Une charrette misérable attelée d’une
rosse, bâchée (ce qui permettait de dissimuler son contenu) stationnait près du
porche de l’hôtel de Créquy, rue Saint-Nicaise,
depuis tantôt une heure trois-quarts. Saint-Régent l’avait garée là, connaissant l’itinéraire de la voiture de Buonaparte, avant que la foule envahît trop le secteur. En compagnie de son complice le muscadin, il avait recruté la première loque errante venue prête à accepter de garder la rossinante pour une poignée de jaunets. Un homme du peuple eût été trop matois ; aussi Saint-Régent jeta-t-il son dévolu sur l’innocente enfant Marianne Peusol, jeune fruit vert encrassé de misère.
Le muscadin s’était éloigné, en quête d’un estaminet, tandis que Saint-Régent et Limolëan avaient rejoint Maël de Kermor leur jeune chef, qui était le coordonnateur de la conspiration, le responsable de l’application du plan sorti de l’imagination de Madame Royale.
depuis tantôt une heure trois-quarts. Saint-Régent l’avait garée là, connaissant l’itinéraire de la voiture de Buonaparte, avant que la foule envahît trop le secteur. En compagnie de son complice le muscadin, il avait recruté la première loque errante venue prête à accepter de garder la rossinante pour une poignée de jaunets. Un homme du peuple eût été trop matois ; aussi Saint-Régent jeta-t-il son dévolu sur l’innocente enfant Marianne Peusol, jeune fruit vert encrassé de misère.
Le muscadin s’était éloigné, en quête d’un estaminet, tandis que Saint-Régent et Limolëan avaient rejoint Maël de Kermor leur jeune chef, qui était le coordonnateur de la conspiration, le responsable de l’application du plan sorti de l’imagination de Madame Royale.
Tant que la tapisserie spatio-temporelle
était demeurée inchangée, le cours de l’histoire de l’hôtel de Créquy avait
épousé avec exactitude celui du royaume tel que nous le connaissions avant que
di Fabbrini en modifiât la destinée. D’une architecture Louis XIII aménagée au
fil des ans et des modes architecturales, rebâti à neuf en 1755 d’une manière
plus rococo, l’hôtel de Créquy avait plusieurs fois changé de nom en fonction
des aléas et des fluctuations des identités de ses propriétaires. Construit en
1626, le maréchal François de Créquy l’occupa de 1657 à 1687. Il perdit sa
dénomination au profit d’hôtel du Vieux-Pont puis d’Elbeuf – à cause de
Catherine Rougé, duchesse d’Elbeuf, qui procéda à sa reconstruction – et même
des Cent-Suisses. Inoccupé désormais, Jean-Jacques Régis de Cambacérès
envisageait sérieusement d’y établir ses pénates, mais Napoléon craignait que ses mœurs d’antiphysique le conduisissent à y organiser de bien particulières orgies. C’était pourquoi depuis deux mois l’hôtel avait été métamorphosé en dépotoir des collections du duc d’Orléans après qu’on l’eut fusillé. On eût pu y faire commerce, organiser pour la somme de dix sous des visites ouvertes aux amateurs de morbide ou d’étrangetés. L’hôtel de Créquy, depuis ce fatal mois de décembre 1799, s’était mué en cabinet des curiosités, des singularités, parce que s’y accumulaient les cires, anatomiques ou non, que Philippe le Gros et son fils avaient acquises au fil du temps. C’était un amoncellement de bustes des anciens ministres du roi destitué, des effigies à la romaine, dignes des portraits antiques, parfois de la glyptique et du physionotrace,
des Turgot, Necker, Clugny, Maurepas
et autres d’Ormesson, bustes modelés par le célèbre Curtius.
Entassés sans aucune logique, accompagnés des effigies de grands philosophes et savants comme Voltaire, Montesquieu, Condillac, Helvétius, d’Holbach,
d’Alembert, Réaumur et Maupertuis, ils étaient condamnés à gésir, en attraction délaissée de l’ancien cabinet d’Orléans du Palais-Royal, en la pédagogique et didactique compagnie des écorchés de Pinson, plus ou moins réalistes, bien qu’ils n’atteignissent pas l’épouvantable perfection des dissections florentines.
envisageait sérieusement d’y établir ses pénates, mais Napoléon craignait que ses mœurs d’antiphysique le conduisissent à y organiser de bien particulières orgies. C’était pourquoi depuis deux mois l’hôtel avait été métamorphosé en dépotoir des collections du duc d’Orléans après qu’on l’eut fusillé. On eût pu y faire commerce, organiser pour la somme de dix sous des visites ouvertes aux amateurs de morbide ou d’étrangetés. L’hôtel de Créquy, depuis ce fatal mois de décembre 1799, s’était mué en cabinet des curiosités, des singularités, parce que s’y accumulaient les cires, anatomiques ou non, que Philippe le Gros et son fils avaient acquises au fil du temps. C’était un amoncellement de bustes des anciens ministres du roi destitué, des effigies à la romaine, dignes des portraits antiques, parfois de la glyptique et du physionotrace,
des Turgot, Necker, Clugny, Maurepas
et autres d’Ormesson, bustes modelés par le célèbre Curtius.
Entassés sans aucune logique, accompagnés des effigies de grands philosophes et savants comme Voltaire, Montesquieu, Condillac, Helvétius, d’Holbach,
d’Alembert, Réaumur et Maupertuis, ils étaient condamnés à gésir, en attraction délaissée de l’ancien cabinet d’Orléans du Palais-Royal, en la pédagogique et didactique compagnie des écorchés de Pinson, plus ou moins réalistes, bien qu’ils n’atteignissent pas l’épouvantable perfection des dissections florentines.
Dehors, Marianne Peusol sentait monter en
elle l’impatience et le désœuvrement. La haridelle avait mangé son picotin.
L’avisant tel un jouet, elle essayait le fouet, sans que toutefois elle touchât
la bête qu’elle respectait. Elle en caressait les flancs frémissants et hectiques,
murmurait des mots doux à l’oreille dressée en sa langue populaire et
rudimentaire, tâtait le cuir usé de la bride et des œillères, recevait au
réceptacle de ses paumes et de ses doigts blessés d’onglée le souffle attiédi
de ses naseaux. Elle se trouvait prise de passion pour plus déshéritée qu’elle.
Elle lui cherchait un nom.
Une clameur montait ; le convoi
illustre approchait. Déjà, les premiers hourras fusaient.
Cependant, en l’hôtel particulier où l’on
attendait la suite des événements – non point en piaffant d’agacement – le
regard clair de Maël de Kermor scrutait de temps à autre la fenêtre, afin de
s’enquérir de ce qui se passait tout en bas. Madame Royale interrogea notre
homme blond sur le mécanisme de mise à feu de la machine infernale.
« Il s’agit à proprement parler d’un
procédé révolutionnaire d’ignition – excusez ce mot – combinant le tonneau de
poudre, le briquet, l’amadou et surtout le chronomètre. »
La fille de Louis XVI parut conquise.
Elle ne doutait pas de l’accomplissement parfait de la conjuration. Sans qu’elle y prît garde, sa jolie bouche laissa échapper d’entre ses lèvres mutines un soupir d’aise spontané.
Elle ne doutait pas de l’accomplissement parfait de la conjuration. Sans qu’elle y prît garde, sa jolie bouche laissa échapper d’entre ses lèvres mutines un soupir d’aise spontané.
Alors, une déflagration retentit,
suffisamment forte pour que, non seulement les oreilles la perçussent avec
acuité, mais aussi pour que tremblassent les fenêtres et que Félicitée poussât
un cri de surprise non feint.
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Aude et le muscadin, après une trotte
éperdue, étaient enfin parvenus à proximité de la rue Saint-Nicaise, là où la
badauderie s’agglutinait et exclamait sa joie. Aude tremblait toute ; elle
redoutait par-dessus-tout la perte d’une amie précieuse. Des spasmes secouaient
sa poitrine et ses haillons. L’homme qui l’accompagnait, dont le pseudonyme
grotesque était Agathon Jolifleur, montrait aussi des signes d’essoufflement.
L’épreuve d’Aude n’était point
achevée ; il lui fallait maintenant se frayer un chemin dans la foule. Nul
n’eût pu croire à une telle popularité du nouveau souverain à moins qu’elle fût
forcée, imposée par les mouches.
Cette adhésion visible au régime, qu’elle fût ou non sincère, gênait les
loyalistes Bourbons. En cet agglutinement, en cette presse d’anonymes aux joues
rosies de froid, se mêlaient les bigarrures des livrées ancillaires. C’était à
croire qu’après les premières guerres de conquêtes du connétable, les soldats
et cantinières fatigués par les campagnes s’étaient convertis à la domesticité. Certains gens de maison des deux sexes étaient groupés sur les balcons des hôtels particuliers de leurs maîtres, au risque qu’ils s’écroulassent. De fait, cette augmentation du nombre des serviteurs, hors noblesse traditionnelle, traduisait l’enrichissement de la nouvelle classe bourgeoise encouragée par Napoléon Buonaparte, qui par la spéculation sur les grains, qui par l’activité de munitionnaire, qui par la banque, qui par la forge, alors en plein essor.
et cantinières fatigués par les campagnes s’étaient convertis à la domesticité. Certains gens de maison des deux sexes étaient groupés sur les balcons des hôtels particuliers de leurs maîtres, au risque qu’ils s’écroulassent. De fait, cette augmentation du nombre des serviteurs, hors noblesse traditionnelle, traduisait l’enrichissement de la nouvelle classe bourgeoise encouragée par Napoléon Buonaparte, qui par la spéculation sur les grains, qui par l’activité de munitionnaire, qui par la banque, qui par la forge, alors en plein essor.
Aude éprouvait du mal à s’assurer un
passage parmi les corps plus ou moins malodorants et serrés du peuple de Paris.
Elle devait éprouver les clameurs, le brouhaha de cette parasitose gênant sa
perception des sons en provenance de Marianne ou de sa haridelle qu’elle
s’essayait à localiser avec sa charrette. Des chevaux, elle en savait assez
pour en distinguer le sexe, l’âge, la condition physique, tout cela simplement
par leur souffle, par l’expression de leurs sabots, de leurs naseaux, de l’état
corrosif de leurs fers heurtant pavés ou terre battue boueuse ou sèche, par la
production de leurs hennissements, du bruit trivial des évacuations humorales
et excrémentielles solides ou liquides de cette gent équine menacée par le
progrès imposé par Galeazzo (ainsi y avait-il parmi les badauds un homme
chaussé de bottes à vapeur quoique, rappelons-le, Napoléon en eût interdit
l’usage dans la ville, le cas présent constituant une infraction notoire). L’extension
fragrante, violente, des odeurs bestiales suivait, la troublant toute. La jeune
aveugle parvint à trier dans les bruits, à faire abstraction de tout ce qui
polluait ses oreilles, à isoler ceux qui lui étaient utiles ; elle
entendit lors, fort ténu, un chantonnement cristallin, encore enfantin. C’était
une comptine naïve dont le timbre, les inflexions, ne pouvaient la duper :
Autrefois, en la bonne ville, l’était un
ménétrier, l’était un ménétrier, qui nul liard n’avait, qui nul liard
n’avait…
« Par
ici », fit-elle à son acolyte, l’entraînant en direction de l’hôtel de
Créquy. Marianne trompait son ennui par le chant…
Alors, une
accentuation des clameurs populacières survint, intensification due à
l’approche du convoi souverain, tandis que le bruit des attelages du cortège se
faisait jà entendre. Peut-être lui restait-il cent mètres à parcourir avant
qu’il ne tournât en la rue Saint-Nicaise.
Et ce fut
l’explosion.
A suivre...
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