samedi 30 mai 2015

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 8 2e partie.



Lise revenait de sa séance de poney au manège de la propriété de Lacroix-Laval. Elle arborait une robe d’amazone vert feuille à brandebourgs. Elle avait bichonné sa monture en lui offrant dans sa mangeoire des fanes de carottes. Arthur l’en remerciait en la caressant de sa crinière. La fillette était enfin guérie de son mauvais rhume. Alors qu’elle flattait la croupe de l’animal qui poursuivait sa dégustation dans son auge où la fillette avait ajouté du picotin d’avoine, Lise se figea.
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« Maman, maman ? Que veux-tu ? Comment puis-je t’entendre ? Tu es dans ma tête. » 
Elle savait intuitivement que ces sons ne pouvaient provenir du poitrail du poney, qu’il ne s’agissait pas de ventriloquie. Pourtant, elle percevait distinctement les pensées de sa génitrice. Elle s’étonna, mais pas plus que cela, car, en son âge tendre, le merveilleux côtoyait la prosaïque réalité.
« Où te trouves-tu, maman ? Pourquoi me parles-tu ainsi ? »
La voix hésita, puis expliqua, avec une pointe de chaleur inhabituelle chez Aurore-Marie.
« Un méchant homme me retient prisonnière bien loin du château de Bonnelles. Tu dois en informer père, bien qu’il ne puisse pas grand’chose. 
- Un méchant homme, mais comment ?
- Il est mon ennemi. Il s’oppose à mes projets de rétablissement de la grandeur de notre chère patrie.
- Mais maman, tu aurais dû m’amener avec toi au château, cela ne serait pas arrivé. 
- Tu étais trop malade. Ce voyage t’aurait fatiguée au-delà de ce que tu aurais pu supporter », mentit la baronne. 
L’enfant sentit la réticence de sa mère, mais Aurore-Marie reprit :
« Hâte-toi de dire ce qui m’est arrivé à ton père. A cette heure, la duchesse, mon hôtesse, doit commencer à s’inquiéter. Elle fera fouiller la propriété et les environs de Bonnelles. Si cela ne donne rien, Albin alertera la police. »
Obéissant à la voix de celle qui l’avait engendrée, Lise de Saint-Aubain quitta le box de sa monture et, à petits pas pressés, gagna l’allée qui conduisait à l’aire centrale du château de Lacroix-Laval. 
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Comment Aurore-Marie était-elle parvenue à un tel exploit ? Lorsqu’elle s’était déguisée en Deanna Shirley, elle avait dissimulé la chevalière du Pouvoir dans le faux talon de sa bottine droite. Le bijou augmentait les facultés psychiques de celui qui le portait et, une fois laissée seule par le commandant Wu (ce dernier se doutait bien que son « invitée » ne se départait jamais de sa bague et qu’elle allait s’en servir ; bien qu’il eût constaté qu’elle n’avait pas glissé la bague à son doigt, il savait qu’elle en ferait usage dès qu’il aurait le dos tourné : cela l’arrangeait car il ne désirait pas s’encombrer indéfiniment de la baronne ayant déjà anticipé son prochain affrontement avec la Grande Prêtresse des Tétra-épiphanes à Venise ; ce ne serait que là-bas qu’il lui ôterait les griffes), elle l’enchâssa afin de communiquer avec celle qui était la plus proche d’elle.
Cependant, ce n’était pas Lise en tant que fille du sang de la poétesse qui captait son message, mais l’alter ego parthénogénétique venu au jour le 1er mai 1881. Pour la raison dévoyée d’Aurore-Marie, Lise n’était que la principale hypostase de son culte, mais dans son souci de se sortir de cette prison, elle en oubliait les autres doubles qui eux aussi étaient à même de percevoir une partie de l’appel. Dès le début, Albin avait été triste de constater le manque d’instinct maternel de son épouse vis-à-vis de Lise. Toutefois, au fil des mois et des années, celui-ci frémissait et Aurore-Marie était capable d’éprouver un attachement sincère pour la fillette.

Loin de là, mais simultanément, un garçonnet exactement du même âge que Lise de Saint-Aubain, qui, profitant du printemps avancé, avait quitté l’antique château auvergnat de Sarcenat où il demeurait afin, en esprit curieux, d’aller observer la nature, entendit cette voix féminine intérieure appeler à l’aide.
Fort pieux, l’enfant, qui se dénommait Pierre d’une stature plus grande que son âge, mince, le visage allongé, les yeux vifs et curieux, crut avoir affaire à la Vierge. Troublé, il tomba à genoux et récita trois Ave. Le phénomène cessa, immédiatement, et tout penaud, car croyant avoir commis une faute, Pierre s’en revint chez lui. Il garderait longtemps le souvenir de cet incident.
Plus incongrûment, une autre personne entendit le message à un moment des plus inopportuns. Tandis que son illustre client
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 lui faisait des poutous partout et des guili-guili, DS De B de B, un peu pompette, crut être la victime d’une illusion. Un éclair de lucidité lui fit penser à un tour de Daniel Lin, mais elle ne pouvait s’y tromper : elle avait reconnu la voix d’Aurore-Marie. Elle jeta une insulte :
« Bloody whore ! Holy shit ! »
Et l’autre de répliquer :
« Shocking !
- Votre Altesse, ce n’est pas à vous que je m’adressais… »

****************

Alphonsine n’avait pas trouvé Aurore-Marie dans sa chambre afin de lui porter sa tisane du matin. Victurnienne de Rochechouart de Mortemart s’était aussitôt enquise de son invitée, mobilisant la plus grande partie de sa domesticité. Elle fit fouiller de fond en comble tous les bâtiments, puis, après avoir reçu le coup de fil de l’époux (donné de l’hôtel particulier lyonnais de l’avenue des Ponts), elle se résolut à faire appel à la gendarmerie tout en étendant les recherches au parc et au bois alentours.
Comment Albin de Saint-Aubain avait-il fini par croire aux paroles de sa fille de sept ans ? Dans un premier mouvement, cet homme si posé avait cru que la fillette affabulait, comme tous les enfants de son âge. Puis il réfléchit au fait que jamais Lise n’avait menti. La petite était d’une honnêteté et d’une probité rares. Ce fut pourquoi il choisit de croire en son récit, aussi alambiqué et naïf qu’il parût. Lacroix-Laval ne disposait pas du téléphone au contraire de l’immeuble lyonnais.
Albin prit ses dispositions. Férue de nouveauté, la duchesse d’Uzès disposait à Bonnelles d’un combiné mural dernier cri dans lequel elle était contrainte de hurler dans le cornet acoustique qui transmettait des voix déformées et nasillardes, propres à surprendre quelques années plus tard un Marcel Proust et à produire un trait d’humour de la part de Noël-Noël dans un feuilleton uchronique oublié intitulé Le Voyageur des siècles.
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Les inconvénients et les imperfections acoustiques de l’invention de Graham Bell étaient multiples : le son y avait pour défaut soit d’aller et venir, soit de se réverbérer, soit enfin d’être transmis d’une manière discontinue comme des mots en pointillés. Il était donc nécessaire aux interlocuteurs de répéter leurs phrases plusieurs fois, d’en articuler distinctement le moindre terme afin de bien se faire comprendre. Il était vivement conseillé aux Bourguignons, aux Auvergnats et aux Marseillais de ne point utiliser cet appareil. 
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Par précaution, le baron consort envoya également un télégramme et un pli express au Havre où Barbenzingue s’occupait des ultimes préparatifs avant l’appareillage imminent du Bellérophon noir. Les tests de plongée et de retour à la surface s’étaient déroulés avec succès. De Boieldieu avait donné de sa personne en essayant deux scaphandres.
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Victurnienne avait beau faire ratisser le moindre boqueteau ou le plus petit fourré, elle envisageait déjà de draguer les deux étangs de sa propriété. Toute la valetaille était sur les dents, du majordome à la dernière des souillons (dont Carette déguisé). Elle fit sonder les murs, à la recherche de cachettes qui auraient pu servir à un prêtre réfractaire près d’un siècle auparavant, d’huis dérobés, d’alcôves oubliées, d’escaliers secrets. Même les caves les plus enfouies firent l’objet d’une fouille minutieuse, tout cela en vain. Les seules trouvailles consistèrent en une momie de chat emmuré près de la crémaillère d’une vieille cheminée du deuxième étage de l’aile ouest, des squelettes de corbeaux et de freux, un vieux jeu de chemin de fer oublié par son fils défunt et une cocarde blanche d’un carliste de 1830.
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Alors que le désespoir grandissait en elle, Victurnienne fut assaillie par une étrange voix à la tonalité masculine venue de l’éther luminifère, c’est-à-dire en langage actuel de l’espace. Daniel Lin avait jugé qu’il était temps de rassurer la bonne duchesse.
« Madame d’Uzès, votre amie est entre mes mains. Nul mal ne lui a été fait. Elle a pu se sustenter d’une aile de poulet et d’un blanc-manger (ce dessert crémeux avait été dérobé de justesse à la voracité d’Ufo).
- Mais…qui…qui êtes-vous ? bégaya Victurnienne. Comment puis-je entendre votre voix ?
- Je communique mentalement avec vous. Mon nom importe peu. Madame la baronne de Lacroix-Laval s’est mise sur mon chemin. J’ai dû lui donner une petite leçon. Elle vous reviendra bientôt saine et sauve sans que vous me versiez rançon.
- Mais enfin, je ne comprends mie ! Où se trouve-t-elle présentement ?
- Assez loin de chez vous.
- C’est-à-dire ?
- Hors de France, Madame.
- Ah ! Vous êtes un espion de Bismarck ! Ma pauvre et tendre Aurore-Marie aurait-elle déjà rejoint la frontière allemande, atteint l’Alsace ?
- Point du tout. Elle flotte actuellement dans l’éther en ma compagnie. J’oubliais celle de mon chat.
- Ah, mon Dieu ! Et son allergie ? Vous la mettez en danger de mort, monsieur !
- Nullement.
- Je vais lancer un avis de recherche et mettre en alerte toute la gendarmerie de France et de Navarre.
- Si le cœur vous en dit. Mais tous vos efforts sont inutiles. Dès demain, elle sera chez vous.
Imitant une série américaine de science-fiction fort célèbre, le commandant Wu articula ironiquement :
- Fin de communication. »
Aussitôt, le silence se fit autour de Victurnienne et dans sa tête. Légèrement ébranlée, la duchesse éprouva le besoin de reprendre les esprits, mais, forte femme, après s’être contentée d’avaler un verre de sherry, elle s’enquit de son homme de confiance et lui ordonna de se rendre à Rambouillet et de parler au capitaine responsable de la gendarmerie locale.

******************

Port-Saïd, soir du 15 juin 1888.
Parfaitement maquillées en bâtiments britanniques, les deux frégates de l’expédition secrète d’Otto von Bismarck faisaient escale pour ravitaillement avant leur entrée dans le canal de Suez. Tous les laisser-passer étaient en règle. Erich von Stroheim était devenu Matthew Farlane, Oscar von Preusse le lieutenant de vaisseau Andrew Merryweather et Werner von Dehner l’enseigne de vaisseau de première classe William Dungham. Alban se trouvait fort humilié d’être réduit à un rôle de cadet : Alexander Millcott.
Une nouvelle d’importance primordiale vibrait le long du fil qui chante, mettant en émoi tout le monde civilisé : le Kaiser Frédéric III venait d’expirer le jour même. Quelle serait la politique étrangère du nouvel Empereur ?
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Tandis que la contrition s’abattait sur l’équipage, le Foreign Office et le Quai d’Orsay étaient en émoi. Les directives étaient fort claires, explicites : quel que fût l’événement, et tant qu’on n’aurait pas débarqué sur les côtes d’Afrique orientale, il fallait feindre l’appartenance à Albion donc, afficher le moins possible des émotions qui eussent mis la puce à l’oreille aux autorités britanniques contrôlant le Canal. Ce n’était pas comminatoire, une sorte de commandement bismarckien imposant la maîtrise de soi, mais des officiers aux soutiers les plus patriotes, il fallut se soumettre. La capitainerie de Port-Saïd commissionna un contrôleur pour s’assurer de la conformité des cargaisons. Les commissaires de bord, jouant le jeu, reçurent le petit équipage britannique fort civilement. Les armes avaient été habilement camouflées derrière de fausses cloisons et des doubles fonds sous les lits des cabines. Les privates dont les fusils à baïonnettes n’impressionnaient aucunement leurs faux compatriotes, furent dupés. Le moindre détail avait été pensé. Dans le quartier des officiers, une lithographie de Victoria impératrice des Indes, trônait en bonne place, remplaçant le portrait de l’Empereur défunt. Rien ne pouvait faire penser à l’appartenance germanique du moindre matelot ou mousse. Tout avait été trié, jusqu’aux pipes, tabatières, tabac, cigares, boîtes de thé, biscuits, vaisselle, linge, médicaments, scalpels, journaux, photographies, courrier (fausses lettres en anglais), jusqu’au plus insignifiant objet personnel, afin que transparût la nationalité britannique des deux frégates. Les véritables possessions des marins avaient rejoint les armes derrière les cloisons et dans les doubles fonds. Les deux équipages, fort disciplinés, n’avaient pas discuté. Par excès de zèle, l’officier en second du Louise de Prusse avait accroché l’Union Jack au-dessus de son lit tandis que le bosco avait étalé une collection de cartes à jouer représentant tous les souverains britanniques depuis les Tudor. Quant au cuisinier, il avait mitonné un plat typique anglais : un rôti avec de la confiture de cerise et des sandwichs au jambon avec du chutney. Même les fromages (du stilton) et l’incontournable plum-pudding n’avaient pas été omis. Dans sa barbe, Erich Von Stroheim marmottait : 
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« Trop british pour être vrai. »
Afin de jouer lui aussi le jeu, Von Stroheim avait laissé négligemment traîner un numéro de Punch, la célèbre revue satirique où figurait en première page une caricature de Bismarck.
Il était inévitable qu’à ce régime, l’inspection du port apposât le cachet et le visa permettant de poursuivre la traversée.
Il y eut un ouf de soulagement perceptible lorsque le contrôleur et ses gardes se retirèrent. Tandis que les deux frégates s’engageaient dans le Canal, les marins allemands s’empressèrent de retirer quelques objets par trop britanniques.
On ne sut comment, mais un passager clandestin était parvenu à se dissimuler à bord de la vedette de la police du Canal et à s’infiltrer à bord. Quelle ne fut pas la surprise du réalisateur et comédien américano-autrichien de découvrir caché dans un canot de sauvetage une espèce de vieux fellah dégingandé, vêtu de hardes aux effluves puissants, manifestement un illuminé aux cheveux blancs hirsutes, aux yeux hallucinés, qui répétait sans trêve le mot : Balek ! Balek !
 
Stroheim, qui comprenait l’arabe égyptien, conduisit le fou au capitaine du Louise de Prusse dont le nom fleurait la vieille France car d’origine huguenote : De La Guillotière.
« Commandant, avisez un peu ce passager clandestin : il est monté à Port-Saïd. 
 
- Pourquoi ne le jetez-vous pas par-dessus bord ?
- Sans doute, mais peut-être faudrait-il d’abord l’interroger.
- L’interroger ? Nous ne parlons pas arabe ici !
Von Stroheim sourit fugacement et fit :
- Je connais quelques mots, suffisamment pour questionner cet intrus.
- Gut, herr Stroheim.
Le vieil homme dodelinait de la tête et poursuivait sa litanie :
« Ifriqiya A-El ! Ifriqiya A-El ! Ebliss ! Ebliss ! Balek ! »
Erich lui posa quelques questions :
- Qui es-tu, que nous veux-tu ?
- Effendi, je suis le cheik Walid ! Le diable ! Le diable m’est apparu ! Il a posé ses griffes au sud, là où vous allez ! Le fantôme de Saïd Pacha est son allié ! Il commande aux troupes de tous les revenants, des armées de Pharaon englouties lors du passage de la Mer Rouge ! Il vient d’enrôler le spectre de Gordon Pacha succombé à Khartoum ! »
De ses doigts squelettiques, il égrenait convulsivement un chapelet.
Entendant cela, Erich préféra hausser les épaules. Il se voulait un esprit fort et ne croyait pas au surnaturel. Toutefois, il rapporta fidèlement les propos de l’illuminé à De La Guillotière. Il conclut :
« Herr Kommandant, ce n’est qu’un pauvre fou inoffensif.
- Oberst Von Stroheim, nous le débarquerons à la première escale. »
Erich opina de la tête et se retira avec son prisonnier qui fut enchaîné à fond de cale. Cependant, il avait reçu comme toute l’équipe de Daniel Lin le message de ce dernier après les incidents survenus au cœur de l’Afrique noire, auxquels avaient assisté Lorenza di Fabbrini et le reste de son groupe. Son esprit entraîné fit le lien. Une force inconnue allait leur mettre des bâtons dans les roues. Mais pour lui, il n’y avait rien là-dedans de fantastique ou de magique, mais seulement quelque chose relevant d’une technologie plus futuriste que celle dont disposaient les citoyens de l’Agartha.
Or, dès qu’ils eurent franchi le Canal, le bosco et le pilote du Louise de Prusse, Matthias et Hans, avaient constaté que les cieux se nimbaient de nuages aux coloris étranges : violine, fuchsia, mordoré, jaune soufre, qui formaient des écharpes fuligineuses striant l’horizon et le firmament. De plus, une houle scintillante commençait à se faire sentir alors que la gite des frégates s’accentuait. Des embruns de haute mer de teinte à la fois émeraude et rosâtre éclaboussèrent les coques des navires. Celles-ci passaient avec justesse entre des écueils improbables et invisibles : on entendait distinctement les crissements métalliques des bateaux gémissant contre des carapaces surdimensionnées de crocodiles du Nil, réincarnations de Sobek en personne égarées dans le Canal. D’ailleurs une silhouette reptilienne gigantesque apparut à la proue du Louise de Prusse. Epouvanté, Hans le pilote donna un brusque coup de barre, au risque de drosser son bâtiment sur la rive tribord. Il interpela Matthias :
« Teufel ! Ich weiss nichtsWo sind wir ?»
Une nappe de brouillard enveloppa les deux frégates allemandes et se fit si dense que Matthias recommanda à Hans :
« La corne de brume, actionne-la ! »

A suivre...

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samedi 16 mai 2015

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 8 1ere partie.



 Chapitre 8

L’heure de la première confrontation entre les deux principaux protagonistes de cette intrigue tortueuse était arrivée. Aurore-Marie, vêtue d’une des robes de Violetta qui lui allait trop large, pour ne pas écrire comme un sac, fut introduite à bord de la cabine principale de la navette. Le commandant Wu voulait intimider la jeune femme. Pour cela, il avait décidé de récidiver en lui refaisant le coup de Déroulède dans l’autre 1900. Ce serait pour lui un bis repetita.
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La baronne de Lacroix-Laval fit un immense effort sur elle-même pour ne montrer ni son étonnement, ni sa frayeur devant ce décor inconnu. La soudaineté de son déplacement à travers le temps et l’espace l’avait fait frissonner, tandis que ses membres se glaçaient peu à peu. Son cœur manqua deux ou trois battements comme si elle souffrait d’arythmie cardiaque. Daniel avait repris sa forme adulte d’un homme d’une quarantaine d’années paraissant sept à huit ans de moins. Ses yeux gris-bleu luisaient de malice. Il ressentait au tréfonds de lui le profond malaise qu’éprouvait son adversaire.
En quelques jours à peine, Aurore-Marie s’était désaccoutumée au spectacle de la préciosité. Or, le commandant Wu s’était arrangé à aménager le décor de la cabine afin de recevoir civilement la poétesse. En outre, en hôte plein d’égards, il avait fait en sorte que les aîtres fussent à la mesure de tous deux, êtres exceptionnels qui ne partageaient rien de commun avec l’humanité ordinaire.
Certes, la baronne de Lacroix-Laval avait compris qu’elle ne se trouvait plus à Bonnelles, mais pouvait-elle imaginer qu’à cet instant, le vaisseau tournait en orbite au-dessus de sa planète natale ? Le silence ambiant l’empêchait d’appréhender la situation.
Ses yeux papillonnèrent. Artifice de comédienne née ? Que non pas ! Les tentures de cuir de Venise dissimulant les prosaïques parois de duracier, aux entrelacs de lierre et de fleurs, dégageaient un doux parfum suranné. La jeune femme ne pouvait évaluer leur prix, mais elle le savait considérable du fait de leur rareté. Si Des Esseintes eût été un personnage de chair et d’os, il se serait ruiné à l’acquisition d’un tel trésor. Mais ce n’était pas tout : la bonbonnière contenait des merveilles innombrables. 
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Comme en un cabinet de curiosités, Daniel avait multiplié les vitrines de cet écrin. Deux argentiers laissaient admirer leurs trésors. Des statuettes hétéroclites en ivoire - rassurez-vous, lecteurs, car il s’agit d’ivoire de synthèse - d’une inouïe finesse de détails, sculptées avec une grâce sans pareille, s’offraient au regard, qu’elles fussent allégoriques ou exotiques. Ainsi, contiguë aux muses (dont leur remarquable mère, Mnémosyne) et aux personnifications symboliques (une Hygie notamment), une série d’okimono, ou statuettes décoratives japonaises, paraissaient douées de vie tant l’artiste inconnu qui les avait façonnées avait su rendre leur attitude naturelle.
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Dans une crédence, Daniel Lin Wu avait exposé les plus précieuses porcelaines chinoises de sa collection : vases Mille Fleurs Qing, assiettes à liserés d’or reproduisant diverses saynètes de la Cité interdite (jeune fille noble se promenant à l’ombre des cerisiers en fleurs, portefaix franchissant un pont de bois et de bambou surmonté d’un paysage agreste, pêcheur appâtant une carpe, etc.), céladons à la glaçure évanescente proche de certains jades japonais. Des dragons de jaspe et d’agate, positionnés un peu partout sur les trois étagères de la crédence révélaient, pour des intelligences averties, la véritable nature de l’amphitryon de ces lieux. Comme on le voit, Daniel ne voulait pas agir en banal cicérone ; il aimait l’art pour l’art par-dessus tout et ses artisans anonymes qui œuvraient pour la seule satisfaction esthétique. Il refusait de l’avouer, mais il y avait en lui un soupçon d’âme décadente. 
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Des panneaux d’indienne ou palampores et des perses agrémentées de sujets antiques comme les célèbres Noces aldrobrandines sans oublier les pseudos portes en trompe-l’œil surmontées de gypseries se situaient stratégiquement dans les angles de la cabine qui paraissait bien plus grande qu’en réalité. Le commandant affectionnait les classiques de la science-fiction et s’en inspirait pour induire en erreur ses invités potentiels. Ici, le contenu s’avérait plus grand que le contenant. 
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Enfin, parmi quelques vitrines suspendues, il est bon de s’attarder sur quelques objets remarquables : des verres églomisés russes contemporains d’Aurore-Marie, répliques de scènes des Evangiles remontant à la Renaissance, figurant l’Annonciation, la Nativité, Jésus parmi les Docteurs ou la Présentation au Temple
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ou encore - ce qui ne pouvait manquer de plaire à Madame de Saint-Aubain - une collection pléthoriques de hyalescents flacons de sels et de parfums aux formes tarabiscotées rappelant les verres antiques : aryballes, pyxides, alabastres, lécythes, kylix et balsamaires sans oublier ces mystérieux polyèdres bleutés gémellés, d’une coloration soutenue usitée dans l’Empire ottoman, irisés et constellés çà et là d’incrustations florales, ou de pastilles boursouflées et d’écailles de nacre. 
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Daniel, n’étant plus à une épate près, avait aligné, par provocation, d’authentiques vases Majorelle et Daum, cristallins, et une imitation de Majolique en forme de drageoir due à l’artiste suisse Sophie Schaeppi, portrait mignard d’une de ces fort jeunes filles blondines que la baronne de Lacroix-Laval, dans ses vers douteux bien qu’inspirés, désignait sous l’appellation de nymphes ou de dryades.
Les yeux pouvaient encore s’attarder à loisir sur des estampes japonaises d’Hiroshige ou des sanguines de Fragonard et de Lancret.
Impressionnée, Aurore-Marie demeura mutique quelques minutes pour finalement avouer :
« Monsieur Daniel, vous me connaissez bien. »
D’un geste badin, le commandant Wu acquiesça.
« Vous êtes moi, je suis vous », fit-il, taquin.
Mine de rien, une partie de la force de son esprit la scrutait, tentant de percer son mystère intérieur. Rien ! Néant ! Brume, maelstrom, comme à l’horizon d’événement d’un trou noir.
« Étrange, fit-il en son for intérieur. C’est comme si elle n’avait aucune existence réelle, comme si elle appartenait à une simulation. Soit nous nous mouvons bien dans une virtualité, mais elle est de mon fait, sauf pour la présence d’Aurore-Marie. Je refusais de me l’avouer, mais je ne me suis pas encore tout à fait attelé au modelage de la réalité. »
Le problème était que la poétesse avait éprouvé le même ressenti que Daniel, et, qu’un instant, elle s’était crue au sein de ce qu’elle nommait un fantasmagore. C’était pourquoi elle s’était enfin décidé à rompre le silence plutôt que demeurer simple observatrice passive. Elle s’exprima d’une voix enfantine, doucereuse, haut perchée quoique ténue, qui trahissait son désarroi.
« Monsieur, je suppose que vous m’avez conduite ici pour me faire expier l’enlèvement de Deanna dont vous êtes l’ami.
- Ami fidèle, mais pas dans le sens que vous supposez. Mademoiselle de Beauregard est ma protégée…
- Sachez-le monsieur, j’aime… (elle hésita une seconde, sa langue lui fourchant) Deanna. Cet aveu m’en coûte… Jamais je ne lui aurais fait de mal. Les attachements de Gomorrhe impliquent de bien particuliers transports qu’en cette société corsetée, il me faut souventes fois camoufler.
Sur le visage de Daniel Lin, un léger amusement s’afficha.
- Madame, enchaîna-t-il sur un ton ironique, un précieux écrivain appartenant à votre avenir relativement proche dissertera sur ces affections spéciales réprouvées par une société engoncée dans l’hypocrisie. Mais je m’en fous ! Vous êtes lesbienne, et puis après ? Depuis quand dois-je dicter les orientations sexuelles des humains ?
- Les humains ? Releva la baronne, fronçant son sourcil blond. N’en faites-vous pas partie ?
Le commandant Wu se hâta de répondre de manière élusive.
- De temps en temps, selon mon humeur.
- Ah bon ? Pourtant, vous en avez la vêture et les émotions. Vous ne pouvez être un djinn ou un gobelin.
- Ma nature exacte vous importe peu, elle est au-delà de votre entendement quoique depuis certaine métamorphose survenue en 1877...
- Le Pouvoir…susurra-t-elle en acquiesçant (tous deux s’étaient compris au-delà des mots). Le Pouvoir que vous Monsieur Thiers, et vous, baron Kulm, me promîtes l’été de mes quatorze printemps… J’en possède quelques bribes mais ne puis encore y plonger totalement mes mains. Je rêve de m’y baigner. 
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- Dans ce cas, vous vous y noierez.
- Deanna hante mon cœur depuis la fin de mon enfance ! Elle est l’obsession dont je n’ai pu me défaire. J’ai tout fait pour me l’en arracher car cette douleur me poussait à la stérilité, me faisait oublier mes devoirs de Grande Prêtresse. Je vois les mondes autres à travers le spéculum de Murano et de Venise.
- Votre dernière assertion est exacte. Mais je dirais interface, voici le terme précis. J’ai ouï et retenu les propos de la malheureuse Yolande de La Hire que j’ai dû me résoudre à sacrifier. Vous avez franchi le miroir et rencontré votre inverse, Marie d’Aurore…La jalousie vous a alors poussée au crime. En fait, elle n’existait qu’au sein d’un micro univers bulle enfermé en lui-même, limité à votre propriété. Mais cela, vous ne pouviez le savoir. Cet événement est à l’origine de votre élection. Or, ces sots de tétra-épiphanes auraient pu opter pour deux autres candidats, tout aussi doués que vous et sans doute moins néfastes à cette partie de l’univers : Lewis Carroll et Alice Liddell. Mais, apparemment, c’était trop tôt pour celui qui se hasarde à me mettre des bâtons dans les roues. Pour lui, vous n’êtes qu’un moyen. Les années 1860 ont connu le plus grand criminel de tous les temps, dont les agissements faillirent ébranler et fragmenter à jamais la structure du Pantransmultivers. Je veux parler de Galeazzo, comte Di Fabbrini, bien sûr. D’ailleurs, vous avez été en contact avec un de ses épigones les plus doués.
Aurore-Marie frissonna.
- Le meurtrier de Père…marmonna-t-elle, toute chose.
- Mais baste, assez de philosophie politique. Vous êtes une menteuse. Jamais vous n’avez réellement essayé de vous défaire de cet amour interdit. Deanna Shirley a certes des défauts ; elle est plutôt nymphomane…
Aurore-Marie comprit ce terme à l’inverse de ce qu’il signifiait. Pour elle, le mot, forgé de racines grecques, disait que l’Anglaise aimait comme elle les nymphes, c’était-à-dire les jeunes adolescentes.
- …Non, madame la baronne, j’ai entendu votre pensée… Je vais vous dire un secret.  Miss de Beauregard a tenté de me mettre dans son lit, plusieurs fois. Or, je suis fidèle à mon élue, Gwenaëlle.
Madame de Lacroix-Laval afficha alors une moue de déception. Ses pommettes se firent pourprines.
- Ma Protégée est fantasque, immature, inconséquente et égoïste. Toutefois, en cas de coup dur, elle est capable de se dépasser, d’oublier son bien-être et d’accomplir de véritables exploits. Son avenir me le prouvera. Oui, il n’y a pas que vous à appréhender le futur.
- J’eus tantôt, en présence du Sâr Péladan, la vision d’un mystérieux sultanat de l’an 1941, où un seigneur musulman dissertait avec un jeune homme qui vous ressemblait grandement, approuva Aurore-Marie.
- Ah, ce futur probable qui me révulse, auquel je ne pourrai échapper. Mais laissons cela. Vous ne faites pas partie de cette suite. Pour l’heure, vous êtes ma prisonnière et vous le demeurerez jusqu’à ce que la mise à l’épreuve de Deanna ait porté ses fruits. Sachez que la punie, dans l’affaire, est plus elle que vous. Je n’ai rien d’un tortionnaire. Votre captivité temporaire sera douce, alors que son sort s’avèrera humiliant. Je vois déjà comment sa sœur Daisy Belle va réagir lorsqu’elle apprendra les conséquences de sa légèreté.
- Daisy Belle ? Sa sœur dites-vous ? J’ignorais ce détail. Sa joliesse vaut-elle celle de Deanna ?
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- Daisy Belle de Beauregard, une brune piquante, est dotée d’un magnifique caractère. Le courage est son lot, le culot aussi. Une pointe d’humour acide couronne le tout. Ma Daisy Belle ne s’est pas encore révélée, mais prochainement, elle pourra donner toute la mesure de son talent. Je ne lui ai point porté suffisamment attention jusqu’à aujourd’hui. Je l’avoue humblement, mais je sais reconnaître les mérites de chacun. C’est pourquoi elle fait partie de mon proche entourage. Elle aime à manier l’ironie. Malheur à celui qui est la victime de ses traits… Alors, sa fossette trahit son amusement.
- Monsieur Daniel, il ressort de vos propos que vous êtes un ubiquiste.
- Cela dépend du point de vue, éluda-t-il.
- Ma captivité sera douce, m’avez-vous promis. Durera-t-elle une semaine, un mois ?
- Au gré de ma fantaisie. Mais vous oubliez de me remercier.
- De quoi donc, monsieur ?
- Votre bras, madame.
- Ah oui, c’est vrai. Je ne sens rien.
- Une guérison rapide et simple.
- Vous voici transformé en docteur…
- Ce n’est point-là mon ambition. Autrefois, je voulus être Don Moss. 
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Juste à cette milliseconde, un clavecin prit corps, un instrument particulièrement affectionné par Anna Magdalena Bach.
Aurore-Marie fit un effort sur elle-même pour ne point afficher son émoi.
- Que voulez-vous que je vous joue, Madame la baronne ?
- Je puis choisir ? Dans ce cas, j’opte pour la gavotte de la suite anglaise numéro trois de Jean-Sébastien Bach.
- Madame est connaisseuse. Mais entre vos doigts malhabiles, ce morceau ne rend pas justice au génie du Cantor. Ecoutez, et prenez-en de la graine.
Sur ce, s’installant sur le tabouret apparu lui aussi, le prodige de la galaxie entama l’exécution dudit morceau. Les notes coulaient comme des perles tandis que la plénitude d’un bonheur édénique envahissait la cabine de la navette. L’âme tout entière ne pouvait que se réjouir à l’audition de cette musique construite savamment et pourtant si belle.
Saisie par les muses, Aurore-Marie, tremblotante, sortit un calepin (qui appartenait à Violetta dont, nous vous le rappelons, elle portait une des robes) et s’empressa d’y noter ses impressions.
« Sublimation, fulgurance et jaillissement des gouttelettes iridescentes de la vasque antique ! Chevelure ondulée qui court au vent de l’amazone en la forêt de mai où hamadryades et satyresses s’ébattent en liberté ! »
- Je m’arrangerai pour que cette œuvre figure, soit citée, dans un de mes écrits postérieurs…
Tout en jouant, Daniel Lin opina. Accablée par les émotions résultant de l’interprétation du commandant Wu qui était parvenu à synthétiser à la fois la délicatesse de Don Moss, le génie de Glenn Gould, le contrepoint scrupuleux de Gustav Leonhardt et le jeu primesautier d’Arthur Rubinstein, la jeune femme se mit, sans transition, à songer à Lise.
Elle balbutia. Une larme, unique, humidifia sa joue.
- Monsieur Daniel, promettez-moi de ne jamais nuire à Lise, ma fille, ma chair…mon moi épuré.
- Une larme de sincérité, enfin. Pas de superfétation, c’est ce que j’attendais. Vous êtes encore amendable. Je ne m’en prends jamais aux enfants. Soyez rassurée, je tiendrai ma promesse.
- Que Dieu vous entende.
Une voix rocailleuse gronda.
- Qu’est-ce que cette mômerie ? Commandant, la mission dont vous nous aviez chargés a été menée à bien. La donzelle est au Chabanais, advienne qui pourra.
C’était ce bourru, cet impayable, cet inimitable Craddock.

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 Dans toute maison de tolérance se respectant, afin que se satisfissent les desiderata fort particuliers des clients, il était obligatoire que, parmi la marchandise proposée, figurassent quelques Bébés.
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Or, en cette année 1888 revisitée, le Chabanais était fort bien pourvu en ce domaine. Depuis peu, il n’en proposait pas moins de trois : le Bébé russe (dont le prénom était Polanska), le Bébé andalou (Conception) 
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et enfin, dernier venu, le Bébé anglais (Harriet). Ces trois très jeunes filles (Polanska prétendait n’avoir que quatorze ans et ne mesurait qu’un mètre quarante-deux, l’Espagnole affichait quinze ans mais sa poitrine dénonçait qu’elle avait atteint la nubilité depuis un certain temps) se jalousaient. Pour l’heure, l’Anglaise, nouvelle attraction, avait les faveurs du chaland le plus illustre. Son léger zézaiement (Aurore-Marie eût écrit blèsement), son accent so british, étaient fort courus par les satyres européens en goguette dans la Ville Lumière.
Ce soir-là, la Britannique arborait une gracieuse tenue de fillette, c’est-à-dire, une robe vieux rose surchargée de ruchés et de dentelles, avec des guipures et des broderies en pointe, dont les épaules étaient surmontées de nœuds-nœuds mignards. Le bonnet assorti était à l’avenant, mettant en valeur l’ovale triangulaire d’Harriet. Il se couronnait d’un petit bouquet d’edelweiss factices. Quant aux bas, ils ressemblaient à ceux qu’une fillette normalement constituée de la haute bourgeoisie aurait dû arborer. Ses petons étaient emprisonnés dans de fort inconfortables babys vernis garnis de faveurs roses. Bref, on aurait dit un bonbon prêt à être sucé…
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La rivale, la chlorotique et presque albinos Russe, Polanska, aimait à faire accroire qu’elle était née près de la Lena. En fait, d’origine polonaise, la demoiselle avait vu le jour à Cracovie. Attifée avec un parfait ridicule, d’une mini robe à tournure bleu lavande à polonaise et à larges rubans lilas, elle portait des english curls d’un blond nordique du plus bel effet. Les larges dentelles de ses mi manches camouflaient la maigreur de ses bras tandis que le corsage bouillonnait sur une poitrine presque inexistante. Les chaussures imitées de la Pompadour et les bas blancs terminaient le costume. Elle s’exprimait à la slave, en roulant les r. Lorsqu’elle posait pour des tableaux vivant, elle avait coutume de laisser retomber sa draperie le plus bas possible afin que les clients admiratifs s’extasiassent de l’authenticité de sa blondeur, oubliant ainsi ses cuisses décharnées de grenouille et sa gorge de meurt-de-faim.
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Handicapé par son opulente et « précoce » poitrine, le Bébé andalou était déguisé comme une cocotte fréquentant l’Elysée. Il s’agissait d’une Belle Otero par anticipation. Le rouge d’escarboucle ardent de sa vêture était censé rappeler l’Espagne. Les embrasses de sa robe ainsi que le baudrier de son corsage surchargeaient ostentatoirement la toilette. La jupe se complétait d’une sur jupe dite polonaise d’un ton plus foncé rappelant le lie de vin. La touche andalouse n’avait pas été oubliée avec un éventail beige et noir et des mitaines de dentelles de la même couleur qui s’harmonisaient avec le jais de la chevelure savamment coiffée et l’obsidienne du regard. Le haut chignon de Conception s’étageait en une énorme rose rouge sang de bœuf terminée par un plumeau du même noir que l’éventail. Au cou un peu gras, un collier de perles anthracites.
C’était à qui envoyait des piques, à qui avait la langue la plus acide. Conception et Polanska doutaient de la légitimité de la présence d’Harriet en ces lieux. Toutes deux affirmaient avec force que la nouvelle manquait de professionnalisme, de pratique et sentait la novice. Pour preuve, elle montrait trop d’affection envers ses clients et paraissait sincèrement amourachée de l’un d’entre eux. C’était quelqu’un d’illustre, bien qu’il ne portât point beau. L’homme approchait de la cinquantaine. Ses vêtements de très bonne coupe ne parvenaient pas à dissimuler une tendance à l’embonpoint alors que ses yeux bleus globuleux venaient gâcher un visage quelconque. Sa barbe fort soignée ne compensait pas une stature médiocre. Impossible de connaître son identité réelle, bien que Madame fût au secret. Lorsqu’il était à Paris, Monsieur ne manquait point de se rendre à cette excellente adresse où il avait ses habitudes. La voiture banalisée, non armoriée, ne dénonçait pas son état qu’on supposait considérable. C’était toujours le même cocher qui le conduisait. Quand il s’exprimait (immanquablement, il réclamait toujours le cabinet le plus cosy), il était quasiment impossible d’en déceler l’origine. Toutefois, on pouvait déduire que le français n’était point sa langue maternelle, par certaines tournures de phrases, par une propension à y préférer l’usage de la forme passive et l’utilisation de certains termes maniérés légèrement désuets. 
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Ce soir-là, Monsieur fit son entrée discrète habituelle. Madame l’accueillit avec sa jovialité coutumière, un bâton de chaise aux lèvres.
« Ah, Monsieur ! dit-elle en lui présentant sa main qu’il s’empressa de baiser fort civilement. Je vous ai fait préparer votre fauteuil.
- Merci, Madame, cela réchauffe mon cœur. Mademoiselle Harriet est-elle disponible ?
- Toujours pour vous. Voyez, elle est près du piano. »
Effectivement, le Bébé anglais était en train d’estropier Loch Lomond tout en fredonnant.
« Quelle belle enfant ! S’exclama Monsieur.
- Elle a fait des frais de toilette, ce soir.
- Ma foi, cela est vrai. »
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Pour l’occasion, Mademoiselle Harriet avait revêtu une robe de fillette vieil ivoire brodée d’entrelacs de feuilles de muguet. La passementerie verte s’assortissait parfaitement à la teinte dominante du fragile vêtement. Le chapeau était dans les tons, ainsi que les délicates chaussures à boutons de fleurs et à nœuds. Nonobstant la volumineuse cravate Lavallière vert primevère, la robe n’eût point été ridicule sur une fillette de cinq-six ans. Elle eût convenu à Lise de Saint-Aubain à la perfection. Mais il fallait y rajouter une ombrelle imposante, transformée en véritable bouquet de muguet dont le manche se terminait par une tête de chien. Alors qu’un autre chaland exigeait qu’on lui préparât sa baignoire emplie de Dom Pérignon en compagnie d’une créature vêtue d’un kimono dont les pans et le obi ne dissimulaient nullement l’obésité, au point qu’elle paraissait goitreuse, Harriet, à l’apparition de son chéri, abandonna vivement le clavier pour se jeter au cou de l’illustre personnage :
« My dear, my darling, je vous attendais avec impatience ! »
En recoin, un homme, tout en faisant mine d’être pris par la contemplation de plaques de verre d’un zootrope dont le sujet, scabreux, était intitulé La Toilette de la mariée, jetait régulièrement des coups d’œil en direction de la novice. Délaissé, le Bébé russe soupira et se rapprocha ostensiblement de Michel Simon.
- Papa, tu ne veux pas venir avec moi dans le cabinet acajou ? (la pièce en question était parsemée de miroirs vénitiens, jusqu’au ciel de lit lui-même, certaines glaces sans tain permettant à Madame d’observer le comportement de ses protégées).
- Non mais, poulette, tu m’as regardé ? Je n’aime pas tes nichons en devenir !
- Oh, le vieux, te fâche pas !
Alphonse Bertillon, légèrement gai, pinça par derrière le pouf à traîne de Polanska. La demoiselle, qui jouait négligemment avec sa paire de gants d’agneau glacé, se retourna, sentant la bonne occasion. 
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- Moi, bégaya le pionnier de la criminologie, je veux bien de toi. J’ai pas encore essayé les maigrichonnes.
- Je suis menue, et pas maigre ! Rétorqua, pincée, la Polonaise aux yeux couleur de porcelaine de Delft.
Se collant au bras de son client, elle le poussa discrètement en direction de l’étage. Elle se déplaçait avec un frou-frou suggestif, la traîne de sa robe étant étudiée pour. La couleur rappelait l’orée d’un bois à la fin d’avril et les dentelles en abondance, pouvaient s’arracher d’un seul coup. La tenue était faite pour tomber en deux secondes. Il fallait connaître le truc. Ce soir-là, la « Russe » s’était savamment coiffée d’une sorte de bonnet de poupée tuyauté et emplumé. Les oreilles s’ornaient de pendentifs en forme de cerises tandis que les mains étaient partiellement dissimulées par des mitaines couleur chocolat.
Le comédien suisse n’en revenait pas. Il marmonnait :
« Sacrée Miss Deanna ! Elle s’est vite résignée à sa situation ! Et puis, elle a levé un gros poisson ! Je me demande si Daniel s’en doute. Bah, ce n’est pas mon problème. Ah ! Mimi Peau de Chien ! Elle me manque ! Qui j’prends ce soir ? La rousse semi vitriolée au demi-masque de cuir ou la Berbère qui joue là-bas comme dans le film de Chaplin, L’Opinion publique à s’faire dérouler ses bandelettes de momie ? Il me faudrait pas attraper une saleté ! J’prends la Berbère. »
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A suivre...