Bien que leurs blessures fussent légères,
les infirmiers avaient ramassé Agathon Jolifleur et Aude Angélus parmi les
décombres de la rue Saint-Nicaise, pour les emmener, couchés sur des civières
inconfortables, jusqu’à l’hôpital de la Charité,
où on leur prodiguerait des soins illusoires. Mis à part quelques menues écorchures, tous deux souffraient plutôt de contusions psychologiques.
où on leur prodiguerait des soins illusoires. Mis à part quelques menues écorchures, tous deux souffraient plutôt de contusions psychologiques.
On les avait séparés. Ainsi isolés dans
l’immense salle commune aux lits cloisonnés tendus de longs rideaux, ils ne
pouvaient plus communiquer, séparés qu’ils étaient par plusieurs rangées de
couches d’agonie et de souffrance. Les sœurs de La Charité
s’affairaient autour des blessés plus ou moins graves, accompagnées des chirurgiens-barbiers
qui administraient les soins prioritaires aux plus nécessiteux d’entre eux.
s’affairaient autour des blessés plus ou moins graves, accompagnées des chirurgiens-barbiers
qui administraient les soins prioritaires aux plus nécessiteux d’entre eux.
Aude s’inquiéta de son compagnon
d’infortune. Qu’allait-il lui advenir ? Les agents du nouveau roi ne
risquaient-ils pas de retrouver sa trace et de l’appréhender en cet hôpital
même pour complicité d’attentat ? La jeune mendiante pleura. Elle songeait
au sort atroce de son amie Marianne, déchiquetée par la bombe loyaliste. Elle
imaginait les restes de son corps, cette bouillie résultant de la déflagration.
Elle recollait les morceaux de souvenirs divers qu’elle conservait de la morte,
souvenirs odorants et tactiles, perceptions de son ovale, de son épiderme
tavelé de saleté,
sensations des mèches de cheveux fourchant et s’échappant d’une coiffe tuyautée malpropre, sentiment doucereux et tendre du tissu rapiécé d’une robe d’indienne et d’un fichu usé. Elle était demeurée dans l’ignorance de la teinte des yeux, du coloris de la chevelure pouilleuse de Marianne ; réduite à des hypothèses, elle les recréait, les idéalisant. Elle l’avait supposée blonde, sachant que l’odeur des filles aux cheveux blonds diffère de celles des rousses ou des brunes, quoique les mélanges de remugles variés parasitassent son olfaction.
sensations des mèches de cheveux fourchant et s’échappant d’une coiffe tuyautée malpropre, sentiment doucereux et tendre du tissu rapiécé d’une robe d’indienne et d’un fichu usé. Elle était demeurée dans l’ignorance de la teinte des yeux, du coloris de la chevelure pouilleuse de Marianne ; réduite à des hypothèses, elle les recréait, les idéalisant. Elle l’avait supposée blonde, sachant que l’odeur des filles aux cheveux blonds diffère de celles des rousses ou des brunes, quoique les mélanges de remugles variés parasitassent son olfaction.
Pour l’heure, la perte du contact avec
Agathon la désorientait. Un voile ténébreux, comme jeté à sa face, aggravait sa
cécité, tandis qu’une hyperacousie exacerbée polluait son cerveau. Ses oreilles
percevaient l’ensemble des plaintes des blessés, le moindre grincement d’huis
ou de semelle, jusqu’à l’écoulement goutte à goutte d’humeurs hideuses exsudant
de plaies en cours d’infection. Les odeurs s’ajoutaient à cela, et les méninges
de la jeune fille ne pouvaient empêcher une reconstruction mentale de
l’ensemble des sensations. Cela finit par aboutir à une réinterprétation
personnelle de la salle commune, à sa reconstitution complète et virtuelle,
dimensions, murs, meubles, lits, fenêtres, et êtres humains, à l’attribution
presque exacte de leur sexe et qualité (religieuses infirmières ou blessés),
sans toutefois qu’Aude parvînt à dépasser l’anonymat confusionnel de l’ensemble
des personnes présentes en La Charité, sans qu’elle pût attribuer l’identité du
muscadin à l’une d’entre elles. Les larmes poursuivirent leur office en ses
joues souillées.
Les heures s’écoulèrent, poignantes. La
soupe distribuée par les sœurs avait été frugale et ce simple bouillon dans
lequel surnageaient de douteux arlequins carnés et légumineux n’avait pas suffi
à la rassasier. L’opacité s’accentua, trahissant l’arrivée de la nuit. Pour
Aude, il s’agissait plus exactement d’une sur-nuit,
d’un noir supplémentaire s’additionnant au noir coutumier de l’aveugle agissant en milieu diurne. Cet obscurcissement ne diminuait pas ses facultés sensorielles. Çà, là, un souffle se taisait ; une âme s’en allait. Une nouvelle victime s’ajoutait à celles de l’attentat. Aude en compta cinq, six. De plus, elle éprouvait une faible sensation de chaleur : c’étaient les luminaires, les chandelles qui brillaient, trop succinctement cependant pour qu’elles pussent atténuer et percer la sur-nuit. Les nouvelles lampes à gaz issues de la révolution technique récente eussent procuré un éclairage moins chiche mais par conservatisme ou par économie, La Charité se refusait à leur adoption.
d’un noir supplémentaire s’additionnant au noir coutumier de l’aveugle agissant en milieu diurne. Cet obscurcissement ne diminuait pas ses facultés sensorielles. Çà, là, un souffle se taisait ; une âme s’en allait. Une nouvelle victime s’ajoutait à celles de l’attentat. Aude en compta cinq, six. De plus, elle éprouvait une faible sensation de chaleur : c’étaient les luminaires, les chandelles qui brillaient, trop succinctement cependant pour qu’elles pussent atténuer et percer la sur-nuit. Les nouvelles lampes à gaz issues de la révolution technique récente eussent procuré un éclairage moins chiche mais par conservatisme ou par économie, La Charité se refusait à leur adoption.
Une légère nuance grisée, juste un
soupçon, trahit l’approche de l’aube, alors qu’Aude sommeillait à peine. Ses
tympans vibrèrent à un son étranger jusque-là : de nouvelles chaussures,
de nouvelles personnes, s’étaient introduites en la salle commune. Ces
présences n’étaient pas coutumières. Aude perçut de légers cliquetis
d’éperons : des cavaliers. Civils ou gendarmes ?
Une voix s’éleva, comme pour confirmer ses perceptions : d’un ton interrogatif, elle s’adressait à une des sœurs infirmières :
Une voix s’éleva, comme pour confirmer ses perceptions : d’un ton interrogatif, elle s’adressait à une des sœurs infirmières :
« Auriez-vous reçu ces dernières
heures, parmi les blessés transportés après l’attentat, un homme élégamment
vêtu à la mode des muscadins ? Nous le recherchons. Il s’agit d’un
suspect. »
La jeune fille s’effraya, ne pouvant
réprimer des tremblements qu’heureusement les tentures du lit masquaient à la
vue des religieuses. Malgré la fraîcheur désagréable du lieu, des suées
d’angoisse dégouttèrent sur son dos, qui reposait méchamment sur une paillasse
infâme couverte d’une mauvaise toile qui conservait des taches des anciens
occupants de la couche.
La voix du supposé gendarme avait des
inflexions chuintantes à la manière des Auvergnats. Elles blessèrent tant les
tympans de la jeune mendiante que celle-ci émit un cri.
Alors, quelqu’un tira avec brusquerie les
rideaux de son lit. Cette émission vocale de peur rendait les militaires soupçonneux.
Il fallut qu’une sœur expliquât qu’ils avaient affaire à une indigente aveugle,
blessée, ramassée parmi d’autres victimes dans les décombres de la rue. Il
allait de soi que les secours de cette époque étaient incapables de procéder au
déblaiement des ruines, que l’usage des chiens était inconnu hors les
saint-bernard en montagne, et qu’il était donc possible que demeurassent
ensevelies des personnes encore vivantes. Aude imaginait ces enterrés vifs
geignant en vain, appelant d’une voix toujours plus faible, quêtant à boire
comme en quelque champ de bataille. Avant d’affronter la présence policière
étrangère, l’interrogatoire soupçonneux, Aude commença de se lever, sans qu’on
lui en eût intimé l’ordre, cherchant d’instinct ses vêtements. Quittant ses
pensées sinistres, elle se rappela que la veille, on lui avait ôté ses hardes
pour les remplacer par quelque chemise écrue.
Un bonnet inesthétique, plus laid qu’une fanchon, la coiffait. C’était là l’uniforme commun aux hospitalisés. Elle se sentait nue. Le mâle tout-puissant en uniforme la toisait. Elle demanda ses guenilles, craignant que les sœurs de la Charité les eussent jetées au feu. Une des servantes de Dieu les lui rapporta après quelques minutes tandis que le gendarme s’impatientait. A son grand soulagement, elle reconnut en les palpant la trame usée de l’étoffe, qu’elle connaissait dans le moindre détail, leur odeur familière aussi, infecte pour les gens de bien. Elle s’était à peine saisie avec maladresse de ces presque chiffons, qu’un préposé de l’autorité la prit de vitesse avant qu’elle commençât à s’en vêtir. Sans façon, il s’en empara et fouilla ces effets misérables, à la recherche d’indices.
Un bonnet inesthétique, plus laid qu’une fanchon, la coiffait. C’était là l’uniforme commun aux hospitalisés. Elle se sentait nue. Le mâle tout-puissant en uniforme la toisait. Elle demanda ses guenilles, craignant que les sœurs de la Charité les eussent jetées au feu. Une des servantes de Dieu les lui rapporta après quelques minutes tandis que le gendarme s’impatientait. A son grand soulagement, elle reconnut en les palpant la trame usée de l’étoffe, qu’elle connaissait dans le moindre détail, leur odeur familière aussi, infecte pour les gens de bien. Elle s’était à peine saisie avec maladresse de ces presque chiffons, qu’un préposé de l’autorité la prit de vitesse avant qu’elle commençât à s’en vêtir. Sans façon, il s’en empara et fouilla ces effets misérables, à la recherche d’indices.
Un bruit de chute la surprit. Dans
l’étoffe rapetassée, l’on avait dissimulé un pli, froissé, et un objet
métallique qui roula sur le sol, non point une pièce mais peut-être une bague
ou un anneau.
« Oh-oh, ma petite ! s’exclama
le sous-officier de la maréchaussée qui commandait le groupe. Il va te falloir
expliquer ce que faisaient ces pièces compromettantes dans tes
haillons ! »
Il approcha le papier du visage de la
mendiante.
« Inutile, mon officier, cette enfant
ne voit pas » rappela la sœur qui avait rapporté les vêtements d’Aude.
« Explique-nous, jeune fille, ce que
ce papier faisait dans ta robe puante ! Veux-tu que je te lise ce qu’il y
a d’inscrit ?
Le
porteur de la présente certifie avoir loué la charrette au sieur untel pour la
somme de trente sols et y avoir placé la « machinerie ». Ordre
exécuté vaut gratification.
Et ce bijou ? Un signe de ralliement
à la cause scélérate des Bourbons ! Un anneau fleurdelisé ! Petite
traîtresse ! Il va t’en cuire ! Tu devras t’expliquer avec madame
Elisa. Elle saura s’occuper de toi et t’arracher des aveux ! Fouillez-la
davantage ! Elle doit receler d’autres secrets !
- Non, monsieur, non », balbutia
Aude.
Elle venait de saisir dans quelle
situation tragique Agathon Jolifleur l’avait placée. Prévoyant l’enquête de
police, le muscadin s’était subrepticement débarrassé des pièces
compromettantes qu’il portait en son habit ou à ses doigts en les dissimulant
dans les hardes de la malheureuse enfant.
« Laisse-toi faire ! »
ordonna l’adjudant des gendarmes.
Aude se jeta du lit, tentant de se dérober
à la fouille ignoble, au corps, qui l’attendait. Les mains brutes d’un soldat
la troussèrent sans ménagement, relevant sa misérable chemise, dévoilant son
absence d’appas. Goguenard, l’homme insistait, tâtant le tendron étique,
malmenant les chairs blêmes, l’épiderme malpropre, s’attardant inconsidérément
aux parties honteuses, intimes, inconvenantes, humiliant celle qui, en sa
misère, conservait sa fierté et voulait préserver son intégrité. Dénudée,
meurtrie par le soudard, elle frissonnait, au bord de l’évanouissement.
Cependant, c’était à croire que la maigreur dénutrie de ce corps empêchait que
le gendarme commît l’irréparable et achevât de la violer. Il y avait bien
mieux pourvu et plus gras au Palais-Royal.
Aussi, le lieu réfrénait ses bas instincts, leur interdisait de s’accomplir tout à fait, la présence des filles de Dieu excluant qu’il la besognât jusqu’à l’assouvissement. Prise d’un vertige irrépressible, Aude jeta :
Aussi, le lieu réfrénait ses bas instincts, leur interdisait de s’accomplir tout à fait, la présence des filles de Dieu excluant qu’il la besognât jusqu’à l’assouvissement. Prise d’un vertige irrépressible, Aude jeta :
« Le muscadin m’a
trompée ! »
Elle s’affaissa sur le parquet glacé. La
bonne sœur la releva tandis que le reste de la troupe s’occupait de toutes les
rangées de lits, tirant les rideaux à les déchirer, dérangeant les agonies,
cherchant parmi les candidats à la bière et au corbillard des pauvres l’élégant
complice des royalistes. Affolé, il se trahit lui-même. A l’approche de son
lit, il eut la velléité de fuir. Une poigne solide s’empara du contrevenant.
Le chef des gendarmes ordonna qu’on amenât
les deux suspects au Grand Châtelet
à fin d’enquête approfondie : le muscadin devait être poussé aux aveux et dénoncer les commanditaires de l’attentat de la rue Saint-Nicaise.
à fin d’enquête approfondie : le muscadin devait être poussé aux aveux et dénoncer les commanditaires de l’attentat de la rue Saint-Nicaise.
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A suivre...