samedi 11 avril 2009

L'escamoteur de voix 3 - Tout comme la duchesse de Talleyrand-Périgord

Tout comme la duchesse de Talleyrand-Périgord, Louise-Albertine reçut un courier, mot avec un seul r par respect de la mode anglomaniaque, missive signée de la duchesse d'Aumale : celle-ci était fort lasse! Elle se morfondait, se consumait d'ennui. Elle invitait ses deux amies à passer quelques jours en sa compagnie à Chantilly : on y jouerait au whist, au tric-trac, au pharaon, à la bouillotte, au passe-boules et au trou-madame! On irait aussi à l'opéra et au théâtre! On y discuterait de la chose publique! Louise-Albertine et Anne-Louise Alix répondirent comme un seul homme, pardon, une seule femme, à l'appel de détresse de Marie-Caroline de Bourbon-Salerne!

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Le printemps était bel et bien là et il faisait soleil dans les jardins du château : c'était pourquoi ces dames avaient conséquemment opté pour les délassements de plein air. A défaut du croquet, ce jeu droit importé d'Albion que le dandysme recommandait aux Dames, nos belles aristocrates, par manque d'anglomanie, préféraient disputer, en ce jardin fleuri où s'épanouissait le cytise, des parties d'antique trou-madame, dont l'existence était jà attestée au siècle de Louis XIV. A l'époque, le ludisme avec un seul d n'était point inventé : la seule acception lexicale était luddisme, ce qui était sans lien aucun avec le jeu, puisqu'il s'agissait du bris des machines par les ouvriers refusant la mécanisation, depuis les actions d'un certain John Ludd. En France, on disait sabotage, item au point de vue du sens, sauf que la machine était bloquée par l'introduction de sabots.
Les nobles Dames s'étaient précipitées toutes trois à l'air libre, après un verre de lacryma-christi dont Marie-Caroline avait profité pour montrer à ses invitées ses nouveaux péridots et ses perles en larmes-de-Job. Prévoyante, la duchesse d'Aumale avait préparé l'en-cas, car le jeu, c'est bien connu, démène et donne grand'faim. Ce vade-mecum nourricier était transporté dans des paniers d'osier grâce à un baudet bâté. Tandis que maître aliboron dégustait ses chardons et orties et buvait à son seau, n' imitant ainsi aucunement l'âne de Buridan, les bonnes odeurs de mangeaille, de poulet froid, de saucissonnaille et autres tripailles en bocaux de conserves familiales pas toujours conformes au système de monsieur Appert, senteurs exhalées de ces hottes montées quelque peu de guingois, provoquaient chez ces Dames un pourlèchage de babines, une parpelégeade du plus heureux effet. La sonnaille tintinnabulante de la bête attachée par le licol à un arbuste de buis retentissait de temps à autre, tandis que, à quelques toises, près du buffet d'eau proche, grues, bécasses et poules d'eau vaquaient à leurs occupations comme si de rien n'était en ces arpents de terre, de verdure et d'étendues liquides.
Quel était le principe du jeu dit trou-madame, de ce bon chasse-ennui?
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Dans les allées du jardin anglais toutes en boustrophédon, Marie-Caroline y avait fait installer une version de plein air. Le trou-madame consistait en un fronton numéroté de neuf cases ou arcades, posé sur son plat (terre, sable, gazon ou terrasse), arcades sous lesquelles il fallait lancer dix galets de bois. Le fronton se devait d'être dépourvu de tout obstacle, afin d'obvier à toute détérioration ou déviation de la trajectoire des galets. Une aire de lancement avait été tracée : un cercle fixe, au sol, à quatre mètres minimum du fronton qui lui-même était délimité par un trait droit, à un mètre de sa façade. Les numéros inscrits au-dessus de chaque arcade indiquaient le nombre de points gagnés. A la différence du trou-madame de table, d'intérieur, le jeu était dépourvu de plan incliné où les galets, au nombre de treize, descendaient. Le galet devait marquer les points de la case dans laquelle il était entré. Plusieurs galets pouvaient s'introduire dans la même case. Le montant des points se calculait en multipliant la valeur de la case par le nombre de galets entrés dans celle-ci.
A ce jeu, notre habile économiste, Anne-Louise Alix, fut la plus forte. Elle gloussait de joie et pouffait devant la mine contrite de ses amies. A leur décharge, Marie-Caroline et Louise-Albertine étaient quelque peu handicapées par leur état respectif : langueur de poitrinaire pour l'une et grossesse pour la seconde. Le trou-madame ne serait pas pour elles, en ce jour pourtant radieux, leur accomplissement, leur schibboleth, leur montée au pinacle, leur triomphe à la romaine. Peu leur chaut, au fond! Piquée par son imparable défaite, bien qu'elle conservât son tact, son équanimité, son sens de la diplomatie, Marie-Caroline de Bourbon-Salerne, au spectacle de la trotte-menu châtain-roux troussant ses jupes à petits pas jusqu'aux arcades pour vérifier, précautionneuse, que le nombre de galets qu'elle avait placés était bien le plus pourvoyeur de points, se contenta de ces mots à l'acidité euphémique et feutrée proche de la bisque :
« Ma chère Alix, vous êtes indécente : j'ai entr'aperçu l'espace d'un instant furtif l'ourlet de vos pantalons blancs. »
Quant à Louise-Albertine, les joues rouges, toute éplapourdie de sa défaite, elle se tint coite, n'osant une quelconque gaberie afin de compenser sa déception proche de l'affliction : elle détestait les chattemites hypocrites, les blandices. Elle craignait par dessus tout la brouille, la quitterie irréparable, que toutes trois se disputassent vainement sur un sujet aussi badin. Elle refusait les faux-fuyants et les calembredaines. Madame la comtesse d'Haussonville demeura donc quiète, se contentant de contempler, comme une cruche désaccoutumée au port de jolies choses, telle une fadette ou un benêt rustaud, la tombée de sa robe d' un bleu-barbeau céruléen, celle-là même qu'elle avait revêtue pour poser pour monsieur Ingres. Elle avait attaché son chignon avec une faveur nacarat, différente de celle de la toile, qui tirait sur le ponceau mâtiné de cramoisi.

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Une heure plus tard, dans le château.
Les grincheux infatués, confits en certitudes, gonflés de leur intumescence légitimiste, croyaient dur comme fer battu tant qu'il est encore chaud au conservatisme imbu de ces dames de la bonne société. Mineures pour eux jusqu'au veuvage, elles ne pouvaient qu'acquiescer aux pires opinions conservatrices, car soumises à leur époux et éduquées selon les préceptes de la catholicité et du Code Napoléon. Par conséquent, dans leur aveuglement semblable à celui d'un empereur byzantin déposé de son trône par une énucléation rituelle, les ultras -ou ce qu'il en restait alors- affirmaient qu' une comtesse ou une duchesse ne pouvaient aucunement avoir d'opinion bien arrêtée sur quelque sujet que cela soit, et, si elles en étaient par hasard dotées, celle-ci irait à contresens de tout libéralisme politique. La duchesse d'Aumale et la comtesse d'Haussonville, cependant, savaient lire. Éprouvaient-elles quelque vergogne, quelque honte, lorsqu'elles étaient surprises par hasard par un chenu roué nonagénaire encore coiffé en queue de pigeon en train de faire leurs délices du « National », du « Journal des débats » ou de « La Presse » de Monsieur Emile de Girardin qui avait occis Armand Carrel en singulier duel (pour parler comme Michel de Nostredame) au lieu de l' attendue lecture de « La Quotidienne », dont l'historien Michaud avait longtemps été le rédacteur en chef, et de « La Gazette de France »?
« As-tu lu la rubrique de « La Presse » de ce jour, consacrée aux beaux arts et à la musique? Demanda la blondine duchesse d'Aumale aux anglaises dorées à Madame d'Haussonville.
- Pas encore.
- Le publiciste y rapporte un étrange incident survenu à l'Opéra-comique lorsque monsieur Clapisson a fait donner ses «Bergers trumeaux».
- Hâte-toi de m'en rapporter la teneur! Je me morfonds d'ennui et me pâme d'impatience!
- La chanteuse D., que de nombreux aficionados voyaient déjà comme la nouvelle Malibran, a perdu tous ses moyens au beau milieu du spectacle! Elle est devenue brusquement aphone et a quitté Favart sous les huées, les quolibets et les jets de tomates!
- Nonobstant le néologisme ibérique que tu viens d'employer, je ne vois en cet événement qu'une cocasserie anecdotique! « Le Journal des débats » n'en a pipé mot, préférant évoquer le prochain ouvrage lyrique du sieur Clapisson : le titre en serait « Gibby la cornemuse! ».
- Serait-ce une adaptation de Sir Walter Scott?
- Il y serait question d'un joueur de bag pipe du nom de Mc Shadock dont l'instrument émettrait des vents incongrus...
- Des vents! Voilà un terme bien impudent et graveleux, ma chère! J'en rougis!
- Je voulais dire des sons...Cette cornemuse ferait entendre des « Ga », des « Bu », des « Zo » et des « Meuh »!
- Un biniou écossais qui meuglerait à la semblance d'une vache! Grotesque! S'exclama la duchesse d'Aumale. Quant à l'incident D., il n'est pas le premier de cette sorte!
- Comment! Voilà bien une ébaudissante nouvelle qui me met toute à quia!
- La tragédienne L. a connu la même extinction de voix voilà huit jours en pleine représentation d' « Athalie » au « Français »!
- Ciel!
- Ceci est le bon mot! Appelons Anne-Louise Alix, que je trouve présentement par trop occupée à sa broderie, afin que nous nous aérions et disputions en mes jardins une nouvelle partie de trou-madame en guise de revanche! Surtout, avant que je ne souffre de mes fâcheuses vapeurs! Je n'ai point sur moi ma sonnette pour appeler Léonie afin qu'elle m'apporte mes pastilles d'ipéca! »
Monsieur Clapisson, lamentable compositeur au demeurant pour la postérité, au point qu'un romancier de l'avenir, à la recherche du temps perdu, assimilerait l'ignorance musicale de quelque Dame de cette Belle Epoque peuplée d'Odette(s) et d'Albertine(s) à la mise dans le même sac de jute de Jean-Sébastien Bach et Antoine Louis Clapisson, souhaitait ardemment constituer un legs de sa collection en faveur du Conservatoire de Paris. Ladite collection avait miraculeusement échappé à un incendie, comme si elle eût reçu la protection de quelque divinité, dryade ou sylphide de ballet romantique. Le tutu pour homme ne serait introduit, dans le roman scabreux tout au moins, qu'en 1891, un an après le trottin. Pour l'heure, les instruments attendaient leur heure muséographique : bugles, batyphons, cornets à piston, ophicléides, serpents, hautbois d'amour, chapeaux chinois, clarinettes, bicordes, octobasses, violes d'amour, viola pomposa, pochettes, orgues positifs, aérophones, cornets à bouquin, chalemies, galoubets, cromornes et autres tournebouts croupissaient au domicile du triste sire comme un vieux lion borgne délaissé dans sa cage après avoir perdu sa qualité, son acception de sidi lion de roman feuilleton.
Pour en revenir à notre affaire, Louise-Albertine ne répondit pas tout à trac aux sollicitations rancunières de sa blonde amie, comme si elle craignait que tuileaux et flûtiaux lui tombassent sur la tête. Au contraire, elle prit distraitement un crayon et gribouilla le journal, exécutant une esquisse toute en maladresse d'un pantin grossier, taillé en une énorme bûche, avec un long nez. Toute à ses croquis, afféteries et agaceries du gros bonhomme en bois, à cette bamboche mal ficelée, elle feignait de ne point voir l'empourprement courroucé de Marie-Caroline en quête d'une réplique. Où donc était passée la longanimité légendaire de la duchesse d'Aumale? Louise-Albertine se refusait à parler en vain, à bégayer, à balbutier, à risquer l' embrouillamini, la contrepèterie, la cacographie ou le galimatias. Ses mains, de fait, avaient des mouvements par trop nerveux. Elle cassa la mine du crayon. Ce fut alors qu'elle dit :
« Non! Elle gagnerait encor! Allons plutôt à l'opéra ce soir!
- Vertuchou! Jura la duchesse d'Aumale. Reconnais donc qu' Anne-Louise Alix a fait Charlemagne à la partie de tantôt! Elle ne nous a laissées aucune chance!
- La rancune est mauvaise conseillère. Un bon opéra nous siéra mieux, comme des caïds arabes se réconciliant autour d'un racahout!
- Tu fleures bon l'orientalisme de monsieur Fromentin! Quel ouvrage lyrique proposes-tu?
- Une reprise de « La Marquise de Brinvilliers » de Ferdinando Paër, créée en 1831.
- L'oeuvre d'un auteur mort depuis six ans, soit! Nonobstant l'absence d'Henri, en campagne, Joseph, ton mari, et Louis de Talleyrand pourront venir, n'est-ce pas?
- Rien ne s'oppose à leur présence, en effet.
- Informons-en donc Anne-Louise Alix! »
Ces Dames appréciaient l'opéra pour ce que l'on sait. Si leurs enfants subissaient le solfège, si Marie-Caroline jouait (un peu) du piano, toutes trois, cependant, étaient aussi bonnes chanteuses qu'une future Deanna Shirley De Beaver de Beauregard, en cela qu'elles ne savaient que fredonner des « Mironton mirontaine » et autres « lonla lonlaine » avec des voix de sirènes!


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Le soir, le temps s'était mis brusquement à la pluie : il fallut donc renoncer à la voiture découverte. Ces messieurs et dames prirent place dans la double berline aux armoiries du duc d'Aumale, vêtus de leurs atours du soir sur lesquels chacun avait enfilé divers vêtements apparemment de protection contre la froidure et la pluie, mais en fait somptuaires, car destinés à en mettre vulgairement plein la vue.
« J'espère que le temps s'abeausira bientôt, minauda la duchesse de Talleyrand. J'exècre les parapluies : cela fait trop bourgeois.
- Après la représentation, nous souperons chez Tortoni. Déclara Joseph d'Haussonville.
- Encore! S'exclama Louise-Albertine, notre Mélanie Ashley Hamilton Louis-Philippe. Je ne voudrais pas que nous tombassions sur ce fielleux légitimiste de Viel-Castel comme la dernière fois, avec son goût immodéré pour les soupers d'huîtres et d'ortolans. Le repas n'avait point été à notre convenance : ces pilchards à la Pritchard sauce Pomaré relevaient davantage du calembour politique licencieux que de la bonne cuisine!
- Encore heureux que nous fréquentions un établissement comme il faut, se permit d'observer Marie-Caroline. Nous eussions pu nous rendre en ce bistroquet réputé pour sa filouterie, chez ce Katkomb, où il eût mieux valu que nous ne nous encanaillassions point! Ses entremets y sont paraît-il infects, constitués de croustades douteuses, de pots-pourris et autres miscellanées de toutes les ripopées et tous les farragos imaginables! Et le chaland, fi donc! A l'image des lieux : lorettes vérolées, mâches-dru, prône-misère près de leurs sous, mauclercs, pauvreteux, hallefessiers et j'en passe! Les servantes y sont malitornes! Le lieu sue la rapine et grouille de coupe-bourse! Cela n'est point là que nous ferions ripaille et gogaille!
- Duchesse! Se permit d'apostropher Louis de Talleyrand-Périgord. Cessez donc là votre marivaudage, vos criailleries et votre clabaudage! Songez plutôt à votre santé! Quittez donc cette face de carême!
- J'ai ma peau de carriole, si je puis vous rassurer! Il fait quelque peu froid! Il s'agit d'une fourrure de ce que les Algonquins nomment wapiti.
- Je croyais qu'il s'agissait de caribou ou d'orignal, observa Anne-Louise Alix. Quant-à moi, j'ai ma berthe fourrée. Et toi, ma chère? ajouta-t-elle à l'adresse de Louise-Albertine.
- Heu? Je... J'ai ma fanchon! Balbutia la comtesse, les joues rouges.
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- Quelle allure de croquante, vraiment! Cela ne te sied point, ces coiffes paysannes! Pourquoi pas une fanette ou une fantine, tant que nous y sommes! Persifla la duchesse de Talleyrand.
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- C'est que, heu... cela est fort pratique! Mieux qu'un shal! Répondit, quinaude, Louise-Albertine.
- J'en possède à ne plus savoir qu'en faire! Reprit Marie-Caroline.
- Vous les commandez chez un soyeux lyonnais réputé, Saint-Aubain, je crois?» Interrogea Joseph d'Haussonville.
Les bavardages badins et autres parleries se poursuivirent ainsi jusqu'à Paris, entrecoupés de poussées de chansonnettes de Béranger, jusqu'à un vieux chant provençal du dix-septième siècle, fort bienvenu, tout agrémenté de turelure, où il était question d'un diablé d'honnour, d'un Satan créba commé oun poulet, sans oublier une complainte composée sous François Premier au sujet de l'exécution de Semblançay.
A l' Opéra, le groupe prit place dans la même loge : goûter ensemble au spectacle, avant de souper encore en groupe ; l'instinct grégaire, de classe, ne quittait pas notre aristocratie orléaniste. Marie-Caroline s'intéressa aux interprètes du drame lyrique italien, sans doute à cause de l'affaire rapportée par la presse car, habituellement, cela n'était point d'usage chez elle, comme nous l'avions observé avec sagacité tout-à-l'heure.
«M. joue la Brinvilliers! Il s'agit d'une gloire montante! Le ténor R. interprète Louis XIV et mademoiselle O. la Montespan!
- Qui chante le rôle de la sorcière, de la Voisin? Demanda Louis de Talleyrand.
- Un cheval de retour, si je puis m'exprimer comme ces canailles de bonnets verts ou rouges du bagne! Madame P. Elle chantait déjà en 1810! Elle doit approcher des soixante printemps!
- Oh! Grande joie, les amis! Voyez qui j'aperçois dans la loge d'en face! S'écria, rieuse, Anne-Louise Alix, lunettes de théâtre aux yeux tout en lissant ses boucles anglaises auburn. Alban de Kermor! Notre illustre pair de France qui vient de délaisser la politique après s'être brouillé avec Chateaubriand et toute la clique légitimiste, sans toutefois rejoindre les bancs du comte Victor-Marie Hugo. Quoique ce dernier soit son meilleur ami... Il défend et soutient financièrement monsieur Berlioz!
- Hugo? C'est un pair de fraîche date tandis que les Kermor... observa le comte d'Haussonville.
- Alban n'avait pas l'âge légal pour siéger! Eu égard à ses états de service, il a bénéficié d'une dérogation spéciale. Il n'a d'ailleurs que trente-cinq ans...mon âge.» Reprit Anne-Louise Alix.
A son tour, la duchesse d'Aumale ajusta ses lunettes et observa l'illustre spectateur.
« Quel bel homme, vraiment! Blond foncé, les yeux noisette clairs, athlétique! On dit qu'il est un cavalier émérite, qu'il excelle à l'escrime et qu'il pratique des sports anglais avec des partners aussi fous d'anglomanie que lui : un noble art, notamment, que l'on appelle la boxe anglaise! Il est même allé jusqu'à instituer un club privé, rival du Jockey Club! Le Bee's Club si je me souviens bien de l'article de L' Illustration...
- Ma chérie, concentrez vous sur le spectacle! Pouffa Louise-Albertine. On dirait que vous recherchez la liaison adultérine! Je vous dénoncerai à Henri!
- Aucun risque! Il adore son épouse, née Ophélie de Camaran de Ploudalmézeau, qui lui a déjà fait deux beaux enfants: Arthur et Coralie! »
Une scène maîtresse approchait : le solo de La Brinvilliers, au cours duquel mademoiselle M., jolie brune bouclée quoiqu'un peu grasse, devait faire preuve de virtuosité et pousser son contre si bémol légendaire! Le public, qui jusqu'à présent, s'était pas mal gaussé de ce qui se passait sur scène, l'attendait au tournant, son attention enfin détournée des conversations badines qui bruissaient dans les loges et jusqu'au balcon, gênant chanteurs et musiciens qui devaient faire avec s'ils ne voulaient point s'aliéner la bonne société et les bien-pensants du régime. L'instant était donc venu d'affriander l'assistance. La partition de mademoiselle M. formait ce que mathématiquement les savants nomment une partie aliquante, en cela que l'aria majeure n'était pas contenue un nombre exact de fois dans un tout, que l'on pouvait la détacher du contexte du livret, la chanter pour elle-même parmi toutes des miscellanées bel cantistes, un pot-pourri de morceaux choisis recueillis exprès afin de former (de formater dirions nous plutôt) et le goût du public, et l'art de celles que l'on qualifiait de plus en plus de divas ou de prime donne. Cette aria virtuose, selon une loi où le recitativo et l'air doivent obligatoirement alterner, était, si je puis m'exprimer ainsi sans en disconvenir, tout le contraire d'une partie aliquote, improbable objet mathématique contenu un nombre exact de fois dans un tout, un extrait d'oeuvre que l'on ne peut interpréter pour lui-même hors de l'opus lyrique pris dans sa totalité. Outre-Rhin, un certain monsieur Wagner, auteur d'opéras dramatiques intitulés Rienzi et Le Vaisseau fantôme, souhaitait ardemment rompre avec la logique de la musique italienne ou Restauration, en instituant le chant continu et le leitmotiv. Pas de quoi séduire un demi-solde invalide à tête de bois, raide dans sa capote, n'appréciant que les fanfares et les marches militaires de l'Empire réglées par un tambour-major, s'abritant des intempéries avec une toile caoutchoutée faite de cette nouvelle matière malaise dite gutta-percha, édenté à force d'avoir déchiré les papiers des cartouches, réduit à mastiquer des pastilles de gomme-gutte, son haleine fétide empuantissant l'Hôtel des Invalides, relents qu' il fallait obvier par l'usage de gommes aromatiques à l'inverse de l'assa-foetida afin que le vieux grognard parfumât son souffle pourri par un incessant mâchouillage : myrrhe, oliban, opopanax, calamite, encens et autre ladanum. L'homme en devenait drogué.
Vêtue d'une robe d'alépine émeraude, de damas rouge garance et de faille indigo, mademoiselle M. débutait son aria de bravoure, lorsque la loge de nos héroïnes fut brusquement divertie par d'impromptus et incongrus gargouillements, bruits de ventre du plus cuistre effet : ces grommelis anatomiques provenaient des entrailles de la duchesse d' Aumale, qui avait par trop abusé des vomitifs et autres émétiques : son estomac était creux, dans les talons, et le souper lui tardait! Les joues pivoines, elle dit à ses amis, sur le ton de Marie-Antoinette au bourreau le 16 octobre 1793 :

« Excusez-moi! Je ne l'ai point fait exprès! »
Le comte d'Haussonville, de répondre :
« Mais vous avez grand'faim ma chère!
- Une faim de loup-brou! Opina Anne-Louise Alix.
- De plus, j'ai quelques crampes autres que stomacales! Crut bon d'ajouter Marie-Caroline Auguste.
- Peut-être auriez vous grand besoin de quelques frictions d' opodeldoch? Reprit le comte.
- Je ne le pense pas. Je suis désolée. »
Tout à cet imprévu, à cette distraction importune, le public de la loge ne remarqua pas que quelque chose était en train de survenir sur scène. Tandis qu'elle effectuait une montée vertigineuse, virtuose, une vocalise fulgurante jusqu'au légendaire contre si bémol qu'elle devait tenir toute une ronde marquée d'un point d'orgue avant de poursuivre l'aria, mademoiselle M., dont les jolies lithographies vivement colorées dues à monsieur Devéria s'arrachaient chez les marchands d'estampes, parut brusquement privée de tous ses moyens. Cela ne fut ni un couac, ni une erreur de note, de celles que l'on dit par euphémisme fausses. Tout simplement, la bouche demeura grande ouverte sur le silence, la vacuité, la mutité, l'impétrante elle-même ébaudie, quinaude, à quia, éplapourdie de sa surprise à demeurer ainsi coite sans que nulle explication relevant de la physiologie ou d'un quelconque traité de feu monsieur Bichat vînt à éclaircir le phénomène. Elle demeurait muette, non qu'elle fût dépourvue de langage articulé remplacé par des borborygmes d'enfant-loup à la Victor de l'Aveyron : sa voix avait bel et bien disparu, aucunement remplacée par quelque cri ou bruit physiologique, vocal ou animal que cela soit! Elle était pis qu' aphone! Par contre, l'assistance réagit bruyamment par l' hourvari et par l'esclandre. Les spectateurs se sentaient grugés, victimes d'une grivèlerie. Ils en voulaient pour leur argent et cherchaient conséquemment noise. Mademoiselle M. devait payer. Elle paya, au prix habituel des fruits pourris et des rogatons corrompus. Il était pathétique de voir l'admirable corps de cette beauté brune recevoir sans broncher -et pour cause- ces affreuses tomates, pommes, poires et autres productions des cueillettes de nos vergers marchant toutes seules! Ces messieurs se chargeaient de l'exécution en sifflant et en huant la belle, tandis que ces dames au joli nez spirituel, piquées par cette nouvelle bataille d'Hernani qui n'en avait pas l'intérêt artistique, se contentaient de quolibets perfides tout en agitant frénétiquement leurs éventails.
Comment cette malheureuse Rigolboche de passe-boules, de jeu de massacre d'un nouveau type, de mauvais boulingrin, native d'un Ménilmontant encore à venir dans Paris intra-muros, allait-elle rabibocher une toilette de théâtre à jamais souillée par l'opprobre et par l'ignominie d'un spectacle manqué? La pauvre croquignole (en cela qu'elle était mignonne à croquer comme un gâteau), victime de cette arlequinade (nous préférerions pour notre part le terme de scapinerie s'il eût existé) ne pouvait ni protester de son innocence, ni implorer la pitié, encore moins le pardon, la rédemption, ce qu'en chacun de nos dimanches au prône de nos églises on nomme rédimer. Au lieu de manifester une quelconque compassion, les haineux redoublèrent leurs projections de déchets des quatre saisons à l'adresse de la bégueule, pour parler avec la vulgarité d'un marmouset des barrières au péril de l'amphigouri, telles des furies, des Erinyes poursuivant la malheureuse de leur ire, de leur rage, de leur bisque, de leur hubris démesurées. Par une telle billebaude, les paltoquets franchirent allègrement la ligne rouge et le rivage des syrtes, au risque de s'y engloutir à jamais avec toute leur ignominie et leur indignité. Ils méritaient que de leur être vil, il ne restât aucune remembrance! Oser traiter une grande chanteuse pis que la plus bécasse des lendores!

Offusquée devant tout ce spectacle médiocre digne d'un théâtre de dernier ordre du boulevard du Temple, la duchesse d'Aumale rangea en leur étui d'écaille au décor gravé de criste-marine ses lunettes de théâtre, revêtit prestement sa pelisse de bièvre (puisque le prétendu caribou de cette peau de carriole n'était autre que du castor et que l'anglais beaver dérive de l'ancien français bièvre) et dit :

« Quittons ces lieux! Je ne reste pas une minute de plus au milieu d'une telle émeute digne des partageux babouvistes! »

Plus qu'une improbable indignation, cette phrase fut interprétée comme de l'impatience, comme la saisie d'une opportunité bienvenue par Marie-Caroline née de Bourbon-Sicile afin d' enfin combler devant une bonne table son creux à l'estomac. Comme l'aurait déclaré un chevalier à Crécy, à la manière de Froissart :

« Tudieu, messire! Chassons de céans toute cette ribaudaille afin qu'avec l'Anglois nous puissions en découldre!»

Alors que la scène tournait au pugilat et au pancrace, ces messieurs reprirent leur redingote, leur gibus, leur canne et leur carrick et ces dames, comme à regret, rangèrent lunettes et éventails de soie et de dentelle, mignonnettes, de Valenciennes, de Malines ou Chantilly, en point coupé, point de Venise, point Renaissance ou d'Alençon (le plus prisé), enfilèrent leur houppelande, leur fanchon, leur capeline, leur zibeline, leur shal, leur berthe, atours parfois de mérinos, d'autres fois de gros de Naples, le plus souvent agrémentés de crêpe de Chine, de brocart et de moire. Nul ne remarqua que, dans la loge d'en face, Alban de Kermor faisait de même. Dans la confusion qui s'ensuivit, il devenait ardu d'éviter la bousculade. En conséquence, la duchesse de Talleyrand fut heurtée par un hurluberlu qui semblait se hâter tout comme elle vers la sortie. L'homme était grand et laid, comme défiguré, ainsi qu'un maître d'école vitriolé cher à monsieur Eugène Sue, à la semblance atroce d'un monstrueux criminel de dessins aux phylactères du prochain siècle, dont monsieur Töpffer était présentement un pionnier, être au lupus qui dissimulerait sa décrépitude létale sous des masques de mort. Anne-Louise Alix ne put retenir cette exclamation :

« Mon loup-brou! Ciel! Mon loup-brou! »
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Tous s'en vinrent chez Tortoni souper, une fois la voiture rejointe, loin de l'émotion quasi populacière qui envahissait désormais l'opéra.

samedi 4 avril 2009

L'escamoteur de voix 2 - Château de Chantilly, le lendemain.

Château de Chantilly, le lendemain.


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Trois femmes superbes de la haute noblesse s'étaient donné rendez-vous en ce lieu où planait encore le souvenir du dernier des Condé. La ténébreuse affaire des fossés de Vincennes, crime politique insane commis par le général Buonaparte sur la personne du duc d'Enghien, avait privé comme on sait la lignée des Condé de toute descendance. L'extinction du lignage s'était accomplie par le biais d'une pendaison à l'espagnolette en l'an 1830, assimilée pour les uns à un suicide, pour les autres à un fâcheux accident aux sous-entendus paillards visant le bien connu phénomène physiologique de la virilité des pendus, puisqu'il existe une physiologie de la chose, comme il en est du mariage selon Honoré de Balzac et du goût d'après Brillat-Savarin.
Le dernier prince de Condé avait fait du château de Chantilly sa demeure, de retour d'émigration. Il la légua au duc d'Aumale, alors âgé de seulement huit ans. Le jeune fils de Louis-Philippe s'était tôt intéressé à la résidence et envisageait un réaménagement complet de celle-ci : ses appartements privés eurent Eugène Lami comme décorateur tandis que l'architecte Duban fut chargé de l'élévation d'une galerie de bois pour en assurer la desserte. Henri d'Orléans, duc d'Aumale, songeait déjà à reconstruire le grand château.
Pour les jardins, il n'eut guère à intervenir : le dernier des Condé s'en était jà occupé, à cause de la destruction de l'oeuvre de Le Nôtre sous la Révolution. En 1819, l'architecte Victor Dubois avait redessiné le jardin anglais sur ordre de feu Louis-Joseph de Condé. Parmi plusieurs aménagements romantiques, on remarquait un grand buffet d'eau et un temple de Vénus peuplés de cygnes et d'oiseaux aquatiques. Les recherches florales, botaniques, et les interventions es-horticulture avaient prodigué une touche savante à ces installations. L'orpin blanc ou trique-madame y fleurissait, de même la glycine et les cytises. Les tout neufs forsythias, inventés par le botaniste britannique Forsyth, puisque seulement répertoriés en 1839 par la classification linnéenne, y étaient remarquables. On y cultivait aussi les bouquets d'ombelles, selon un mode d' inflorescence savamment ordonné, entre autres ces bouquets de peucédans, qui inspireraient une poëtesse parnassienne de la fin de ce siècle, Aurore-Marie de Saint-Aubain :




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« Le peucédan ombellifère en sa fragrance trouble,
Par l'ignifuge éclat de ton regard pythique,
Éblouit mon coeur d'or et d'électrum antique!
Volatile enjôleur, psittacidé, mon double!
Au symbolique hoir je dédie l'incunable,
La pogonotonie de ton être admirable! »


En quoi ces trois jeunes femmes méritaient-elles le qualificatif de superbes, comme cette galère du Roy Soleil, sujet d'un roman d'un futur écrivain du prochain siècle, membre de la RPR et attaché à l'histoire des galériens protestants, le sieur André Chamson? Commençons par la maîtresse de ces lieux, bien qu'elle fût la benjamine du trio : Madame Marie-Caroline Auguste de Bourbon-Salerne, princesse des Deux-Siciles et cousine germaine de son époux, duchesse d'Aumale depuis 1844. Winterhalter la portraitura pour le plus grand bonheur des amateurs de vraies beautés féminines. Cette blonde languide, aux longues boucles anglaises, à l'étisie aristocratique, au regard triste et doux, inspirait les artistes. Sa santé fragile était proverbiale.
Lorsque ses vapeurs la prenaient par surprise, madame la duchesse d'Aumale agitait avec frénésie une clochette d'étain, quémandant la salvatrice intervention de sa femme de charge, luttant ainsi pour que la pâmoison ne la prît point à l'improviste. La domestique accourait, se hâtait, apportant le providentiel émétique : ces fameuses pastilles d'ipéca, remède que la langoureuse blonde n'omettait jamais d'inscrire sur son livre de comptes de maîtresse de maison à la case : « frais médicaux en approvisionnement» avec la mention en encre rouge : « indispensable ». Que pouvait-elle donc trouver à ce vomitif d'apothicaire dans la tradition des Purgon, qui plus était amer comme chicotin? Cette racine avait été introduite dans la pharmacopée sous Louis XIV. Son nom complet, tel que monsieur Littré le rapporta ultérieurement dans son fameux dictionnaire, était ipécacuanha.
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Marie-Caroline Auguste, née en 1822, n'avait pas le temps de s'intéresser à ces subtilités lexicales. Elle ne ressentait d'ailleurs aucune vocation littéraire, en cela qu'elle n'était pas bas-bleus.
Par contre, elle se passionnait pour la chose lyrique, pour l'opéra et l'opéra-comique, car les salles de spectacles chantés constituaient autant de lieux où il fallait être vu. Livret, intrigue, musique, orchestre, interprètes, étaient de peu d'importance, valant autant que pacotille, bimbeloterie, verroterie et autres brimborions. Cette simple amusette, ces divertissements, pas toujours dans l'acception pascalienne du terme, étaient souvent prétextes à l'étalage de virtuosité vocale pure, à morceaux de bravoure, au bel canto, surtout depuis qu'avait triomphé ce fameux style musical dit « Restauration », commencé et imposé avant même que Louis XVIII eût été intronisé. Les compositeurs transalpins y dominaient et excellaient en la matière. La scène s'illustrait depuis Napoléon Buonaparte par les ouvrages lyriques de Cherubini,
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Rossini, Bellini, Paër
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et Spontini. Les auteurs français n' acquéraient quelque notoriété que par la production d' une musique de plus en plus légère, pour ne pas écrire facile, délaissant, sauf monsieur Berlioz, toute ambition symphonique et concertiste et, à l'exception de monsieur Onslow, toute velléité chambriste. Quant au Conservatoire, il avait souffert des aléas politiques d'une manière plus civilisée que d'autres institutions : on y avait expérimenté le système du président des Etats-Unis Thomas Jefferson, institué en 1801, dit « spoil system », qui consistait à limoger ceux qui ne plaisaient plus au gouvernement ou avaient par trop soutenu le précédent régime, pour les remplacer par des hommes plus sûrs. Ainsi, Luigi Cherubini avait succédé à Bernard Sarrette, le fondateur du Conservatoire, révoqué deux fois, à la direction de celui-ci, après l'intermède de François-Louis Perne de 1816 à 1822, mais il avait fallu attendre sa mort en 1842 pour qu' Auber héritât du poste directorial. Même méthode à l' Université : au décès du grand maître Louis de Fontanes, placé par Buonaparte, le gouvernement royal avait nommé Denis de Frayssinous.
L' Institut, quant à lui, fonctionnait par cooptation, mais les choix n'étaient pas toujours heureux : ainsi, monsieur Onslow
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y avait été préféré à monsieur Berlioz au fauteuil du défunt Cherubini. Onslow, cet Anglo-auvergnat dont le père, disait-on, s'était exilé en France à cause d'une affaire de moeurs. Onslow, un des rares compositeurs, écrivions-nous, à oser la musique de chambre, quand tout un chacun s'attelait à l'opéra-comique ou au grand opéra, comme en témoignaient avec constance les ouvrages de messieurs Hérold (†), Clapisson,
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Auber, Halévy, Meyerbeer ou Adam...
La pratique du limogeage, cependant, valait mieux que la guillotine montagnarde ou la guillotine sèche des Thermidoriens et autres Directeurs, sans oublier la Terreur blanche et le peloton d'exécution du maréchal Ney, prince de la Moskova et duc d'Elchingen. Pourtant, elle avait fort marri monsieur de Chateaubriand, congédié comme un laquais après l'élection de la Chambre retrouvée de 1824.
Lorsque le vomitif américain avait prodigué ses effets purgatifs qui permettaient de préserver l'aristocratique maigreur de Madame, Marie-Caroline Auguste, duchesse d'Aumale, s'enveloppait frileusement d'un shal de cachemire et se retirait en sa thébaïde, c'est-à-dire son cabinet privé. Le quinquina et le cachou, autres médications souveraines, s'y substituaient alors à l'ipéca.
Cela, lorsque Madame était en relative forme. Car il n'était point rare que les domestiques la remarquassent, errant mélancoliquement en ses appartements, hâve, languide et pourpre, encore vêtue sur le coup des midi d'une méchante chemise de nuit de popeline azur ou guède, sous une robe de chambre de serge jaunette laissée ouverte, qu'il y ait frimas ou pas, les pieds nus bleuis de froid dans des mules grèges ordinaires non-fourrées, les mains fines et diaphanes protégées par des mitaines de filoselle, ses merveilleux cheveux blonds défaits, fols, entremêlés et tombant jusqu'aux reins, grelottant et toussant, l'iris bleu fiévreux et cerné. Elle s'asseyait au clavier du demi-queue et tentait de pianoter quelques fragments de valses de monsieur Chopin, la larme à l'oeil.
Comme toute grande demeure de ce temps, Chantilly était particulièrement mal chauffé et les vastes pièces n'arrangeaient rien. On avait beau jeter force bûches dans les cheminées, qu'elles tirassent bien ou mal, tisonner à tout-va, s'assurer de la solidité des chenets et de la hotte, le constat demeurait inchangé : Chantilly, comme Versailles et tous ces châteaux du Siècle de Louis XIV, n'était qu'une infâme glacière! Il n'était plus temps de savoir s'il fallait recourir au petit ramoneur savoyard, non point qu'il en manquât dans le secteur, mais parce que, servant un prince royal, celui-ci exigerait qu'on le payât conséquemment en bons jaunets et non en simples billons divisionnaires ; et le sang-bleu pouvait faire preuve de pingrerie!
Quand elle avait franchement grand froid, n'y tenant mais, Marie-Caroline s' emmitouflait dans une vieille pelisse, une de ces antiques peaux de carriole, droit importée du Canada, dont on eût voulu faire accroire qu'il s'agissait de caribou, alors que c'était simplement du castor.
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Le commerce des fourrures était florissant chez les trappeurs et les coureurs de bois, crasseux comme pemmican corrompu, qui, rapportant leurs impedimenta débordant de peaux de la baie James jusqu'à Chicoutimi, voire plus loin encore, négociaient le tout auprès d'experts es-peausseries. Le tannage de ces fourrures, du pays du même nom, n'était point toujours parfait, loin s'en fallait, et le supposé caribou avait parfois de ces relents de pestilence qui témoignaient du mauvais savoir-faire des tanneurs et peaussiers. Heureusement, cela n'était pas le cas de la peau de carriole de Madame!
Elle trompait son ennui, en la fréquente absence de l'époux tout à ses campagnes militaires algériennes, en son cabinet privé, comme nous le disions tout-à-l'heure, par la consultation et la contemplation de ses collections de dessins et gravures. Non pas que cela fût un lieu à s' émerillonner, mais la pièce renfermait d'authentiques trésors. Le rituel débutait immanquablement par la succion d'une pastille de cachou qui produisait sur la duchesse l'effet du bétel des poëtes. Puis, Marie-Caroline garnissait un vase mille-fleurs chinois remontant à Kien Long d'un bouquet de renoncules, de clématites et de monnaies-du-pape agrémenté de rameaux de cyprès, conifère choisi pour sa qualité sempervirente, que ses jardiniers s'en allaient quérir en la cyprière proche. Elle renouvelait l'eau du vase, étape indispensable du rituel que l'on eût apparentée aux antiques libations ou lustrations, en cela que le geste gracieux de la Dame rappelait l'épandage et l'aspersion d'eau lustrale par les anciens prêtres païens. Il ne manquait à ce rite claustral à prétention propitiatoire que les palmes et le sistre, encore eût-il fallu que Marie-Caroline usât aussi de la situle, de la kylix
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ou l'aryballe, que cette propitiation trouvât son accomplissement par la lustration supplémentaire de parfums, la consomption de l'encens en des cassolettes de cuivre, et, pourquoi pas, par le sacrifice d'animaux, porc, bélier et taureau, espèce d'holocauste à la romaine avec consommation des viandes, que les historiens passionnés d'antiquité comme ultérieurement Fustel de Coulanges nommaient suovetaurilia
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quoique l'égorgement mytriaque du taureau fût également pratiqué dans l'Empire. Madame était peut-être en quête d'immortalité. Enfin, elle consultait sa collection en soupirant.
Marie-Caroline avait la daguerréotypie en exécration, que dis-je, en abhorration, non pas qu'elle préférât l'héliographie ou le physautotype de feu monsieur Niépce. Mais elle reprochait au système de ne pas reproduire les couleurs, de ne pas rendre suffisamment son incarnat rosé et diaphane de blonde névrasthénique. Ses beaux yeux langoureux admiraient de longues heures durant sanguines, aquarelles, estampes,
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lithographies,

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eaux-fortes,
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aquatintes, tailles-douces...
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Elle possédait une collection conséquente de gravures de Piranèse,
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mais aussi de Rembrandt et Dürer, exécutées au burin ou à la pointe sèche, ainsi que des xylographies des débuts de la Renaissance. Quelques unes de ces gravures sur bois reprenaient de frustes dessins des arcanes majeurs des tarots de Marseille - « le bateleur », « l'empereur », « le mat », « la papesse », « la force » ou « la maison-Dieu ». Le graphisme en était si naïf et grossier que ces xylogravures
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évoquaient davantage la Bibliothèque bleue des Vosges, le calendrier ou almanach des bergers
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ou toute autre littérature de colportage que les illustrations d'un incunable du commencement du règne de Louis XII, nonobstant les costumes des personnages.
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Il a été écrit tantôt que la duchesse d'Aumale ne montrait aucun intérêt aux procédés de Niépce. De fait, sa collection comprenait deux héliographies du savant reproduisant le portrait du pape Pie VII par David ainsi qu'un physautotype semblable à une nature morte, mais en noir et blanc. Un autre objet, évocateur de la propagande napoléonienne, était entré en possession de la duchesse, au risque de faire jouer par l'immortel auteur de « Buonaparte et des Bourbons » la pantomime des fâcheux, s'il l'avait toutefois su : une tabatière de santal qui, sous son couvercle apparent représentant Notre Père de Gand, le podagre Louis XVIII, dissimulait une seconde ouverture, subversive, dont l'image était un Napoléon glorieux! Louis XVIII, ce monarque obèse dont on disait qu'à la fin de sa vie, le valet, tous les soirs, lorsqu'il lui ôtait ses bas, passait son temps à y récolter les fragments de doigts pourris rongés par la gangrène...
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Pour ces dépenses somptuaires, pour ces rares collections, Marie-Caroline Auguste était accusée de jeter son argent par les fenêtres. Pour tout l'or du monde, pourtant, elle ne souhaitait aucunement que sur sa pierre tombale, on gravât l'infamante épitaphe :
« Ci-gît Marie-Caroline Auguste de Bourbon, duchesse d'Aumale, qui était mains-percées, quoiqu'en d'autres domaines, elle eût l'avaricieuse réputation d'un Harpagon, d'un fesse-mathieu et d'un pouacre. »
Au contraire de la précédente Dame, Anne-Louise Alix de Montmorency ne courait pas le risque de voir son tombeau agrémenté d'un libelle post-mortem. Elle était l'aînée du trio, car née en 1810, ce qui lui faisait trente-cinq ans accomplis en cet an de grâce 1845. En 1829, à dix-neuf ans, elle avait convolé en justes noces avec Louis de Talleyrand-Périgord, futur duc de Talleyrand. Les esprits chagrins le lui en avaient voulu, à cause de la réputation de traître de comédie de son nouveau et illustre parent par alliance, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Ils moquaient ses ralliements successifs, dans le sens fort du terme, comme lorsqu'on emploie le verbe to mock dans la langue de Chaucer, sans comprendre que tous ces soi-disant atermoiements et louvoiements relevaient en fait d'un grand sens politique mis avant tout au service de la France. Ils faisaient semblant d'adresser des éloges à la jeune mariée tout en marmottant leur acrimonie sous cape. Depuis la mort de l'illustre et controversé homme d'Etat en 1838, le temps d'entonner l'air de la calomnie était passé de mode. Les hypocrites, les cagots, les capons, les persifleurs et autres flagorneurs en étaient désormais pour leurs frais, mais ils n'oubliaient pas de se remémorer la sentence de Buonaparte au sujet de l'impétrant aux multiples casaques :
« Vous êtes de la merde dans un bas de soie.»
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Le regard bleu et la chevelure châtain-clair mêlée de roux et de blond de la duchesse aux boucles anglaises soyeuses avaient inspiré l'immortel portrait de Claude-Marie Dubufe, exécuté vers 1840. Madame avait posé avec sa fille.
Anne-Louise Alix alliait l'intelligence à la beauté. Fait incroyable, elle se passionnait pour l'économie politique. Cela n'était ni un euphémisme, ni même une hypallage de dire qu'elle avait réellement un don pour cette matière. Elle s'était constitué une bibliothèque où les ouvrages des mercantilistes français du dix-septième siècle côtoyaient « L'économique » de Xénophon, « La Richesse des nations » d'Adam Smith, mais aussi Malthus, Ricardo, Sismondi, Saint-Simon et Jean-Baptiste Say. Certains auteurs, séditieux, lui plaisaient moins, mais elle les avait lus assidûment avant d'arrêter sur eux son opinion : Fourier, Cabet, avec sa fameuse « Icarie » et Victor Considérant ainsi que le « père » Enfantin ne lui avaient point échappé. Comme Buonaparte, elle faisait surveiller le cinq pour cent en bourse ainsi que la valeur de la rente. Elle se préoccupait de la fiscalité, des centimes additionnels, du taux de l'escompte et des quatre vieilles dont trois étaient dues par le patrimoine des Montmorency et des Talleyrand-Périgord : la contribution foncière, la contribution mobilière et personnelle et l'impôt sur les portes et fenêtres.
Imaginons un instant uchronique au cours duquel la magnifique Anne-Louise Alix aurait été confrontée à l'ouvrage d'un siècle postérieur, « Le voyage des esclaves », du mystérieux et implacable économiste autrichien Taddeus Von Kalmann. Comment aurait-elle réagi aux affirmations péremptoires de ce pensum qui affirmait que toute intervention de l'Etat, même modérée, était la porte ouverte vers l'horreur communiste et qu'il fallait faire table rase de toutes les conquêtes sociales effectuées en un siècle, de toutes les velléités philanthropiques, faire brûler solennellement en l'équivalent américain de la place de Grève par le bourreau du coin l'enquête de monsieur Villermé et la loi de 1841 sur le travail des enfants? Et cette conclusion hideuse : « L'esclavage antique était économiquement rentable », ce « slavery is beautiful. » sacrilège! Aurait-elle battu des mains comme une fillette émerveillée par un tour de magie, ou aurait-elle jeté ledit livre à la figure de l'économiste en le traitant de plus grand malfaiteur de l'humanité depuis Néron? Elle ne pensait pas sérieusement qu'il y eût encore des bourreaux en Amérique, des sortes d'inquisiteurs protestants, quoiqu'elle eût entendu parler des oeuvres de monsieur Alexis de Tocqueville, élu à l'Académie française en 1841.
Anne-Louise Alix de Montmorency, duchesse de Talleyrand-Périgord, figurait, comme on l'a deviné, parmi les plus éclairées des bibliophiles de ce temps. Elle possédait, entre autres ouvrages d'érudition désintéressée, le fameux « Traité encyclopédique des bagues de cigares », in-octavo de maroquin vieux-rose, que les énergumènes et esprits retors les moins avertis rangeaient à cause de sa couleur parmi les livres licencieux. Le volume, dû au comte Juniper-Ildefonse de Coëtquidan-Saint-Yrieix, membre de l'Académie des Jeux Floraux de Toulouse et correspondant de l'Accademia dei Lincei, trônait orgueilleusement sur un rayonnage médian de la bibliothèque d'ébène de la duchesse, à proximité d'un bonheur-du-jour tout en marqueterie précieuse, avec ses tiroirs à secrets. Le galant petit meuble renfermait des fascicules de poupées de papier reproduites des catalogues de mode anglais du Godey's lady's book, fascicules destinés à l'éducation et aux exercices pédagogiques es-découpages aux ciseaux de la fille d'Anne-Louise, celle-là même que Claude-Marie Dubufe avait portraiturée avec sa génitrice en 1840. Sous l'influence anglomaniaque prodiguée par ces insignes Alice ou Emma de papier dites « paper dolls »,
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la duchesse de Talleyrand-Périgord avait adopté l'usage des dessous d'Outre-Manche, à-savoir les « pantaloons », linge parmi les plus érotico-pudiques de tous les temps, auparavant réservé aux seules fillettes et prostituées, dont l'usage se répandit promptement dans toute la bonne société adulte, y compris ses amies la duchesse d'Aumale et la comtesse d'Haussonville, sans que les historiens du costume féminin eussent pu mesurer la part d'influence exacte d'Anne-Louise Alix dans ce fashionable phénomène.
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Au contraire des découpages enfantins, les leçons de musique prodiguées à mademoiselle de Talleyrand-Périgord représentaient à ses yeux autant de supplices chinois, quoique ses parents pensassent le contraire. Sous la férule d'un vieux professeur atrabilaire qui croyait imiter ainsi les maîtres de musique chers à monsieur Jourdain, la pauvre enfant subissait force châtiments corporels, fustigations, frappes digitales on ne peut plus douloureuses prodiguées par une badine de jonc ou de bambou à chaque faute commise par l'apprentie musicienne. C'était à croire qu'elle eût été destinée à un nouveau martyrologe patristique, prolégomènes d'une pédagogie de la souffrance stoïque dont le principe était de rentrer de force savoir et pratique! Le maestro utilisait d'inappropriés traités de solfège, leçons ardues de messieurs Panseron
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et Fétis,
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que monsieur Berlioz vouait alors aux gémonies dans maint article du « Journal des Débats ». Les deux auteurs le lui rendaient bien, et leur détestation mutuelle était chose publique! Comment une fillette aussi jeune pourrait-elle assimiler des morceaux chantés de solfège écrits sur les sept clefs, avec des changements dans toutes les clefs? L'art de monsieur Panseron poussait jusqu'à la caricature ce style virtuose et fleuri du « bel canto » Restauration, jà évoqué plus haut à propos des impétrants Spontini et Paer, tandis que monsieur Fétis, directeur du conservatoire de Bruxelles de la jeune nation belge, pondait d'improbables morceaux de concours inspirés disait-il des maîtres anciens de l'école franco-flamande du seizième siècle! Le musicologue l'emportait las en lui, au détriment du pédagogue!
Restait la troisième noble Dame, née le 25 mai 1818 : Louise-Albertine de Broglie, comtesse d'Haussonville depuis le 10 octobre 1836. Personne la plus intéressante du trio, elle était réputée pour ses idées orléanistes libérales, tout comme monsieur Victor Hugo, nouveau pair de France, s'était un temps proclamé « royaliste libéral ». Pour cela, Horace de Viel-Castel la haïssait, car il connaissait son inimitié envers le prince Louis-Napoléon, le neveu de Buonaparte, alors détenu pour sédition au fort de Ham. Ce violent contempteur de la monarchie libérale, expert en fiel acerbe, en admonestations et en anathèmes, dont on ne sut plus s'il était un légitimiste pur et dur ou un thuriféraire du futur Empire autoritaire, écrira dans ses Mémoires, à la date du 22 février 1852 :
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« Ces d'Orléans sont une race maudite. C'est cette race qui a toujours préparé depuis plus de soixante ans toutes nos révolutions. Le châtiment tombe à la fin sur elle, c'est justice.
Bocher, administrateur de leurs biens, ancien préfet, ancien député, est arrêté sous l'accusation de s'être fait le distributeur de leurs pamphlets. Madame d'Haussonville,chez laquelle a eu lieu une perquisition, tenait le dépôt de ces pamphlets, il y en avait de gros ballots dans ses appartements et jusque dans sa voiture.
M. d'Haussonville le fils, qui a épousé Mlle de Broglie, s'est fait expulser de la Belgique où il publiait un journal rempli de mensonges sur les affaires de France. Ce journal se nommait : « Les bulletins français » ».

L'impétrante aux bandeaux châtains dorés et aux grands yeux dormeurs était la plus potelée de nos trois héroïnes. Daisy-Belle de Beauregard, une grande actrice anglo-américaine du siècle suivant, l'aurait idéalement interprétée à l'écran. En cette année 1845, elle posait pour Jean Auguste Dominique Ingres, le plus remarquable des trois portraitistes cités. Madame était dans cet état qu'Outre-Manche on appelle pregnancy, chose d'une durée de neuf mois, que nos lionnes des boulevards, que nos lorettes, savent éviter lorsqu'elles se mettent en ménage avec un dandy anglais. Les rencontres sentimentales se nouaient depuis peu au fameux bal Mabille, dont L'illustration, revue à laquelle Louise-Albertine s'était abonnée dès le premier numéro, deux ans auparavant, rendait compte en de pittoresque articles. La comtesse d'Haussonville appréciait aussi cette série de fascicules fameux consacrés aux Français peints (ou vus) par eux-mêmes, qui, depuis le début des années 1830, constituaient une extraordinaire galerie sociale, une étude exhaustive de caractères, une sorte de Comédie Humaine imagière et textuelle fixant pour la postérité les archétypes de ce temps.
Louise-Albertine de Broglie était née à Coppet, l'ancienne résidence de madame de Staël, fille de Necker, le fameux ministre de louis XVI. Elle était leur descendante, mais les Broglie avaient leur hôtel particulier au 15 rue Dominique. Plus tard, l'intéressée recevrait le sobriquet de « Charles de Valois en jupons.» Charles de Valois était célèbre au quatorzième siècle pour avoir été qualifié de fils de roi, frère de roi, oncle de roi, père de roi et jamais roi. Le surnom de Louise-Albertine de Broglie trouvera sa justification vers la fin du siècle, du fait qu'elle fut fille d'académicien, soeur d'académicien, épouse d'académicien, mère d'académicien et jamais académicienne, la docte compagnie étant fermée aux femmes!
Elle aurait pu se contenter d'un statut de potiche, se replier sur sa chaufferette, devenir une vieille atrabilaire en savates et buvant sa tisane, de ces femelles acariâtres à l'encontre desquelles au Siècle des Lumières, maroufles, coquins, paltoquets et autres écornifleurs adressaient leurs invectivantes injures sous la qualité de « savates de tripières » et autres « sale huppe ». Elle se serait accommodée de la lecture dans le texte des comédies grecques d'Aristophane ou de Ménandre, qui oeuvra à Athènes sous la dictature de Démétrios de Phalère, voire comme l'Empereur bègue Claude, se serait entichée d' étruscologie. Mais voilà : l'atavisme libéral des Necker prit en elle le dessus! Elle écrira certes, des ouvrages érudits sur Byron, par exemple. Mais, pour l'heure, elle choisit de s'intéresser aux arts décoratifs, particulièrement à la céramique, à la miroiterie, à la tapisserie et à l'ébénisterie. Elle hantait de sa jolie présence la manufacture de Sèvres, les Gobelins et Saint-Gobain. Son indiscrète oreille y captait les potins défavorables au gouvernement, la température de la France besogneuse, tâtant le pouls du peuple, telles les sinistres mouches, ces espions de la police secrète impériale tout dévoués aux Fouché et Savary. Elle apprit que Monsieur Guizot, surnommé « la borne », exaspérait de plus en plus ceux qui, sans cens ni capacités, étaient exclus du droit de vote. Elle sentit lever dans les ateliers d'ébénistes les nouveaux ferments et levains républicains. Les émeutes antifiscales de l'été 1841, survenues, comme des émotions populaires de turlupins d'Ancien Régime, à cause de la réforme de l'assiette de l'impôt sur les portes et fenêtres, étaient dans toutes les mémoires, et les braises brûlaient encore.
Il fallait bien cependant qu'en ces manufactures ou ces boutiques d'antiquaires, elle achetât quelque chose. Ce fut pourquoi ses appartements s'encombrèrent jusqu'aux combles de ses turlutaines, d'un capharnaüm de cocagne. Elle chinait à longueur d'année, baguenaudant et bibelotant à tout crin, dans le sens littéral du terme, à la recherche de l'objet, de la friolerie ou du meuble incongru, quêtant l'antiquaille originale, même si parfois, l' antiquaillerie était proche de la quincaillerie. De cauteleux escrocs, de vilains patte-pelus, ces princes des chats-fourrés à la Grippeminaud, la bretaudèrent et la décavèrent quelques fois. Ces attrape-minette, bien qu'elle eût jà vingt-sept ans, l'emberlicoquèrent, l'embobelinèrent et lui vendirent ainsi qui une collection de cornets acoustiques burlesques en simple étain plaqué or, de ceux que l'on nommerait « bigophones » à la fin du siècle, qui une happelourde présentée comme un diamant du Canada, qui une croûte insane montrée comme la toile d'un maître de l'école hollandaise, en fait une tartouillade peinte à l'eau par le dernier des barbouillons. Certains des cornets cités ci-dessus avaient des formes saugrenues en têtes de lions, de dragons et autres membres des bestiaires fabuleux, rappels des trompes ou carnix des guerriers gaulois au service des Brennus et Ambicat.
Elle voulait acquérir ces objets ribon-ribaine, ne regardant aucunement à la dépense! Son humeur demeurait badine et équanime, ne s'offusquant jamais de ces forfanteries. Le résultat était là : causeuses, buffets Henri II, commodes, armoires, bergères, « confidents-de-ces-dames », coiffeuses, petits-pieds, boudeuses,
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demi-bains, bercelonnettes (pour son futur enfant),
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ottomanes, liseuses, lectrins,
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fauteuils, faudesteuils, lutrins, sambues,
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monte-escaliers et chaises de tout lieu et toute époque. Parmi toutes ces coquecigrues meublantes, parfois trouées des repas des xylophages, en bonne partisane du beylisme, elle était particulièrement fière de la possession d'une chaise à porteurs ayant, disait-on, appartenu à Lauzun et d'une caquetoire pour nains, fous du Roy ou menines, destinée à quelque foutriquet, poulpiquet ou Triboulet de la cour de France, dont le siège était si rugueux pour votre fondement que ledit fauteuil finissait par faire office de chaise à écorche-cul. A côté des légions de céramiques, porcelaines et faïences de Chine, de Sèvres ou d'ailleurs, des armadas de glaces et de psychés, de tapisseries d'Aubusson, de tapis persans tout râpés et fanés des temps séfévides de Shah Abbas, sans omettre une reproduction à l'ibidem de la tapisserie de la Genèse de Gérone,
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Louise-Albertine, comtesse d'Haussonville montrait à tout visiteur qui le voulait bien ses armées de porte-flambeaux de bronze, de bois ou de stuc, ses lampadophores sculptés ou moulés des règnes de Louis XIV, XV et XVI.
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Il y avait des statues d'ours et de singes affreux, vilains magots de Berbérie et sapajous, mal chapeautés, tout déparpaillés, crocs dehors, au bronze patiné et vert-de-grisé, des esclaves nègres enturbannés à la turque, aux coloris trop vifs, excessifs, qui les apparentaient à ces arts émergents, « chic » du pauvre et du bigot, de la crapaudière de bénitier, que l'on avait baptisés des noms pédants de chromolithographie et d'art saint-sulpicien, lorsque le plumitif préposé au dictionnaire des néologismes versait dans le cataglottisme au risque de la cacographie.
Un soir, alors qu'elle montait en calèche après avoir papoté avec une descendante de la comtesse de Verrue, Louise-Albertine avait malencontreusement brisé le céladon Song qu'elle venait d'acquérir en s'asseyant dessus. Un vase à sept cents francs! L'ampleur grandissante des jupes y était pour beaucoup. Elle n'eut d'autre ressource que de faire passer le bibelot pour une nouvelle manière de casse-tête chinois, de baguenaudier de porcelaine en multiples morceaux, à reconstituer, de ce que les joueurs d'Albion appelaient puzzle.
Entre-temps, elle songeait déjà aux jouets de son futur enfant. Cela lui permettait d'oublier son acrimonie envers ceux qui l'avaient grugée, qui avaient abusé de sa supposée sottise juvénile, de son côté béjaune, ces Trissotin, ces Papotin, ces calotins, ces fricotins, ces racle-martingale et autres trousse-carcaille, affamés de son or, dont le passe-temps favori était de soutirer les espèces sonnantes et trébuchantes jusqu'à l'abîme de son réticule, de sa bourse de bon cuir de Cordoue, jusqu'à ce qu'il n'en restât pas le moindre liard.
Plutôt que les hochets, Louise-Albertine aimait à acquérir pour sa progéniture des jeux pour enfants plus âgés. Elle acheta ainsi des marionnettes à gaine lyonnaises, des répliques du Guignol de Mourguet, en un format particulier confinant à l'anomalie, s'assurant lors de la livraison qu'aucune de ces bamboches ne manquât à l'appel. Elle souhaitait constituer un théâtre de marionnettes pour ses enfants, à l'image de celui de Madame George Sand. Elle le fit fabriquer par des menuisiers compagnons du tour de France. Parmi d' autres acquêts de cet acabit, Louise-Albertine fit importer à grands frais d'Italie des polichinelles et des paladins siciliens en armures maximiliennes à moufles, casqués de bicoquets et d'armets du second type, héros à fils et à tringles de Turold, du Tasse et de l'Arioste. Enfin, droit d'Alsace lui fut livré tout un pandémonium, une démonomanie, une légion de Belzébuth de marottes de diables, croque-mitaines et autres Père Fouettard, marouflés de tissu, tous noirs à souhait!

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