vendredi 7 juin 2013

Le Couquiou épisode 8.



On entendit une voix féminine assez haut perchée et jeune, assez bécasse aussi, enguirlander les chiens :
« La paix ! »
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Elle apparut au chambranle. Dix-sept ans au plus, les cheveux blonds trop longs, semés de brins de paille, dépassant d’un méchant foulard de mémère se rendant à la messe du village, les jupes traînant à terre, chaussée de galoches, l’œil bleu bêta, les joues et le tarin grêlés de son, une gabardine informe enfilée par-dessus sa vieille robe chiffonnée sans plus de couleurs que l’épiderme d’une cocotte exsangue de l’autre siècle atteinte de chlorose. Elle puait le bleu d’Auvergne viré et la saleté des porcheries. C’était Capucine, la simplette et rigolette du coin, dont on disait que, si elle ne savait ni lire ni écrire, elle connaissait par contre les mille et une manières de se faire basculer dans les ajoncs par tous les garçons qui passaient, au risque de multiplier tout un sillage d’anges. Elle était l’enfant naturelle de Gustave le porcher, sa fille de ferme aussi. Elle avait la triste réputation lui collant à la peau d’être plus stupide que ses propres cochons et de n’avoir jamais porté la moindre culotte de sa vie. Les gens du village clabaudaient à tout propos contre elle et médisaient à tout crin, notamment parce que les gamins qui la guignaient dès que leurs hormones se déchaînaient disaient d’elle que, certes, elle faisait fort ben la chose, mais qu’elle empestait comme carcagne, comme certains de ces cadavres des hameaux les plus isolés du plateau de la Creuse ou de la Corrèze (de Millevaches donc) qui, l’hiver, à cause des congères qui bloquaient tout, devaient macérer dans les remises de l’habitant jusqu’au temps de la débâcle permettant enfin qu’on se débarrassât sous terre de leur pestilence chancie et insane. Dans la porcherie, elle avait pour habitude de faire tous ses besoins avec ceux de ses bêtes. Lorsque ses humeurs écarlates périodiques la surprenaient, elle les laissait s’écouler sans gêne aucune le long de ses jambes crasseuses jamais gainées de bas, cette sanie se mélangeant avec le lisier. Cela fertilisait la terre de bien étrange façon.
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Il était visible que Capucine paraissait plus craintive que de coutume. Son regard azur de demi folle la trahissait. On ne savait pas pourquoi, mais on trouvait que les iris bleus conféraient aux femmes une personnalité insolite d’aliénées ou d’aveugles. De plus, elle se tenait obstinément le bras gauche, comme si elle l’eût rompu. Elle balbutia avec ses mots simples, son langage propre, expliquant sa venue inopinée.
« Népo, Népo (elle était incapable de prononcer son nom entier) l’est disparu ! J’ le trouve point ! J’me suis tordu l’bras en maniant la fourche…pour qu’le fumier y soit rentré. Alors, ça a fait mal et j’sais que Népo, y peut m’remettre ça en place. J’suis allée l’voir. L’ai point trouvé. Sa porte, l’est fermée. J’ai crié, j’l’ai appelé ; l’a pas répondu. Alors ben, j’viens ici pour qu’on l’cherche… J’irai pas l’dire aux gendarmes, hein j’irai pas, pa’ce que j’veux point qu’y disent que j’travaille pas ben ! »
Tous crurent qu’elle allait s’effondrer. Des narines encroûtées de morve sèche de son long nez tacheté de son s’écoulait une humeur de sinusite. Mais elle se redressa et éclata d’un rire inattendu, illogique, comme en exutoire, en compensation des émotions incompréhensibles qu’elle avait ressenties. Il était inutile de lui demander depuis combien de minutes elle avait constaté cette disparition, ni le temps qu’elle avait mis pour venir jusque chez les Martin, si elle avait marché, ou couru, parce qu’elle ne paraissait nullement essoufflée et qu’étant plutôt maigre, aucune surcharge pondérale n’impliquait qu’elle se fatiguât vite à la course. Capucine ne connaissait du temps que ce qu’elle en voyait, percevait ;  elle faisait à peine la différence entre hier, demain et aujourd’hui et l’idée de semaine ou celle d’heure précise lui étaient indifférentes. Elle se basait sur le soleil, sur la longueur des ombres, c’était tout,  et, lorsque le temps était mauvais, la météorologie capricieuse, elle perdait ses seuls repères chronologiques.
« On va la suivre. Y’a un truc grave ! » se contenta de dire Martin.
Cette fois, pour parvenir plus vite à destination, il opta pour la 203 où on se serrerait un peu, les gosses avec Brisquet, sous la bâche de l’arrière, Capucine montant au siège passager de l’avant. Elle craignait l’auto et glapit pendant tout le déplacement. De plus, ses remugles mal contenus de sauvageonne empuantirent tout l’habitacle.

 A la descente du véhicule, on vit un spectacle indicible. La première chose qui frappa les esprits, ce fut le silence, un silence sépulcral, à peine troublé par le bourdonnement des abeilles. Capucine n’avait pas tout dit ; ou alors, n’avait-elle pas prêté attention à la situation des entours de la masure du rebouteux-sourcier. Si les mouches à miel étaient libres, volaient sans nulle attache, c’était parce que leur toit n’était plus. Il semblait que le rucher de Népomucène avait été dévasté par le piétinement d’un géant. Tout était saccagé, sens dessus-dessous, aussi bien les archaïsantes ruches de paille antiques, coniques, comme venues du fin fond de l’apiculture gallo-romaine ou médiévale, éparses sur le sol, écrasées, répandant des coulées poisseuses ambrées empouacrant l’herbe, coulées se gâtant à l’air et exhalant une senteur d’olla-podrida que celles, de conception plus récente, niches à hyménoptères aux toitures de bois pentues pourvues de rayons amovibles. Ce vandalisme était inexplicable, sauf à accepter une manifestation surhumaine. Aucun scribe hiérogrammate n’était présent pour décrypter ce message de dévastation et de ruine suprême d’une partie de l’œuvre et de l’activité du guérisseur. Car il s’agissait bien d’un message en forme d’avertissement, adressé aux humains de cette campagne. 
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Le temps, velléitaire, se mettait à changer ; sans doute était-ce dû à l’approche du soir. On s’acheminait au nadir. L’ondée devenait prédictible. Le ciel s’ennuageait, météo variable, averses éparses de l’automne, vent frisquet rabattant les feuilles mortes des vieux rouvres là-bas, au sous-bois ronceux, roussies, jaunies, desséchées, au-delà du terrain emblavé et de la parcelle écobuée. Les narines humaient déjà une odeur de pluie caractéristique, avant même qu’elle tombât. La clarté baissait, rendant plus incertaine, plus fantastique, l’observation de la scène de désastre. Deux heures plus tôt, on eût mieux perçu certains détails, qui auraient alerté les arrivants – mais il était illogique de remonter ces deux heures car rien n’indiquait depuis quand les ruches étaient comme ça. A fortiori, rien n’informait du moment de la disparition de Népomucène. L’attention de Capucine, focalisée sur la nécessité de faire soigner son bras, avait été détournée de facto.
Ces détails, quels étaient-ils ? Les abeilles…trop étaient mortes, mutilées de leur dard. Elles étaient indiscernables dans l’ombre grandissante, ennoyées, empoissées dans leur propre miel, ou cadavres minuscules zébrés d’ocre semés, çà, là, tripes arrachées par la perte de l’aiguillon, sur tout le territoire du marginal. Si elles avaient péri, c’est qu’elles s’étaient montrées violentes, qu’elles avaient attaqué, s’en étaient prises à on ne savait trop qui ou quoi, assurément à la chose qui avait détruit leurs ruches – ours affamé (y en avait-il en Limousin ?), chemineau, monstre ou autre.  Portant, des survivantes demeuraient agressives. Bien qu’elles n’attaquassent point franchement et ne s’en prissent pas explicitement aux nouveaux importuns, quelques unes s’aventurèrent, tournant autour de Lulu, de Popaul, de Capucine (parce qu’elle puait), avec une insistance gênante.
« J’ai peur qu’elles me piquent… marmotta Paul, paniqué.
- Elles ne te feront rien si tu ne bouges pas », répliqua sa sœur protectrice.
Plaçant ses mains en porte-voix sur sa bouche, le père Martin héla :
« Ohé ! Ohé de la masure ! Népomucène ! C’est l’Martin ! »
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Il fallut mettre Brisquet à contribution pour qu’enfin, il se montrât utile. Capucine, comme le trio, approcha avec circonspection de l’espèce d’agglomérat de cabanes sommaires qui servait de demeure au radiesthésiste apiculteur. Elle était craintive, superstitieuse, d’une de ces superstitions d’arriérée, en enfance, comme si Népomucène incarnait une espèce de sorcier, de nécromant, de matagot moyenâgeux. Des rumeurs couraient depuis des lustres sur ce marginal, ce solitaire. On le disait jeteur de sorts, engrosseur ou avorteur de bestiaux, noueur d’aiguillettes, empoisonneur de récoltes, de vergers, collectionneur de secrets immondes et de poisons. Un gamin, adepte de l’école buissonnière, il y avait quelques temps de là, était parvenu à pénétrer dans une des remises secrètes du sourcier-sorcier. Il avait observé ce qui s’y cachait, qu’on y camouflait, puis s’était enfui à toutes jambes, contant ensuite son aventure à ses copains, brodant beaucoup, rapportant qu’il s’était retrouvé chez un ogre qui conservait des réserves horribles de nourriture humaine. Il disait avoir vu de ses yeux vu des théories de bébés morts pourris, tumescents, noirs comme la suie, entassés pêle-mêle dans des sortes de clapiers aux grillages crevés, exhalant des senteurs plus musquées les unes que les autres, comme s’il s’agissait d’une espèce de garde-manger où se faisandait un bien spécial gibier infantile.

Parvenus au seuil de ce qu’on pouvait nommer, faute de mieux le corps principal de bâtiments (cela, toutes proportions gardées, vu le gourbi insane dont il s’agissait), tous s’immobilisèrent. Brisquet lui-même se comporta tel un chien d’arrêt, patte en l’air, avant de commencer à grogner. Cela voulait dire que quelqu’un ou quelque chose d’indésirable nichait là-dedans. Alors, ils craignirent que l’absence de Népomucène s’expliquât autrement, qu’il fût dérangé par leur intrusion en pleine préparation secrète d’une mixture de sorcier-guérisseur. Il aurait pu apposer un panonceau grossier devant l’espèce de cloison qui tenait lieu de porte avec inscrit dessus : ne pas déranger, je travaille. Mais Népomucène était un analphabète patenté, qui tirait ses connaissances de tout autre chose que les livres et les journaux. En ce cas, s’il était bien à l’intérieur, si la présence flairée par Brisquet était effectivement la sienne, il n’y avait plus disparition mystérieuse, mais réclusion volontaire. Dans un autre cas, ce n’était pas lui que Brisquet avait flairé, mais un autre… humain ou animal.

On disait Népomucène acariâtre, acrimonieux, atrabilaire. Mais on prétendait aussi qu’il souffrait d’accès d’hypocondrie. Cet asocial, infréquentable, à l’écart des autres hommes, effrayait ceux qui pouvaient par hasard croiser son chemin, l’apercevoir ou capter son regard. Les yeux seuls avaient de quoi générer le frisson, épouvanter les plus endurcis : d’une noirceur d’abîme, leurs paupières s’encroûtaient de chassie. Cependant, le père Martin, qui l’avait toujours connu, répondait de lui et l’avait défendu devant les gendarmes qu’un fugace soupçon avait caressés. Il était parvenu à les dissuader d’aller fourrer leur nez dans ses activités mystérieuses. Alors que ce trublion de l’ordre rural normal, qui prétendait descendre d’une antique lignée de druides arvernes, n’avait absolument commis aucun délit durant des décennies, même pas celui de jeteur de sort, rien n’eût pu expliquer un brusque revirement de sa conduite de bienfaiteur irrationnel, de rebouteux de toute la communauté, au profit d’une conduite criminelle de dresseur d’oiseaux à tuer.
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Les mauvaises langues véhiculaient force ragots et calembredaines, maintes clabauderies irrationnelles et déraisonnables au sujet de celui qu’elles considéraient comme une sorte de croquemitaine qui, les nuits de pleine lune, venait gratter à l’huis des personnes sensées demeurées en des fermes isolées, en hululant et en les menaçant de les emporter chez le diable, et de venir les tirer par les pieds pour ce faire. Il leur annonçait que les divinités réclamaient leurs enfants et petits-enfants afin de les dévorer tout crus. Les paysannes les plus madrées et les plus sèches, tavelées de leurs emblavures épidermiques, toutes tachetées de vieillesse, prétendaient qu’à chaque lune rousse, le sorcier partait avec une besace ou une musette de mauvaise toile cueillir des simples et capturer diverses bêtes immondes du sous-bois et de la tourbière proche (réputée avoir englouti des dizaines d’imprudents – sans omettre la faune – depuis les temps arvernes d’Ambicat) afin de concocter ses potions, ses sucs et ses soupes curatives, vêtu d’un sayon rustique, de braies et d’un court manteau gaulois à capuce. Il effectuait un rituel rigoureux, autour d’un pentacle, y jetant au mitan où grésillaient des braises de brindilles, une poudre mystérieuse qui scintillait. Il y prononçait des implorations, chantait, demandait dans la langue de Vercingétorix l’intercession des dieux oubliés au maillet, au caducée ou aux vingt-quatre cors.
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Le père Martin frappa à la pseudo porte, s’annonçant. Comme rien ne semblait vouloir lui répondre, il se résolut à forcer le passage, défonça l’huis branlant et invita Capucine et les enfants à entrer dans la tanière le plus prudemment qu’ils pussent. Il n’était de toute manière pas normal que Népomucène, s’il s’était bien cadenassé chez lui, n’eût pas perçu le tohu-bohu des ruches ou les appels de la simplette qui le cherchait. Donc, s’il se trouvait quelque part dans la masure, était-il encore en vie ?
L’intérieur de la bicoque s’avéra tout à la fois une infection et un capharnaüm. C’était une pullulation inexprimable de hiboux et de chauves-souris empaillés, de carcasses d’oiseaux décapités de toutes les espèces locales, au bréchet saillant et jauni, suspendues à des cordelettes depuis des poutrelles qui servaient d’étançons au toit de la saloperie de torchis servant de bauge au marginal. Ces spécimens dégageaient une puanteur innommable de charogne. Naturellement, en dehors de ces squelettes et dépouilles de plumes et de cuir, les aîtres semblaient désertés de toute présence humaine. 

En un bel ensemble, tous, même Capucine, prononcèrent, d’une voix mal assurée, quasi chevrotante, la question prosaïque : « Est-ce qu’il y a quelqu’un ? » Bien qu’ils s’en défendissent, ils ressentirent la peur. Celle-ci paraissait imprégner les parois suintantes de saleté du bouge du rebouteux, s’insinuant dans les consciences à la semblance d’une vapeur méphitique maléfique. Elle imbibait le moindre ustensile grotesque, la moindre parcelle de carcasse d’oiseau, planait comme une brume d’épouvante, mist de mauvais roman gothique terrifiant d’Outre-Manche, écrit par un esprit d’opiomane tourmenté par les goules, les brucolaques et les lamies, évocation sinistre tout droit sortie d’un cauchemar pictural de Füssli.  
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Brisquet devenait nerveux ; il s’agitait, grondait, tirait sur sa laisse que Popaul avait du mal à tenir. Le groupe tenta de fouiller, d’inspecter les lieux, les recoins obscurs où un soleil déclinant n’entrait guère que par des espèces de jalousies mal bricolées, tendues sur des pseudo-fenêtres faites d’un papier huilé si vieux qu’il en était tout ratatiné et ridulé, laissant à peine passer un jour chiche lorsqu’il daignait faire beau. En réalité, ce « papier » était constitué de peau de fœtus de veaux avortés et de vessie de porc.
Avec une moue de dégoût compréhensible, Lucille manipula dérisoirement les objets et ustensiles gluants, posés sans aucun ordre sur de vieilles tables et coffres sales, les pots d’où sourdaient des substances épaisses, poisseuses, semi-liquides, aussi putréfiées semblait-il qu’un empyreume (du moins en évaluait-elle ainsi la qualité, la substance et la consistance), plus répugnants et repoussants qu’une scolopendre ou qu’un gras cafard noir intumescent d’humidité. Elle soulevait des couvercles de terre cuite ou de cuivre mal embouti, inspectant avec circonspection l’intérieur de marmites, les mains gantées par sécurité, comme si elle s’attendait à y dénicher tout au fond, blotti, le guérisseur indésirable réduit à une taille d’homoncule frankensteinien. Tout en fredonnant une chansonnette pour se donner du courage, elle dérangea des trépieds de guingois, des guignons bancroches de batteries de cuisine vert-de-grisées, non rétamées depuis des lustres. Tout cela chut avec fracas sur le sol.
« Pristi ! jura le père Martin. Vous v’lez donner l’alarme ou quoi ! »
Lucille s’empourpra de honte, puis reprit ses investigations. L’ensemble de ces ustensiles émaillés d’une pellicule de crasse, d’un dépôt solidifié de vieille soupe, de breuvage ou de potion de sorcier ne valait pas trois francs six sous, même si on eût fait l’effort de les nettoyer.

Dominique remarqua une quantité phénoménale de champignons ; la saison s’y prêtait et ils étaient sans doute indispensables à la concoction des mixtures ou emplâtres (nous n’osons ici écrire le mot adéquat de médicaments) : pleurotes, girolles, trompettes des morts, bolets, cèpes, morilles, chanterelles, vesses… aussi terreux de leur souillure originelle les uns les autres. 
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« N’y touche pas ! dit l’aîné au benjamin. Ils sont peut-être vénéneux. »
Mais Lucille, elle, se permettait de renifler tout cela, comme si elle eût humé quelque fumet exquis émanant d’une bonne potée aux choux.  Elle se sentit aussi courageuse et brave qu’un aventurier évadé de la prison des Plombs de Venise, incarcéré là à cause de quelque aventure galante avec la dogaresse, personnage extirpé d’un de ces mauvais romans de cape et d’épée qu’elle avait coutume de lire en cachette.
Le père Martin déclara :
« Y a personne ici. Allons fouiller à côté. »

Ils s’attelèrent à l’inspection des diverses cellules composites, rattachées plus ou moins à la souille qu’ils venaient d’examiner, sortes de « chambres » dolméniques en encorbellements hétérogènes, constituées de matériaux aussi hétérodoxes que diversifiés. Si on avait pu dresser un plan de cette habitation, on lui eût trouvé en son agencement déraisonnable, mais d’une logique cependant primitive, quelque chose de préhistorique ou de troglodytique. Toute notion d’hygiène était absente des lieux : il eût été inaccoutumé d’y sentir une bonne odeur. Ils découvrirent l’endroit qui servait de litière au guérisseur (on n’osait le qualifier de chambre à coucher), puis celui où il prenait ses repas, son petit déjeuner. Paul respira un fumet fragrant de saleté soufrée qui s’extirpait d’une espèce de bol grossier : c’était un fond de lait tourné qui achevait de pourrir. Le benjamin hoqueta, prêt à vomir. Des amas informes, duveteux de moisissures, jonchaient coins et recoins de la pièce barbare : restes de poires de crésane, viande séchée ou salée manifestement vieille de plusieurs années, entrailles dépecées diverses de volatiles ou de lapins de garenne partant en un jus innommable. Et toujours pas âme qui vive.
Restait à voir ce qui devait tenir lieu de sanitaires…
Les oreilles de Lucille entendirent quelques bourdonnements. Ceux-ci n’étaient pas équidistants des ruches renversées. Ils mêlaient mouches et abeilles et ne trahissaient pas que la présence des résidus immondes de ce qui tenait lieu de fosse septique. Par une crainte fondée d’une nouvelle atrocité subreptice, les lèvres des fouineurs es-rebouteux, comme paralysées par une peur instinctive de ce qu’il fallait bien qualifier de formidable et de surnaturel, n’émirent que de menus et convenus : « Ohé, quelqu’un ? » prononcés entre les dents, tandis que les deux mâles plus ou moins adultes s’affairaient à ouvrir ces water-closets en déplaçant le panneau de bois grossier et mal façonné par on ne savait quelle varlope, panneau de planches qui faisait office de porte au lieu d’ordures qui servait de trou d’aisance au sauvageon créchant dans cette masure. Subséquemment, bien que tous s’attendissent au tréfonds de leur conscience à la découverte d’une horreur sans nom, notre groupe marqua son étonnement à la vue redoutée de celui dont ils soupçonnaient qu’il fût la nouvelle victime du dresseur d’étourneaux et autres oiseaux maléfiques.
Le réduit était opaque, fort puant de toutes ces sanies naturelles de fumier humain. Cette opacité était bienvenue pour les âmes sensibles juvéniles de Paul et de Lucille, bien qu’elle n’atténuât aucunement l’ignominie de ce nouveau crime. Elle permettait de masquer les détails les plus horribles. Pourtant, La fillette rendit presto les bonnes productions de la mère Martin qu’elle avait tantôt consommées tant les miasmes dégagés autant par les latrines improvisées que par le cadavre aux prémices de la putréfaction  étaient encore plus fragrants que les relents de l’innocente Capucine. Cette dernière ne put marmonner qu’un « hé ben ! » marquant sa complète stupéfaction avant de dégobiller à son tour puis de se sentir mal.
Le corps roidi de ce qui avait été Népomucène rutilait de sanguinolence et de boursouflures violâtres et verdâtres. La rigor mortis marquait depuis un certain couple d’heures la misérable dépouille. Abeilles, oiseaux, sagaie fichée en plein cœur afin de l’achever : tel se composait le cocktail létal qui avait mis fin aux jours du guérisseur. Il était affaissé sur le trou, non point déculotté cependant. Le meurtrier ne l’avait pas frappé lors d’une grosse commission mais plutôt acculé là, à la dernière extrémité de sa bauge, peut-être après que les abeilles l’eurent poursuivi en essaims encolérés et haineux, excités par les pouvoirs de ce mage ou sorcier.  L’invraisemblance de cette posture détonnait. Pose ridicule, inattendue, inexplicable quoique triviale : il eût été plus clair de retrouver Népomucène cloué, telle une chauve-souris par un campagnard superstitieux, contre le chambranle de cette prétendue porte. Les mouches commençaient à y pondre, à se repaître de toute la saleté de ce prochain Quia pulvis es hugolien. Le Grand Putréfacteur était le maître d’œuvre.  
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La face du mort paraissait grotesque, déshumanisée par le harcèlement des aiguillons et des bouches cornées. Cette difformité, toute en tuméfactions, eût provoqué l’ébahissement d’un médecin légiste obsédé par l’altération post-mortem des figures. C’était à la fois un badigeon d’hémoglobine et un piquetage de vésicules, qui, si elles n’étaient point emplies de venin, rappelaient cette défiguration typique des varioliques, ressemblance accentuée par le noircissement pré-putride des chairs, désormais grêlées de tumescences dignes du visage gonflé et noir d’un Louis XV mourant. A ce masque s’ajoutaient les arrachements de lambeaux de joues, les cavités énucléés des yeux, rappels évocateurs des pendus de Villon et Potocki.

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 Il n’y avait point d’Alphonse Van Vorden y Gomerez, des gardes wallonnes, pour contempler cela, ce spectacle d’un corps réduit à des lambeaux, à des haillons carnés, à des oripeaux clownesques de fressures mêlées de guenilles, avec, en outre, cette affreuse lance, venue du fond des âges lithiques, projetée par quelque propulseur magdalénien ou gravettien, fichée au bon emplacement de la poitrine, comme un coup de grâce de peloton d’exécution de golpe latino-américain. Ledit projectile, dont l’outil de jet était alors, à tort, qualifié de bâton de commandement, selon une théorie erronée émise par des préhistoriens antérieurs à la nouvelle école, ajoutait à la singularité de cet épouvantail cadavérique dégorgeant sa pourriture comme une paille, odoriférant à la fois de la fosse d’excréments et de lui-même. Il était ouvragé, gravé de cupules et de traits, sculpté de reliefs d’aurochs et de chevaux de Prjevalski. Il demeurait quelques abeilles mortes, émergeant de flaques de fange et de sang, à la circonférence du trou où le rebouteux s’était figé à croupetons en passant de vie à trépas. Le meurtre était signé : il y avait bien un homme derrière tout ça, mais il restait à le démasquer, et l’assassinat délibéré de Népomucène le disculpait quant à lui d’office. Notre assassin dresseur d’animaux contondants aurait pu escompter qu’on soupçonnât ce marginal et que les gendarmes l’arrêtent et concluent que l’affaire était close. Pourquoi donc l’avait-il tué ? Une pensée traversa le fruste père Martin : le coupable venait de commettre une première erreur. Notre criminel était peut-être un préhistorien fou. A moins qu’il eût éliminé un rival lui faisant de l’ombre.
Les enfants détournèrent le regard. Dominique était vert. Capucine, sans gêne, laissa dégoutter de ses jupes pourries une urine de frousse. Cela lui fit de mal seyantes rigoles jaunâtres de mauvaise fille incontinente.  Le vieillard, quant à lui, ne cella rien, ne laissa rien transparaître des cogitations agitant ses méninges. Au fond de son esprit, il avait presque deviné l’identité du responsable.
Brisquet fut alors pris d’une agitation plus conséquente que de coutume. Cette viande humaine exposée dans toute sa crudité cadavérique n’était pas la cause du trouble canin. C’eût été différent s’il se fût agi de l’étalage d’un charcutier ou d’un boucher, du fait même qu’on eût pu écrire que l’assassin avait excellemment charcuté sa victime. Mais c’était le cadet des soucis de Brisquet, plus accoutumé à marquer l’arrêt, à traquer, pister et rapporter des proies mouvantes de vénerie à poils ou à plumes qui faisaient les délices de ses maîtres et qui, aussi, l’affriandaient. Il gémit, jappa, comme un vieux labrador à l’estomac creux excité par le fumet d’une fricassée de lapin aux petits oignons ou par un quartier de bœuf bien découpé et bien sanglant. Puis, il fila comme le vent, aimanté, magnétisé par quelque chose, par son instinct de chasse, de limier hors pair, sans demander son reste.
« Ici, Brisquet ! Ici, mon bon toutou ! » s’écria Lulu.
Elle ne put s’empêcher de partir à la poursuite du chien, oubliant toute prudence, omettant que le meurtrier pouvait être tapi encore dans la masure. A ses risque et péril, la fillette, dont les bottes d’écuyère s’étaient crottées sur le chemin tantôt (on serait de corvée pour les nettoyer, les essuyer et les cirer), parcourut en sens inverse tout le dédale du gourbi et se retrouva à l’air libre. Elle entendit un aboi distant, vers la futaie de trembles et la chênaie. Elle y courut, résolument, comme dans la gueule d’une bête du Gévaudan. Pour elle, c’était son animal qui était en danger. Il lui fallait le secourir contre le malfaisant monstre qui tuait sans discernement les bons paysans de la contrée, le bétail et les hyménoptères. Ses jambes enfantines foulèrent une sente gorgée d’humidité, bordée, à la diable, de limoselles témoignant que le sous-bois où elle se dirigeait, guidée par les appels distants de Brisquet, était imprégné des mouillures de l’automne.
Le soleil s’en allait vers le couchant ; le crépuscule pointait ses roseurs violines. Les autres tentèrent de suivre l’imprudente, la hélant, l’avertissant, mais le père Martin claqua un muscle, renonçant.
« Ah, p… ! jura-t-il. Y a bien des tourbières là-bas ! C’est très dangereux ! Mademoiselle est folle ! »
Un ramasseur de champignons s’y était égaré encore l’an passé ; malgré les battues des gendarmes, on ne l’avait jamais retrouvé. Et Luc, de la métairie Saint-Pront, y avait perdu voici deux ans son meilleur bœuf, enlisé parmi les sphaignes malodorantes. 
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Comme annoncée, une ondée arrosa encore davantage cette terre repue. La tremblaie, la futaie et les vieux rouvres plusieurs fois centenaires avaient leur utilité : leur absence eût causé des ravines, des coulées boueuses dévastatrices en cas d’épisode pluvial limougeaud diluvien. La sagesse prévenante des anciens savait qu’il ne fallait ni déboiser, ni construire trop près de l’indisciplinée butte qui surplombait ces lieux hercyniens rehaussés. C’eût été la catastrophe, le châtiment de Mère Nature contre les hommes qui l’avaient trahie, un Pompéi, une Montagne Pelée, une destruction locale, un ravage de Yahvé digne de l’effacement de Ninive, de Sodome et Gomorrhe. Ce fut la quasi nuit, d’un coup, dès que Lucille pénétra dans le lieu boisé, obombré. On entendait le clapotement de la pluie du soir. Elle appela :
« Brisquet ! Brisquet ! »
Les semelles de ses bottes s’enfonçaient dans le sentier pentu, lorsqu’elles ne faisaient pas craquer les brindilles mortes. Elle craignit la mauvaise rencontre d’un animal sauvage, sanglier, cerf, elle ne savait trop quoi, s’alarmant, un peu tard, de sa hardiesse. Elle voulut rebrousser chemin lorsqu’un jappement, plus fort, là-bas, enfoncé en pleine pénombre branchue de ramures en phase presque finale de dépouillement, retentit. Brisquet tenait la piste. Les troncs étaient moussus ; les vesses de loup y poussaient, et il faisait de plus en plus humide et glaçant. Elle boutonna soigneusement son duffel-coat, déjà imprégné de pluie. Des éclats d’eau pluviale, ruisselants, filtraient à travers le grillage ramifié du sous-bois. Les gouttelettes tamisées par le réseau de ce caillebotis de frondaisons dénudées, divisé jusqu’à l’indénombrable, s’épandaient sur les mousses, les ébranchures, les écorcements, les squelettes arborescents qui constituaient autant d’écaillures diaprées de pluie et colorées qu’il y avait d’essences poussant en ces lieux mornes, comme désertés par les espèces qui les peuplaient d’habitude ; peut-être se terraient-elles en vue du repos hivernal ? La montée de l’obscurité troublait la perception de Lucille, l’empêchant de distinguer tous ces coloris d’écorce qui, désormais, se fondaient, se confondaient, miscibles, en un camaïeu d’incertitude, d’indétermination aux nuances ocre, mauve, grise et noire. Elle appelait Brisquet, elle le sifflait, en vain. Ses aboiements devenaient distants. Lucille ne percevait aucun bruit de pas à sa suite, pas rassurants de son groupe, de ses frères, de Capucine et du vieux métayer. Aucune voix amie ne s’enquérait d’elle, afin qu’elle rebroussât chemin à sa rencontre.
Plus elle s’enfonçait dans les soubassements forestiers, plus elle avait le sentiment d’une présence indésirable, sournoise, inconnue, inamicale, hostile, tapie dans les fourrés, attendant de jaillir. L’angoisse montait en elle, irrépressible, une angoisse ancestrale, de terreur enfantine, de vieux conte souventes fois lu ou écouté raconté par les lèvres de grand-mère, où le loup, le fauve gris aux prunelles jaunes, vous attend pour vous capturer et vous dévorer tout cru. Elle se rappelait trop Le Petit Poucet, craignant qu’elle se perdît comme une gamine espiègle et imprudente, désobéissante, ou qu’elle fût, tels le personnage de Perrault et sa fratrie, abandonnée par les siens qui ne la suivaient toujours pas. Mais l’âge de la fessée était passé et avec lui celui des punitions corporelles puériles. Si elle retrouvait son chien sain et sauf, si elle le ramenait hors du bois, on se contenterait de la morigéner verbalement et de la priver d’argent de poche pour le mois prochain. Depuis longtemps, elle aurait dû entendre les autres approcher, mais il n’y avait rien, rien à part cet égouttement, ce clapotement de la pluie. C’était bien inquiétant.  
Alors, elle vit les yeux rouges.  

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A suivre...

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