Chapitre 17
Le porche sous lequel Sir Charles avait mené la poétesse témoignait de
la déliquescence de la Cité des Doges. Marqué deçà-delà de lichens verdâtres,
il se cariait de salpêtre.
« Monsieur, je n’ai point l’heur de vous connaître. A moins que ma
mémoire défaille…
- Souvenez-vous… L’an passé, à Londres, chez Lord Sanders.
- En effet, mais cela reste vague. Ne seriez-vous point ce scientifique
ou prétendu tel qui se vantait d’avoir confectionné une machine capable de
matérialiser des fantasmagories en trois dimensions ?
- Exactement !
- Je m’intéressais davantage à la promesse que me fit Oscar Wilde de
traduire mes iambes gnostiques. Près d’un an s’est écoulé, et le poëte
et dramaturge n’a toujours pas produit ce que j’attendais de sa part. Ceci
étant, Monsieur… mais votre accent, et vos paroles imposent à mes lèvres
purpurines qu’elles vous qualifient de Mister, votre conduite à mon
égard est peu digne d’un gentleman. Vous me menâtes tantôt en ce lieu
fort blet, par l’intermédiaire d’une créature aux appas…
- Je sais vos préférences ; vos goûts, Madame, ne me sont pas inconnus.
- Vous me piégeâtes avec brio, Mister ?
- Sir Charles Merritt, mathématicien.
Le baisemain qui s’en suivit acheva de gêner la baronne de
Lacroix-Laval. L’obséquiosité de cet Anglais s’apparentait à l’hypocrisie d’un
prince des chats fourrés, d’un Grippeminaud… Ce comportement cauteleux de
patte-pelu occasionnait en l’épiderme d’Aurore-Marie une transsudation
angoissée. De malvenues gouttes sudorifiques perlaient sur sa nuque duvetée de
blond miel. Un commencement spasmatique de trémulations labiales et palpébrales
trahissait son sentiment de PEUR. Oui, Aurore-Marie ressentait la peur, une
peur atavique, quintessenciée, comme si elle se fût remémorée la présence de
Sir Charles parmi les hérésiarques lors de la grande nuit de son
intronisation du 18 septembre 1877.
- De moi, vous n’aurez rien à craindre. Par contre, mon ennemi… ou
plutôt, notre ennemi commun…
- Parlez, Mister, expliquez-vous ! Pourquoi me trouvé-je présentement
en ces lieux suintant de misère ? Qu’attendez-vous de moi ?
- Madame, seriez-vous prête à entendre un long et fastidieux récit, la
relation d’événements remontant pour les plus anciens à plus de vingt années ?
- Dites toujours Sir, je m’impatiente. L’heure du thé est passée
depuis longtemps. Me trompé-je ?
Comme pour achever d’envoûter la frêle jeune femme, Merritt s’amusa à
caresser un des longs tortillons soyeux de la nonpareille chevelure de la
baronne. Sous les gants de chevreau bleu glacier, les mains d’Aurore-Marie
poissaient désormais de terreur. Elle attendait que Sir Charles lui tranchât la
gorge, et, telle une goule gothique, s’abreuvât de son sang anémié. Quel
plaisir malsain un Vampire de Polidori eût-il éprouvé à étancher sa soif au cou
entaillé et pellucide d’une grande malade consomptive ?
- Merritt n’est pas mon véritable patronyme.
Adossée dans un recoin, à quia, Alice feignait l’indifférence : cette
révélation, elle la connaissait de longue date. Le chef de la pègre de Londres
poursuivit posément :
- Je m’appelle Charles Lutwidge Dodgson, plus connu sous le nom de
plume Lewis Carroll, du moins suis-je son double…négatif.
- Marie d’Aurore ! Balbutia Aurore-Marie. Vous venez du miroir, c’est
cela ? La vîtes-vous ?
La déduction de la poétesse n’étonna pas Sir Charles. Il savait avoir
affaire à une intelligence supérieure, du moins, une intelligence tourmentée,
hétérodoxe, digne d’affronter Frédéric Tellier.
- Belle prescience, ma chère. Comment avez-vous deviné que je suis une
créature venue de l’autre côté ?
Aurore-Marie ne pouvait se vendre, révéler tous ses secrets que seul
Kulm partageait : c’était par son excursion derrière le miroir que le Pouvoir
l’avait révélée comme l’Elue.
- Votre intuition, reprit Sir Charles, peut s’expliquer aisément. Nous
sommes deux incarnations du Mal, et si vous en représentez le zénith féminin,
moi j’en suis le côté masculin achevé. Les forces maléfiques sont destinées à
se rencontrer, à s’assembler. Vous vous êtes aventurée en l’outre-lieu ; vous
en êtes revenue, acquérant la faculté d’anticiper, de machiner des plans.
- Je ne suis point une conjuratrice !
- Vos sens demeurent à jamais exacerbés. En théorie, rien ne vous
arrête. Peut-être un reste d’éducation peut cependant vous freiner. Attirance,
aimantation, fascination et répulsion.
Aurore-Marie ne put répliquer. Elle se refusait à révéler la fragilité
de ses nerfs, son talon d’Achille, toutes ses faiblesses, et ce que l’on
nommerait ses névroses. Elle vivait dans l’obsession du Mal, dans la
crainte que ses perversions, canalisées, réfrénées, se sussent. Elle conservait
une réserve qui l’empêchait d’aller trop loin.
- Vous qui assassinâtes une première fois à un âge encore tendre, êtes
apte à renouveler cet acte mainte et mainte fois.
Sir Charles serrait la poétesse comme en un étau. Aurore-Marie avait
l’impression de devenir la proie du Serpent de l’Eden. Elle se sentait
suffoquer, succomber, capituler sous l’étreinte de l’anaconda dont, peu à peu,
les anneaux s’enroulaient autour de son corps frêle. Elle regrettait que Sir
Charles l’eût percée à jour. Mais elle n’était pas prête à lui obéir et à
perpétrer n’importe quel crime dont il lui ferait assumer la responsabilité
tout entière. Or, la perversion du mathématicien n’avait pas de limite : il
jouait avec les faiblesses physiques de la baronne. En cet instant, il se
réjouissait d’être un homme en possession de tous ses moyens. Bien qu’il fût
agnostique, en son for intérieur, il remerciait la Providence de lui avoir
procuré tous les avantages de la masculinité.
Sir Charles fréquentait les écrivains décadents, les opiomanes, les
alcooliques, syphilitiques et phtisiques, ceux atteints aussi du Grand Mal.
Ainsi, il connaissait un certain Robert Louis Stevenson et son projet de
nouvelle portant sur le dédoublement de personnalité, la dissociation des deux
essences, Bien et Mal. Et Lord Sanders, ce dépravé notoire auquel manquaient le
talent et l’imagination pour mettre en musique ses frasques, incarnait le
pinacle, l’apothéose, de tous les péchés de Sodome. Son argent lui permettait
tout. Merritt oppressait Aurore-Marie, comme s’il eût voulu la priver d’air. En
outre, sa main droite ne cessait d’évaluer l’ovale de l’intaille de chrysobéryl
qui chatoyait au cou de Madame de Lacroix-Laval. Le bijou de glyptique, de
pierre fine, représentait un profil casqué hoplitique, Athéna Pallas.
Aurore-Marie, tout à sa décadence, avait exigé que l’artiste représentât la
déesse coiffée, parce qu’elle s’était extirpée, en armes, de la cuisse
de Zeus, matrice d’un genre nouveau. Aussi, la protubérance bulbeuse du casque
semblait recouverte d’une membrane placentaire évocatrice, empoissée d’un ichor
de parturiente, constellée d’incrustations de jadéite. Et un doigt, un seul
doigt de Sir Charles pressait cela, ce bijou, jusqu’à ce que la poétesse
toussât.
- Pour moi, vous tuerez, une nouvelle fois. L’acceptez-vous ?
- Sir, je ne commets aucun acte gratuit. Cela doit entrer dans
mes intérêts. Je ne vois pas pourquoi je serais votre instrument exclusif de
mort. Vos sicaires ne vous suffisent-ils pas ?
- Celui qu’il me faut éliminer par votre grâce sait déjouer les pièges
les plus complexes tendus par mon génie. Il s’est rendu à Venise, non pas en
villégiature, mais commandé par le devoir. Comme il combattit mon mentor
Galeazzo di Fabbrini, il poursuit la lutte contre moi. Il ambitionne de mettre
la main sur un de ces écrits antiques, un codex apparemment ésotérique qui
pourtant recèle de grandes choses aux yeux d’un esprit averti.
- Le codex de Gabriele ! S’exclama la baronne. Je l’avais avant que
cette Betsy défigurée vînt me le disputer. Où est-il ? Il y a un hiatus, une
ellipse dans mon vécu.
- Voudriez-vous parler de ceci, Madame ?
De sa redingote de gentleman, Sir Charles extirpa le livre vénérable.
Il l’exhibait tel un sucre. Aurore-Marie était subjuguée par la puissance de ce
génie du mal. Elle songeait encore à ce projet fol et scandaleux de roman, et
imaginait son héroïne affronter un tel homme, seul à même de contrer ses
machinations. Tout un extrait futur s’incrusta en son cerveau :
A
l’échange de ces paroles acides, Cléore s’agita davantage d’un frisson de
colère. Une brise malencontreuse secouait ses anglaises et toute la tige de
cette fleur du vice. Elle s’engouffrait, en vent mauvais, sous la toile de la
tente, parcourant les allées d’un aquilon annonciateur de péril. La comtesse
s’éloigna d’Allard, hautaine, la tête haute et pourpre, affichant sa fâcherie,
en un claquement de talons accompagné du friselis nerveux de ses jupes.
Pendant ce temps, Alice s’ennuyait ferme. Un petit chat tigré roux de
gouttière, efflanqué, le poil miteux, les yeux jaunes enfiévrés, vint se
frotter contre les bottines de l’éternelle adolescente. Il quémandait une
pitance quelconque. Il aurait bien pu sauter dans un des canaux et tenter d’y
pêcher un poisson. Mais le malheureux animal, affaibli par la faim qui
tenaillait ses entrailles et sans doute trop peureux pour tenter de nager,
espérait attendrir les quidams ou les bonnes âmes du quartier par ses petits
miaulements explicites. Instinctivement, Alice Liddell s’abaissa afin de
caresser le jeune félin. En cet instant, elle regrettait l’absence de Dinah ;
il y avait longtemps que sa chatte était morte, fauchée par le grand âge. Les
miaulements redoublèrent de force lorsque la jeune fille prit le miteux matou
dans ses bras afin de le caresser et de le bercer.
- Pussy, pussy. Que n’ai-je un hareng pour rassasier ta faim.
A quelques pas de là, Aurore-Marie réagit à la présence du chat. Ses
narines frémirent et une quinte de toux envahit sa poitrine scrofuleuse.
C’était le signe tant attendu de la capitulation et de la soumission. Sir
Charles en profita pour articuler le nom de la cible :
- Frédéric Tellier. Celui à qui était prédit un grand avenir. Celui qui
a commandité l’agression dont votre ami Edouard Drumont fut victime…
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Le maelström venait d’achever d’absorber l’ensemble de la troupe. Même
Werner s’était contraint à obéir à la volonté de fer du colonel. Il avait pensé
à une simple tornade constituée de particules sableuses. Cependant, le
phénomène était tout autre. Il s’agissait bel et bien d’une singularité, d’un wormhole
spatio-temporel, trou de ver en français, un raccourci permettant de brûler
les étapes. Mais le tunnel s’avéra pervers. En effet, il ne se contentait pas
de ballotter les hommes et tout ce qu’il avalait en tous sens. Il exerçait sur
eux tout son pouvoir de distorsion, de remodelage de la matière. Non seulement,
les soldats allemands, Alban et Erich subissaient des déphasages, des
étirements, des contractions, des mosaïques hétérochroniques qui,
simultanément, les métamorphosaient en créatures composites à tous les stades
du développement biologique (de l’œuf fécondé au fossile) mais il jouait aussi
avec le clavier infini du clavecin de la phylogenèse. Stroheim, Kermor, Von
Dehner et les autres devenaient des composés exubérants d’ante matière, soupe
primordiale potentielle, récapitulant tous les devenirs évolutifs, du premier
penta quark à l’extinction de l’ultime étoile à neutrons, du premier battement
cardiaque de l’embryon humain à l’achèvement de la minéralisation du squelette,
du graviton au boson de Higgs, de LUCA à la manifestation terminale du Vivant
sous la forme d’un super organisme constitué de nanites. Tout cela alors que le
Panmultivers ne cessait de se remodeler et de recommencer après des rebonds
enchaînés. Certaines de ces poupées composites, particules et antiparticules,
blastula et stromatolithe, cœur d’étoile s’allumant pour la première fois et
étendue glacée infinie d’un Univers moribond où plus un seul Soleil ne
brillait, mangé par les trous noirs qui avaient tout colonisé, succombaient
après maintes douleurs ressenties.
Comme lors des périples au sein du Baphomet, le réseau tubulaire des
possibles ne cessait de se ramifier et de se subdiviser. Écartelés, plusieurs
lieutenants de Werner périrent. Leur étirement était devenu tel que les
organismes finissaient par céder tandis que d’autres se dissolvaient en un
magma bourbeux d’une incandescence inouïe. Ils étaient devenus énergie pure.
Les cerveaux distendus, recomposés, des hôtes du trou de ver étaient incapables
d’enregistrer l’information, de la restituer tant celle-ci s’avérait méga
dimensionnelle et ultra véloce. Cela corroborait les théories des
astrophysiciens du XXIe siècle, selon lesquelles l’information ne pouvait se
perdre et convergeait en un point inconnu, inatteignable. Seules des bribes
s’imprimaient çà et là dans les neurones d’Erich et de ses compagnons sans
qu’ils parvinssent à en déchiffrer le sens puisque tout était superposé et simultané.
Il s’agissait d’un encodage mais sa nature était analogique, c’était comme si
ces prosaïques militaires allemands de la fin du XIXe siècle s’étaient
retrouvés prisonniers, réduits à une taille « quantique » dans les
réseaux de méta données de l’IA des Olphéans. Il était à craindre que tous se
dispersent, qu’aucun n’arrivât à destination, que des morceaux disparates de
matières organiques s’éparpillent çà et là, dans n’importe quel monde et quel
temps. Il fallait absolument qu’une Intelligence guidât leur route. Erich ne
pouvait s’imaginer déchiqueté, démembré sur de multiples planètes et
chronolignes.
Les survivants perdirent enfin conscience. De fait, ils s’étaient
fondus dans le rayonnement d’un des pré trans multivers - celui que Daniel
avait privilégié pour l’instant. Ceux qui demeuraient émergèrent en une
explosion de couleurs chatoyantes et de photons lumineux. Où et quand ?
***************
Tandis que Kwangsoon s’agenouillait avec respect aux pieds du trône de
Maria de Fonseca, les chevaliers africains aux heaumes piriformes, menaçant les
Français de leurs lances affûtées, leur imposèrent d’imiter le chef des Bekwe,
mieux, de se prosterner front contre terre. Tous s’empressèrent d’obéir sauf
Barbenzingue et Hubert de Mirecourt qui se refusaient à une telle humiliation.
Une pointe dans les reins les fit changer d’avis. Sans nulle réticence, Pierre
s’était plié à la coutume locale. Notre capitaine de Boieldieu vivait une
aventure formidable qui surpassait, et de loin, toutes les fictions romanesques
d’Allan Quatermain. Pourtant, l’inquiétude le taraudait.
« Que fait donc Daniel ? Il n’a pas répondu à mes derniers
messages ».
Ce que le comédien redoutait le plus, c’était que la concubine de
M’Siri se prît pour la reine rouge d’Alice et ordonnât de faire supplicier tous
les Blancs en leur coupant la tête, à moins qu’elle préférât les retenir
captifs, encagés comme le malheureux C. Aubrey Smith.
La souveraine ouvrit alors la bouche. A l’adresse de Kwangsoon, elle dit
:
- Ka Kikomba, n’gwandé mulu…
Le roi Pygmée lui répondit dans la même langue. Mieux vaut traduire
bien que Pierre, muni de son traducteur universel comprît ce langage exotique.
- Ces ennemis ont violé l’interdit de Kikomba.
Obséquieux, Kwangsoon objecta :
- Majesté d’entre les Majestés, je sais leur avidité, leur cupidité. Je
les ai conduits à vous délibérément afin qu’ils comprennent l’innocuité,
l’inanité de leur projet.
- Veulent-ils piller de l’or ? Notre principal trésor ici est le
minéral de vie et de mort.
- Hélas, c’est bien cela qu’ils visent. Ils veulent en faire une arme.
- Utilisée contre moi ? S’enquit la reine.
- Non point, Votre Majesté. Contre d’autres Blancs dans leurs terres
lointaines.
Maria de Fonseca éclata de rire, dévoilant une dentition noircie et
irrégulière.
- Les imbéciles ! Savent-ils que tous les esprits de l’Afrique se sont
ligués contre eux ? Jamais ils ne parviendront à leur but. Kakundakari Kongo et
Kikomba Kongo nous protègent.
Elle claqua des doigts.
- Grand Vizir, amenez le représentant des dieux.
Un groupe de gardes, sous la conduite du Premier ministre, partit vers
un des bâtiments de la forteresse qui communiquait avec les souterrains de
tantôt. Après plusieurs minutes d’attente, les Français toujours prostrés, ils
revinrent, portant sur ce qui ressemblait à un tipoye, une extraordinaire momie
simiesque caparaçonnée de plaques d’or. Cette momie n’était pas un simple
gorille. Il s’agissait de l’authentique relique de Pi’Ou lui-même. Or, chose
encore plus incroyable, afin qu’on la crût encore en vie, elle avait bénéficié
de procédés cybernétiques semblables à ceux des fœtus androïdes qui
fournissaient l’énergie de la citadelle, autrement dit nous étions en présence
d’un Toumaï robotisé.
Cependant, à l’observation de cette créature, Pierre doutait que les
servomoteurs dont elle était dotée pussent aller jusqu’à lui conférer la
parole. Par conséquent, il supposait que quelque prêtre s’était dissimulé soit
derrière les guerriers, soit à l’intérieur même de Kikomba Kongo. Il
s’exprimerait soit par ventriloquie soit tel l’automate joueur d’échecs de van
Kempelen, autrement dit notre Baphomet reconverti, manipulé en ses entrailles
par l’équivalent du Marnousien qui avait ainsi vaincu Napoléon lors d’une
fameuse partie d’échecs lors d’un 1808 dévié.
Maria de Fonseca craignait que les Français refusent la sentence
énoncée par le singe sacré. Aussi, Pierre Fresnay remarqua que les soldats
casqués avaient amené des armes supplémentaires. C’étaient d’antiques
fauconneaux, couleuvrines et arquebuses à mèche, ne tirant que des projectiles
de bronze, de cuivre ou de pierre, vieilleries de plus de trois cents ans, qui
devaient remonter au temps du royaume de M'banza-Kongo. Enfin, nombreux étaient
les guerriers abrités par des pavois qui rappelaient ceux en usage au XV e
siècle. De fait, ils étaient là autant pour protéger les hommes de la
souveraine contre d’éventuelles velléités de rébellion des boulangistes que
pour les préserver au maximum des radiations.
« Ce sous King Kong de carnaval est irradié, comme d’ailleurs tout le
reste ici. Son poitrail émet des rayonnements mortels à la longue. De retour
dans la Cité, il faudra me faire traiter. L’armure qui le constitue est
amalgamée à l’uraninite et à l’isotope 238 de l’uranium. La pechblende affleure
partout dans cette forteresse. Elle imprègne jusqu’aux moindres pierres des
murailles ».
Maria de Fonseca s’exprima à nouveau.
- Avant que Kikomba Kongo ne prononce la sentence, vous devez regarder
le ciel duquel émergera ce pourquoi vous mourrez.
Après qu’elle se fut tue, la nuit tomba brusquement. C’était un
enchantement, une nouvelle singularité. De la voûte, des ombres s’animèrent.
- Des pantomimes ! S’exclama Hubert de Mirecourt. Elle nous prend pour
des mômes !
Des silhouettes finement découpées et articulées jouaient leur saynète.
A première vue, elles rappelaient, par leur facture, les théâtres d’ombres de
Java et de Bali mais aussi ceux du Cambodge. Or, aucun marionnettiste ne
manipulait les poupées. Cela tenait du prodige. Boieldieu comprit.
« Il y a quelque part une lanterne magique. Il s’agit en quelque
sorte de proto cinéma. Ce fat de Barbenzingue devrait arrêter de sous-estimer
la technologie africaine ».
Les silhouettes mettaient en scène un épisode récent de l’histoire de
la citadelle. Pierre avait d’ailleurs sous-évalué l’avancée technique de ces
pantomimes lumineuses, elles-mêmes mal interprétées : c’était une espèce de
« télévision » à la Jules Verne annonçant la technologie du Château
des Carpates : l’appareil de projection avait été volé à l’expédition
de Van Vollenhoven et inventé, il va de soi, par Charles Merritt (Aurore-Marie
avait eu droit à une représentation mémorable en 1887 ) : comme le
magicien d’Oz, Maria de Fonseca asseyait son pouvoir tyrannique sur ce leurre,
qui projetait des images belliqueuses et terrifiantes pour des esprits naïfs et
non avertis. Parmi celles-ci, il y avait des proto films ethnographiques de
Cornelis constitués au cours de ses pérégrinations africaines, représentant des
légions de guerriers d’ethnies diverses, surarmées, donnant l’illusion que la
reine gouvernait une troupe considérable. Les ombres gigantesques de ces
chasseurs-guerriers Zoulou,
cavaliers basuto,
chevaliers du roi des Ashanti ou du monarque du Swaziland, Danakil, ou garde Ndebele du roi Nobengula,
envahirent la place. Elles intimidaient l’ennemi (ici, en l’occurrence les boulangistes). Pour ajouter à la terreur des Français, ces images s’accompagnaient du son. Ainsi, les soldats entonnaient des chants de guerre polyphoniques d’une beauté à couper le souffle. C’étaient là les prétendues légions de Kikomba Kongo. Lesdits chants étaient des panégyriques en l’honneur de la grande souveraine de la contrée.
cavaliers basuto,
chevaliers du roi des Ashanti ou du monarque du Swaziland, Danakil, ou garde Ndebele du roi Nobengula,
envahirent la place. Elles intimidaient l’ennemi (ici, en l’occurrence les boulangistes). Pour ajouter à la terreur des Français, ces images s’accompagnaient du son. Ainsi, les soldats entonnaient des chants de guerre polyphoniques d’une beauté à couper le souffle. C’étaient là les prétendues légions de Kikomba Kongo. Lesdits chants étaient des panégyriques en l’honneur de la grande souveraine de la contrée.
Comme exaltée par la projection, l’idole simienne émit des borborygmes
caverneux qui rajoutaient au tintamarre sonore du film. Kwangsoon traduisit les
éructations de la divinité pour les Français.
« A mort les étrangers ! A mort ! »
Le brav’ général pouvait recommander son âme à Dieu. Quelques gouttes
de mauvaise sueur perlaient à son front. Avait-il peur ? Tandis que la
cérémonie judiciaire atteignait son paroxysme, un flash inattendu, d’une
insoutenable luminosité, aveugla momentanément l’assemblée disparate. Erich et
les Allemands venaient de se matérialiser au moment crucial.
A suivre...
**************