Il
venait d’abandonner au chien une part
négligeable de lui-même, sans que sa chair transcendantale fût mutilée. Une
autre proie sacrée réparerait cela… La larve femelle haïe se retrouvait à sa
merci. Mais il n’avait pas pour but de l’occire ; il voulait lui
expliquer pourquoi il était ainsi, pourquoi il luttait en un
inexpiable combat de quatre à cinq mille ans contre les trucideurs de la
Terre-mère. Il avait repris le flambeau de ses pères, et des pères de ses
pères, des vrais hommes, des connaisseurs de la pierre, de l’eau, de la terre,
de l’air et du feu. Il lui conterait, lui serinerait, sa
conception du monde, qui était la seule véritable.
Il
scruta la cime obscurcie des
arbres dépouillés ; ses commensaux étaient rentrés à bon port, ayant pris
un havre, un gîte pour la nuit. Il était l’heure pour eux de céder la place aux
prédateurs des ténèbres, aux rapaces armoriés qui s’enorgueillissaient de leurs
quartiers de noblesse, petits, grands et moyens ducs aux grands yeux
écarquillés.
Il émit alors deux, trois hululements, afin de vérifier si
tout était en ordre. Les hiboux répliquèrent ; il vit que cela
était bon et reporta son attention sur Lucille. Son intention était de
l’emmener, tel le loup l’agneau dans sa tanière, mais il n’était point
ogre. Elle témoignerait en sa faveur, diffuserait au monde honni des autres son
message de Vérité, expliquerait que tous depuis des millénaires, avaient
fait fausse route et qu’il fallait qu’ils se repentissent avant de comparaître
devant les dieux de la Grande Chasse. Les divinités Aurochs,
Cerf, Renne,
Bouquetin, Ours, Mammouth, Loup, Lion des cavernes, leur fulmineraient
l’anathème de la Nature, de la Terre coléreuse, sans affabilité, sans
commisération aucune, sans nulle pitié ni considération pour ces usurpateurs
qui soumettaient et saccageaient le Grand Don de la Déesse Mère. Aucune
circonstance atténuante (vivre ? nourrir les leurs afin qu’ils ne
mourussent pas de faim ?) ne leur serait reconnue. Ils avaient tous violé
la Terre ; ils mourraient.
Lucille
était blême de peur. Ses cheveux détrempés, son visage sali de pluie, ses
vêtements et ses bottes souillés témoignaient de l’âpreté de l’aventure et de
la lutte, vécues tel un roman. Quelles iniquités ce monstre projetait-il ?
Elle se retrouvait dépourvue de tout moyen de défense, petite fille faible,
perdue dans le bois. Alors, elle espéra : Dominique, le père Martin
informeraient les gendarmes de son égarement forestier, et ils partiraient à sa
recherche de sitôt, organisant des battues jusqu’à débusquer l’être dans sa
souille. Temporisant, elle hésita : les victimes de l’homme-cerf étaient
adultes ou animales. Il ne s’en était pas encore pris aux enfants. Fallait-il
qu’elle se laissât faire, emporter dans la tanière du fauve humain, du nouvel
ogre ou loup-garou (cervidé-garou eût été le terme exact) ou, avec témérité,
fuir jusqu’à la lisière ? La nuit empêchant tout repère certain, Lucille
se contraignit à choisir : plutôt que de se perdre encore plus, elle accepta
de faire amende honorable. Elle s’agenouilla en signe de soumission devant
celui qu’elle pensait fou (la lycanthropie sous cette forme était une
pathologie mentale, non un pouvoir surnaturel), et qui devait se prendre pour
un animal-totem préhistorique ou pour la réincarnation d’un chasseur
Cro-Magnon.
L’émule
de Cernunnos magdalénien comprit son geste ; il lui prit la main et
l’emmena.
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Ces
événements dramatiques furent concomitants d’une avancée de l’enquête :
les médecins légistes étaient enfin parvenus à découvrir un signe distinctif
permettant d’identifier le premier mort : un tatouage en espagnol, dédié à
la Santa Virgén, tatouage dont un fragment subsistait sur une partie du
biceps droit épargné par les picoreurs célestes.
Il fallut se mettre en
correspondance avec les services d’immigration, recouper les fichiers du
ministère de l’Intérieur et ceux de l’inspection du travail. L’homme s’appelait
Miguel Escobar. C’était un saisonnier espagnol venu d’Estrémadure en juin, un
ouvrier agricole qui avait travaillé entre juin et septembre pour plusieurs
métairies. Il était âgé de trente-sept ans. Il n’avait pas de casier judiciaire
qui eût permis à la gendarmerie de l’identifier plus rapidement, si l’envie de
commettre quelques rapines chez ceux qui l’employaient lui avait traversé
l’esprit. Mais notre homme était un honnête travailleur espagnol. Il s’apprêtait d’ailleurs à regagner son pays
lorsque le destin l’avait frappé, son permis de séjour arrivant à son terme. Il
devait rapporter sa paye à sa famille, demeurée au pays. Il était marié, père
de quatre enfants. Rien n’expliquait la raison du choix du dresseur d’oiseaux
criminel si ce n’était que Miguel Escobar apparaissait comme une proie facile à
abattre, bien commode, un bon début avant de passer à la vitesse supérieure,
c'est-à-dire les Consac. Le mode opératoire de l’assassin alliait le
recours à la nature à la technologie des chasseurs d’il y avait quinze à
dix-huit mille ans, la pointe de silex ayant été expertisée. Certes de facture
récente, cette arme s’avérait cependant une réplique exacte de celles en usage
entre le Solutréen et le Magdalénien, sachant qu’il ne s’agissait pas d’une feuille
de laurier, l’usage de ce type de pierre taillée s’apparentant à une
fonction de prestige social.
Aussi extraordinaire que cette affaire pût
paraître, l’irrationalité de certains de ses aspects tendit à s’estomper au
profit de la raison : elle avait cessé de sembler insoluble. Restait à
dresser le profil du meurtrier, dont les connaissances en matière préhistorique
rendaient plus que plausible la piste de l’archéologue dérangé. Cependant,
comment parvenait-il à subjuguer la gent ailée ? Trop de zones d’ombre
obscurcissaient l’enquête.
A suivre...
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