samedi 7 septembre 2013

Le Couquiou épisode 15.



Il n’aurait jamais dû se rendre seul à Javerdat, ce fatal 10 juin. 
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Il s’appelait Pierre, Pierre comme l’apôtre, tout simplement. Pierre Desportes pour l’état civil, né à Abbeville le 24 mars 1910. Le hasard familial l’avait voulu ainsi, qu’il vît le jour là où Boucher de Crèvecœur de Perthes
 
 avait conçu la Préhistoire française. Tout gamin, son père ne s’était pas prié pour l’emmener au musée local, où ses yeux de quatre ans s’étaient accoutumés aux antiques pierres aménagées, homonymes, fascinantes. Sa vocation était née. Puis, la guerre, la grande, était survenue, sans crier gare, lui arrachant son papa, Etienne Desportes, tout juste vingt-six ans, parti un beau matin d’août en capote bleue et en pantalon rouge, la fleur au fusil, pour ne plus jamais revenir, fauché dès les premières semaines du conflit par la puissance du feu ennemi, par les mitrailleuses de ces Boches du Kaiser coiffés de ce casque sinistre à pointe gainé d’une housse antireflet verdâtre comme la Mort, avec ce chiffre écarlate régimentaire inscrit juste au milieu. Toute la région nord avait trinqué, éventrée, lunaire, sillonnée de balafres, tranchée de cratères, nourrie par la décomposition des Poilus qui avivait la terre, humus de chair broyée, déchiquetée par les canons de 77, se mélangeant à la boue, peuplée de rats et par une soldatesque implacable de barbares au casque désormais d’acier.
Il fallut à la maman, Marie Desportes née Vigan, survivre à l’usine textile, fabriquer sans trêve jusqu’à l’harassement les nouvelles capotes à la teinte horizon.
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 Fils unique d’une veuve de guerre, il l’avait vue trimer, s’épuiser douze à quatorze heures par jour, s’étioler au fil du temps, amaigrie, la toux sèche, hâve de tuberculose, sa longue natte noire pendante derrière son fichu misérable, son corps flottant dans ses longues jupes de deuil lustrées. Pupille de la nation il fut, adopté par un vague oncle maternel, elle partie à son tour, à vingt-huit ans, expectorant ses lambeaux de poumons sur les draps blancs ensanglantés de sa couche d’agonie, ses beaux cheveux de jais encadrant sa face pâle et amincie, suante, enfiévrée, comme exsangue.
Il fut décoré à la place du papa, Légion d’honneur à titre posthume accordée à celui tombé vaillamment avec son escouade de pioupious garancés sur le champ auguste à peine moissonné.
Comme il était brillant à l’école, bien que sa réputation de taciturne, de renfermé obituaire, nuisît à toute camaraderie scolaire, l’oncle Damien Vigan l’emmena à Paris un jour de 1919. Il détesta la guerre, toutes les guerres, ne comprenant pas que son nouveau géniteur exaltât l’héroïsme de la troupe, lui qui était demeuré à l’arrière à cause de son asthme et parce qu’il était patron d’une fabrique de clous convertie en usine à munitions. Damien Vigan était un exploiteur d’ouvrières, d’affectés spéciaux, d’Annamites, qu’il avait traités servilement comme des cafres. Il se prétendait radical, votant Herriot en 1924. 
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Cette République qui avait tué ses parents ne valait pas tripette.
A cette époque, il lut des coupures de presse relatant la controversée affaire de Glozel. Il entendit parler d’un abbé nommé Breuil,
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 qui fouillait les sites préhistoriques. Spontanément, à quatorze ans, il lui proposa ses services. Le grand préhistorien accepta de le prendre sous sa coupe malgré les réticences. C’était l’été, les vacances, l’après certif, alors que les cours du primaire supérieur s’offraient à lui. L’oncle chiche, aurait pu l’inscrire au lycée Henri IV en tant que boursier méritant de la République et pupille de la nation. Damien s’en ficha.
Comment un gamin de quatorze ans pouvait-il épauler un solide abbé en béret ? On lui confia de menus travaux, et comme il était bon en dessin, on lui demanda de croquer les objets lithiques qu’on exhumait du sol. L’abbé n’était pas seul ; il avait des aides, des collaborateurs. L’un d’eux, Jérôme, emmenait tout le temps avec lui sa petite fille, Clémence, toute blonde et bouclée, très éveillée, qui venait assister, à distance, à l’avancée du chantier. Bien qu’il s’avançât déjà en l’adolescence, en la puberté, Pierre s’amouracha innocemment et platoniquement de cette délicate poupée en courte robe blanche de tennis, petiote d’à peine neuf ans, mais à l’intelligence si vive qu’elle l’impressionna. L’innocence spontanée de Clémence, attirée par ce grand garçon prude, se traduisit par un partage de croquis, parce qu’elle aussi était douée, et que son papa envisageait pour elle les beaux-arts lorsqu’elle aurait l’âge requis. Mais ce qui la passionnait, comme lui, c’était le passé lointain.
Nous étions en plein Périgord, au mois de juillet ardent et la terre s’échauffait. L’enfant ne se gênait aucunement ; elle avait coutume, lorsqu’elle avait trop chaud, de se baigner nue dans la rivière proche, exposant sa peau de lait au soleil, dévoilant ses secrets inaccomplis. Pierre se cachait dans les fourrés et la regardait faire, se dépouiller de sa vêture puis se jeter dans l’onde, nager la brasse en habit du paradis pas embêtée pour deux sous. Il s’empourprait, honteux d’observer ainsi une gamine impudique.
La campagne de fouilles s’acheva. Ils se perdirent de vue. Les études l’emportèrent, pour l’heure. Pierre ne revit plus Clémence dix années que Dieu fit.
Damien Vigan avait soixante ans, souffrait d’une maladie de cœur. Nous étions en 34. Pierre hésitait à couper les ponts. Il ne supportait plus cet oncle trop gras, à la moustache devenue gris de fer, qui toujours s’était comporté en despote vis-à-vis de lui. Damien était atteint d’un début d’hydropisie ; son ventre gonflé d’humeurs pointait sous sa chemise et son gilet de radical cossu, incarnation de tous les péchés d’une République corrompue que Pierre n’acceptait plus. Le vieux grognon reprochait à son neveu son ingratitude crasse : jamais Pierre ne l’avait remercié pour ce qu’il lui avait permis de faire. Après le primaire supérieur, le jeune homme avait réussi à décrocher son brevet, puis, suivant des cours du soir, il avait obtenu une bourse d’études lui permettant de parfaire son don dans le dessin, et d’acquérir des connaissances plus qu’empiriques dans ses passions, ses domaines de prédilection : le dessin, la géologie, l’anthropologie, la préhistoire. L’abbé Breuil s’était de nouveau manifesté, au lendemain de ce funeste six février qui avait vu l’esprit de Pierre traversé par la tentation fascisante. Un temps intéressé par les Camelots du Roi et par les Croix de Feu, il les avait jugés trop tapageurs, trop violents, lui qui se sentait pacifiste en l’âme. Pierre n’aimait pas la ville corruptrice, bien qu’il y reconnût des avantages certains, culturels notamment. Il désirait se ressourcer au terroir ancestral, comme il le répétait à ce têtu de Damien.
Ce fut pourquoi il accueillit avec faveur et ferveur les nouvelles sollicitations du grand préhistorien, qui avait eu vent de la réputation brillante du jeune homme, quoiqu’il n’eût même pas décroché son baccalauréat. En ce temps, ce n’était pas le vade-mecum, le viatique indispensable à l’ouverture d’une carrière prometteuse. Une campagne nouvelle d’approfondissement des fouilles devait s’ouvrir en juillet aux Eyzies-de-Tayac, rendez-vous étant fixé à Sarlat après la fête nationale. Pierre délaissa avec enthousiasme le domicile parisien, étouffant, pesant, où Damien se reposait de son souffle au cœur et de l’eau insane gorgeant son abdomen. L’homme faisait des crises d’urée répétées, et les médecins lui accordaient une espérance de vie de plus en plus réduite. Les excès de la chère républicaine abondante, de la ribote, des banquets radicaux, de la corruption politicarde des notabilités avaient usé cet organisme de jouisseur jusqu’à la pourriture.
Pierre apprit de l’abbé, une fois parvenu en la place, la participation de Jérôme Boissard et de sa fille aux fouilles. Il en fut stupéfait, surtout lorsqu’il fut informé des récents déboires de santé de la petite, qui devait recouvrer des couleurs au soleil ardent périgourdin. Clémence avait grandement souffert des poumons, ce qui avait nécessité de longs séjours dans les Alpes. Pierre, n’osant manifester son allégresse, se désola de savoir l’enfant qui l’avait tant fasciné en si précaire santé.
Il rougit lorsque Breuil, coiffé de son éternel béret, lui expliqua que Clémence arrivait droit de Savoie, par ses propres moyens, sa mère et sa tante n’ayant accepté de l’accompagner qu’une partie du voyage. L’ecclésiastique chargea Pierre de la prendre à Sarlat, où son autocar devait arriver, car son père lui avait réservé une chambre d’hôtel où elle pourrait récupérer et se reposer avant qu’elle vînt épauler tout le monde au chantier. Excité à l’idée de revoir la blondine jeune fille, Pierre ne sut quels mots trouver pour remercier l’abbé, qui ne fut pas dupe des sentiments exprimés par le jeune homme. C’était de son âge, vingt-quatre ans.  Pour l’instant, Pierre éprouvait une certaine tendresse pour une enfant fragile, mais spontanée, dont il ignorait l’évolution psychique et physique. Ce n’était pas encore à proprement parler de l’amour, mais de la camaraderie d’écolier attardé. La curiosité le démangea, et, lorsqu’il parvint en selle à la station d’autocars de la ville historique, au cachet médiéval, il ne cessa de consulter avec nervosité la grille des horaires d’arrivée, abrité par un préau des ardeurs d’un soleil implacable et voilé par la menace sourde de l’orage.
« C’est le car de Brive de quatorze heures quarante-sept », se répéta-t-il, comme ânonnant une leçon.
Enfin, un autocar Renault parvint au terminus assigné. La carrosserie rouge poussiéreuse, les tôles dégageant une odeur écœurante d’huile chauffée, le radiateur proéminent bouillonnant d’un commencement de manque d’eau ; tout cela témoignait de l’harassement du voyage sur des routes sinueuses aux lacets fatigants pour qui souffrait du mal des transports, par une température suffocante qui avoisinait les trente-six degrés Celsius.
Passagères et passagers descendirent, s’enquirent de leurs bagages arrimés sur le toit ou encagés au-dessus des sièges en simili cuir parfois entaillés et crevés, qui brûlaient les cuisses des gamins en culottes courtes malgré force rideaux tirés.
Il la vit descendre ; il sut que c’était elle. Elle correspondait à ses souvenirs, mais aussi aux projections mentales hypothétiques qui avaient habité son cerveau en quête de la construction de la Clémence Boissard du présent. Il se souvint des dix-neuf ans que la jeune fille devait avoir atteints. Sa minceur d’elfe et sa taille menue le frappèrent.
Elle portait pour tout bagage une valise de toile à carreaux écossais, rouges et noirs, qui contenait ses effets estivaux. Une délicieuse robe de toile et de coton, beige et unie, à la jupe boutonnée sur le devant, la gainait. Le corsage s’amorçait par un col Claudine enfantin, corsage aux manches ballon courtes par-dessus lequel un délicieux petit caraco jaune paille ajoutait une touche d’élégance. Une broche, avec un clip, était épinglée côté cœur, en forme d’hippocampe, enchâssée d’une aigue-marine, à moins que cela fût une opale. Ses jambes, sans bas à cause de la chaleur, disparaissaient sous le long ourlet à la mode en ces années là, à l’exception des chevilles, qui parurent bien grêles à Pierre, tandis que ses pieds, tout fins et mutins, étaient chaussés d’inappropriées chaussures de ville à lanières et talons hauts, là où des espadrilles toilées eussent suffi pour que la demoiselle se sentît à l’aise. Curieusement, Clémence avait ganté ses mains, qu’elle avait petites, de mitaines blanches de fil. Sans doute était-ce là une touche d’élégance indispensable à une fille de la ville. Visiblement, la demoiselle souffrait de la chaleur. Elle toussotait ; de légers spasmes soulevaient sa gorge d’adolescente, tandis que, les joues pourpres et luisantes d’une malséante sueur, elle ne cessait de s’éventer avec sa large capeline jonquille agrémentée d’une de ces longues faveurs de soie qu’on nommait autrefois un suivez-moi-jeune-homme.
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Ainsi nu-tête, mademoiselle Boissard dévoilait ses longues ondes d’or diaprées aux rayons de Phébus. Clémence avait noué en cette longue chevelure d’ange opulente un large ruban de velours d’un bleu outremer si profond qu’il en paraissait noir. Sans doute avait-elle souhaité que cette coquetterie et affèterie enfantine créât, suscitât un contraste avec sa carnation albine. Cela lui conférait une allure de petite fille de riches, sage et bien élevée. Elle ressemblait ainsi à une ancienne actrice du cinéma muet, réputée pour sa juvénilité troublante : miss Mary Miles Minter.
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Les grands yeux de Delft de Clémence scrutaient le préau, la chaussée mal macadamisée où affleuraient d’antiques et pesants pavés, à la recherche de la personne de confiance destinée à la conduire à l’hôtel. D’instinct, son regard de saphir illuminé, elle reconnut Pierre, malgré les années, et poussa un petit cri de surprise, telle une palombe effarouchée par un coup de fusil. Elle ne s’était pas attendue à cela. Pierre, c’était Pierre ! Elle l’embrassa spontanément, en copine d’enfance.
Galant, le jeune homme se proposa de porter sa valise.
« N’en faites rien ; je saurai me débrouiller toute seule. Mon bagage ne contient pas grand-chose ».
Ses inflexions étaient douces aux oreilles, délicieuses mêmes, dépourvues de cet accent d’Occitanie, trop chantant et forcé, qui dénotait le campagnard du Sud-Ouest à cent lieues. Elle s’exprimait comme une parisienne, du fait de sa bonne éducation. Pierre, frappé par sa gracilité, voulut protester, mais elle ne fléchit pas. Clémence était forte, et se sentait guérie de toutes les pathologies dont il avait pu avoir écho. Elle rajusta, renoua sa capeline par-dessus son orfèvrerie angélique, ce qui créait en elle une sorte d’auréole de sainte. Clémence était belle comme une nymphe énigmatique, une de ces frêles enfants ambiguës des peintres symbolistes, de Puvis de Chavannes, ou de Lefebvre.
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 Avait-elle conservé son ancienne habitude du bain d’Eve, de l’ondine d’innocence ? Culotté, Pierre lui jeta :
« Je me suis encore perfectionné en dessin. Vous êtes splendide, rayonnante. Vous irradiez mademoiselle. Tenez, puis-je vous proposer de poser pour moi ?
- Les beaux-arts ne me tentent plus guère. C’était une passion passagère d’enfant. Nous sommes ici pour la science…et pour mes soins. »
Cela résonna tel un aveu de faiblesse physique ; Clémence n’était point aussi sûre de sa guérison qu’elle avait voulu le faire accroire. Il la déposa en son hôtel, proche de la station, lui demanda  si elle avait besoin de quelque chose, de se sustenter, de boire, qu’en savait-il ?
« Une douche ou un bain m’agréeraient », se contenta-t-elle de répliquer, un peu piquée par cette insistance, par toutes ces prévenances un peu trop codifiées pour qu’elle n’y soupçonnât point quelque avance de la part de son ami d’enfance. Pierre la quitta penaud, après qu’elle lui eut promis de réfléchir à sa proposition artistique et qu’elle l’eut informé qu’elle serait présente aux fouilles dès le lendemain matin, son papa devant la prendre à bord de la camionnette du chantier. « Mais ce sera peu confortable»,objecta-t-il. « Pas plus que l’autocar », dit-elle, un peu sèche, comme une mijaurée. Il avait remarqué à son col deux pendentifs pieux, militants, pensait-il : un crucifix en or fin et une médaille émaillée de la Vierge Marie. Alors, il repartit reprendre son vélo, attaché à un réverbère, et s’en alla vers les Eyzies, en sifflotant. 

A suivre...

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