Café
littéraire : introduction à Philip K. Dick et à Ubik.
Par
Christian Jannone.
J’ai fait la connaissance
de Philip K. Dick et de son œuvre au cours de mes années de lycée, puis lorsque
je débutais mes études à l’université d’Aix, au début des années 1980. Un
camarade, Dominique, passionné de science-fiction, m’apprit l’existence de cet
écrivain et m’annonça même sa mort, survenue le 2 mars 1982. Nous étions à
l’époque de la sortie de Blade Runner de
Ridley Scott, adaptation des Androïdes
rêvent-ils de moutons électriques ? Ce film majeur permit une
reconnaissance post-mortem de notre auteur par le grand public français, alors
que les connaisseurs de science-fiction avaient eu la révélation de son génie
littéraire au cours des années 1960, lorsque parut en français la traduction du
Maître du Haut Château (1962), prix
Hugo 1963, ouvrage uchronique qui rendit Philip K. Dick célèbre.
Le roman de référence de
mon ami s’intitulait Le Temps désarticulé
paru originellement aux Etats-Unis en 1959. Ce livre a inspiré le film The Truman show de Peter Weir (1998),
avec Jim Carrey. Je l’ai lu à l’époque, découvrant un auteur déconcertant,
pionnier d’un genre littéraire que je n’appréhendais pas encore : la
réalité altérée et truquée, le simulacre (encore un titre de Dick, Simulacres, daté de 1964), qui allait
donner le cyberpunk en SF comme au
cinéma (songez aux mondes virtuels, à la trilogie Matrix).
Philip Kindred Dick
naquit à Chicago le 16 décembre 1928. Sa petite enfance fut entachée de
drames : la mort en bas âge de sa sœur jumelle Jane Charlotte un peu plus
d’un mois après sa naissance, et le divorce de ses parents lorsqu’il avait
quatre ans. Le problème de la jumelle fantôme l’affecta sa vie durant. Il
partage ainsi avec Salvador Dali un point pouvant expliquer sa
psychologie : la paranoïa et un diagnostic, réfuté ensuite, de
schizophrénie sans omettre les vertiges.
Dick fut toute sa vie un
instable, notamment sur le plan sentimental : il ne put jamais se fixer
longtemps avec une femme et divorça souvent. Il fut renvoyé de l’université de
Californie pour ses sympathies communistes. Sa passion principale était la
musique, et rien ne semblait le destiner à la science-fiction. Toutefois, la
découverte des magazines « pulps » l’incita dès son adolescence, à
produire ses premières nouvelles de SF. Poussé par sa deuxième épouse, Kleo
Apostolides, il se lança en 1952 dans la carrière d’écrivain professionnel. Il
publia d’innombrables nouvelles, regroupées en 2006 dans un double recueil
chronologique aux éditions Denoël.
Son premier roman, Loterie solaire, date de 1955, et
s’inspire de la théorie des jeux. Ubik,
considéré comme son chef-d’œuvre, a été entrepris en 1966 et a paru aux Etats-Unis en 1969, en pleine vague hippie et psychédélique. La traduction française suivit dans la foulée, en 1970, aux éditions Robert Laffont, dans la mythique collection Ailleurs et Demain, créée en 1969 par Gérard Klein, grand maître de la SF française. Nous avons la chance de toujours disposer de la traduction d’origine, celle d’Alain Dorémieux (1933-1998), écrivain et traducteur, rédacteur en chef durant de longues années de la revue Fiction (1953-1990 puis 2005-2015). Le premier éditeur de Fiction était OPTA. Ubik, d’emblée, eut droit à la collection « classique » d’Ailleurs et Demain, dont les couvertures de couleur cuivrée se différenciaient des autres romans aux couvertures argentées. C’est dire le statut très tôt accordé à Ubik, l’importance du livre. Alain Dorémieux parvint à restituer les subtilités du style de Philip K. Dick, son goût des néologismes high tech. Ces observations m’incitent à écrire que ce roman aurait honorablement pu figurer aux Journées Bleu Orange…
considéré comme son chef-d’œuvre, a été entrepris en 1966 et a paru aux Etats-Unis en 1969, en pleine vague hippie et psychédélique. La traduction française suivit dans la foulée, en 1970, aux éditions Robert Laffont, dans la mythique collection Ailleurs et Demain, créée en 1969 par Gérard Klein, grand maître de la SF française. Nous avons la chance de toujours disposer de la traduction d’origine, celle d’Alain Dorémieux (1933-1998), écrivain et traducteur, rédacteur en chef durant de longues années de la revue Fiction (1953-1990 puis 2005-2015). Le premier éditeur de Fiction était OPTA. Ubik, d’emblée, eut droit à la collection « classique » d’Ailleurs et Demain, dont les couvertures de couleur cuivrée se différenciaient des autres romans aux couvertures argentées. C’est dire le statut très tôt accordé à Ubik, l’importance du livre. Alain Dorémieux parvint à restituer les subtilités du style de Philip K. Dick, son goût des néologismes high tech. Ces observations m’incitent à écrire que ce roman aurait honorablement pu figurer aux Journées Bleu Orange…
Notre écrivain
d’anticipation (même s’il ne fut pas que cela, car ce qualificatif s’avère
réducteur puisqu’au même titre qu’un Stephen King, la littérature générale a
fini par l’annexer) manipule les lecteurs tout en brassant les genres. Il joue
des faux-semblants et mélange la futurologie prospectiviste (sur le plan
technologique), les mondes virtuels, les distorsions spatio-temporelles, la
parapsychologie et la critique du système capitaliste américain, se voulant en
quelque sorte un anti Ayn Rand, la romancière la plus prisée des milieux
conservateurs américains, dont l’influence se fait sentir de nos jours dans la
Silicon Valley et parmi les créateurs d’Internet et des GAFA. Cependant, le
1992 qu’il met en scène correspond davantage à l’idée qu’on s’en faisait à la
fin des années 1960, idée ici mâtinée d’imaginaire débridé. Par exemple, le vidphone correspond à un projet de
téléphone vidéo appelé en français vidéophone ou visiophone qui n’a jamais
abouti à la commercialisation malgré des avancées dans les années 1980, projet
détrôné par la Webcam dès le début des années 1990 et l’essor du net qui
suivit.
L’intrigue d’Ubik sera davantage détaillée dans mon
prochain article. Philip K. Dick y introduit ses thèmes de prédilection,
notamment l’opposition entre plusieurs catégories d’êtres : dans Blade Runner
il s’agit du conflit entre humains et réplicants androïdes révoltés. Dans Ubik se combattent les psys et anti-psys, sur fond de capitalisme ultra dominant. Les structures gouvernementales, les Etats, se sont effacés au profit de grandes sociétés monopolistiques qui possèdent et exercent la réalité du pouvoir politique. Elles abrutissent les populations par les messages publicitaires omniprésents de la gamme de produits Ubik (mot des plus énigmatiques qui couvre tout le spectre possible de la consommation de masse : Ubik équivaudrait-il à l’ACME des cartoons américains référencé par exemple dans le film Qui veut la peau de Roger Rabbit ?).
Chacun des chapitres s’ouvre par une publicité Ubik… comme autant de messages de propagande commerciale. Tout est payant, jusqu’aux portes des logements et réfrigérateurs, et malheur à celles et ceux qui n’ont pas de quoi insérer une pièce pour le moindre acte banal de la vie courante ainsi tarifé.
il s’agit du conflit entre humains et réplicants androïdes révoltés. Dans Ubik se combattent les psys et anti-psys, sur fond de capitalisme ultra dominant. Les structures gouvernementales, les Etats, se sont effacés au profit de grandes sociétés monopolistiques qui possèdent et exercent la réalité du pouvoir politique. Elles abrutissent les populations par les messages publicitaires omniprésents de la gamme de produits Ubik (mot des plus énigmatiques qui couvre tout le spectre possible de la consommation de masse : Ubik équivaudrait-il à l’ACME des cartoons américains référencé par exemple dans le film Qui veut la peau de Roger Rabbit ?).
Chacun des chapitres s’ouvre par une publicité Ubik… comme autant de messages de propagande commerciale. Tout est payant, jusqu’aux portes des logements et réfrigérateurs, et malheur à celles et ceux qui n’ont pas de quoi insérer une pièce pour le moindre acte banal de la vie courante ainsi tarifé.
Le monde d’Ubik est une dystopie dans laquelle les
télépathes et anti-psy s’opposent et se combattent par entreprises
multinationales interposées, l’enjeu étant pour elles le contrôle et le profit
optimisé. Ainsi, Glen Runciter, un des personnages centraux, patron de la firme
Runciter Associates, lutte contre son
rival Ray Hollis qui utilise le service de psys, facilitant un espionnage
industriel acharné. Runciter recrute des mutants anti-psys avec à leur tête Joe
Chip, acteur primordial du roman, qui a du mal à joindre les deux bouts tout en
étant potentiellement l’héritier de l’entreprise Runciter… Je vois en Chip un
jeu de mot étonnant, « chip » signifiant puce en anglais mais aussi
« cheap » bon marché.
Je développerai
ultérieurement les thèmes importants du livre : le jeu entre la vie et la
mort (ces morts - dont la femme de Runciter -, maintenus en un état intermédiaire
qualifié de semi-vie), les manipulations temporelles et univers parallèles
aboutissant à des superpositions de réalités multiples, potentielles et
simultanées, comme dans la théorie du chat de Schrödinger, la schizophrénie
etc. L’une des trouvailles les plus passionnantes de Dick est cette régression
technique des objets, qui reviennent en arrière dans le temps jusqu’à
l’environnement urbain lui-même qui régresse tout en étant…simulé. Certains
objets et substances s’avèrent pourris, gâtés (café, cigarettes). L’idée peut
rappeler un grand roman français méconnu : L’œil du Purgatoire de Jacques Spitz,
ouvrage terrifiant où le personnage principal voyait l’état futur des objets, vêtements, aliments et personnes jusqu’à la ville elle-même : décomposition, effilochement, ruine et mort. A la fin ne se mouvaient plus que des squelettes disloqués au sein de bris de bâtiments, de pierre de taille retournant à la poussière…
ouvrage terrifiant où le personnage principal voyait l’état futur des objets, vêtements, aliments et personnes jusqu’à la ville elle-même : décomposition, effilochement, ruine et mort. A la fin ne se mouvaient plus que des squelettes disloqués au sein de bris de bâtiments, de pierre de taille retournant à la poussière…
De même, le postulat d’un
autre roman de Dick, A rebrousse temps, où
tout le monde revient en arrière, rajeunit, où les morts sortent de terre, ne
se retrouvait-il pas déjà chez Albert Robida,
dessinateur fantaisiste de la fin du XIXe siècle et anticipateur hors pair dans la lignée de Jules Verne, en un tout aussi méconnu livre L’Horloge des siècles ? Est-ce à dire que la science-fiction américaine a une dette (fortuite ?) envers sa consœur française ?
dessinateur fantaisiste de la fin du XIXe siècle et anticipateur hors pair dans la lignée de Jules Verne, en un tout aussi méconnu livre L’Horloge des siècles ? Est-ce à dire que la science-fiction américaine a une dette (fortuite ?) envers sa consœur française ?
Dans les années 1970,
Philip K. Dick sombra dans la drogue et la schizophrénie (même si cela est
contesté) avant de verser dans le mysticisme hallucinatoire. Substance mort demeure l’œuvre la plus
marquante de cette période. Il écrivit également des ouvrages
« théologique » : La
Trilogie mystique. Persuadé que notre monde réel était faux et qu’il
existait une réalité supérieure, Philip K. Dick, qui eut le temps de visionner
une copie de travail de Blade Runner de
Ridley Scott, mourut des suites d’un accident vasculaire cérébral le 2 mars
1982 à 53 ans.