On
entendit une voix féminine assez haut perchée et jeune, assez bécasse aussi,
enguirlander les chiens :
« La
paix ! »
Elle
apparut au chambranle. Dix-sept ans au plus, les cheveux blonds trop longs,
semés de brins de paille, dépassant d’un méchant foulard de mémère se rendant à
la messe du village, les jupes traînant à terre, chaussée de galoches, l’œil
bleu bêta, les joues et le tarin grêlés de son, une gabardine informe enfilée
par-dessus sa vieille robe chiffonnée sans plus de couleurs que l’épiderme
d’une cocotte exsangue de l’autre siècle atteinte de chlorose. Elle puait le
bleu d’Auvergne viré et la saleté des porcheries. C’était Capucine, la
simplette et rigolette du coin, dont on disait que, si elle ne savait ni lire
ni écrire, elle connaissait par contre les mille et une manières de se faire
basculer dans les ajoncs par tous les garçons qui passaient, au risque de
multiplier tout un sillage d’anges. Elle était l’enfant naturelle de
Gustave le porcher, sa fille de ferme aussi. Elle avait la triste réputation
lui collant à la peau d’être plus stupide que ses propres cochons et de n’avoir
jamais porté la moindre culotte de sa vie. Les gens du village clabaudaient à
tout propos contre elle et médisaient à tout crin, notamment parce que les
gamins qui la guignaient dès que leurs hormones se déchaînaient disaient d’elle
que, certes, elle faisait fort ben la chose, mais qu’elle empestait
comme carcagne, comme certains de ces cadavres des hameaux les plus isolés du
plateau de la Creuse ou de la Corrèze (de Millevaches donc) qui, l’hiver, à
cause des congères qui bloquaient tout, devaient macérer dans les remises de
l’habitant jusqu’au temps de la débâcle permettant enfin qu’on se débarrassât
sous terre de leur pestilence chancie et insane. Dans la porcherie, elle avait
pour habitude de faire tous ses besoins avec ceux de ses bêtes. Lorsque
ses humeurs écarlates périodiques la surprenaient, elle les laissait s’écouler
sans gêne aucune le long de ses jambes crasseuses jamais gainées de bas, cette
sanie se mélangeant avec le lisier. Cela fertilisait la terre de bien étrange
façon.
Il
était visible que Capucine paraissait plus craintive que de coutume. Son regard
azur de demi folle la trahissait. On ne savait pas pourquoi, mais on trouvait
que les iris bleus conféraient aux femmes une personnalité insolite d’aliénées
ou d’aveugles. De plus, elle se tenait obstinément le bras gauche, comme si
elle l’eût rompu. Elle balbutia avec ses mots simples, son langage propre, expliquant
sa venue inopinée.
« Népo,
Népo (elle était incapable de prononcer son nom entier) l’est disparu ! J’
le trouve point ! J’me suis tordu l’bras en maniant la fourche…pour qu’le
fumier y soit rentré. Alors, ça a fait mal et j’sais que Népo, y peut m’remettre
ça en place. J’suis allée l’voir. L’ai point trouvé. Sa porte, l’est fermée.
J’ai crié, j’l’ai appelé ; l’a pas répondu. Alors ben, j’viens ici pour
qu’on l’cherche… J’irai pas l’dire aux gendarmes, hein j’irai pas, pa’ce que
j’veux point qu’y disent que j’travaille pas ben ! »
Tous
crurent qu’elle allait s’effondrer. Des narines encroûtées de morve sèche de
son long nez tacheté de son s’écoulait une humeur de sinusite. Mais elle se
redressa et éclata d’un rire inattendu, illogique, comme en exutoire, en
compensation des émotions incompréhensibles qu’elle avait ressenties. Il était
inutile de lui demander depuis combien de minutes elle avait constaté cette
disparition, ni le temps qu’elle avait mis pour venir jusque chez les Martin,
si elle avait marché, ou couru, parce qu’elle ne paraissait nullement
essoufflée et qu’étant plutôt maigre, aucune surcharge pondérale n’impliquait
qu’elle se fatiguât vite à la course. Capucine ne connaissait du temps que ce
qu’elle en voyait, percevait ; elle
faisait à peine la différence entre hier, demain et aujourd’hui et l’idée de
semaine ou celle d’heure précise lui étaient indifférentes. Elle se basait sur
le soleil, sur la longueur des ombres, c’était tout, et, lorsque le temps était mauvais, la
météorologie capricieuse, elle perdait ses seuls repères chronologiques.
« On
va la suivre. Y’a un truc grave ! » se contenta de dire Martin.
Cette
fois, pour parvenir plus vite à destination, il opta pour la 203 où on se
serrerait un peu, les gosses avec Brisquet, sous la bâche de l’arrière,
Capucine montant au siège passager de l’avant. Elle craignait l’auto et glapit
pendant tout le déplacement. De plus, ses remugles mal contenus de sauvageonne
empuantirent tout l’habitacle.
A la descente du véhicule, on vit un spectacle
indicible. La première chose qui frappa les esprits, ce fut le silence, un
silence sépulcral, à peine troublé par le bourdonnement des abeilles. Capucine
n’avait pas tout dit ; ou alors, n’avait-elle pas prêté attention à la
situation des entours de la masure du rebouteux-sourcier. Si les mouches à miel
étaient libres, volaient sans nulle attache, c’était parce que leur toit
n’était plus. Il semblait que le rucher de Népomucène avait été dévasté par
le piétinement d’un géant. Tout était saccagé, sens dessus-dessous, aussi bien
les archaïsantes ruches de paille antiques, coniques, comme venues du fin fond
de l’apiculture gallo-romaine ou médiévale, éparses sur le sol, écrasées,
répandant des coulées poisseuses ambrées empouacrant l’herbe, coulées se gâtant
à l’air et exhalant une senteur d’olla-podrida que celles, de conception plus
récente, niches à hyménoptères aux toitures de bois pentues pourvues de rayons
amovibles. Ce vandalisme était inexplicable, sauf à accepter une manifestation
surhumaine. Aucun scribe hiérogrammate n’était présent pour décrypter ce
message de dévastation et de ruine suprême d’une partie de l’œuvre et de
l’activité du guérisseur. Car il s’agissait bien d’un message en forme
d’avertissement, adressé aux humains de cette campagne.
Le
temps, velléitaire, se mettait à changer ; sans doute était-ce dû à
l’approche du soir. On s’acheminait au nadir. L’ondée devenait prédictible. Le
ciel s’ennuageait, météo variable, averses éparses de l’automne, vent frisquet
rabattant les feuilles mortes des vieux rouvres là-bas, au sous-bois ronceux,
roussies, jaunies, desséchées, au-delà du terrain emblavé et de la parcelle
écobuée. Les narines humaient déjà une odeur de pluie caractéristique, avant
même qu’elle tombât. La clarté baissait, rendant plus incertaine, plus
fantastique, l’observation de la scène de désastre. Deux heures plus tôt, on
eût mieux perçu certains détails, qui auraient alerté les arrivants – mais il
était illogique de remonter ces deux heures car rien n’indiquait depuis
quand les ruches étaient comme ça. A fortiori, rien n’informait du moment
de la disparition de Népomucène. L’attention de Capucine, focalisée sur la
nécessité de faire soigner son bras, avait été détournée de facto.
Ces
détails, quels étaient-ils ? Les abeilles…trop étaient mortes, mutilées de
leur dard. Elles étaient indiscernables dans l’ombre grandissante, ennoyées,
empoissées dans leur propre miel, ou cadavres minuscules zébrés d’ocre semés,
çà, là, tripes arrachées par la perte de l’aiguillon, sur tout le territoire du
marginal. Si elles avaient péri, c’est qu’elles s’étaient montrées violentes,
qu’elles avaient attaqué, s’en étaient prises à on ne savait trop qui ou quoi,
assurément à la chose qui avait détruit leurs ruches – ours affamé (y en
avait-il en Limousin ?), chemineau, monstre ou autre. Portant, des survivantes demeuraient
agressives. Bien qu’elles n’attaquassent point franchement et ne s’en prissent
pas explicitement aux nouveaux importuns, quelques unes s’aventurèrent,
tournant autour de Lulu, de Popaul, de Capucine (parce qu’elle puait), avec une
insistance gênante.
« J’ai
peur qu’elles me piquent… marmotta Paul, paniqué.
-
Elles ne te feront rien si tu ne bouges pas », répliqua sa sœur
protectrice.
Plaçant
ses mains en porte-voix sur sa bouche, le père Martin héla :
« Ohé !
Ohé de la masure ! Népomucène ! C’est l’Martin ! »
Il
fallut mettre Brisquet à contribution pour qu’enfin, il se montrât
utile. Capucine, comme le trio, approcha avec circonspection de l’espèce
d’agglomérat de cabanes sommaires qui servait de demeure au radiesthésiste
apiculteur. Elle était craintive, superstitieuse, d’une de ces superstitions
d’arriérée, en enfance, comme si Népomucène incarnait une espèce de sorcier, de
nécromant, de matagot moyenâgeux. Des rumeurs couraient depuis des lustres sur
ce marginal, ce solitaire. On le disait jeteur de sorts, engrosseur ou avorteur
de bestiaux, noueur d’aiguillettes, empoisonneur de récoltes, de vergers,
collectionneur de secrets immondes et de poisons. Un gamin, adepte de l’école buissonnière,
il y avait quelques temps de là, était parvenu à pénétrer dans une des remises
secrètes du sourcier-sorcier. Il avait observé ce qui s’y cachait, qu’on
y camouflait, puis s’était enfui à toutes jambes, contant ensuite son aventure
à ses copains, brodant beaucoup, rapportant qu’il s’était retrouvé chez un ogre
qui conservait des réserves horribles de nourriture humaine. Il disait
avoir vu de ses yeux vu des théories de bébés morts pourris, tumescents, noirs
comme la suie, entassés pêle-mêle dans des sortes de clapiers aux grillages
crevés, exhalant des senteurs plus musquées les unes que les autres, comme s’il
s’agissait d’une espèce de garde-manger où se faisandait un bien spécial gibier
infantile.
Parvenus
au seuil de ce qu’on pouvait nommer, faute de mieux le corps principal de
bâtiments (cela, toutes proportions gardées, vu le gourbi insane dont il
s’agissait), tous s’immobilisèrent. Brisquet lui-même se comporta tel un
chien d’arrêt, patte en l’air, avant de commencer à grogner. Cela voulait dire
que quelqu’un ou quelque chose d’indésirable nichait là-dedans. Alors, ils
craignirent que l’absence de Népomucène s’expliquât autrement, qu’il fût
dérangé par leur intrusion en pleine préparation secrète d’une mixture de
sorcier-guérisseur. Il aurait pu apposer un panonceau grossier devant l’espèce
de cloison qui tenait lieu de porte avec inscrit dessus : ne pas
déranger, je travaille. Mais Népomucène était un analphabète patenté, qui
tirait ses connaissances de tout autre chose que les livres et les journaux. En
ce cas, s’il était bien à l’intérieur, si la présence flairée par Brisquet
était effectivement la sienne, il n’y avait plus disparition mystérieuse, mais réclusion
volontaire. Dans un autre cas, ce n’était pas lui que Brisquet avait
flairé, mais un autre… humain ou animal.
On
disait Népomucène acariâtre, acrimonieux, atrabilaire. Mais on prétendait aussi
qu’il souffrait d’accès d’hypocondrie. Cet asocial, infréquentable, à l’écart
des autres hommes, effrayait ceux qui pouvaient par hasard croiser son chemin,
l’apercevoir ou capter son regard. Les yeux seuls avaient de quoi générer le
frisson, épouvanter les plus endurcis : d’une noirceur d’abîme, leurs
paupières s’encroûtaient de chassie. Cependant, le père Martin, qui l’avait
toujours connu, répondait de lui et l’avait défendu devant les gendarmes qu’un
fugace soupçon avait caressés. Il était parvenu à les dissuader d’aller fourrer
leur nez dans ses activités mystérieuses. Alors que ce trublion de l’ordre
rural normal, qui prétendait descendre d’une antique lignée de druides
arvernes, n’avait absolument commis aucun délit durant des décennies, même pas
celui de jeteur de sort, rien n’eût pu expliquer un brusque revirement de sa
conduite de bienfaiteur irrationnel, de rebouteux de toute la communauté,
au profit d’une conduite criminelle de dresseur d’oiseaux à tuer.
Les
mauvaises langues véhiculaient force ragots et calembredaines, maintes
clabauderies irrationnelles et déraisonnables au sujet de celui qu’elles
considéraient comme une sorte de croquemitaine qui, les nuits de pleine lune,
venait gratter à l’huis des personnes sensées demeurées en des fermes isolées,
en hululant et en les menaçant de les emporter chez le diable, et de venir les
tirer par les pieds pour ce faire. Il leur annonçait que les divinités
réclamaient leurs enfants et petits-enfants afin de les dévorer tout crus. Les
paysannes les plus madrées et les plus sèches, tavelées de leurs emblavures
épidermiques, toutes tachetées de vieillesse, prétendaient qu’à chaque lune
rousse, le sorcier partait avec une besace ou une musette de mauvaise toile cueillir des
simples et capturer diverses bêtes immondes du sous-bois et de la tourbière
proche (réputée avoir englouti des dizaines d’imprudents – sans omettre la
faune – depuis les temps arvernes d’Ambicat) afin de concocter ses potions, ses
sucs et ses soupes curatives, vêtu d’un sayon rustique, de braies et d’un court
manteau gaulois à capuce. Il effectuait un rituel rigoureux, autour d’un
pentacle, y jetant au mitan où grésillaient des braises de brindilles, une
poudre mystérieuse qui scintillait. Il y prononçait des implorations, chantait,
demandait dans la langue de Vercingétorix l’intercession des dieux oubliés au
maillet, au caducée ou aux vingt-quatre cors.
Le
père Martin frappa à la pseudo porte, s’annonçant. Comme rien ne semblait
vouloir lui répondre, il se résolut à forcer le passage, défonça l’huis
branlant et invita Capucine et les enfants à entrer dans la tanière le plus
prudemment qu’ils pussent. Il n’était de toute manière pas normal que
Népomucène, s’il s’était bien cadenassé chez lui, n’eût pas perçu le tohu-bohu
des ruches ou les appels de la simplette qui le cherchait. Donc, s’il se
trouvait quelque part dans la masure, était-il encore en vie ?
L’intérieur
de la bicoque s’avéra tout à la fois une infection et un capharnaüm. C’était
une pullulation inexprimable de hiboux et de chauves-souris empaillés, de
carcasses d’oiseaux décapités de toutes les espèces locales, au bréchet
saillant et jauni, suspendues à des cordelettes depuis des poutrelles qui
servaient d’étançons au toit de la saloperie de torchis servant de bauge au
marginal. Ces spécimens dégageaient une puanteur innommable de charogne.
Naturellement, en dehors de ces squelettes et dépouilles de plumes et de cuir,
les aîtres semblaient désertés de toute présence humaine.
En
un bel ensemble, tous, même Capucine, prononcèrent, d’une voix mal assurée,
quasi chevrotante, la question prosaïque : « Est-ce qu’il y a
quelqu’un ? » Bien qu’ils s’en défendissent, ils ressentirent la
peur. Celle-ci paraissait imprégner les parois suintantes de saleté du
bouge du rebouteux, s’insinuant dans les consciences à la semblance d’une
vapeur méphitique maléfique. Elle imbibait le moindre ustensile grotesque, la
moindre parcelle de carcasse d’oiseau, planait comme une brume d’épouvante, mist
de mauvais roman gothique terrifiant d’Outre-Manche, écrit par un esprit
d’opiomane tourmenté par les goules, les brucolaques et les lamies, évocation
sinistre tout droit sortie d’un cauchemar pictural de Füssli.
Brisquet
devenait nerveux ; il s’agitait,
grondait, tirait sur sa laisse que Popaul avait du mal à tenir. Le groupe tenta
de fouiller, d’inspecter les lieux, les recoins obscurs où un soleil déclinant
n’entrait guère que par des espèces de jalousies mal bricolées, tendues sur des
pseudo-fenêtres faites d’un papier huilé si vieux qu’il en était tout ratatiné
et ridulé, laissant à peine passer un jour chiche lorsqu’il daignait faire
beau. En réalité, ce « papier » était constitué de peau de fœtus de
veaux avortés et de vessie de porc.
Avec
une moue de dégoût compréhensible, Lucille manipula dérisoirement les objets et
ustensiles gluants, posés sans aucun ordre sur de vieilles tables et coffres
sales, les pots d’où sourdaient des substances épaisses, poisseuses,
semi-liquides, aussi putréfiées semblait-il qu’un empyreume (du moins en
évaluait-elle ainsi la qualité, la substance et la consistance), plus
répugnants et repoussants qu’une scolopendre ou qu’un gras cafard noir
intumescent d’humidité. Elle soulevait des couvercles de terre cuite ou de
cuivre mal embouti, inspectant avec circonspection l’intérieur de marmites, les
mains gantées par sécurité, comme si elle s’attendait à y dénicher tout au
fond, blotti, le guérisseur indésirable réduit à une taille d’homoncule
frankensteinien. Tout en fredonnant une chansonnette pour se donner du courage,
elle dérangea des trépieds de guingois, des guignons bancroches de batteries de
cuisine vert-de-grisées, non rétamées depuis des lustres. Tout cela chut avec
fracas sur le sol.
« Pristi !
jura le père Martin. Vous v’lez donner l’alarme ou quoi ! »
Lucille
s’empourpra de honte, puis reprit ses investigations. L’ensemble de ces
ustensiles émaillés d’une pellicule de crasse, d’un dépôt solidifié de vieille
soupe, de breuvage ou de potion de sorcier ne valait pas trois francs six sous,
même si on eût fait l’effort de les nettoyer.
Dominique
remarqua une quantité phénoménale de champignons ; la saison s’y prêtait
et ils étaient sans doute indispensables à la concoction des mixtures ou
emplâtres (nous n’osons ici écrire le mot adéquat de médicaments) :
pleurotes, girolles, trompettes des morts, bolets, cèpes, morilles,
chanterelles, vesses… aussi terreux de leur souillure originelle les uns les
autres.
« N’y
touche pas ! dit l’aîné au benjamin. Ils sont peut-être
vénéneux. »
Mais
Lucille, elle, se permettait de renifler tout cela, comme si elle eût humé
quelque fumet exquis émanant d’une bonne potée aux choux. Elle se sentit aussi courageuse et brave
qu’un aventurier évadé de la prison des Plombs de Venise, incarcéré là à cause
de quelque aventure galante avec la dogaresse, personnage extirpé d’un de ces
mauvais romans de cape et d’épée qu’elle avait coutume de lire en cachette.
Le
père Martin déclara :
« Y
a personne ici. Allons fouiller à côté. »
Ils
s’attelèrent à l’inspection des diverses cellules composites, rattachées plus
ou moins à la souille qu’ils venaient d’examiner, sortes de
« chambres » dolméniques en encorbellements hétérogènes, constituées
de matériaux aussi hétérodoxes que diversifiés. Si on avait pu dresser un plan
de cette habitation, on lui eût trouvé en son agencement déraisonnable, mais
d’une logique cependant primitive, quelque chose de préhistorique ou de
troglodytique. Toute notion d’hygiène était absente des lieux : il eût été
inaccoutumé d’y sentir une bonne odeur. Ils découvrirent l’endroit qui
servait de litière au guérisseur (on n’osait le qualifier de chambre à
coucher), puis celui où il prenait ses repas, son petit déjeuner. Paul respira
un fumet fragrant de saleté soufrée qui s’extirpait d’une espèce de bol
grossier : c’était un fond de lait tourné qui achevait de pourrir. Le
benjamin hoqueta, prêt à vomir. Des amas informes, duveteux de moisissures,
jonchaient coins et recoins de la pièce barbare : restes de poires de
crésane, viande séchée ou salée manifestement vieille de plusieurs années,
entrailles dépecées diverses de volatiles ou de lapins de garenne partant en un
jus innommable. Et toujours pas âme qui vive.
Restait
à voir ce qui devait tenir lieu de sanitaires…
Les
oreilles de Lucille entendirent quelques bourdonnements. Ceux-ci n’étaient pas
équidistants des ruches renversées. Ils mêlaient mouches et abeilles et ne
trahissaient pas que la présence des résidus immondes de ce qui tenait lieu de
fosse septique. Par une crainte fondée d’une nouvelle atrocité subreptice, les
lèvres des fouineurs es-rebouteux, comme paralysées par une peur instinctive de
ce qu’il fallait bien qualifier de formidable et de surnaturel, n’émirent que
de menus et convenus : « Ohé, quelqu’un ? » prononcés entre
les dents, tandis que les deux mâles plus ou moins adultes s’affairaient à
ouvrir ces water-closets en déplaçant le panneau de bois grossier et mal
façonné par on ne savait quelle varlope, panneau de planches qui faisait office
de porte au lieu d’ordures qui servait de trou d’aisance au sauvageon créchant
dans cette masure. Subséquemment, bien que tous s’attendissent au tréfonds de
leur conscience à la découverte d’une horreur sans nom, notre groupe marqua son
étonnement à la vue redoutée de celui dont ils soupçonnaient qu’il fût
la nouvelle victime du dresseur d’étourneaux et autres oiseaux maléfiques.
Le
réduit était opaque, fort puant de toutes ces sanies naturelles de fumier
humain. Cette opacité était bienvenue pour les âmes sensibles juvéniles de
Paul et de Lucille, bien qu’elle n’atténuât aucunement l’ignominie de ce
nouveau crime. Elle permettait de masquer les détails les plus horribles.
Pourtant, La fillette rendit presto les bonnes productions de la mère Martin
qu’elle avait tantôt consommées tant les miasmes dégagés autant par les
latrines improvisées que par le cadavre aux prémices de la putréfaction étaient encore plus fragrants que les relents
de l’innocente Capucine. Cette dernière ne put marmonner qu’un « hé
ben ! » marquant sa complète stupéfaction avant de dégobiller à
son tour puis de se sentir mal.
Le
corps roidi de ce qui avait été Népomucène rutilait de sanguinolence et de
boursouflures violâtres et verdâtres. La rigor mortis marquait depuis un
certain couple d’heures la misérable dépouille. Abeilles, oiseaux, sagaie
fichée en plein cœur afin de l’achever : tel se composait le cocktail
létal qui avait mis fin aux jours du guérisseur. Il était affaissé sur le trou,
non point déculotté cependant. Le meurtrier ne l’avait pas frappé lors d’une grosse
commission mais plutôt acculé là, à la dernière extrémité de sa bauge,
peut-être après que les abeilles l’eurent poursuivi en essaims encolérés et
haineux, excités par les pouvoirs de ce mage ou sorcier. L’invraisemblance de cette posture détonnait.
Pose ridicule, inattendue, inexplicable quoique triviale : il eût été plus
clair de retrouver Népomucène cloué, telle une chauve-souris par un campagnard
superstitieux, contre le chambranle de cette prétendue porte. Les mouches
commençaient à y pondre, à se repaître de toute la saleté de ce prochain Quia
pulvis es hugolien. Le Grand Putréfacteur était le maître
d’œuvre.
La
face du mort paraissait grotesque, déshumanisée par le harcèlement des aiguillons
et des bouches cornées. Cette difformité, toute en tuméfactions, eût provoqué
l’ébahissement d’un médecin légiste obsédé par l’altération post-mortem des
figures. C’était à la fois un badigeon d’hémoglobine et un piquetage de
vésicules, qui, si elles n’étaient point emplies de venin, rappelaient cette
défiguration typique des varioliques, ressemblance accentuée par le
noircissement pré-putride des chairs, désormais grêlées de tumescences dignes
du visage gonflé et noir d’un Louis XV mourant. A ce masque s’ajoutaient les
arrachements de lambeaux de joues, les cavités énucléés des yeux, rappels
évocateurs des pendus de Villon et Potocki.
Il n’y avait point d’Alphonse Van
Vorden y Gomerez, des gardes wallonnes, pour contempler cela, ce spectacle d’un corps
réduit à des lambeaux, à des haillons carnés, à des oripeaux clownesques de
fressures mêlées de guenilles, avec, en outre, cette affreuse lance, venue du
fond des âges lithiques, projetée par quelque propulseur magdalénien ou
gravettien, fichée au bon emplacement de la poitrine, comme un coup de grâce de
peloton d’exécution de golpe latino-américain. Ledit projectile, dont
l’outil de jet était alors, à tort, qualifié de bâton de commandement, selon
une théorie erronée émise par des préhistoriens antérieurs à la nouvelle école,
ajoutait à la singularité de cet épouvantail cadavérique dégorgeant sa
pourriture comme une paille, odoriférant à la fois de la fosse d’excréments et
de lui-même. Il était ouvragé, gravé de cupules et de traits, sculpté de
reliefs d’aurochs et de chevaux de Prjevalski. Il demeurait quelques abeilles
mortes, émergeant de flaques de fange et de sang, à la circonférence du trou où
le rebouteux s’était figé à croupetons en passant de vie à trépas. Le meurtre
était signé : il y avait bien un homme derrière tout ça, mais il restait à
le démasquer, et l’assassinat délibéré de Népomucène le disculpait quant à lui
d’office. Notre assassin dresseur d’animaux contondants aurait pu escompter
qu’on soupçonnât ce marginal et que les gendarmes l’arrêtent et concluent que
l’affaire était close. Pourquoi donc l’avait-il tué ? Une pensée traversa
le fruste père Martin : le coupable venait de commettre une
première erreur. Notre criminel était peut-être un préhistorien fou. A moins
qu’il eût éliminé un rival lui faisant de l’ombre.
Les
enfants détournèrent le regard. Dominique était vert. Capucine, sans gêne,
laissa dégoutter de ses jupes pourries une urine de frousse. Cela lui fit de
mal seyantes rigoles jaunâtres de mauvaise fille incontinente. Le vieillard, quant à lui, ne cella rien, ne
laissa rien transparaître des cogitations agitant ses méninges. Au fond de son
esprit, il avait presque deviné l’identité du responsable.
Brisquet
fut alors pris d’une agitation plus
conséquente que de coutume. Cette viande humaine exposée dans toute sa crudité
cadavérique n’était pas la cause du trouble canin. C’eût été différent s’il se
fût agi de l’étalage d’un charcutier ou d’un boucher, du fait même qu’on eût pu
écrire que l’assassin avait excellemment charcuté sa victime. Mais
c’était le cadet des soucis de Brisquet, plus accoutumé à marquer
l’arrêt, à traquer, pister et rapporter des proies mouvantes de vénerie à poils
ou à plumes qui faisaient les délices de ses maîtres et qui, aussi,
l’affriandaient. Il gémit, jappa, comme un vieux labrador à l’estomac creux
excité par le fumet d’une fricassée de lapin aux petits oignons ou par un
quartier de bœuf bien découpé et bien sanglant. Puis, il fila comme le vent,
aimanté, magnétisé par quelque chose, par son instinct de chasse, de limier
hors pair, sans demander son reste.
« Ici,
Brisquet ! Ici, mon bon toutou ! » s’écria Lulu.
Elle
ne put s’empêcher de partir à la poursuite du chien, oubliant toute prudence,
omettant que le meurtrier pouvait être tapi encore dans la masure. A ses risque
et péril, la fillette, dont les bottes d’écuyère s’étaient crottées sur le
chemin tantôt (on serait de corvée pour les nettoyer, les essuyer et les
cirer), parcourut en sens inverse tout le dédale du gourbi et se retrouva à
l’air libre. Elle entendit un aboi distant, vers la futaie de trembles et la
chênaie. Elle y courut, résolument, comme dans la gueule d’une bête du
Gévaudan. Pour elle, c’était son animal qui était en danger. Il lui fallait le
secourir contre le malfaisant monstre qui tuait sans discernement les bons
paysans de la contrée, le bétail et les hyménoptères. Ses jambes enfantines
foulèrent une sente gorgée d’humidité, bordée, à la diable, de limoselles
témoignant que le sous-bois où elle se dirigeait, guidée par les appels
distants de Brisquet, était imprégné des mouillures de l’automne.
Le
soleil s’en allait vers le couchant ; le crépuscule pointait ses roseurs
violines. Les autres tentèrent de suivre l’imprudente, la hélant,
l’avertissant, mais le père Martin claqua un muscle, renonçant.
« Ah,
p… ! jura-t-il. Y a bien des tourbières là-bas ! C’est très
dangereux ! Mademoiselle est folle ! »
Un
ramasseur de champignons s’y était égaré encore l’an passé ; malgré les
battues des gendarmes, on ne l’avait jamais retrouvé. Et Luc, de la métairie
Saint-Pront, y avait perdu voici deux ans son meilleur bœuf, enlisé parmi les
sphaignes malodorantes.
Comme
annoncée, une ondée arrosa encore davantage cette terre repue. La tremblaie, la
futaie et les vieux rouvres plusieurs fois centenaires avaient leur
utilité : leur absence eût causé des ravines, des coulées boueuses
dévastatrices en cas d’épisode pluvial limougeaud diluvien. La sagesse
prévenante des anciens savait qu’il ne fallait ni déboiser, ni construire trop
près de l’indisciplinée butte qui surplombait ces lieux hercyniens rehaussés.
C’eût été la catastrophe, le châtiment de Mère Nature contre les hommes qui
l’avaient trahie, un Pompéi, une Montagne Pelée, une destruction locale, un
ravage de Yahvé digne de l’effacement de Ninive, de Sodome et Gomorrhe. Ce fut
la quasi nuit, d’un coup, dès que Lucille pénétra dans le lieu boisé, obombré.
On entendait le clapotement de la pluie du soir. Elle appela :
« Brisquet !
Brisquet ! »
Les
semelles de ses bottes s’enfonçaient dans le sentier pentu, lorsqu’elles ne
faisaient pas craquer les brindilles mortes. Elle craignit la mauvaise
rencontre d’un animal sauvage, sanglier, cerf, elle ne savait trop quoi,
s’alarmant, un peu tard, de sa hardiesse. Elle voulut rebrousser chemin
lorsqu’un jappement, plus fort, là-bas, enfoncé en pleine pénombre branchue de
ramures en phase presque finale de dépouillement, retentit. Brisquet tenait
la piste. Les troncs étaient moussus ; les vesses de loup y poussaient, et
il faisait de plus en plus humide et glaçant. Elle boutonna soigneusement son
duffel-coat, déjà imprégné de pluie. Des éclats d’eau pluviale, ruisselants,
filtraient à travers le grillage ramifié du sous-bois. Les gouttelettes
tamisées par le réseau de ce caillebotis de frondaisons dénudées, divisé jusqu’à
l’indénombrable, s’épandaient sur les mousses, les ébranchures, les
écorcements, les squelettes arborescents qui constituaient autant d’écaillures
diaprées de pluie et colorées qu’il y avait d’essences poussant en ces lieux
mornes, comme désertés par les espèces qui les peuplaient d’habitude ;
peut-être se terraient-elles en vue du repos hivernal ? La montée de
l’obscurité troublait la perception de Lucille, l’empêchant de distinguer tous
ces coloris d’écorce qui, désormais, se fondaient, se confondaient, miscibles,
en un camaïeu d’incertitude, d’indétermination aux nuances ocre, mauve, grise
et noire. Elle appelait Brisquet, elle le sifflait, en vain. Ses
aboiements devenaient distants. Lucille ne percevait aucun bruit de pas à sa
suite, pas rassurants de son groupe, de ses frères, de Capucine et du vieux
métayer. Aucune voix amie ne s’enquérait d’elle, afin qu’elle rebroussât chemin
à sa rencontre.
Plus
elle s’enfonçait dans les soubassements forestiers, plus elle avait le
sentiment d’une présence indésirable, sournoise, inconnue, inamicale, hostile,
tapie dans les fourrés, attendant de jaillir. L’angoisse montait en elle,
irrépressible, une angoisse ancestrale, de terreur enfantine, de vieux conte
souventes fois lu ou écouté raconté par les lèvres de grand-mère, où le loup, le
fauve gris aux prunelles jaunes, vous attend pour vous capturer et vous dévorer
tout cru. Elle se rappelait trop Le Petit Poucet, craignant qu’elle se
perdît comme une gamine espiègle et imprudente, désobéissante, ou qu’elle fût,
tels le personnage de Perrault et sa fratrie, abandonnée par les siens qui ne
la suivaient toujours pas. Mais l’âge de la fessée était passé et avec lui
celui des punitions corporelles puériles. Si elle retrouvait son chien sain et
sauf, si elle le ramenait hors du bois, on se contenterait de la morigéner
verbalement et de la priver d’argent de poche pour le mois prochain. Depuis
longtemps, elle aurait dû entendre les autres approcher, mais il n’y avait
rien, rien à part cet égouttement, ce clapotement de la pluie. C’était bien
inquiétant.
Alors,
elle vit les yeux rouges.
A suivre...
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