samedi 29 juin 2013

Le Couquiou épisode 10.



Il venait d’abandonner au chien une part négligeable de lui-même, sans que sa chair transcendantale fût mutilée. Une autre proie sacrée réparerait cela… La larve femelle haïe se retrouvait à sa merci. Mais il n’avait pas pour but de l’occire ; il voulait lui expliquer pourquoi il était ainsi, pourquoi il luttait en un inexpiable combat de quatre à cinq mille ans contre les trucideurs de la Terre-mère. Il avait repris le flambeau de ses pères, et des pères de ses pères, des vrais hommes, des connaisseurs de la pierre, de l’eau, de la terre, de l’air et du feu. Il lui conterait, lui serinerait, sa conception du monde, qui était la seule véritable. 
 
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Il scruta la cime obscurcie des arbres dépouillés ; ses commensaux étaient rentrés à bon port, ayant pris un havre, un gîte pour la nuit. Il était l’heure pour eux de céder la place aux prédateurs des ténèbres, aux rapaces armoriés qui s’enorgueillissaient de leurs quartiers de noblesse, petits, grands et moyens ducs aux grands yeux écarquillés. 
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Il émit alors deux, trois hululements, afin de vérifier si tout était en ordre. Les hiboux répliquèrent ; il vit que cela était bon et reporta son attention sur Lucille. Son intention était de l’emmener, tel le loup l’agneau dans sa tanière, mais il n’était point ogre. Elle témoignerait en sa faveur, diffuserait au monde honni des autres son message de Vérité, expliquerait que tous depuis des millénaires, avaient fait fausse route et qu’il fallait qu’ils se repentissent avant de comparaître devant les dieux de la Grande Chasse. Les divinités Aurochs,
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 Cerf, Renne, Bouquetin, Ours, Mammouth, Loup, Lion des cavernes, leur fulmineraient l’anathème de la Nature, de la Terre coléreuse, sans affabilité, sans commisération aucune, sans nulle pitié ni considération pour ces usurpateurs qui soumettaient et saccageaient le Grand Don de la Déesse Mère. Aucune circonstance atténuante (vivre ? nourrir les leurs afin qu’ils ne mourussent pas de faim ?) ne leur serait reconnue. Ils avaient tous violé la Terre ; ils mourraient.
Lucille était blême de peur. Ses cheveux détrempés, son visage sali de pluie, ses vêtements et ses bottes souillés témoignaient de l’âpreté de l’aventure et de la lutte, vécues tel un roman. Quelles iniquités ce monstre projetait-il ? Elle se retrouvait dépourvue de tout moyen de défense, petite fille faible, perdue dans le bois. Alors, elle espéra : Dominique, le père Martin informeraient les gendarmes de son égarement forestier, et ils partiraient à sa recherche de sitôt, organisant des battues jusqu’à débusquer l’être dans sa souille. Temporisant, elle hésita : les victimes de l’homme-cerf étaient adultes ou animales. Il ne s’en était pas encore pris aux enfants. Fallait-il qu’elle se laissât faire, emporter dans la tanière du fauve humain, du nouvel ogre ou loup-garou (cervidé-garou eût été le terme exact) ou, avec témérité, fuir jusqu’à la lisière ? La nuit empêchant tout repère certain, Lucille se contraignit à choisir : plutôt que de se perdre encore plus, elle accepta de faire amende honorable. Elle s’agenouilla en signe de soumission devant celui qu’elle pensait fou (la lycanthropie sous cette forme était une pathologie mentale, non un pouvoir surnaturel), et qui devait se prendre pour un animal-totem préhistorique ou pour la réincarnation d’un chasseur Cro-Magnon. 
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L’émule de Cernunnos magdalénien comprit son geste ; il lui prit la main et l’emmena.


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Ces événements dramatiques furent concomitants d’une avancée de l’enquête : les médecins légistes étaient enfin parvenus à découvrir un signe distinctif permettant d’identifier le premier mort : un tatouage en espagnol, dédié à la Santa Virgén, tatouage dont un fragment subsistait sur une partie du biceps droit épargné par les picoreurs célestes.
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 Il fallut se mettre en correspondance avec les services d’immigration, recouper les fichiers du ministère de l’Intérieur et ceux de l’inspection du travail. L’homme s’appelait Miguel Escobar. C’était un saisonnier espagnol venu d’Estrémadure en juin, un ouvrier agricole qui avait travaillé entre juin et septembre pour plusieurs métairies. Il était âgé de trente-sept ans. Il n’avait pas de casier judiciaire qui eût permis à la gendarmerie de l’identifier plus rapidement, si l’envie de commettre quelques rapines chez ceux qui l’employaient lui avait traversé l’esprit. Mais notre homme était un honnête travailleur espagnol.  Il s’apprêtait d’ailleurs à regagner son pays lorsque le destin l’avait frappé, son permis de séjour arrivant à son terme. Il devait rapporter sa paye à sa famille, demeurée au pays. Il était marié, père de quatre enfants. Rien n’expliquait la raison du choix du dresseur d’oiseaux criminel si ce n’était que Miguel Escobar apparaissait comme une proie facile à abattre, bien commode, un bon début avant de passer à la vitesse supérieure, c'est-à-dire les Consac. Le mode opératoire de l’assassin alliait le recours à la nature à la technologie des chasseurs d’il y avait quinze à dix-huit mille ans, la pointe de silex ayant été expertisée. Certes de facture récente, cette arme s’avérait cependant une réplique exacte de celles en usage entre le Solutréen et le Magdalénien, sachant qu’il ne s’agissait pas d’une feuille de laurier, l’usage de ce type de pierre taillée s’apparentant à une fonction de prestige social.
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 Aussi extraordinaire que cette affaire pût paraître, l’irrationalité de certains de ses aspects tendit à s’estomper au profit de la raison : elle avait cessé de sembler insoluble. Restait à dresser le profil du meurtrier, dont les connaissances en matière préhistorique rendaient plus que plausible la piste de l’archéologue dérangé. Cependant, comment parvenait-il à subjuguer la gent ailée ? Trop de zones d’ombre obscurcissaient l’enquête.

 A suivre...
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