samedi 13 juillet 2019

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 3 2e partie.


Ce même soir, Napoléon partagea les mêmes visions de cauchemar que tantôt son éminence grise. Lui aussi fut hanté par cet abbé spectral, tandis que les tambours retentissaient de plus belle. 
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Cependant, cette nuit-là, une variante s’introduisit, sans doute favorisée par l’onirisme de la situation. Car, ne l’oublions pas, de coutume, les bruits hantaient indifféremment le nouveau roi à l’état diurne comme de veille.

Adonc, les oreilles de Napoléon perçurent un bruit inédit jusque-là, provenant de la droite de la chambre qu’il occupait aux Tuileries, celle-là même où Louis XVI,
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 dans l’autre cours de l’Histoire, avait couché après le 6 octobre 1789. On toquait soit à la porte chargée de dorures, soit contre le mur lui-même, et il était impossible de déterminer si ces chocs entêtants, reproduits indéfiniment, étaient causés à l’intérieur ou en dehors de la pièce. Quelqu’un ou quelque chose, d’évidence une présence indésirable, soit sondait les aîtres, les tapotait avec quelque marteau pour en éprouver solidité et consistance, soit tentait de s’introduire dans l’intimité nocturne du monarque. Doit-on rappeler qu’en ce 1800 parallèle, il n’avait pas encore convolé ? C’était seul que Napoléon allait affronter les phénomènes perturbants de la nuit. D’instinct, il s’éveilla, sans que les bruits se tussent. Il hésita à tirer le cordon de la sonnette du lit, comme s’il voulait affronter sans nulle aide l’être ou la créature importune.

Dans l’obscurité, la chambre prenait une consistance vaporeuse, brouillée, aux formes incertaines. Des chandeliers éteints et refroidis reposaient – notre Bonaparte se refusait obstinément à adopter les nouveaux modes d’éclairage au gaz et les lampes à arc
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 qui ailleurs connaissaient un certain essor grâce à Galeazzo – tandis que, sur une console au décor rococo daté et tapageur, une pendule au goût plus antique n’apparaissait plus que sous l’aspect d’une silhouette grisée, fondue dans un camaïeu obombré de millions de grains photoniques proches des germes de poussière. Cette vision granuleuse et corpusculaire de la pénombre, propre à ceux qui s’éveillent dans le noir non total, avait quelque parenté avec ce que le roi ne pouvait qualifier de pixels, ce terme anachronique appartenant à une physique non encore conceptualisée à l’orée du XIXe siècle.

Les toc-toc, les tapotements, continuaient, se superposant à l’ostinato de l’entrechoquement des baguettes des tambours, dont la batterie ne marquait nulle trêve, que Napoléon fût éveillé ou dormît. Puis, les peaux vibraient, frappées en cadence, en un effet choral décalé, jouant à une course-poursuite inédite et singulière avec le phénomène toquant murs et portes sans s’interrompre. A cette polyphonie angoissante s’ajouta l’olfaction après que les minutes se furent égrenées à la pendule aux nymphes flavescentes dont la nuit rompait l’éclat des ors. Leurs formes agrestes et callipyges se dissolvaient elles-mêmes, les rendant indiscernables, les confondant avec une vague esquisse embryonnaire. L’espace se mutait en incertitude et une odeur nauséabonde, planant telle une vapeur méphitique, flottait à présent en volutes auprès du lit de Bonaparte : cette horreur voulait prendre consistance, s’édifiant par étapes en une organogenèse inédite. Elle rappelait cette vapeur de courroux émanant de Yahvé parcourant sans pitié les maisons égyptiennes de L’Exode afin de tuer les enfants premiers nés du peuple de Pharaon.
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Désormais, Napoléon suait d’angoisse car ses narines identifiaient la fragrance caractéristique et douceâtre des cadavres abandonnés sur les champs de batailles, là où poussent les plus belles fleurs, comme aimait à le dire Galeazzo lui-même. Ces corps, humiliés par les blessures, béants de gangrène et de sang coagulé, détroussés impunément, achevaient, nus, transis, délaissés de toute l’humanité comme des déchets immondes, leur processus de pourrissement, de désossement, de dislocation et de retour à la terre originelle.

Une voix – était-ce bien cela ? – murmura en latin à l’oreille de celui qui se prétendait le nouveau dynaste de la France la formule du viatique. Elle s’exprima ensuite en français en ces termes :

« Fils de Saint-Louis, montez au ciel ! »
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Comme de coutume, le choc d’une lame tombant plus vite que le vent acheva d’assourdir le monarque qui aperçut enfin le spectre. Tocs et roulements de tambours venaient de glisser vers le mutisme. L’ombre était noire, fuligineuse, cendrée, et elle portait perruque. Dans la vocalisation irréelle, dans les inflexions sépulcrales, Napoléon avait identifié un accent anglais, ou irlandais. Il semblait que l’habit d’abbé de cour de ce fantôme ne recouvrait plus qu’un squelette minéralisé, des ossements de pierre, des restes racornis de chairs momifiées.

Le visage en sueur, la chemise de nuit trempée, Napoléon balbutia le même nom qui, tantôt, était venu aux lèvres de di Fabbrini : « De Firmont… »

Alors, ce fut le jour, éclatant, d’une luminosité intense inhabituelle, comme en une démultiplication de soleils exotiques, comme en un transfert de la Terre vers un système à étoiles multiples.



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D’un naturel méfiant, Charles Laughton
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 observait avec attention le chaland de la taverne dans laquelle il attendait le messager missionné par le prince-régent. Les clients n’étaient que goitres, guenilles, scrofules, gueules édentées et purulentes de pyorrhée, joues tumescentes de rougeurs, trivialités de faces vérolées et imbibées de gin, de ce Jean Grain-d’Orge d’une traduction approximative passéiste d’un écrivain engagé de l’avenir : Jack London.
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 Les lieux borgnes, enfumés, baignaient dans les remugles immondes des chairs encrassées et des haillons. Parfois, on identifiait l’uniforme d’un matelot de la Navy. Il y avait aussi des clients exotiques, interlopes : Maltais, Malais, Chinois, Sikhs ou Birmans. Laughton était l’unique gentleman ou esquire peuplant ce lieu de perdition. Les putains tentaient de l’appâter et les coupe-bourse et coupe-jarrets convoitaient cette proie dont l’apparence d’homme honorable, de négociant bourgeois, jurait parmi ces déchets de misère.

C’était là la Barbuda Inn, un des endroits les plus mal famés de Wapping.
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 Wapping conservait sa réputation de quartier où l’on exécutait les pirates… La potence s’y était dressée tantôt et, il y avait quelques années de là, des restes osseux de forbans s’y balançaient encore. De fait, on préférait désormais exécuter les condamnés en la cour même des prisons, non plus en place publique, ce qui marquait un certain progrès par rapport à la France. L’on craignait par-dessus tout les débordements de la populace des docks, prompte à s’agiter, à s’enflammer, à prendre fait et cause pour tel ou tel repris de justice. Le peuple de Wapping aimait à arracher des reliques aux cadavres pendus, à en prélever des morceaux de vêtements, des phanères. Au-delà des ongles et des cheveux, il n’était point rare que des poissardes s’emparassent de fragments carnés, soit pour les conserver, soit, plus crûment pour s’en repaître, croyant, par cet acte anthropophagique lourd de symboles et de magie irrationnelle, s’attribuer une part de la force, de la hardiesse, de la cruauté ou de la ruse du hors-la-loi. Elles défiaient ainsi, par ce culte aux restes des personnes de sac et de corde, l’ordre social et politique. Désormais, les cadavres des pendus étaient voués à la science, à la médecine, puisque persistait en Albion l’interdiction de disséquer les morts honorables. D’aucuns, parmi les puissants, espéraient la préservation éternelle des chairs des disparus par la pratique de l’embaumement. Une nouvelle technique était récemment apparue, en vogue parmi les déviants que l’on disait gothiques. Ces fanatiques des romans d’Anne Radcliffe
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 aimaient que leurs chers défunts fussent placés soit dans des tonneaux d’eau-de-vie, soit dans d’autres alcools mais sous verre. Ainsi, Madame de Staël s’était prévalue qu’à la mort de son père Necker, l’ancien ministre de Louis XVI, elle enfermerait son cadavre ad vitam aeternam à l’intérieur d’une espèce de bocal ou d’aquarium de formol où, en habit à perruque, il se décolorerait à défaut de se putréfier. L’on avait jà expérimenté le processus sur des singes, gorille et orang-outan. Feu Philippe d’Orléans avait possédé dans ses collections morbides le corps d’un de ces simiens immergé dans un nabuchodonosor. Danton avait vu cette bête atroce, blanchâtre, irréelle, au pelage raréfié, flotter dans cette solution horrible, tel un monstrueux fœtus albinos avorté. Cette atrocité s’était appelée Kongo.

La taverne s’enfumait d’émanations tabagiques et soufrées. Charles Laughton espérait que son messager ne tarderait pas. Il savait que le comte de Provence venait de débarquer, accompagné de son fidèle Blacas. Il rongeait son frein en ce local interlope, ne pouvant s’empêcher d’en contempler l’incongruité pourtant banale. Son regard s’attarda à un objet suspendu à une poutre noircie. Il s’agissait d’une prétendue sirène,
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 une de ces chimères de marins, montage grossier et grimaçant de singe et de poisson. Ce cadavre roidi exhalait son fumet malpropre, venant enrichir les relents horribles de l’inn. Le galuchat qui enveloppait la queue de ce monstre, de cet hybride artificiel, revêtait l’apparence et avait la consistance de ces papiers huilés dont le commun se sert en guise de vitres aux fenêtres de ses slums. La mâchoire de cette entité légendaire apparaissait elle-même comme un greffon arbitraire, qui lui conférait une expression épouvantable. C’était comme si son créateur eût été doté des mêmes connaissances qu’un naturaliste spécialisé dans les poissons des grandes profondeurs puisqu’il l’avait pourvue d’une gueule de prédateur typique des abysses. Cette protubérance dentée était grand’ouverte sur une proie hypothétique qu’elle s’apprêtait à croquer d’une seule bouchée. La charogne irréelle – digne d’un accessoire de théâtre de mauvais goût - paraissait osciller à l’extrémité de son câble de fortune. Il ne manquait à son chef que l’appendice leurre luminescent pour parfaire l’illusion.

Il n’y avait pas que cette prétendue sirène momifiée à présenter un aspect anormal. Charles Laughton eut tôt fait de constater la présence de deux clients incongrus à l’allure encore moins avenante que ces gueux et marins puants abreuvés d’ale de mauvaise qualité peuplant d’ordinaire le lieu de perdition. Ils suscitaient une telle répulsion que même les catins n’osaient leur proposer leurs services. Lorsqu’on les voyait, on pouvait les croire déguisés.

Le premier de ces messieurs était, si l’on peut l’écrire ainsi, le plus engageant des deux, à condition qu’on admît sa différence, ce qui n’allait pas de soi. Il s’agissait en apparence d’un Chinois, mais sa face et ses mains arboraient une carnation si ivoirine qu’on eût pensé à quelque mannequin de cire,
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 ou mieux, à une statue taillée dans ce précieux matériau éléphantin. L’absence de rides, de poils et de cheveux accentuait cette impression. De fait, il ressemblait davantage à ces mannequins médicaux d’acupuncture chinoise marqués de l’emplacement des points douloureux qu’à un humain ordinaire. Sans doute était-ce dû aux tatouages thérapeutiques qu’il arborait au cou et sur les joues, tatouages pour une part composés d’idéogrammes chinois, et pour l’autre de signes cabalistiques en formes d’empilements de barres et de points tels qu’on les rencontrait dans le Yi King ou Yi Jing,
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 dit plus communément livre des mutations. Il s’agissait d’un ouvrage d’arithmétique aux fonctions divinatoires, dont la rédaction remontait selon la tradition à l’Empereur mythique Yu le Grand. Leibnitz
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 avait étudié le Yi Jing et y avait découvert les fondements des mathématiques binaires, nécessaires au développement de ce que l’on ne nommait pas encore l’informatique, bien qu’elles fussent déjà utilisées dans la conception des androïdes tant prisés par le prince-régent. Lady Ada Lovelace,
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 fille de Lord Byron présentement âgé d’une douzaine d’années, qui serait une grande théoricienne de la nouvelle science informatique, n’était même pas au stade du projet… Les idéogrammes et signes tatoués sur le premier être étrange avaient-ils une fonction informationnelle de code, de programme ? Que pouvaient encore dissimuler ses vêtements de soie flottants, traditionnels, ornementés de dragons noirs brochés et brodés, et qu’y avait-il sous la calotte mandarinale coiffant ce client ?

La profession d’espion exercée par Laughton imposait qu’il voyageât beaucoup sous des identités d’emprunts ; aussi avait-il acquis moult expériences exotiques et ethnographiques au cours de ses missions dans les comptoirs des Indes orientales, à Cipango, Formose ou Cathay. C’était un spécialiste de l’Asie. Ses facultés de polyglotte lui avaient permis d’assimiler l’hindi, le japonais, le javanais et le mandarin. En outre, Charles Laughton possédait des notions avancées en langue tibétaine, élément important pour la suite de notre histoire. Cependant, aussi bien renseigné qu’il pût être, il ignorait le paradoxal passé futuriste du comte di Fabbrini, éminence grise de Buonaparte, et a fortiori, qu’il avait laissé en 1867 un disciple, Charles Merritt, lui-même mathématicien et élève du pionnier des ordinateurs Charles Babbage, ami de Lady Lovelace…

Aussi surprit-il un échange de paroles entre les deux singuliers compères qui se concertaient peut-être en vue d’un mauvais coup. Nous nous apercevons avoir jusqu’à présent omis de décrire le second de ces chalands étranges. On eût pu assimiler cet homme à un grand blessé de guerre, intégralement défiguré, puisque sa tête était totalement enveloppée dans une cagoule de cuir d’ébène. Ce qui frappa davantage notre maître espion britannique furent les yeux de ce client : ils jaillissaient des orbites de la cagoule ou du masque intégral, semblables à ces oculaires et objectifs de microscopes optiques inventés voilà plus d’un siècle par van Leeuwenhoek, bien que certains lui contestassent la paternité de l’instrument. Quant à ses hardes composites, elles rappelaient quelques souquenilles et oripeaux dépareillés de pirate des Caraïbes du temps d’Edward Teach.
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 Le tricorne défraîchi et lustré qui couronnait la cagoule apparaissait d’une saleté insane.

Notre mafflu espion réprima difficilement un sursaut de surprise lorsqu’il entendit, d’une part, que le Chinois ne s’était pas exprimé en mandarin, mais en français, et que d’autre part la voix de son compère défiguré, au lieu de sortir de son organe vocal, jaillit de son larynx, de sa trachée, comme un de ces gargouillements de blessé en voie d’étouffement dont on troue la gorge pour désobturer les voies respiratoires. On appelle cela la trachéotomie. Laughton parvint de justesse à réprimer une exclamation, un juron, bien que l’expression irrépressible de sa fort laide face eût un bref instant trahi son désarroi. Il comprit que le duo était à peine ou pas du tout humain, et que ses intentions s’avéraient éminemment mauvaises. Pourquoi donc le messager du prince-régent tardait-il autant ?

Il y avait matière à discuter de la nature des créatures artificielles, de leurs qualités intrinsèques. Charles Laughton, connaissant les marottes du prince-régent,
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 supposait que le messager serait non point de chair et d’os, mais d’acier, de rouages et d’engrenages. De même, il doutait de la pleine humanité des deux intrigants. Qu’on les qualifiât d’androïdes, d’hommes mécaniques, d’hommes-machines ou d’automates, la chose revenait au même : la ponctualité aurait dû faire partie de leur domaine. Ce fut lorsqu’une silhouette à plumet se profila au chambranle de la porte de la taverne que ses oreilles perçurent un déclic incongru en provenance des suspects. Par réflexe, malgré sa corpulence d’ogre, notre agent se précipita à terre et rampa sous la table, alors que le nouveau venu, bien qu’il fût enveloppé d’une houppelande, trahissait sa singularité du fait que sa tête, intégralement casquée de fer et surmontée d’un panache du plus bel effet gothique, pivota de moitié. C’était comme si une main de colosse l’eût retournée afin de la dévisser. Ainsi, il présentait désormais la partie arrière de son chef, la plus invulnérable aux coups, car davantage caparaçonnée de fer que le visage.

Une rafale retentit, provenant du compère aux oculaires de microscopes. C’étaient les yeux qui tiraient, tels des canons de Gatling. Les balles cylindro-coniques s’en vinrent se ratatiner sur le cap retourné et blindé du messager. Quelques projectiles ricochèrent sur la nuque, allant se perdre en sifflant, perçant parfois les chairs de clients éméchés. Des cris de stupeur et de douleur envahirent la grand’salle enfumée.

Il advint l’incroyable que le masque-mitrailleuse s’enraya. Non point que le forban n’eût plus de munitions mais l’on sait ces armes futuristes plus ou moins automatiques promptes à l’enrayement. Son compagnon chinois prit le relais. C’est le moment que, de concert, Charles Laughton et le nouvel agent synthétique du Gouvernement choisirent pour riposter à l’attentat. Rien ne pouvait freiner l’irascibilité des trois androïdes. Ils avaient chacun été programmés pour une mission ; aussi devaient-ils l’exécuter, l’accomplir sans faillir. Charles Laughton représentait pour les uns le facteur humain à annihiler et pour l’autre celui à protéger. Les lois de la robotique préexistaient à leur formulation ultérieure, quelque part dans la seconde moitié du XXe siècle de l’autre piste. Le maître espion avait dégainé deux pepperbox qu’il dissimulait dans son carrick. Tandis que le pirate cagoulé tentait de se reprendre, il l’abattit d’une double décharge. Les pepperbox avaient bénéficié des progrès introduits par le comte di Fabbrini. C’était une arme de poing, conçue, calibrée, pour cracher simultanément dix balles cylindro-coniques explosives. Ce fut donc en vingt coups à bout portant que Charles Laughton neutralisa le premier adversaire. Son chef aux canons de microscope explosa avant qu’il pût les débloquer. Un corps décapité, fumant, du cou duquel s’échappaient des flammèches et des étincelles de mauvais augure, battit l’air de ses bras quelques secondes durant, avant de s’effondrer sur la table. De la tête pulvérisée ne restaient que des fragments incandescents projetés, fulgurants, en tout le périmètre de la salle commune alors qu’une odeur déroutante, semblable à celle du cuivre surchauffé d’un fil électrique brûlé, empuantissait les lieux déjà d’ordinaire fort puants.

Il restait le « Chinois » qui exhibait désormais des bras auxquels étaient greffées des machines infernales miniatures d’où s’éjectèrent des dards acérés, après que les mains de l’androïde se furent escamotées. La tête bardée de fer du robot anglais pivota puis présenta de nouveau sa face. Celle-ci tourna de gauche à droite en des mouvements si prompts qu’on ne pouvait les saisir, parvenant à dévier la trajectoire de chacun des projectiles d’acier plus redoutables que des fléchettes ou carreaux d’arbalète. L’un d’eux alla se planter en plein cœur d’un tire-laine qui s’écroula, la poitrine percée. Le brigand avait tenté de profiter de la panique pour faire les poches des clients couchés sur le parterre crasseux de l’inn. Les autres dards finirent leur course qui en un mur terreux, qui fichés au bois d’une poutre. Alors, en riposte, pour ajouter à l’étrangeté de la scène, sortirent, de la bouche et du nez de notre messager artificiel du prince-régent, deux affûts de canons qui firent feu, tirant deux boulets miniatures puis deux shrapnels. Le cap du faux Chinois en était clairement l’objectif. Certes, une décapitation s’ensuivit, mais elle n’eut pas le même effet que chez le compère de cet ennemi mécanique. Notre « Asiatique » était conçu telle l’hydre de Lerne. Une nouvelle tête se substitua à la première, effrayante. 

« Une gueule de dragon ! » s’exclama Laughton.

Il s’agissait bien d’un Ryu ou Ying Lung
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 d’une teinte écarlate laquée fort malvenue. Cette tête d’automate mythique arborait des yeux d’escarboucle phosphoreux, des dents de tigre de Sibérie, une langue bifide d’ophidien, des oreilles à la semblance d’ouïes de triton rayonnées et déployées et des barbelures de poisson-chat aux joues. Quant à son mufle écailleux aux narines duquel s’extirpait une fumée soufrée, il rappelait tout à la fois le T-Rex et le buffle. Comme l’on pouvait s’y attendre, la « bête » artificielle cracha un feu d’enfer destiné à calciner ses adversaires. Le combat en acquit un aspect baroque, digne d’une machinerie théâtrale homérique, d’autant plus que les lieux commençaient à flamber sous les assauts du monstre synthétique à moins que les restes pantelants et fumants du « pirate » eussent contribué à la situation de péril dans lequel désormais tout le monde se trouvait.  

Certes, une partie du chaland avait déjà pris la poudre d’escampette mais ce ne fut que lorsque toute la salle arda que l’hôte de la taverne daigna fuir en quête des secours. Cependant, le combat opiniâtre suivait son cours au milieu d’un sinistre inextinguible. L’édifice s’embrasait par places, les flammes léchant les poutres, trouvant toujours un nouvel aliment. Via les escaliers vermoulus, le feu se communiqua aux étages et l’on vit ce spectacle dantesque de catins et de michés se défenestrant pour échapper à l’asphyxie ou à la carbonisation. Le sol bourbeux et mal pavé les accueillit rudement et certains se rompirent les os. La cloche du véhicule des pompiers tinta enfin, alors que les moyens de fortune utilisés jusque-là par les personnes hors les murs ardents avaient prouvé leur inefficacité crasse.  

Dans le brasier, seuls à être demeurés en ces lieux à l’exception de ce qui restait du premier robot et de quelques cadavres déjà noircis, trois êtres s’affrontaient avec obstination : Charles Laughton et son messager protecteur ne parvenaient pas à neutraliser l’homme-Ying Lung mécanique. De fait, les deux adversaires cybernétiques s’avéraient de force égale, autant valeureux l’un que l’autre ; leur programmation frisait la perfection. Afin d’abréger le combat, le « monstre » chinois tenta son va-tout : son mufle éjecta un nouveau projectile sphérique et fumant, vibrant aussi. Laughton, dont les habits commençaient à roussir, s’écria : « Une bombe ! Il a jeté une bombe ! » De fait, l’action sans doute désespérée du robot ennemi s’apparentait à un tir à boulets rouges d’un trois-mâts de la Royale.

Comprenant le cri de détresse de notre espion mafflu, n’écoutant que son devoir (en cela, il anticipait bel et bien les lois d’Asimov), l’androïde dépêché par le prince-régent empoigna Charles Laughton et, avant que le boulet rouge ne fît explosion et provoquât l’effondrement final de l’inn en flammes, s’éjecta avec lui par la plus proche des fenêtres aux carreaux crasseux et brisés, l’étreignant de ses bras d’acier.

Tous deux se réceptionnèrent à l’air libre trois secondes avant que la déflagration ne retentît. Le véhicule des pompiers venait à peine d’arriver et la pompe commençait son action. L’homme-dragon
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 se désagrégea et s’éparpilla, pulvérisé par le souffle de ce qui était sans doute une bombe au fulmicoton semblable à la machinerie infernale de la rue Saint-Nicaise. Des milliers de fragments métalliques et d’éclats d’ivoire à la semblance d’esquilles fusèrent çà, là en un bâti dont la toiture en flammes s’écroula sur les étages inférieurs. Si l’incendie avait progressé avec une rapidité déconcertante – il avait suffi d’une poignée de minutes – cela ne s’expliquait pas seulement à cause du matériau de la taverne, de la charpente où dominait le bois. Les flammes que la gueule du dragon avait émises étaient à base de naphte, de pétrole, que la créature avait littéralement vomi… L’ignition s’était produite au sein de ses « entrailles ». Sans doute son « estomac » contenait-il un réservoir et un système de mise à feu fort sophistiqué, répondant au principe du moteur à quatre temps de Beau de Rochas,
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 cet ingénieur thermodynamicien contemporain de Galeazzo dont le mémoire datait de 1862. Féru de science, savant maudit et dévoyé, le comte di Fabbrini avait lu une copie de ce texte fondamental et l’avait assimilé, à charge pour lui d’en diriger l’application anticipée. Le comte transalpin jouait le rôle d’un aiguillon technologique depuis près de vingt ans… Ç’avait été là le prix à payer pour bouleverser de fond en comble l’histoire politique de la fin du Siècle des Lumières.

Le messager gisait, une jambe arrachée, tressautant telle une grenouille galvanique, tentant peine perdue de se relever en émettant force grincements et cliquettements. L’on peut écrire que notre androïde britannique agonisait, en victime stoïque du devoir. Sa main droite ferrée au gantelet d’armure maximilienne
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 parvint à extraire le message secret du régent George des plis de son habit désormais en loques et tendit le document cacheté légèrement roussi à un Charles Laughton encore choqué par l’explosion. C’était à se demander si ses tympans n’avaient pas souffert de la péripétie. Sa mission accomplie, l’ennemi vaincu, il s’arrêta net, brisé, comme un jouet mécanique dont on aurait omis de remonter la clef. Jamais il n’avait prononcé le moindre mot puisque dépourvu de tout système de reproduction de la parole humaine, même d’un disque de Scott de Martinville gravé au noir de fumée. Encore eût-il fallu la tête de lecture adéquate…

Laughton cacha dans la doublure secrète de son carrick le message chiffré dont il connaissait le code. Ordre lui était donné non seulement de veiller à la sécurité du comte de Provence et de Blacas, ce qu’il subodorait déjà, mais aussi de permettre à la Navy de porter secours à une frégate qui devait appareiller à Calais avec à son bord des conjurés loyalistes favorables aux Bourbons. Le nom du navire était fourni : sa mission consistait à mener sains et saufs non seulement des hommes dont seules les initiales étaient données, mais aussi une jeune femme d’un rang considérable.

Laughton murmura :

« Devil ! Madame Royale ! »
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A suivre...



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