Nouvelle dont je n'ai pas retrouvé l'autrice qui a oublié de signer en bas de son texte, mais je sais qu'il s'agit assurément d'une collègue du café littéraire dont je suis membre.
L'octogénaire et le printemps 2020.
Il était une petite vieille -on paraît toujours petite à partir d'un certain âge même si on rétrécit moins vite qu'autrefois- dans les quatre-vingt, voire plus. Encore assez dynamique pour oublier son statut de vieille dame, elle enchaînait expos, voyages , conférences, réunions amicales autour d'un repas ou d'un bouquin. Enfin elle avait l'agréable impression de participer à la Vie ou au moins à l'Economie Générale.
Et soudain, un beau matin de Mars, patatras! tout s'écroula. Plus de sorties, de bonnes tables, de réunions avec les copines, pas même un rendez-vous avec le rhumato ou le dentiste! Le vide. Effarée, elle regarda avec angoisse son agenda inutile redevenu vierge, comme si c'était sa vie qu'elle venait d'effacer d'un coup de gomme Elle se retrouvait enfermée par un mur invisible qu'on lui demandait de ne pas franchir et auquel elle ne voulait pas se cogner.
Alors que faire? quoi faire? Son premier réflexe comme chaque fois que la vie se charge de lui rappeler sa faiblesse et son incapacité à changer les choses, ce fut d'aller gratter sa terre. Car faisant partie de ces privilégiés qui ont un jardin-ce luxe des provinciaux- elle jouissait d'un jardin. Bien sûr à quatre-vingt ans il avait rétréci , comme elle .Cela n'empêchait pas d'en profiter. Certaines de ses amies étaient atteintes de fureur ménagère ,elle, ce fut de fureur jardinière. Elle aurait bien aimé une fureur potagère mais faute de force et de plants, elle se borna à gratter.
D'autant qu'on était au printemps et que le printemps se rit du coronavirus! La nature se moque de la pandémie, elle n'avait jamais été aussi belle, elle explosait de toutes parts. Une partie du jardin disparaissait sous les fleurs et clamait« la vie continue, les humains ne sont qu'une des composantes de la Nature, composante trop orgueilleuse et trop confiante dans l'étendue de son pouvoir». Un petit virus et le monde des hommes s'arrêtait, et pendant ce temps tout poussait, les oiseaux envahissaient le silence,
les chats allaient et venaient, libres sous le regard envieux des confinés. Alors notre octogénaire gratta, bina, sarcla, sema, arrosa . Mais quand elle avait fini de gratter, sarcler, semer, arroser? Que faisait elle? Et bien elle recommençait. Puis elle transplanta: elle déplanta et replanta, d'abord quelques fleurs puis... de l'herbe! Oui, de l'herbe. Elle traqua les touffes isolées et les ausculta. Elle tria selon des critères très personnels sans doutes peu scientifiques. Telle Sisyphe qui pousse son rocher, elle avait bien conscience de l'absurdité de son action, elle en riait. Mais comme elle avait souvent agi « raisonnablement» pour un résultat quasi identique, alors autant cultiver l'absurde! C'est donc avec une satisfaction ironique qu'elle surveillait jour après jour l'état de ses transplantés.
Et puis le jardinage était une saine activité physique et en ces temps de pénurie, il devait pouvoir remplacer gym, rando et piscine. Mais il faut bien l'avouer, ce n'était pas vraiment ça. Si notre octogénaire commençait toujours bien droite , bien vite elle poursuivait à genoux et finissait assise sur le sol. La terre est devenue si basse, si dure à un certain âge! Et le dos si raide, et les genoux si grinçants, et les doigts si gourds! Se relever, se déplier demandaient réflexion. L'outil nécessaire prenait un malin plaisir à s'éloigner et le sol se croyait en béton. Les gants collaient sans vraiment protéger, alors elle les oublia quelquefois; elle saigna un peu: c'est fragile la peau des vieux...Et ses courbatures lui serinaient: «Arrête-toi, repose-toi allonge-toi «Mais elle faisait la sourde oreille: « plus tard, encore un moment, j'ai le temps...».
En effet quelle importance? L'émerveillement devant un bouquet de couleurs, la délicatesse d'une petite feuille qui se dépliait doucement, la finesse d'une herbe qui ployait sous le poids d'un papillon revenu lui faisaient oublier, un instant, le mur invisible, sa solitude, son inquiétude pour ses proches désormais inaccessibles, sa détresse devant ce monde devenu fou qui laisse mourir des vieux tout seuls et des enfants affamés dans leurs bidonvilles. La terre était là, sûre, éternelle, maternelle. Son contact la rassurait, l'apaisait. Elle oubliait le monde, elle s'oubliait.
Plus tard, quand la vie redeviendrait normale, comme avant - mais cela était-il possible?-que resterait-il de cette fureur jardinière? Bien peu de choses sans doute; si: une forêt de persil: c'étaient ses seules graines!