de ballons. Non pas comme l' hydrogène de nos aérostats, mais le principe est cependant le même. Tout doit être tenté pour te sauver, mon adorée, mon ouistiti charmant, tant qu' il reste un espoir... Tu es transparente, évanescente, ô mon elfe!... La peau se tend sur tes joues décharnées, si pâles, si pâles... Essaie, essaie encore de boire pour moi ce bouillon de poule... Là, voilà qui est bien... Vis, mon gentil aubépin, vis sans fin, ma rose...

25 février.

Je tentais de contacter Maubert de Lapparent au sujet de ces « ballons » d' oxygène, lui enjoignant par télégramme - Rochetaillée n' a pas le téléphone, contrairement à notre hôtel particulier de l' avenue des Ponts - de venir en urgence, pour un nouvel examen. Savoir si la stabilité apparente de ton mal allait se prolonger ou si ce répit de plus n' était qu' un dernier sursaut inutile... Connaître le remède miracle, te l' appliquer, ma mie, ma poëtesse adorable, mon rêve blond de miel... Es-tu encore curable?

26 février.
Maubert est venu, en fin d' après-midi, par un fort mauvais temps. Tu avais à peine mangé ce matin. Il t' a vue sur la chaise, tâté ton pouls... Il a respiré l' odeur morbide qui parvenait à percer celle du camphre, des substances mentholées, médicamenteuses... une odeur, une fragrance mêlant subtilement la créosote, agent préservateur du bois et ce que l' on peut qualifier de déjà putride... Tu souffres d' affreux ballonnements et tu ne puis plus rien absorber de solide, ma pauvre petite poupée... Maubert a déclaré : « Elle commence à souffrir d' arythmie respiratoire et cardiaque. Mais sa résistance m' étonne. Madame s' accroche... Cependant, si elle ne meurt pas du poumon, le squirre ovarien galope et se ramifie... Enveloppez-la de serviettes chauffées... Si une congestion pulmonaire se déclare, elle subira une hémoptysie ultime et succombera. Pas d' entrée d' air frais, quelle que soit l' odeur insupportable... » Aurore-Marie entendit et murmura : « Un prêtre... Delphine... Je souhaiterais un prêtre à mon chevet... Que Delphine vienne aussi, mon Dieu! »

27 février.
Le matin, après une mauvaise nuit passée auprès de l' aimée qui s' est refusée à quitter la chaise longue, Aurore-Marie a balbutié :
« De l' air... Albin, ouvre! Ouvre la fenêtre! ... Je suffoque, j' étouffe! Je... je renie Cléophradès, Kulm, les Tétra-épiphanes et tout ce saint-frusquin... je renonce à ma charge... prends ma chevalière Albin. Prends-la... Ramène-la à Kulm, ce pauvre dépravé! »
Elle a ôté le bijou qu' elle m' a tendu de ses doigts translucides, puis elle m' a supplié d' ouvrir la fenêtre encore une fois, alors qu' il gelait à pierre fendre et que les frimas d' un tardif coup de froid faisaient ressentir leurs cruelles morsures. Tu as également mendié la permission de jouer une dernière fois au clavier cet air obsessionnel et romantique, hymne de ta Lisa-Deanna, ou de ce Stefan Brand ou je ne sais trop qui que tu m' as dit avoir connus voici près de six ans... En cas de rechute grave, de congestion, je devais rappeler Maubert qui nous enverrait une infirmière à ton secours... avec les « ballons ». Une fois de plus, de trop, tu as été trop faible pour que je pusse te monter dans la chambre et tu as passé la nuit sur la chaise longue, à te morfondre, à somnoler, ou à geindre... lorsque tu ne crachais pas! Mal m' en a pris.

28 février.
Nous te retrouvâmes, les domestiques et moi, à terre, renversée de la chaise, ayant craché du sang, la porte-fenêtre grande ouverte sur la véranda, sur le froid glacial qui envahissait le salon... Tu avais désobéi, comme si souvent chez toi, ou plutôt, cédé à tes pulsions... La congestion fatale s' était déclarée. Par miracle, tu respirais encore, ô, mon aimée, mon Aurore-Marie! Ce n' était qu' une de ces syncopes dont tu es las coutumière! Nous dûmes improviser une civière, te transporter là-haut, en ta chambre de mort, que tu n' allais plus quitter... Il fallut te déshabiller, te changer, te mettre une chaude chemise de nuit doublée de lainage... Des taches de sang, des plaies, se révélèrent en ton dos... les escarres... Tu revins à toi, toussant, haletant... Tu délirais, la face luisante, récitant des vers d' une naïveté de comptine, de nursery-rhyme... un de tes premiers poëmes écrit alors que tu n' avais que dix ans...
« Dans la forêt, à l' ombre des bosquets
Il était une cabane où vivait un père récollet.
Il était une cabane à l' ombre des bosquets.
Au bois, le cerf en sa ramure
Dit bonjour au renard, lui proposant des mûres.
Dis bonjours au renard, ô, cerf en ta ramure! »
Était-ce là, ma future parnassienne hermétique? Ces vers, ô, ces vers spontanés, si naïfs, si frais, que tu avais reniés, ma mie, mon ouistiti, et qui revenaient à ta remembrance, à l' article de la mort!
« Au bois joli, les oiseaux chantent,
Chantent en la forêt le retour de l' été,
Chantent au bois joli les passereaux coquets.
Le sanglier gentil, le daim mignon,
Saluent monsieur le chêne
A l' ombre des troènes,
Saluent monsieur le chêne et le beau champignon! »
Et tu chantonnais ces vers mignards de ta petite voix de cristal... ces vers que je me surpris à répéter, entrant dans ton jeu. Était-ce toi qui avais écrit cela en ton enfance? Pourquoi n' avais-tu pas persévéré dans ton premier style? Pourquoi? Quel traumatisme assez puissant t' avait donc poussée à la complexité, à cette manière abhorrée des Catulle Mendès
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et des Leconte de Lisle? Tu balbutias : « Mon frère, ma mère, ô pauvre maman... leur mort... le chagrin... je... je me réfugiai dans les « Poëmes antiques » de Leconte de Lisle
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et je découvris ma vraie voie... la Seule Voie... » J' ordonnai que l' on télégraphiât à Maubert afin qu' il nous envoie l' infirmière. Tu hoquetas en disant : « Le prêtre... convoque le prêtre... Il est temps mon Albin. »
Il y eut un nouvel étouffement, où je crus que tu allais passer. Alphonsine m' aida à te soulager par une piqûre d' huile camphrée... Tu étais si congestionnée, si rouge... Mais tu fus promptement apaisée et tu te rendormis, non d' un sommeil normal, mais dans un de ces états que la médecine qualifie de semi comateux, entre deux mondes, deux limbes, entrecoupé de réveils où tu geins, où tu te plains, où tu halètes, où tu bégaies : « Mal... mal... je... j' ai grand mal... »

1er mars.
J' ai passé une nuit épouvantable, veillant incessamment mon aimée, attendant l' infirmière... Je me suis décidé à appeler le prêtre ce matin. Mon Aurore, comme tu souffres! Délivre-la, Seigneur de la fureur de son mal! Elle a murmuré : « Albin... m' aimes-tu toujours, même dans cet état? Je suis tellement affreuse! » Puis, elle a toussé et craché... Les expectorations la souillent...

9 heures.

L' infirmière est arrivée : c' est une femme hommasse, sans âge, bâtie comme un percheron, qui a l' habitude de soulever, de manipuler les corps des malades. Elle m' a dit : « Allez dormir, monsieur. Je prends le relais... » Elle a expliqué qu' elle renouvellerait les badigeons d' eau de Cologne afin de masquer les mauvaises odeurs. Elle a apporté les ballons d' oxygène. Elle a recommencé les injections de gaïacol avec la seringue de Pravaz. Cette nuit, ma pauvre femme-enfant s' était souillée comme un petit bébé. Il a fallu nettoyer cette horreur. De même, ses escarres puaient... « Nous allons la panser, renouveler régulièrement les pansements... La gangrène risque de s' y mettre. » Me déclara Madame Langlois, l' infirmière. Aurore-Marie ne se laissa pas facilement faire : elle gigota et cria. Lorsqu'elle fut calmée, sa respiration, quoique régulière et non empreinte de secousses quinteuses, m' apparut plus sifflante qu' à l' ordinaire... « Il y a de nouvelles cavernes et un début de pleurésie », m' expliqua Madame Langlois.

14 heures.

Aurore-Marie est sortie de son hébétude et à réclamé à boire et à manger. Madame Langlois lui a fait absorber un bouillon. Elle a constaté que mon aimée avait perdu deux dents.

18 heures.

Arrivée du prêtre. J' étais parvenu à me reposer, à sommeiller deux heures dans l' ottomane où mon pauvre ouistiti aimait tant à goûter à une langoureuse et dolente quiétude. Je songeais qu' il me fallait montrer mon affection pour ma rose, tenir sa petite main si ténue, caresser ses beaux cheveux, ses joues maigres, partager ses pleurs et ses douleurs. Aurore-Marie a refusé l' extrême-onction.
« Trop tôt... Je vis encore... je souhaite me confesser... plutôt retourner dans le giron de l' Église de mes pères, que d' ignobles sectateurs m' obligèrent à renier à l' âge de quatorze ans... J' ai péché mon père ; j' ai dû apostasier! Je veux échapper à la damnation éternelle! Je ne veux plus être une hérétique... j' ai restitué mon anneau horrible... » (je venais d' envoyer l' anneau dit « du Pouvoir » au baron Kulm, à Paris)
Le père Mathieu m' intima l' ordre de sortir de la chambre, au nom du secret de la confession. Ma pauvre petite femme! Qu' as-tu donc accepté de révéler au ministre de Dieu que je ne susse déjà, tous ces secrets intimes, hideux, que nous nous refusassions à jeter en pâture à la vindicte publique, et qui avaient entraîné l' exécution d' un innocent, ce malheureux Hubeau? A moins que tu lui aies confessé le secret de ta fausse couche, la mort cachée de Lise, tes penchants troubles pour Delphine, que je commençais, malgré moi, à brûler de revoir... A moins qu'il se fût encore agi de ton lubrique ouvrage, cet obscène « Trottin », avec l' étalage complaisant du stupre, de la pire déviance de Gomorrhe, personnifiée par cette odieuse héroïne sortie de ton imagination de folle : Cléore de Cresseville? Et tes frasques parisiennes d' il y a six années, lorsque tu daignas devenir plus loquace... cette Deanna Shirley, petite blonde dépravée s' il en fût, amatrice des beuglants, des boxons, de tout un bataclan de lubricité, sous la défroque dérisoire et infantile d' un « bébé anglais », modèle de ta Cléore! Cette même Deanna Shirley que tu aimas d' un amour saphique quasi exclusif, pire que ceux que tu avais éprouvés pour Marguerite, pour Delphine, pour Angélique de Belleroche et tant d'autres, fille de joie que tu m' avouas avoir rencontrée enfin pour de vrai, à laquelle tu tentas de te substituer, cette prétendue « jumelle » dont tu t' étais amourachée...

2 mars.
Le père Mathieu a accepté de passer la nuit dans une chambre d' hôte, sans toutefois piper mot. Il promit de revenir afin d' assurer la conversion de la nouvelle fidèle, ou plutôt, de la brebis égarée revenue au bercail du Bon Pasteur... Puis, lorsque Madame aurait enfin été lavée de tous ses péchés, aussi nombreux qu' ils fussent, l' extrême-onction lui serait administrée... Il fallait faire vite ; ma tendre moitié, mon adorée pouvait passer d' un seul coup, comme tous les tuberculeux, par une simple hémoptysie de trop, sans agonie proprement dite, sans râle aucun...
Le prêtre parti, Madame Langlois reprit son service. Elle surprit Aurore-Marie en plein délire mystique, un missel ouvert posé sur la couverture, sur sa poitrine maigre, le roman « Le Disciple » de monsieur Paul Bourget, cette bien connue histoire de conversion, gisant sur la table de chevet... Par-dessus tout, elle serrait contre elle un crucifix qu' elle embrassait avec frénésie, en une extase trouble, quasi -j' ose à peine l' écrire- érotique, en cela que ses baisers avaient pour objet le corps souffrant et dénudé de Notre Seigneur. Elle ne cessait de balbutier : « Mon Dieu, prends pitié, ô Christ, prends pitié! Agneau de Dieu, toi qui enlèves le péché du monde, prends pitié! »
C'était un horrible spectacle, dans cette chambre confinée qui sentait le médicament et les effluves infectieux, les atteintes gangrenées de ses escarres qui se multipliaient... Aurore-Marie imprégna le crucifix d' une bave hideuse, de ses expectorations sanguinolentes... Elle porta à ma souvenance une agonie littéraire, celle bien connue de la scandaleuse Emma Bovary... Madame Langlois me rudoya : elle devait s' activer à prodiguer ses soins : déshabillage, désinfection des escarres, serviettes et compresses chaudes, badigeons d' eau de Cologne, injections de gaïacol et d' huile camphrée...

3 mars.

Aurore-Marie est parvenue à boire deux potages. Elle a eu un sommeil relativement apaisé. Cependant, le matin, son bras gauche, là où on lui administre les piqûres, m'est apparu plus enflé, plus congestionné que de coutume. Il y avait un début d'œdème et je dus télégraphier la nouvelle à Maubert, quoique je décidasse de ne rien révéler sur la « scène de mysticisme» de la veille. Le professeur de Lapparent parvint en fiacre à Rochetaillée en début d'après-midi. Il recommanda de faire des injections directement au cou de la patiente.

19 heures.

Aurore-Marie, prise d'un nouvel étouffement, a dû être soulagée par deux ballons d'oxygène. Pour dégonfler l'œdème, nous nous résolûmes à l'antique saignée ; oui, il a fallu saigner ma mie déjà si faible!

4 mars, matin.

Mon adorée réclame le retour du père Mathieu... Elle se sent prête à la conversion, puis aux derniers sacrements. Elle m'a demandé de convoquer Delphine...une nouvelle fois... Elle craint de passer aujourd'hui ou demain...

13 heures.

Arrivée du père Mathieu. Deux nouveaux ballons d'oxygène ont été administrés à ma tendre épouse dont le teint, de diaphane, se fait chaque jour plus cireux. Elle sue et pue : ses escarres s'infectent et son squirre décompose son intimité féminine.
Aurore-Marie n'est plus qu'une pauvre petite chose, elle que l'on surnommait avec affection en anglais fœtus lady, blossom of rosebud ou tiny bibelot, un petit singe dans les mains de personnes extérieures : l'infirmière et le prêtre.
Or, le désir d'elle monte de nouveau en moi. Que trouvais-je à ce corps hectique, suant, souffrant, quasi méconnaissable, mais dont les cheveux merveilleux et le regard ambré, immense en ce visage amaigri, sont demeurés tels qu'au premier jour où nous nous rencontrâmes, au mois de février 1880. Caresser une dernière fois cette chevelure cendres, or et miel épandue jusqu'à tes mollets, ces joues de primerose, ces mains diaphanes de pianiste, ô mon Bébé Jumeau modèle triste, mon fin bibelot de porcelaine, mon petit colifichet... Seigneur, donne-moi la force!
Je te voulus ; j'entrai en la chambrée, assailli par les relents, les remugles, les exhalaisons de ton mal... J'ergotais, je conjecturais, je me questionnais sans cesse en mon for intérieur : quelle espérance sourde avais-tu donc si profondément chevillée en ton pauvre petit corps de marmouset, qui te permît de résister aussi longtemps à la faux du Temps?
Il était dix-huit heures...le père Mathieu demeurait toujours à ton chevet. J'avais envie de te toucher...un désir impérieux...je ne le pus...je ne pus appliquer sur ta peau ce que le Sieur Couperin appelait de son précieux langage musical « l'art de toucher le clavecin .» Le prêtre ne t'avait toujours pas administré le Saint Viatique, bien que tu te mourusses... Il attendait que les vieux démons de ton Cléophradès soient chassés à jamais avant que tu aies droit à la rédemption. A ma vue, le ministre de l'Église resta quiet. En tes mains, le rosaire avait remplacé le crucifix. Certes, tu l'égrenais, mais, au lieu de l' attendue prière, de l'intercession, de la propitiation, de la demande à la Sainte Vierge d'intervenir auprès de Notre Rédempteur afin qu' Il sauvât ta pauvre âme tourmentée, tu chantonnais cette comptine dont tu étais l'auteur :
« Dans la forêt à l'ombre des bosquets
Il était une cabane où vivait un père récollet (...) »
Tu avais écrit cela en 1873! Ton chant rappelait celui d'Ophélie en sa démence et tu levais tes grands yeux de poupée noisette clairs au ciel, tel ce buste mystique et colossal de Constantin au regard tourné vers l'espace céleste et divin. Tu étais satisfaite, comme ces sénateurs, ces pères conscrits qui se retiraient en leur thébaïde, en leur villa de la Grande Grèce, afin de profiter tout leur soûl des joies prodiguées par l' otium. CARPE DIEM! CARPE DIEM! Cela a duré comme cela toute la nuit...

5 mars.

Le prêtre est parti à l'aube. Il reviendra encore... Tu vis toujours, ma poupée! A dix heures, nouvelles suffocations, nouvelles bouffées délirantes, nouvelle hémoptysie... Un autre œdème, à la jambe droite cette fois. La fidèle Alphonsine, accompagnée de Madame Langlois, ne parvenait pas à te calmer, à t'administrer le ballon d'oxygène. Je dus intervenir moi-même, maladroitement.
Nouvel appel à Maubert, d'urgence, nouvelle saignée...maudite lancette...cuvette de sang immonde... Ponction des plaies, du pus de tes escarres en ton dos meurtri! Piqûre de gaïacol...Retour au calme, encore une fois, mais tu n'as rien absorbé depuis un jour...
Vers dix-neuf heures, tu ressens un mal des ardents en tes entrailles utérines... Tu cries ta peur du Vieillard Temps. Tu délires, racontant un rêve où tu retrouvais, qui t'attendaient aux champs égyptiens d'Ialou, Père, Mère, ton petit frère Louis, mort du croup, Marguerite, Georges, et la petite Ballanès, dont je tairai les raisons de la présence dans ton songe, mais qui t'a pardonné, selon ton délire, ce que tu lui as fait. Puis, tu es tombée dans un état d'hébétude. Remords! Ô ton remords! Expiation! Fins dernières!

6 mars.

Je ne crois plus en la médecine. Norbert, à ma demande, a rameuté une sorte de charlatan, de rebouteux plus ou moins bohémien, qui t'a fait boire un émétique de sa composition, une espèce de décoction de simples et d'herbes sauvages dont je n'ouïs point les noms et que tes connaissances botaniques auraient permis d'identifier à coup sûr. Il y eut un miracle temporaire après que tu eus vomi une sorte de fiel verdâtre malodorant... Foin de médicaments : ton état parut meilleur deux jours durant...

7 mars.

Vive le rebouteux! Tu as réussi à te tenir assise dans ton lit, à manger -oh, pas grand chose – un peu de viande hachée (tu as perdu de nombreuses dents) et une solide soupe paysanne pleine de lard! Pourvu que cela dure!
Tu m'as parlé longuement de tes anciennes fréquentations, évoquant Kulm et la mémoire d'un de ses ennemis, un certain Arbois ou Darboy, dont il t'avait conté les « exploits »... Puis, tu as recommencé à t'égarer... Tu as décrit un Darboy pourchassant Kulm quelque part en Espagne, avec des sortes de brigades de plusieurs nationalités, une guerre civile atroce, un tsar autocrate dit « rouge » qui aurait fait éliminer les amis de Darboy qualifiés de « poumistes » (je n'ai nullement saisi de quoi il en référait exactement mais il s'agissait d' Espagnols, peut-être des carlistes),
http://bsstock.files.wordpress.com/2007/08/poum_miliciens.jpg
des bombes venues du ciel, un massacre du côté de Badajoz ou du Pays Basque, dans une bourgade dénommée Guernica,
http://somehavehats.typepad.com/photos/uncategorized/2007/05/24/guernica.jpg
dans un futur improbable, un Kulm en uniforme vert-de-gris, avec des insignes à tête de mort ou en forme de double S ornant casque, casquette et col, qui servait les plans d'un chancelier allemand pis que Bismarck... Kulm officiait dans une sorte de camp de prisonniers de guerre avec des baraquements affreux, rudoyant des hommes squelettiques quasi nus, vêtus d'une espèce de tenue rayée de bagnards. Il y avait des fours et cela puait, puait la chair humaine brûlée...
http://www.cbc.ca/news/photogalleries/auschwitz/images/09_auschwitz.jpg
Cet enfer dantesque, tu me le contas, possédait une variante : des fosses dans lesquelles s'entassaient des milliers de cadavres de femmes, d'hommes et d'enfants fusillés en masse. Tu prononças plusieurs termes en des langues étrangères : certains étaient en allemand – tu sais, je connais la langue de Goethe- et signifiaient « solution finale », mais je ne pus saisir de quoi. Une autre expression débutait par un mot obscur, que je notai maladroitement, approximativement : chaud, non « cho-a » ou « chauhat » complété par les termes « par balles ».
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« Darboy » combattit même plus tard en Amérique Latine, sous les ordres d'un chef révolutionnaire charismatique que tu appelas « Le Chai » ou « Le Tchai »...une de ces engeances adeptes de la voyoucratie.
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Puis, tu me dis que Kulm avait le grade de colonel et que sa bouche, en fait, avait à l'origine une particularité anatomique le rendant monstrueux. Cette bouche était à la semblance d'un bec de calmar... Kulm avait de nombreux ennemis : un Chinois -que tu affrontas toi-même à Paris en 1888-, un père jésuite dont tu me révélas le lien avec notre regrettée Lise : ils étaient nés en même temps, une ou plusieurs actrices, amies du Chinois etc. Hélas pour toi, l'objet de tes fantasmes, ta Deanna Shirley, appartenait à la coterie de cet Asiatique étrange, aux pouvoirs surnaturels, appelé Daniel, tout comme sa propre sœur, qu'elle détestait pourtant, et qui se nommerait Daisy-Belle. Ce Daniel aurait été la pierre d'achoppement de tes plans, de ton grand dessein nécessaire à la revanche de 1870, car il aurait battu cet imbécile de général Boulanger lors d'une mémorable équipée africaine...
Je n'en sus pas davantage sur les raisons de cet échec auquel tu fis maintes fois allusion ces dernières années, sans que je pusse jamais appréhender le sens exact de tes paroles. Tes pensées étaient des plus désordonnées, et tu déliras derechef lorsque, revenant au baron Kulm, tu affirmas qu'il était de tout temps et de tout lieu, sur Terre et ailleurs, combattant « Darboy » partout où il le pouvait, à Sumer, à Uruk, à Ur, à Lagash, où il complota contre le prince Gudea,
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avant que Darboy, sous le nom de Bokadu, déjouât cette conspiration... En Égypte, Kulm eut encore fort à faire contre Sésis Théis-Darboy, scribe du pharaon Aménophis III.
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En Chine, par contre, Darboy, omniprésent dans tes hallucinations que je préfère attribuer à ton abus de l'opium, ne put empêcher la chute des Souei,
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fomentée par notre baron, dynastie remplacée par les Tang... Délire, billevesées, délire que tout cela! Le génie, mon ouistiti adoré, est décidément fort proche de la folie!
Je compris : un démon t' habitait! Je rappelai le père Mathieu : pour t'administrer, il eût d'abord fallu t'exorciser...Or, Mathieu avait la qualité d'exorciste.

8 mars.

Le prêtre se devait d'extirper tous les démons de la Tétra-épiphanie qui tentaient leur ultime attaque depuis hier. Tu fus prise d'une arythmie cardiaque et pulmonaire, à la fois chaotique et régulière, se répétant cycliquement de cinquante en cinquante minutes, ainsi que put le constater Madame Langlois.
Le père Mathieu s'obstina : il me déclara qu'un démon multiplié en quatre pseudo hypostases te possédait, un démon d'un certain culte hérésiarque se prétendant père, fils, jumeau femelle, concomitant mâle, qu'il me dit avoir identifié avec un ministre de notre religion, dévoyé par la « science » de Darwin. En mon for intérieur, je tentai de relier cette personne à celui qui naquit prétendument au même instant que notre pauvre petite fille, du moins s'il eût fallu que je crusse à la lettre les assertions démentielles de mon aimée.
Le démon avait pour nom Panlogos. Ça ressemblait à Pangloss, ô ironie, mais je t'avais déjà entendue prononcer ce nom ridicule à consonance grecque!
Ce fut alors que je compris tout depuis le début, depuis février 1880... D'aucuns te nommaient avec déférence, voire avec vénération la Grande Prêtresse... Kulm t'avait endoctrinée, convertie lors de ton adolescence. Il revint à ma souvenance quelques remarques allusives sur des événements que tu avais vécus, subis, en septembre 1877 à Paris, après la mort de Monsieur Thiers. Mes cogitations furent interrompues par un accès de rire de démente, suivi d'un discours furieux, d'une force anormale car ce n'était plus toi qui parlais... Où était ta petite voix de serin? Quelle était donc cette langue de sauvage que je notais fébrilement sur quelque papelard traînassant sur la crédence? « Ogo! Ogo kimbubu! N'fradesele! Tetramele epif' N'kono! Pan! Tri pan! » On eût dit une langue de peuplade d'Afrique...
Vers dix-sept heures trente, le père Mathieu gagna le combat : Panlogos et ses archidémons, ses succubes et incubes Panphusis, Panchronos ou Pankronos et Panzoon, créatures de la nuit païenne, partirent à jamais... Tu pouvais mourir en paix, mais tu t'obstinais. Tu appelas :
« Delphine! Delphine! Faites venir Delphine! Deanna! Deanna! Viens aussi à moi, ma jumelle! »
Puis, cette quinte horrible, ce gargouillement, cette hématémèse. Je te crus morte mais tu revins à toi. Le père me rejeta de la chambre en disant :
« Les démons sont chassés. Son âme est à Dieu... Je dois lui administrer l'extrême-onction. »
Aurore-Marie continua à délirer, tousser et cracher toute la nuit, au point qu'à l'aube, on la pensa exsangue et sur le point de passer...

9 mars.

La mort de mon aimée n'est plus qu'une question d'heures. Le prêtre ne la quitte plus. Il récite sans cesse les prières aux agonisants et ma pauvre petite chérie l'accompagne, poupée diaphane et minuscule aux miasmes morbides, aux longs cheveux épars, à laquelle nous ne parvenons plus à administrer la moindre injection, le moindre ballon d'oxygène. J'ai envoyé Huberte au bureau des télégraphes prévenir la famille de mademoiselle Ibañez y León, la fameuse Delphine que ma mie ne cesse de réclamer entre deux étouffements. Pensant son devoir accompli, le prêtre a sollicité son congé, une fois de plus.
« Votre épouse peut mourir en paix. » s'est-il contenté de me déclarer.
Aurore-Marie sombre dans une demi-inconscience, où elle demeure, comme prostrée, absente, parfois jusqu'à une à deux heures d' affilée, dont elle n'émerge que par intermittences pour gémir et suffoquer. Elle geint, se plaint de brûlures, pis que celles d'un fer rouge, de douloureux et lancinants élancements au niveau des ovaires. Ses expectorations se font plus espacées. Mais elle est prise de palpitations cardiaques, qui m'inquiètent au plus haut point : ce pouls irrégulier, chaotique, imprévisible, que dis-je, imprédictible, n'est-il pas le signe avant-coureur de la fin? Je ne dormirai pas cette nuit.

10 mars.

Maubert est arrivé à minuit trente en pensant que le trépas d'Aurore-Marie était imminent. Il a fallu lui administrer quatre ballons d'oxygène. Comment l'aimée est-elle parvenue à absorber ce brusque afflux gazeux? Elle en parut conséquemment ivre, avant de se calmer une nouvelle fois.
Puis, elle a dormi jusqu'à neuf heures. Épuisé, je sommeillais moi-même à son chevet. Lorsqu'elle s'est réveillée, elle a balbutié d'une voix faible, plus familière :
« Le prêtre...qu'il revienne...je peux trépasser aujourd'hui, je le sens... Et Deanna, où est-elle? Delphine viendra-t-elle? Je vivrai jusqu'à ce que tu sois là, ma Delphine... »
A midi, Norbert m'a rapporté un pneumatique : mademoiselle Ibañez y León, du fait de ses obligations scolaires et familiales, ne serait là que le lendemain matin. Aurore-Marie, je t'en supplie! Tiens, tiens encore! Un jour, ne serait-ce qu'un jour!
Mon adorée a recommencé à délirer, à déblatérer, débagouler, comme on disait en l'ancien temps. Elle parlait de Deanna...de ce qui s'était passé avec elle en 1888 à Paris, puis à Venise avec un certain Tellier que je ne connaissais nullement, n'ayant jamais ouï ce nom avant cette sombre journée... Mon aimée s'accusa d'un nouveau meurtre, d'un assassinat vénitien... De même, elle regretta d'avoir occis en duel, au pistolet, la publiciste Yolande de La Hire... Toutes ses turpitudes continuaient de la hanter...
Comment une poitrinaire au dernier degré de la consomption parvenait-elle à parler aussi longtemps sans succomber? Quelle énergie t' habitait-elle encore, mon petit ouistiti adoré? Ta capacité de résistance m'étonnera toujours dans cet organisme, ce corps si fluet. L'espoir fait vivre et tu vivras en moi pour les siècles des siècles, comme la poignante et pathétique Lison de ton poëme, « Si belle dans ta richesse blanche ».
A quinze heures, nouveau pneumatique, qui m'intrigua et m' ébaudit :
« Arriverai demain à quatorze heures. Signé Deanna Shirley de Bièvres de Beauregard. »
Je lus le pneumatique à Aurore-Marie qui en pleura de joie...cette nouvelle la réconforta au plus haut point et la prolongea encore, encore... Je murmurai la fin de ton fameux vers :
« (...)N'attends pas le tombeau. »
Je verrai enfin Deanna le lendemain après midi... Savoir si elle te ressemble autant que ce que tu m'en as conté.
A dix-sept heures, le père Mathieu est revenu.
« Aurore-Marie est encore parmi nous... lui dis-je. Entendez-la chantonner, babiller, les poëmes qu'elle composa lorsqu'elle était fillette. »
Un gazouillement traversait la porte de la chambre :
« L'oiseau réclame sa pitance,
Le passereau joli, ô ma joie, mon enfance! (bis)
Le passereau mignon à mon bon souvenir
Bat des ailes pour saluer le beau temps à venir... »
C'était comme si elle eût été atteinte d'une régression infantile, de ce que les Italiens appellent « rimbambita ».
« Chante, chante oiseau merveilleux!
Chante à jamais, au ciel bleu lumineux! »
Je fondis en larmes à l'écoute de ces vers si bucoliques et si agrestes. Pourquoi, mon ouistiti, pourquoi as-tu abandonné ton premier style? Oui, pourquoi? Pourquoi ces affreux okéanides, ces références mythologiques? Je te maudis, Parnasse!
« Rose! Rose de pourpre, fraise des bois!
Saluez Dame Nature et la bonne confiture!
La confiture que mère-grand autrefois prépara
Pour la splendide enfant qui au bois s'égara! »
Cette prosodie oubliée, ces poëmes reniés, revenus du néant, de l'au-delà de son songe... Résurrection!
« Monsieur du Soleil et Dame la Lune
Sentez donc le printemps embaumant et le joli été
Où s'affaire l'abeille lorsque tombe la brune,
Le cornouiller joli, la giroflée amie, ô ma beauté!
Le cerf de Saint-Hubert sortant de la ramée!
Ô saison des amours en la belle ramure
Profite de ces jours, ma fille bien nommée
Écoute encor le brame, ô ma mie, ma très pure! »
Mais la toux te reprit. La rechute, la rechute, hélas! Crainte, redoutée et fatale... j'entrai tout de même dans la chambre, désirant jusqu'à l'ultime instant tenir ta petite main, ma pauvre petite poupée... Je compris qu'on oublierait ton nom, postérité cruelle, du fait du reniement de ton style originel. Simple! Il eût fallu que tu composasses, que tu écrivisses des vers simples! Il fallait rester simple, frais, spontané. Tu aurais été alors l'égale de Marceline Desbordes-Valmore! Il n'en sera hélas rien.

Aube du 11 mars 1894.

Je ne sais comment nous pûmes dormir. Je m'éveillai vers les six heures, me surprenant à caresser ta jolie petite main érubescente. Tu n'étais déjà plus qu'une ombre évanescente mais tu vivais encore. Le prêtre, à genoux, psalmodiait ses prières. J'eus la vision suprême de ce lit bientôt vide. Cette prescience m'ôta tout espoir illusoire. Je me souvins d'un vers de Dante Alighieri, dont la « Divine comédie » avait inspiré Franz Liszt :
« Voi chi entrate, lasciate ogni speranza! »
Il s'agissait de l'inscription qui, tel un frontispice, marquait le linteau de la porte des Enfers. Une pensée en entraînant une autre, mon cerveau en vint à évoquer l'épigraphie latine, particulièrement celle à caractère funéraire, que l'on retrouvait sur maintes stèles de la Rome républicaine ou impériale, science qu'illustraient les études de ce célèbre historien allemand, monsieur Mommsen. Inévitablement, ce fut un autre des poëmes de l'aimée qui s'imposa à mon esprit : les « Fragments d'un grammatiste antique » et ce vers en particulier :
« Cippe, tertre, mausolée, cénotaphe, chef-d'œuvre de l'épigraphe ».
Certaines éditions, particulièrement celles circulant dans les pays anglo-saxons, s'avéraient fautives, en cela qu'elles rajoutaient la stèle, intercalée entre le tertre et le mausolée. Cela donnait conséquemment le résultat suivant :
« Cippe, tertre, stèle, mausolée, cénotaphe, chef-d'œuvre de l'épigraphe... »
Qu'importaient désormais à mon cœur ces miasmes de mort, ton haleine fétide, ces escarres où la gangrène se mettait, les spasmes de ta respiration, les filets de sang s'épanchant de-ci, de-là, qui sortaient soit de ton nez, soit de ta bouche pâle. J'entendis un ora pro nobis. Tu t'éveillas, du moins, je le pensai, car, chez toi, le sommeil ne voulait plus rien dire. Tes cheveux, tes beaux cheveux magdaléniens de blondine, de sylphide luminifère, ton regard d'ambre, la triangularité de ton ovale que je n'oublierai jamais, ma mie, ma petite poupée, mon ouistiti chéri... à jamais....
Tu marmottas : « La pendule... Je ne veux plus la voir... Elle m'annonce la mort... Mon temps terrestre s'achève... »
Et le père de répliquer :
« Le Ciel, songez au Ciel...
- J'ai peur des enfers, des enfers antiques aux âmes errantes... Les lémures, les morts d'Ulysse et d'Orphée... Non! Pas Cerbère! Pas l' Amenti! »
Tu étouffas et haletas, ta poitrine atteinte de secousses spasmodiques. Je ne songeais même plus aux ballons d'oxygène, qu'il eût fallu d'une plus grande capacité. Toutefois, Madame Langlois entra faire son office, te changer, te nettoyer, te piquer. Je t'entendis gémir!
« Oh!Oh! Pitié! Non! Non! »
Tu souffrais trop car je savais que le squirre avait atteint, comme pour ta maman adorée, la membrane utérine. De quelle hémorragie seras-tu atteinte à la fin? Qu'est-ce qui cèdera en premier? Le ventre ou les poumons? Messieurs les Diafoirus, les Purgon, je vous hais tous et vous maudis pour l'éternité! J'abhorre la Faculté!
Il était huit heures : Madame Langlois m'a prié d'aller me reposer ailleurs, de faire un brin de toilette, de me raser. Elle demanda au prêtre de faire de même, de sortir de la chambre, car elle devait tenter de laver la patiente. Elle avait transporté une bassine d'eau bouillante et d'affreux gants de crin. Tu hurlas lorsqu'elle te toucha. Je me suis exécuté. Je revins, rasé de frais, habillé comme déjà pour un enterrement, vers dix heures moins le quart...
Madame Langlois sortit de la chambre, rouge...
« La médecine ne peut plus rien faire pour Madame. Je suis impuissante. Elle ne passera pas la journée. C'est à vous, mon père, à vous, l'époux, monsieur de Saint-Aubain, qu'il incombe de veiller à ses derniers instants. »
J'ai pensé à ta phrase, à ton cri, lorsque, après ta confession immonde, tu t'étais refusée à moi, à ton « Non, je ne veux pas! », à cette horrible « Hamadryade indienne » au caractère choquant, fille de Gomorrhe pornographique! C'était il y a deux ans! Mais je chassai ces mauvaises pensées.
Madame Langlois continua :
« J'ai pansé Madame de Saint-Aubain comme j'ai pu ; j'ai désinfecté son dos ; j'ai renouvelé les bandages... Mais ce dos, la pauvre petite! Ce dos n'est plus que purulence, gangrène et plaies ouvertes et ses entrailles ne doivent guère valoir mieux. Ne lui dites pas qu'elle va passer, ne le lui dites toujours pas! Elle est parfaitement lucide! Elle ne doit pas savoir. La pauvre n'a même plus la force d'aller au vase de nuit... »
L'infirmière dévouée, magnifique, robuste, partit, croisant Norbert qui annonça :
« Mademoiselle Delphine Ibañez y León!
- Introduisez-la, Norbert... »
J'annonçai la nouvelle à l'aimée moribonde qui esquissa un sourire entre deux halètements. Elle me désigna la commode.
« Le second...tiroir...murmura t-elle...les deux enveloppes avec les rapports des sœurs infirmières sont là... Laisse-moi t'avouer enfin une chose... Je vais te révéler de qui était le dernier enfant que je perdis en novembre... »
Elle me dit à l'oreille :
« Claude... Claude Debussy, le musicien... Pardon, mon Albin, oui, pardon... »
Norbert introduisit Mademoiselle Delphine et nous dûmes nous mettre en scène devant la fillette! Quelle dérisoire vaudeville mortifère nous lui jouâmes alors! Il était onze heures passées de douze minutes en cette fin de matinée du 11 mars 1894. Le temps s'était adouci et le printemps tentait d'esquisser son entrée.
Cette petite fille aux cheveux d'un noir bleuté, au teint mat, aux yeux sombres, je la connaissais déjà pour l'avoir vue à ce fameux concert de chambre où, sous la défroque de notre malheureuse Lise, tu t'étais évanouie, mon amour...
Mais une angoisse m'étreignit, furtive d'abord, puis de plus en plus précise : je sentis sourdre en moi une inquiétude, telle l'ébullition d'une eau volcanique surgissant d'un solfatare en un paysage désolé de l'Islande, cette île aux lépreux dépeinte avec un réalisme non dépourvu de complaisance par Monsieur Jules Verne dans son fameux « Voyage au centre de la terre ». Cette sensation était semblable à quelque précipité chimique, comme la réaction d'un acide quelconque au contact de l'argile. Je craignais que Deanna Shirley n'arrivât prématurément, qu'elle pénétrât subrepticement dans cette chambre d'agonie sans qu'elle eût été annoncée par Norbert, qu'elle surprît la choquante confession de l'aimée à la petite Delphine, au risque d'engendrer en elle un diffus mais tenace sentiment de jalousie envers celle qui, plus jeune, avait inconsidérément été l'ultime passion de ma malheureuse mie. Ce sentiment, quel qu' infondé qu'il fût, passa heureusement, et il n'en demeura qu'une écume de surface, promptement évaporée : la peur céda la place à une relative félicité. Je délaissai ce qui me sembla, avec le recul, une introspection malsaine, pour ne pas écrire malséante, pour me concentrer sur notre comédie des adieux.
Delphine assisterait donc à ton ultime confession, puisque tu l'avais voulu ainsi. Tu insistas pour accompagner le prêtre en ses psalmodies, ses litanies aux agonisants, en rémission de tes péchés, malgré tes empyèmes, tes amas de pus en ta cavité pleurale, malgré les nécroses caséeuses qui t'étouffaient de plus en plus, te congestionnaient. Tu étais trempée de sueur, mon pauvre chou d'amour! Après trépas, on publierait à ton sujet, en l'honneur funèbre de la belle poëtesse, dans la presse nationaliste, dans la Revue de Monsieur Brunetière, parangon de la réaction, maints articles laudatifs que nos ladies – tes lectrices assidues - commenteraient allègrement autour d'une tasse de thé agrémentée de scones, en jouissant de leurs caquetages de poules emplumées ridicules. Quelle fatuité!
Je me surpris à te gronder, à te morigéner :
« Aurore-Marie, cessons donc là cette comédie! Le temps des momeries est révolu! »
Je ne sus plus si je pensais aux faux-semblants religieux tandis que tu balbutiais pitoyablement tes prières en hoquetant, ou si je songeais à tes enfantillages, car, si tel était le sens perçu par la petite Delphine, elle comprendrait mômeries avec le petit chapeau... Le ton que j'employais à prononcer ces termes m'attrista, tellement il était sentencieux et inapproprié à ces circonstances dramatiques. Ton teint livide et cireux montrait l'imminence de la fin. Tu pus, on ne sait par quel miracle, user tes dernières forces en tendant les enveloppes à celle que tu nommais inconsidérément « ma tendre amie », quelles que choquantes qu'apparussent ces paroles aux oreilles du ministre de Dieu... Après tout, elle te prenait encore pour Lise. Je perçus, lorsqu'elle lut les compte-rendus des sœurs – mais fut-ce de ma part simple imagination ou pure intellection? - , combien son esprit était choqué, combien elle fut interloquée.
Ce fut alors que Delphine prononça ces mots :
« Lise tu fus pour moi, Lise pour toujours tu resteras. »
Devant cet évident manque d'acceptation de la réalité, je ne sus si je répétais encore stupidement le mot momeries ou mômeries...
Tu as alors dégoisé cet extraordinaire discours, cet aveu, cette péroraison, cette confession à Delphine, sans respiration ni pause, lui demandant pardon...le rythme s'accélérait, les mots s'entrechoquaient. Vite, vite finir...en finir car la Mort vient... Plus vite, encore, encore, car cette fois, nulle échappatoire, et, pour paraphraser ton poëme, le tombeau est bien là qui t'attend, jà ouvert, en ta hâte d'en terminer à jamais. Ma fleur! Mon amour!
Des larmes perlèrent sur mes joues, que j'essuyai discrètement afin d'éviter que tu ne les visses : je refusais de te peiner. Après tes dernières phrases, qu'entendit mademoiselle Delphine :
« Je...je...j'ai trente ans! Pardon, Delphine de t'avoir trompée sur mon âge et mon identité et d'avoir éprouvé pour toi une attirance coupable! Pardon... », je crus capter - mais était-ce une plainte, un gargouillement, un gémissement que nul d'autre que moi n'entendit? - une supplique ultime : « Deanna! Viens, Deanna! »
Puis, il y eut l'ultime étouffement, l'hématémèse finale... Mon Aurore adorée retomba sur l'oreiller, la bouche en sang, ses grands yeux de résine grands ouverts... J'approchai une petite glace de cette bouche... Nulle buée....mon pauvre ouistiti avait cessé de respirer.
La petite Delphine fondit en larmes... Il était aux environs de midi, et le père Mathieu déclara :
« Elle est morte, son âme a rejoint le Ciel où Notre Seigneur, en Sa miséricorde et Sa mansuétude, l'accueille maintenant en Son giron. Prions pour elle! »
Il entama un Pater noster que nous répétâmes tous, Delphine, les domestiques et moi... Ma pauvre femme semblait transfigurée...apaisée... Nul rictus de mort en elle, mais, au contraire, une expression christique... Je devais la faire apprêter, habiller d'une robe noire. Aurore-Marie n'était pas décédée intestat. Elle avait rédigé ses dernières volontés à l'été 1892, après cette fameuse crise lors de l'affaire Hubeau-Ballanès.
La dépouille de l'aimée fut arrangée, lavée, et nous la revêtîmes d'une robe de satin et de bengaline aux manchettes de chinchilla, d'un noir moiré. Au cou de cygne de l'adorée, le camée de calcédoine et de corindon au profil de Déméter. Aurore-Marie tenait particulièrement à ce bijou, cadeau du romancier et poëte Gabriele d'Annunzio, qu'elle avait surnommé « mon disciple favori », offert à Venise à l'été 1888, enchâssé à l'origine dans un coffret de laque, d'émail et de corail. Sa plantureuse chevelure blonde avait été assemblée et attachée en un lourd chignon. Le corps reposait, comme sur un lit de parade...dans notre chambre originelle de la propriété, avant qu'elle ne fît chambre à part partout où nous logions...
Vers treize heures vingt-cinq, la toilette mortuaire était terminée... Il me fallait prendre mes dispositions pour les funérailles et je craignais que Maubert m'ordonnât une autopsie, après que Madame Langlois eut constaté le décès. Je demandai qu'on préservât le corps de l'adorée. Il me restait à me procurer les certificats à la mairie de Rochetaillée. Maubert viendrait, de toute façon, car seul habilité à signer le certificat officiel de décès. Un pneumatique lui fut envoyé dès treize heures et j'attendais sa venue au chevet de ma regrettée moitié, lorsque Norbert annonça une nouvelle visite :
« Mademoiselle Deanna Shirley de Bièvres de Beauregard. »
Le domestique crut prononcer le nom d'une quelconque courtisane de haute volée, pensant qu'il s'agissait de ma maîtresse, moi, le fidèle mari! Il en parut gêné. Cela se sentit à son intonation, légèrement tremblotante.
L' attendue arriva, faisant son entrée dans le hall. Enfin!
« Hélas, vous arrivez trop tard, fis-je. Mon épouse est passée de vie à trépas voilà tantôt une heure et demie.
- Vous m'excuserez, Monsieur de Saint-Aubain. Je viens d' extrêmement loin. »
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Elle insista sur le mot extrêmement, l'accentuant à dessein, d'une manière quasi emphatique, quelque peu propre à ceux de sa nation, comme ces acteurs de tragédie histrioniques qui usent d'un ton déclamatoire exagéré, gâchant le plaisir de goûter et de communier à la beauté pure de la langue d'un Corneille ou d'un Shakespeare, où les mots se suffisent à eux-mêmes. Elle s'exprimait avec un accent britannique, d'une distinction rare, de celle que l'on dit snob. Je fus éberlué, non seulement par sa toilette, mais aussi par sa ressemblance assez troublante avec Aurore-Marie. Son corps était menu, chétif comme le sien! Deanna Shirley portait une tenue rappelant les amazones, aux manches gigots bien dans l'ampleur présentement à la mode, noire comme il se devait. Son corps, très corseté, faisait ressortir une taille de guêpe ou de sablier et le corset prodiguait à son corsage une forme à la quasi semblance d'un busc d'armure maximilienne du début du XVIe siècle. Ses cheveux blonds, bouclés subtilement sur le devant, étaient coiffés d'un chapeau de cavalière à voilette de mousseline avec, noué au sommet, un foulard de soie grège, coiffe dont la teinte s'harmonisait avec l'ensemble de la toilette. Ses mains, que je supposais délicates, étaient abritées par un manchon de loutre. A son revers, un œillet rouge, souvenir boulangiste s'il en fût. On devinait sous la veste d'amazone un chemisier blanc de fine batiste et de dentelles brodées en point d'Alençon.
Elle fredonnait un air étrange, qu'elle me dit avoir appris d'un certain Mister Crosby à Vienne ou ailleurs...
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Elle me soutint que sa robe était anglaise, conçue par un mister Travis Banton, sans doute de Saville Row, bien que je susse pertinemment que cette artère réputée de la capitale d'Albion abritât plutôt des tailleurs pour hommes, certains réservés à une clientèle exclusive de dandys antiphysiques, ainsi qu'on les qualifiait avant 1789.
Elle releva son épaisse voilette. Je faillis me pâmer à ce visage aux yeux noisette lumineux et malicieux. Pourtant, malgré l'ovale d'elfe similaire à celui de l'aimée, mademoiselle Deanna Shirley affichait des divergences d'avec ma regrettée épouse. On eût pu certes la qualifier de jumelle, de sosie, mais deux éléments l'éloignaient indubitablement d'une similarité physique absolue avec Aurore-Marie :
- la jolie Anglaise de porcelaine était un peu plus grande que ma femme : d'une douzaine de centimètres environ, à ce que j'en pus juger, à condition toutefois qu'elle demeurât à plat, car les talons de ses bottines s'avéraient assez hauts : mademoiselle aimait à se grandir ;
- ses sourcils étaient châtains, épaissis par du crayon : mademoiselle appartenait donc à la gent de ces Anglaises au subtil « brun clair », ce joli marron aux reflets parfois roux, parfois dorés, qu'elle avait jugé préférable de blondir. Aurore-Marie jamais ne s'était teinte. De plus, je remarquai un fond de teint sur ses joues blanches, sans doute pour dissimuler quelques taches de son qui, selon cette coquette, dépareilleraient sa beauté de jolie maigre. Car je puis l'avouer sans rougir : Deanna Shirley était réellement une jolie femme, mais d'une beauté atypique, maigre par rapport aux canons de notre temps...comme ma femme.
Je lui priai de monter se recueillir au chevet de la morte. Nous croisâmes la petite Delphine qui pleurait à chaudes larmes.
« Oh! La jolie brunette! S'exclama Mademoiselle de Beauregard. Elle ressemble à ma fille adoptive Paquita!
- Mademoiselle a adopté une fille? Me dis-je, surpris.
Elle devina mes pensées :
- Paquita est mexicaine. C'est la maman de Pacal, le frère adoptif de monsieur Ivan, un ami de ma sœur. Je suis donc en quelque sorte la grand-mère adoptive de Pacal... »
Le discours de Mademoiselle de Beauregard, pour singulier qu'il fût, était prononcé par une personne tout à fait raisonnable, qui s'exprimait le plus naturellement du monde, dans un français parlé avec cet accent britannique distingué, un peu grasseyant, que l'on qualifie communément d' oxfordien ou d' oxbridge. Mademoiselle de Beauregard était décidément une jeune femme délicate comme mon aimée, et d'une élégance naturelle. Elle me parut d'une excellente éducation. Nous nous recueillîmes au chevet de ma pauvre Aurore-Marie, parée pour sa dernière demeure.
A la vue du cadavre, Mademoiselle de Beauregard prononça des paroles que je ne saisis point :
« La toilette mortuaire est déjà achevée. Les thanatopracteurs de cette époque étaient meilleurs que ce que je croyais. »
Les yeux de mon Anglaise s'embuèrent. Ce qu'elle me dit alors ne s'apparentait ni aux confidences classiques, ni aux messes basses.
« Malheureuse femme... Hélas! Toutes les roses passent! Les aventures vécues en 1888 ne pourront s'oublier facilement! Elle voulut nous jouer un tour pendable, mais elle est toute pardonnée. »
J'ignorais exactement, ayant refusé de croire avec constance en ses délires, ce que feue mon épouse avait pu comploter à l'époque, si ce n'étaient ses accointances avec la duchesse d'Uzès et le regretté brav' général. Il n'y eut jamais chez Aurore-Marie l'expression de la moindre dénégation. C'était comme si elle ne faisait plus le distinguo entre le délire et la réalité. Lorsqu'elle avait été informée de la mort du tragique couple que Boulanger formait avec Madame de Bonnemain, les paroles que mon ouistiti bien aimé avait prononcées à ce sujet (il y était, si je m'en souviens bien, question d'Afrique, d'arme absolue et d'autres choses) l'avaient été selon moi sur le coup de l'émotion, de la folie qui habitait plus ou moins l'esprit de ma mie depuis l'adolescence.
« Vous n'avez pas affronté l'Afrique de pacotille dans laquelle mes amis et moi-même avons dû nous aventurer afin de contrer les desseins de Madame, poursuivit Mademoiselle Deanna Shirley, comme si je comprenais ses dires... Des hété...rochronies temporelles (elle buta sur ce mot inintelligible), des hommes-singes, des esclavagistes arabes des Mille et Une Nuits, mi-centaures, mi-titans, des dinosaures fous, une nature superposant toutes les époques du vivant sur plusieurs planètes de plusieurs systèmes galactiques avec leur flore tantôt bleue, tantôt noire ou rouge selon l'étoile éclairant l'astre et j'en passe! C'était, pour m'exprimer comme un amateur des réalités virtuelles ou holo-simulations des temps alternatifs de la fin du XXe siècle et du début du XXIe où l'hyper-technologie numérique et l'ultralibéralisme avaient triomphé, une cyber-Afrique totalement recréée dans un sens...cybercolonial... » Pensant que je n'avais rien saisi de son discours, elle crut bon de rajouter :
« Il paraît que votre femme était une passionnée de botanique. Qu'eût-elle pensé à la vue de jacarandas mauves, de jaborandis bleu-roi et d'okoumés anthracite? »
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J'en eus définitivement la conviction : Mademoiselle de Beauregard était issue d'une autre réalité que je n'appréhendais nullement, et elle était saine d'esprit contrairement à ma pauvre épouse.
Et si, lorsqu'elle parlait du Logos, de Cléophradès, des communications entre divers mondes parallèles, pouvoirs que sa soi-disant initiation de 1877 lui avait prodigués, facultés idoines ou acquises par tous les grands prêtres de cette secte gnostique remontant au IIe siècle après le Christ, Aurore-Marie disait peut-être la stricte vérité?
Enfin, Deanna Shirley me déclara :
« Si vous le permettez, monsieur, j'assisterai à l'office des funérailles. J'ai reçu une éducation catholique avec ma sœur Daisy-Belle. Comme votre femme, j'ai été chez les religieuses, dans une institution en Californie... »
Cela me rappela Lise, l' Institution Notre-Dame... Il faudrait désormais que notre fille reçût une sépulture officielle, décente, qu'elle reposât aux côtés de sa pauvre maman...

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Les obsèques d'Aurore-Marie Victoire, baronne de Lacroix-Laval, épouse de Saint-Aubain, dont le titre s'éteignait avec elle, eurent lieu le 14 mars 1894, en la cathédrale Saint-Jean de Lyon, sise dans le vieux quartier. Conformément à ses dernières volontés, ma mie avait choisi que l'office funèbre fût célébré là, de préférence à la nouvelle basilique de Fourvière, dont le style ne l'agréait aucunement, bien que Monsieur Huysmans, 
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un de ses plus fervents admirateurs, que je reconnus d'ailleurs parmi l'assistance, assis entre le comte Boni de Castellane
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et Madame Aubernon de Nerville,
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y eût effectué un pèlerinage à l'été 1891, quelques temps avant d'assister à la soirée funeste...Et la cathédrale Saint-Jean n'était bâtie qu'à quelques rues du lieu du crime passionnel déviant et atroce perpétré par l'aimée sur la personne d'une fillette de onze ans!
Je fus surpris par la présence majoritaire de femmes de la bonne société, bien que ni les officiels, ni le gratin des belles-lettres, des salons, de Paris, de Lyon et même de Bruxelles et de Londres, ne manquassent à l'appel.
Les rôles se trouvaient inversés! Si la littérature d'Aurore-Marie deviendrait rapidement, immanquablement démodée, surannée ; si son héritage esthétique tomberait promptement en déshérence, puisque sans doute inhérent à un pur effet de mode (alors que j'avais vent de l'existence, chez une poëtesse américaine du nom d'Emily Dickinson,
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d'un style radicalement différent, d'une concision et d'un laconisme dépouillé extrêmes quoique non dépourvus d'introspection ; de même dans certaine forme de poësie japonaise que l'on nomme haïku) au contraire, ce que l'on peut qualifier de féministe survivrait en son œuvre bien que le style alambiqué de ses vers constituât à mes yeux un vice rédhibitoire... Cela me rassura, mais ce constat n'annonçait rien de bon pour notre règne à nous, les mâles... Les hommes en étaient réduits, à ces funérailles, étonnantes quoiqu' orthodoxes, à chaperonner leurs femmes qui le leur rendaient bien. Ainsi, elles admiraient ma pauvre chérie, comme si elle eût été la nouvelle Sapho ou la nouvelle Hypatie...
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non seulement pour sa beauté, mais aussi pour ce qu'elle avait fait.
Et la magnifique Anglaise, la jumelle Deanna Shirley, comme mon Aurore-Marie l'avait si souvent qualifiée, était bien là, recueillie en l'office funèbre, car elle avait tenu sa promesse, par-delà ce que je compris être, puisqu'elle venait indubitablement d'un ailleurs AUTRE, par-delà, me répétai-je, ce qu'on devait nommer les murailles du TEMPS.
FINIS