Lyon, gare de Perrache.
Albin de Saint-Aubain avait
tenu à accompagner sa digne épouse sur les quais jusqu’à son wagon de l’express
de Paris. Madame la baronne avait revêtu la classique toilette de voyage. Moins
fanfrelucheuse qu’à l’habitude, la jeune femme devait embarquer dans l’express
pour Paris, via Dijon. Elle portait avec une grâce innée ces indispensables
motifs à carreaux dans un modèle à la coupe impeccable qui parvenait à
transfigurer sa maigreur de chlorotique. Cette toilette provenait de Madame
Coussinet, rue Richer numéro 43, à Paris. Il s’agissait d’une tenue de
cachemire en forme de plaid écossais comportant un gilet piqué apparent de
couleur crème.
Un peu en retrait, comme il se devait à une domestique
de bonne maison, Alphonsine attendait les ordres de sa maîtresse. Les malles
étaient déjà à bord de l’express, dans le fourgon à bagages. Albin de
Saint-Aubain s’inquiétait pour son épouse car son absence devait durer une
quinzaine de jours. Aurore-Marie se rendait à Bonnelles chez la duchesse
d’Uzès, cela elle l’avait bien avoué à son époux, mais - mentant par omission -
aussi au lancement secret de l’insubmersible baptisé le Bellérophon noir.
Alors qu’un chef de quai invitait les voyageurs à
monter dans le train, madame de Saint-Aubain s’empressa de murmurer à son mari:
« Je
vous écrirai mon ami. »
Vague promesse s’il en fut.
Construite entre 1855 et 1857 par l’architecte
François-Alexis Cendrier, pour le compte de la compagnie PLM, la gare de
Perrache représentait un exemple parfait de l’architecture ferroviaire du XIXe
siècle. Son toit métallique et ses poutres apparentes auraient mérité d’être
immortalisés par Claude Monet qui eût reproduit à la perfection l’ambiance
enfumée de ce haut lieu de la Révolution Industrielle. Pour mémoire, il est bon
de rappeler que ledit Cendrier avait également dessiné la gare de Lyon à Paris,
la même année.
Aurore-Marie avait réservé un compartiment pour dame
seule en première classe évidemment. Alphonsine se contenterait de voyager en
troisième classe. Et pour satisfaire les besoins de sa maîtresse, elle
viendrait lui rendre régulièrement visite. Le voyage devant se prolonger
d’environ sept heures, il fallait bien que madame la baronne pût se restaurer.
En milieu de train un wagon était prévu à cet effet, offrant aux voyageurs fortunés
toute une gamme de plats dignes des plus grands cuisiniers à la mode.
Alphonsine, quant à elle, se contenterait d’une modeste panerée comportant une
miche de pain, du poulet froid, de la rosette, une eau minérale, des cerises
bigorneaux, et ainsi de suite.
Confortablement installée dans son compartiment,
madame de Saint-Aubain consultait déjà le guide des chemins de fer afin de
rallier plus tard la ville du Havre. Pour s’y rendre, elle devrait passer par
la gare Saint-Lazare. Puis, elle s’attela à la liste des emplettes à effectuer
dans la capitale. Ensuite, elle ouvrit son pense-bête et s’assura de la date de
rendez-vous avec la peintre mondaine Louise Abbéma qui devait une nouvelle fois
la portraiturer.
Les heures passaient, la chaleur commençait à se faire
sentir. Les banquettes cramoisies du compartiment, moelleuses à souhait,
invitaient à s’anonchalir. Ce que ne manqua pas de faire Aurore-Marie. Son semi
assoupissement la porta à ne pas remarquer le remue-ménage du compartiment
adjacent au sien. C’était bien dommage car cela aurait aussitôt éveillé sa
méfiance.
Dans la même voiture, était monté un trio bien mal
assorti. Il était composé d’un sexagénaire dont le plus remarquable des traits
était une ventripotence prononcée et de deux adolescentes aussi dissemblables
l’une que l’autre. Ce monsieur comme il faut leur donnait de ma nièce par-ci,
ma nièce par-là. L’une se prénommait Violetta, la seconde Deanna. La plus
jeune, une brunette piquante, arborait une toilette qui ne seyait pas à son
âge. Sa tenue se perdait dans une profusion de rubans, de faveurs, de padous et
d’autres fanfreluches qu’il est inutile de décrire ici afin de ne pas alourdir
le récit. Tout au plus avait-elle treize ans. Ne monnayant pas les cajoleries à
son oncle, elle lui donnait du « Tonton Saturnin » en veux-tu en
voilà. Le vieil homme, aux anges, en oubliait sa laideur de crapoussin. Il
remerciait sa nièce d’une voix de miel. La seconde, une blonde qu’on eût pensé
éthérée et innocente, mais il ne fallait pas se fier à cette première
impression, paraissait, à tort, plus posée et plus discrète. Officiellement,
son passeport disait qu’elle avait atteint les quatorze ans. Mais miss Deanna
Shirley était une sacrée menteuse. Se complaisant dans les vêtures de pré
adolescente, elle n’avait de cesse de se rajeunir. Son visage, pour une des rares fois dépouillé de tout
maquillage, laissait apparaître des taches de son à son profond mécontentement
bien qu’elles participassent à la véracité de son âge. La jeune fille
s’exprimait avec un accent anglais grasseyant du plus bel effet qui ajoutait à
son charme. Vêtue plus chaudement que Violetta, et avec davantage
d’authenticité, DS De B De B avait passé une toilette provenant elle aussi de
chez madame Coussinet, c’est-à-dire un plaid en toile de laine avec polonaise,
d’un vert billard moiré, orange et cuivre. Ses yeux noisette moqueurs
susurraient à l’adresse de Saturnin, « my dear » toutes les cinq secondes.
Théoriquement, Violetta n’aurait pas dû être de ce
voyage. Mais la jeune métamorphe avait tellement insisté que Daniel Lin avait
cédé. Ainsi, Beauséjour se retrouvait encombré de deux nièces mineures. Il
était entendu que l’une surveillerait l’autre. Comprenez ce que vous voulez.
La brune enfant commençait à marquer sa mauvaise
humeur concernant un détail futile.
- Je ne comprends point pourquoi je n’ai pas eu le
droit d’emmener mon chat avec moi, cet Ufo qui ne prend pas de place, alors que
Deanna a pu s’encombrer de ce gros patapouf d’O’Maley qui, présentement, garde
nos bagages dans le fourgon du fond! Oh, je sais, elle a dû payer un
supplément. Ah! Je reconnais qu’il est
très affectueux. Mais pardon, il a une façon de choper vos cornets de glace et
vos gâteaux!
Saturnin répondit diplomatiquement.
- La faute ne m’en incombe pas. Ufo est avec Daniel
Lin. Le commandant a refusé de s’en séparer. Vous savez parfaitement pourquoi.
Souvenez-vous d’Opaline…
- Pff! Souffla l’adolescente fâchée.
En réplique, Deanna émit un gloussement moqueur.
- Comment
donc miss Deanna compte-t-elle s’y prendre lorsque son gros toutou devra faire
ses besoins? Lança perfidement la semi métamorphe en lissant ses boucles
rebelles.
- A cette époque, si je me souviens bien, les arrêts
aux stations n’étaient pas brefs, répondit Saturnin, tentant de calmer le jeu.
Croyez-en mon expérience. Lorsque j’étais fonctionnaire, il fallait bien que je
me déplaçasse lorsque j’étais missionné en Normandie ou en Champagne. Comptez
dix bonnes minutes à chaque fois en moyenne.
- Je vois. On va à la buvette, au petit coin parce que
les malheureux voyageant en troisième classe sont fort mal lotis sur le plan
des commodités, fit la jeune fille avec une pointe de condescendance. J’espère
pour vous, Deanna, que vous n’avez pas une vessie de souris qui se remplit trop
vite.
Plutôt que de nous étendre sur ces échanges acides
(nous n’en finirions plus), essayons d’éclaircir par quel heureux hasard le
sieur de Beauséjour et ses deux encombrantes chipies ont-ils pu obtenir des
billets pour la même voiture que madame de Saint-Aubain.
Daniel s’était arrangé à donner un léger coup de pouce
au destin d’un autre voyageur qui avait dû annuler au dernier moment son
déplacement à la suite d’une malencontreuse foulure contractée à la suite d’une
chute dans des escaliers aux marches particulièrement glissantes. Saturnin
avait hérité des réservations de monsieur, son épouse et son fils.
L’heure était venue de se rendre à dîner dans la
voiture-restaurant. Celle-ci se caractérisait par des boiseries précieuses en
acajou, des appliques en forme de tulipe, (on eût pu croire que ce décor floral
anticipait sur la célèbre école de Nancy), des tables en faux marbre
recouvertes de nappes de lin blanc et des sets et des serviettes assortis
brodés, la vaisselle au lambel du PLM, des couverts en argenterie qui ne
voulait point jouer au succédané, de la cristallerie de Baccarat dotée d’un fin
liseré d’or et des chaises capitonnées mobiles et fragiles. Même les pots de
moutarde et les salières en métal étaient orfévrés et godronnés.
Profitant de ce déplacement, Deanna alla jusqu’au
fourgon à bagages afin de s’assurer qu’O’Maley supportait bien le voyage. Elle
manqua ainsi l’arrivée d’Aurore-Marie de Saint-Aubain. Certes, la baronne de
Lacroix-Laval n’avait pas grand’faim, mais il fallait qu’elle se restaurât car
elle ignorait à quelle heure elle souperait à Bonnelles. Elle se contenta d’une
collation composée d’une salade de fèves nouvelles d’une fondante tendresse,
cuisinées avec des lardons rissolés, d’une cuisse et d’une aile de poulet
accompagnées de pommes de terre primeurs et d’asperges, d’une confiture de lait
et d’une crème aux amandes. Comme boisson, elle prit de l’eau de Spa.
Saturnin et Violetta se montrèrent plus gourmands mais
le ventripotent sexagénaire morigéna Deanna pour son retard. Il lui dit discrètement:
- Madame de Saint-Aubain est déjà là, à deux tablées
de nous.
- Saturnin, avez-vous commandé? S’enquit la blonde
péronnelle Britannique. J’exige que vous preniez quelques crus millésimés afin
que nous fassions bonne figure. Nous sommes en première classe et non chez les
péquenots. Un chablis m’irait parfaitement.
- Ma chère, persifla Violetta, je me permets de te
rappeler que nous sommes toutes deux mineures et que Saturnin sera donc le seul
à consommer ta bouteille! Or, tu sais l’effet que cela lui fait… il a le vin
gai au début. Puis, il s’endort et ronfle bruyamment. N’est-ce pas mon oncle?
- Miss Sitruk, je ne vous permets pas, commença
l’ancien chef de bureau, haussant la voix.
- Chut, conseilla Deanna.
Quoiqu’elle fût occupée à sa manducation, la baronne
de Lacroix-Laval eut l’attention attirée par ce début d’esclandre. Si elle ne
fit guère cas de la brunette, son cœur battit à grands coups lorsque ses yeux
se portèrent sur la blonde pseudo adolescente.
« Deanna », balbutia-t-elle. Émue, elle fit
tomber sa fourchette et réclama que le garçon la ramassât. Ensuite,
Aurore-Marie ne put s’empêcher de surveiller tout ce que faisait le trio qui
l’intriguait tant. C’est ainsi qu’elle fit grand cas de ce que mangeait
l’Anglaise et qu’elle chipota davantage encore sa propre nourriture.
Deanna Shirley avait commandé un tournedos Rossini et
des rôties; Saturnin et Violetta consommaient un écrasé de pommes de terre à
l’huile d’olive et une tanche à l’oseille. En dessert, les trois se jetèrent
sur un Saint-honoré car à l’Agartha, les douceurs étaient contingentées.
Cependant, il était inévitable que le regard noisette et vert de Deanna croisât
celui ambré d’Aurore-Marie. DS De B de B ne put se retenir de marmotter :
- Qu’est-ce qu’elle a à me regarder celle-là, elle
veut voir mes pantaloons ou me prendre en photo?
De son côté, la baronne de Lacroix-Laval se jura de
percer le mystère de celle qu’elle prenait pour l’incarnation de son fantasme.
Mais pour cela, il lui fallait d’abord connaître l’identité du trio.
La venue d’Alphonsine retarda ses plans. La domestique
venait lui demander si elle n’avait besoin de rien et si elle souhaitait
prendre une tasse de thé ou de chocolat.
- Du Earl Grey, Alphonsine, répondit la femme de
lettres lyonnaise.
- Sera-ce tout, madame? S’enquit poliment la domestique.
Je me permets de vous recommander de ne point oublier ce plaid car la soirée
s’annonce fraîche.
- Certes oui, mon thé pris, j’ai bien l’intention de
m’allonger dans ma cabine afin de méditer et une petite couverture de voyage ne
sera point de trop.
- Bien madame.
Après une inclinaison du buste, Alphonsine se retira
tandis que madame la baronne attendait patiemment le thé.
Pendant ce temps, le trio mal assorti terminait son
repas. Saturnin avait fait preuve de prudence en ne cédant pas au caprice de DS
De B de B.
- Avant de regagner notre compartiment, mon cher, je
vous signale, fit la péronnelle, qu’Aurore-Marie n’a cessé de me fixer d’une
bien étrange manière comme si elle me reconnaissait. Or, je vous assure qu’elle
ne m’a jamais rencontrée! Y compris en 1877 où j’ai fait quelques misérables
emplettes dans les grands magasins que l’on m’a ensuite fort reprochées.
- Êtes-vous certaine de ce que vous avancez?
- Vous osez mettre mes paroles en doute? S’empourpra
l’ex-apprentie star hollywoodienne.
- Non, non point du tout! Se récria l’ancien
fonctionnaire.
La poétesse, constatant que le vieil homme ainsi que
ses compagnes partaient, fit alors mine de se retirer à son tour dans son
compartiment afin de goûter à un nouveau nonchaloir à vocation digestive. Elle
avait la ferme intention de se rendre au fourgon à bagages pour percer
l’identité de « Deanna ».
Cependant, l’arrêt de Dijon approchait et il était
plus que temps qu’O’Malley fît ses besoins. Ce fut pourquoi DS De B de B se
contraignit à cette corvée, non sans geignements de mauvaise humeur.
Sarcastique, Violetta lui jeta une nouvelle pique.
- A mon avis, mieux eût valu que vous préférassiez les
chats, ma chère!
- Ouille. Comme cela est fort bien dit! S’exclama
Beauséjour se retenant de rire. Manifestement, mademoiselle, vous avez pris des
leçons de grammaire.
- Mais tonton Saturnin, je ne fais que m’exprimer à la
manière de cette poseuse que nous traquons!
En haussant ses blanches et maigres épaules, Deanna
Shirley sortit de la cabine à la recherche des commodités. A son tour, elle
ressentait le besoin de vider sa vessie du fait qu’elle avait été obligée de
remplacer le vin par de nombreux verres d’eau minérale. Elle erra donc comme une
âme en peine dans les couloirs lambrissés de la voiture, n’y trouvant point de
quoi la satisfaire.
« Shit! », jura-t-elle, faisant fi de sa
bonne éducation, épuisée de devoir se retenir.
Or, la mine contrite, Deanna Shirley se vit contrainte
d’emprunter le chemin du fourgon à bagages plus tôt que prévu alors que le
train ralentissait déjà. Aurore-Marie avait eu la même idée. Les deux jeunes
femmes se croisèrent inévitablement. La baronne de Lacroix-Laval ne put retenir
un cri de ravissement turbide auquel se mêlait la surprise.
« Deanna! », émit-elle dans un souffle,
d’une voix mourante.
Sous l’émotion, son cœur battait à grands coups tandis
que sa respiration devenait spasmodique.
« Shocking! Elle m’a appelée par mon
prénom! ».
Aurore-Marie parvint à se ressaisir et à s’effacer
dans l’étroite coursive afin de laisser le passage à la comédienne britannique.
C’était un piège car DS De B de B, à peine eut-elle fait un pas, que la grande
prêtresse des Tetra-Epiphanes tenta de l’assommer avec son réticule qui
contenait un mignon pistolet de femme. Elle ne réussit qu’à l’étourdir quelques
instants qui, pourtant, lui suffirent à rejoindre la voiture à bagages qu’elle
désirait fouiller.
Un préposé de service se tenait dans le fourgon, assis
devant une table de bois ordinaire sur laquelle reposait une lampe à pétrole
dont la timide flamme brûlait.
- Ah! Monsieur, vous êtes mon sauveur, commença la
baronne, le visage d’une pâleur extrême.
- Que puis-je pour vous, madame?
- Je crois bien que j’ai oublié mon ombrelle ici, mais
impossible de savoir où je l’ai entreposée.
- Soit, mais il y en a au moins une trentaine, ce qui
n’est guère étonnant vu la saison.
- Monsieur, je suis une des deux nièces de monsieur de
… Beauséjour (espionne patentée aux oreilles fines, Aurore-Marie avait capté le
nom de Saturnin), mademoiselle Deanna. Et mon ombrelle est toute blanche avec
un volant jonquille ajouré.
- Je vais voir ce que je peux faire, répondit
l’employé serviable.
Laissant seule la futée, l’homme partit à la recherche
de l’objet.
- Beauséjour… Des malles marquées de Beauséjour…
soliloquait-elle en un murmure fébrile.
La jeune baronne avait osé pénétrer dans le fourgon à
bagages. La lumière chiche ne l’aidait guère à lire les étiquettes des malles
et des valises. Pourtant les quinquets suspendus à chacune des extrémités des
étagères en bois ne manquaient point. Que voulait-elle savoir de plus?
- Deanna de Beauséjour? Est-ce réellement son nom?
Elle pourrait s’appeler autrement… je capte en elle des inflexions anglaises
telles que j’ai pu les apprécier l’an dernier lors de mon séjour en Albion.
Toute à sa quête, Aurore-Marie ne prit pas garde
qu’elle s’approchait de la cage renfermant le briard O’Malley. Un grognement
hostile l’accueillit. Le brave toutou était un bon gardien. Effrayée, madame
recula tandis qu’une quinte abominable de phtisique secouait son corps débile.
Elle se saisit d’un mouchoir délicatement brodé afin d’étouffer cette toux. Une
humeur rosée s’en vint marquer la batiste.
Alors que le chien aboyait toujours, madame la baronne
fut dans l’obligation d’évacuer au plus vite la voiture. Elle haletait comme
une asthmatique, allergique aux poils de chiens et de chats. Aurore-Marie
n’aimait que les volatiles, aras, cacatoès, rosalbins, perruches et mainates
qui faisaient les délices de ses volières.
- Mordieu!
jura-t-elle inconsidérément. J’étais à deux doigts de la réussite. La pécore
doit être encore inconsciente. Je m’en vais la ranimer et l’obliger à me dire
précisément qui elle est ainsi que son oncle.
Ce plan de rechange ne fonctionna pas pour la bonne
raison qu’à l’approche de Dijon, les employés du PLM s’affairaient et
s’enquerraient des voyageurs qui descendaient là. L’un d’entre eux avait
découvert DS De B de B inanimée. Lui prodiguant les premiers soins, il
demandait à la pseudo adolescente ce qui lui était arrivé.
- Je vais porter plainte au directeur de la compagnie!
Disait l’Anglaise d’un ton pleureur. On m’a agressé! C’est inadmissible. Un
wagon de première classe qui accueille des malandrins.
- Mademoiselle, avez-vous vu qui vous a malmenée?
- Non! J’avais le dos tourné.
- Avec qui voyagez-vous?
- Euh… mon oncle, monsieur de Beauséjour.
- Bien. Allons le retrouver.
- Mais je devais d’abord faire faire ses besoins à mon
chien.
- Cela ne presse pas.
- Certes, mais pour moi, si! N’avez-vous donc point de
water closet ici? Quel monde de sauvages!
- Mademoiselle, nous entrons en gare dans trois
minutes. Le petit coin est à cinq mètres de la buvette.
- All right!
L’employé du PLM raccompagna DS De B de B jusqu’à son
compartiment.
- Allons bon! Siffla la métamorphe à la vue de Deanna
dont la tenue en désordre signalait un incident.
Après des explications rapides, Deanna qui soupçonnait
dorénavant la baronne de Lacroix-Laval de ce méfait, s’excusa auprès de
l’employé, disant qu’elle avait simplement glissé et que, sous la colère, elle
avait proféré des accusations gratuites. Le contrôleur préféra ne pas insister
et décida de tenir l’étrangère à l’œil. Dans son for intérieur, l’employé
pensait que cette adolescente trop imaginative devait abuser de romans
inconvenants pour son âge tendre et sa condition.
Une fois seule, Deanna s’empressa de rapporter les
faits à Saturnin. Violetta n’en perdit pas une miette.
- Euh… ce n’est pas tout, ça, mais j’ai vraiment
besoin d’aller aux commodités et O’Malley également. Le train s’arrête. Ne le
sentez-vous pas?
- Mademoiselle, descendez. Après tout, Daniel Lin ne
nous a point donné l’ordre express de tenter quoi que ce soit dès à présent contre
cette peste de baronne.
- Oncle Saturnin, j’accompagne Deanna pour la
protéger! Émit péremptoirement la brune métamorphe. Moi, je sais me battre. Je
viens de recevoir ma ceinture bleue de harrtan et je me fiche de la fragilité
de poitrinaire de ce squelette ambulant!
- J’espère qu’O’Malley se sera bien retenu!
Le reste du voyage aurait dû se passer sans incident.
Or, après Dijon, il n’en fut pas ainsi, bien qu’Aurore- Marie laissât
tranquille le trio. La baronne tentait de se remettre de sa violente crise
auprès d’Alphonsine qu’elle avait fait mander.
Pendant ce temps, Deanna commençait vraiment à trouver
le temps trop long et le voyage interminable. Elle s’impatientait grandement
car elle était accoutumée au déplacement en avion et en voiture de sport
décapotable dont le moteur rugissant à huit cylindres en V pouvait allègrement
dépasser le quatre-vingt- dix miles à l’heure. Les symptômes dont elle souffrit
pouvaient s’apparenter à une crise de claustrophobie, sueurs, spasmes
irrépressibles, impression de suffoquer, nausées, agitation des extrémités des
membres, troubles oculaires et auditifs, sifflements. La malheureuse jeune
femme croyait être confinée dans un minuscule caisson métallique, au plus
profond de la cale d’un cargo. S’éventant inutilement, elle marmonnait
répétitivement:
- Fresh air… Please more fresh air…
Ses supplications devenaient plus qu’agaçantes.
Violetta ne croyait pas au malaise de la comédienne. Elle était persuadée
qu’elle jouait une scène en vue d’une prochaine représentation.
- Pff! Vas-tu te taire?
- Please, je suis réellement malade… ouvre-moi cette
fenêtre par pitié…
- Non! Mais quoi encore! Je ne suis pas ta bonniche!
Ce fut ce benêt de Saturnin qui se dévoua. Une fois la
fenêtre baissée, Deanna, tête la première, se pencha au-dehors afin de respirer
une bonne goulée d’air frais. C’était sans compter sur une locomotive à vapeur
qui crachait son charbon et ses cendres. L’inconséquente péronnelle eut son
minois souillé par les escarbilles. De rage, elle claqua la vitre et, se
cognant à une espèce de poignée, elle eut l’envie subite de la tirer, ce
qu’elle fit.
Aussitôt, le train freina brutalement, obligeant tous
ses passagers à s’accrocher. Beaucoup chutèrent. Quant à notre blonde Anglaise,
elle tomba sur les genoux de Saturnin dans une posture qui prêtait à
l’équivoque d’autant plus que ses jupons étaient relevés, découvrant ainsi ses
bas, ses jarretières et ses pantalons de lin brodés.
Or, juste à cet instant, le contrôleur fit son entrée
dans le compartiment. Il venait demander pour quelle raison le signal d’alarme
avait été actionné aussi intempestivement. Monsieur de Beauséjour s’embrouilla
dans les explications. Sa langue ne put émettre que de ridicules glapissements.
- Euh… Monsieur… Euh… Ce… n’est… euh… qu’un … incident
… regrettable. Croyez m’en… euh… Ma nièce a cru… s’étouffer… euh… dans
l’affolement… euh… elle a tiré sur… cette … maudite chaîne… et elle … m’est
tombée dessus…
Le préposé aurait pu accepter les explications mais
l’attitude de Saturnin dont le visage était trop empourpré et dont l’haleine
exhalait une douceâtre odeur d’alcool démentait ses propos innocents.
- Monsieur, je vous prie de me suivre auprès de mon
supérieur, fit sévèrement le contrôleur.
- Mais pourquoi donc?
- Je vous invite à me suivre sans faire d’histoire,
réitéra l’employé de la compagnie.
Violetta essaya de s’en mêler.
- Pardon, monsieur, mais oncle Saturnin n’a rien fait.
Vous n’avez pas le droit.
- Si c’est le cas, votre oncle n’a rien à craindre. Ce
ne sera que l’affaire de quelques minutes.
- Bon. Nous attendrons là son retour, jeta Deanna avec
dédain.
Un peu plus tard, monsieur de Beauséjour présentait au
contrôleur en chef son passeport ainsi que ceux de ses deux
« nièces ».
- Hum, Deanna de Beauregard et sa jeune sœur Violetta…
Pourquoi portent-elles des prénoms étrangers?
- C’est que euh… elles n’ont pas la même mère. Deanna
est une sujette de sa majesté la reine Victoria. Violetta est née en Italie…
- Certes, mais comment peuvent-elles être sœurs?
- Euh… mon frère était un don juan…
- Admettons. Mais que signifie cette date? Poursuivit
le contrôleur en chef d’un air dur.
- Quelle date?
- Ne vous f… pas de moi! Ce passeport a été établi en
1868 sous le régime impérial. Il est donc caduc!
- Euh… je me suis trompé, commença Saturnin.
- Il porte le cachet honni du vaincu de Sedan. Un
autre détail ne va pas. Selon la description qui en est faite, vous avez
soixante-sept ans.
- Oui, c’est tout à fait exact, monsieur. C’est bien
là mon âge…
- Tiens donc! Pouvez-vous me préciser l’année de votre
naissance…
- Euh… je dois calculer… Euh… 1801... Ce siècle avait
un an pour paraphraser monsieur Victor Hugo…
- Monsieur de Beauséjour dois-je vous rappeler que
nous nous trouvons en cette bonne année 1888 et que vous n’avez pas du tout
l’air d’un vieillard chenu de quatre-vingt-sept ans…
- Il y a longtemps que… mais je me suis trompé de
papier. Je suis parti si précipitamment, voyez…
- Inutile de poursuivre monsieur. Vous avez été
surpris en position fort désobligeante en compagnie de cette bien jeune
demoiselle qui exhibait, je n’ose le dire très… en toute impudicité, ce que
toute femme convenable n’a pas à montrer sur la voie publique. Or donc, vous
trouverez tout naturel que je doute à la fois de l’identité de vos nièces et de
la vôtre.
- Euh… Qu’allez-vous me faire?
- Sont-ce des créatures?
- Mais non! Violetta certainement pas…
- Ah oui! Et l’autre?
- Euh… non plus… Deanna peut paraître fort libre dans
ses agissements mais jamais elle n’a monnayé son…
Devant l’incongruité de son discours, Saturnin stoppa
net.
- Hé bien, monsieur, je me vois dans l’obligation de
vous enfermer dans le wagon à bagages pour outrage aux bonnes mœurs. Ensuite,
la police vous prendra en charge ainsi que les jeunes demoiselles qui vous
accompagnent.
- Ciel! Que va dire Daniel?
- Le souteneur? S’enquit avec un air goguenard le
contrôleur.
- Saturnin, te voilà dans de beaux draps, soliloqua le
bedonnant prud’homme.
Le trio improbable fut contraint de descendre à Melun
où on présenta le malheureux Saturnin de Beauséjour à la police en tant que
satyre.
A suivre...
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