vendredi 2 septembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 8 2e partie.

Avertissement : ce texte est déconseillé aux mineurs de moins de seize ans.
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Devant le seuil de la salle de classe unique de Moesta et Errabunda, le trio maléfique constitué de Sarah, Michel et Julien distribuait un lot gratuit de fournitures scolaires, éponge, ardoise, craies et crayons. Michel avait comme la bougeotte ; il s’amusait à aller et venir entre les petites filles, à leur jeter des œillades lubriques, à leur ébouriffer leurs cheveux bien coiffés, jusqu’à ce qu’elles fussent aussi hirsutes que des caniches. Tout à sa gouaille naturelle, Julien, cigarette à la bouche, les saluait avec des mots vulgaires de vieux débauché de bastringue :

« Comment ça va-t-y c’matin, mes poulettes ? Pas trop éreintées d’la veille ? C’est qu’aujourd’hui, y va encore y avoir du sport ! Tâchez qu’ces dames vous refilent pas une chaude-pisse d’derrière les fagots ! »


La plupart des « élèves » faisaient peu de cas de la verve paillarde des bras droits de Cléore ; elles en avaient l’habitude. Mais ce matin là, Julien alla jusqu’à accomplir des gestes déplacés, flattant les croupes plates des pucelles, gestes lestes que l’on qualifie en général de pelotages. Nelly-Rose, une jeunette de neuf ans, des faveurs orange, demeura coite, mais la petite Sixtine, une rubans bleus de onze ans et sept mois, aux magnifiques nattes châtains moirées, bruissant d’un friselis de padous, réagit en vif-argent. Sa foucade consista en une morsure de tigresse à la main coupable de l’apache des faubourgs, qui répliqua en lui pinçant le cul et lui tirant les tresses, rompant au passage un des nœuds de satin. Beaucoup en furent fâchées, du fait de la beauté de Sixtine, de ses notes excellentes, qui la vouaient aux rôles travestis de pastourelle ou de fermière de bergeries mignonnes du XVIIIe siècle, aux pantalons très longs, très ourlés, et aux polonaises fort étrécies, d’une teinte vieux-rose, fantasme propre à certaines clientes fort raffinées, très exigeantes sur la qualité de la pièce de biscuit, d’autres étant portées sur les fausses gitanes ou petites mendiantes dont elles souhaitaient qu’elles portassent des dessous aussi effilochés et rapiécés que leurs dessus, proprets cependant, au nom d’un érotisme naturaliste de pacotille.
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Lorsqu’Odile pénétra dans la salle de cours, assez vaste puisqu’elle mêlait tous les âges des pensionnaires, elle ne vit d’abord qu’une chose familière, comme cette école communale conforme à la République qu’elle avait bien peu assidument fréquentée, ce qu’elle regrettait lors. Le tableau noir, le bureau, l’estrade, les bancs et chaises de bois, les pupitres, tout paraissait a priori conforme aux classes de la Gueuse. Mais, lorsqu’on y regardait de plus près, on constatait avec dégoût que cette pièce servait à dispenser une pédagogie bien hétérodoxe, vouée plus à l’enseignement des funestes secrets qu’aux leçons de morale ou de calcul. Les objets pédagogiques obstétricaux pullulaient. Il y avait des théories de vilains mannequins de chiffons, de démonstration, difformes, tout en étoffes de drap ou de basin grossières, écrues, des grosses femmes gravides de tissu pelucheux, mal cousues, sans visage, qui dégorgeaient de leurs entrailles des espèces de fœtus enchifrenés, froissés, presque informels à force de schématisme, à la semblance de ces effigies de cours de sages-femmes du siècle précédent.
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La couturière ou la mercière maladroite qui avait commis ces pantins fanés bourrés de son, quoiqu’ils fussent incolores, avait tenté d’y ajouter une touche de réalisme en représentant les vaisseaux sanguins utérins et placentaires. Une espèce de corde, toute en tortillons, figurant le cordon ombilical de ces ridicules et pitoyables fœtus de différents âges, couturés et bourrés à l’emporte pièce d’une sciure médiocre, les attachait au mannequin de leur mère, monstrueuse poupée chiffonnée d’une facture abjecte. Certains mannequins, jà crevés à force de manipulations malhabiles des petites mains des pensionnaires, qui jouaient souventefois avec à la maman en gésine, épandaient leur bourrage fruste sur le sol. Ces saletés scolaires se complétaient de cires anatomiques, des reproductions à la florentine, qui de l’appareil reproducteur de la femme, qui de la césarienne ou de la présentation par le siège, qui de l’utérus avec son fruition aux différents stades de formation.
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Cependant, les authentiques avortons n’avaient point été omis par la prévenante comtesse de Cresseville. Elle s’était arrogé le droit de piller sans vergogne un muséum obstétrical pathologique, et s’était débrouillée pour que toutes ces dépouilles fussent des mâles, afin de démontrer la supériorité physique de la femme, qui, selon elle, survivait à toutes les avanies anténatales et autres… Devant de telles misérables dépouilles, c’eût été le moment approprié d’entonner les complaintes et chansons de messieurs Mac Nab et Jules Laforgue. Julien qui les connaissait, ne s’en privait pas ; il perturbait la classe par ces accès gouailleurs jusqu’à ce que ceux-ci se calmassent sous les injonctions répétées de Mademoiselle, de Sarah ou même de Délie.


Le monstre que préféraient les fillettes, c’était celui qu’elles avaient surnommé avec affection la baudruche. Sans doute le trouvaient-elles comique, à côté des autres qui tous leur procuraient des nausées ou des suées de peur, ces lithopédions, siamois, cyclopes, anencéphales batraciens à spina bifida ou à organes herniaires développés hors du corps, telle une bulle insane jaillie de leur tête creuse. Elles délaissaient donc les bocaux de ces créatures ne les agréant pas au profit d’une seule, sur laquelle elles reportaient tous leurs fantasmes malséants, jà érotiques. De toute évidence, il s’agissait d’un petit garçon dont le sexe, bourgeon ridicule et déchu, pendouillait au mitan de cette masse de chair morte, décolorée par l’alcool comme par la chlorose, aussi profuse et tumescente qu’une montgolfière. Sa peau blanchâtre était tendue, prête à exploser, à éclater en milliers de lambeaux. Il était si soufflé qu’on eût pu contenir trois avortons en un. Son volume était donc triple ; sans doute en allait-il de même pour les somas et germens qui eussent constitué l’être abouti s’il était parvenu au terme de la gestation.
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Ce Gargantua mort, ce garçon-éléphant, alimentait les terreurs nocturnes de toutes les élèves qui longuement, contaient leurs cauchemars morbides et fantasmatiques à leur maîtresse adorée. Le caractère inconvenant de ces songes était des plus explicites parmi les plus âgées dont l’entrefesson se trempait de pollutions nocturnes. Ainsi, Jeanne-Ysoline elle-même avait une fois rêvé de la baudruche, la sentant monter sur elle, soulever ses jupes puis essayer de se fondre en elle avant de s’étioler en une coulure de pourriture. A la suite de ce rêve, dont elle s’était éveillée fort mouillée, elle avait juré ne jamais commercer avec les garçons.


Dans la salle, il y avait aussi de grands dessins affichés, représentant les tenues et attitudes autorisées ou prohibées par le règlement sévère de la maison. Cinq petites filles s’alignaient, et chaque dessin était légendé, du très mauvais à l’excellent. Le premier, le plus interdit, dépeignait une enfant dans le plus simple appareil ; torse et bas du corps étaient barrés de grandes croix rouges avec la mention : très mauvais. Suivait la petite fille torse-nu, juste en bloomers, dont une croix biffait la poitrine avec le mot mauvais. Venaient, avec logique, celle ayant conservé chemise de coton et pantaloons satinés (bon), celle ayant renfilé en plus son jupon (très bon) et, à tout seigneur tout honneur, la petite fille modèle adonisée de pied en cap (excellent). Comme nous le savons pour Adelia, Sarah, dans son intransigeance venue des Tables de la Loi, eût écrit mauvais aux dessins numéros 3 et 4, le fait même de se promener en dessous étant marqué du sceau de la fornication et de la lubricité.


Mais d’autres images avaient pour sujet les pratiques interdites et celles admises ; c’était là que le bât blessait le plus, et qu’il eût fallu qu’Odile se voilât la face, si toutefois elle eût été oie blanche. Les trois interdictions représentaient des gamines en lingerie ; l’une avait un bâton planté dans le fondement, comme si elle eût aimé Sodome ; la seconde l’arborait à l’entrejambes ; la dernière en pleine bouche. Cela était clair pour les initiées. Une quatrième pratique déviante manquait à l’appel ; cela signifiait tolérance implicite, et les plus instruites ne se privaient aucunement de l’appliquer en sous-main. Le substitut du bâton, ainsi que le qualifiaient les fausses prudes, y était inutile, mais pour ce faire, il fallait veiller à une hygiène exemplaire, irréprochable, et c’était en cela que l’enseignement de Cléore apparaissait moderne. Quant aux pratiques officiellement acceptées, une personne naïve, du fait que les fillettes entremêlées sur ces élégantes sanguines et eaux-fortes avaient sur elles leur linge, eût interprété faussement ces positions tarabiscotées d’accouplements saphiques comme des représentations de lutteuses antiques enchevêtrées voulant imiter un fameux vase grec à figures rouges d’Hercule tout en muscles combattant le triton ou le centaure, lutteuses de gymnase auxquelles ne manquait que le strigile.


Enfin Sarah fit tinter la cloche du signal. Le cours débutait ; toutes s’assirent, déballèrent leurs affaires et firent claquer leur pupitre. On commença par l’appel des quarante-deux recrues. Cléore entra dans la classe avec solennité, en grande tenue enfantine ; l’ode à la comtesse de Cresseville fut entonnée avec la même ferveur que lors du souper, puis vint la distribution des bons points, qui précédait les punitions publiques.


La récompense du jour échut à Quitterie.
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La jolie fouine boitillante s’avança, adonisée de ses nœuds bleus comme un rameau. Elle susurra une menace à l’encontre de Daphné et Phoebé, qui exécraient sa fourberie portée sur sa figure. Elle tira même la langue à l’encontre d’Ysalis, contre laquelle elle avait rapporté le menu vol d’un joujou de quatre sous, un toton ordinaire en bois même pas peint ; et la rancune d’Ysalis demeurait tenace, du fait que Délie l’avait corrigée en public de sept coups de martinet, chose dont se souvenaient encore ses muscles fessiers. Mademoiselle caressa ses anglaises d’un marron clair doré, sa seule fierté et beauté, et flatta ses joues maigres, sa poitrine creuse même pas esquissée et son ovale triangulaire de petit prédateur des bois. Elle la cita en exemple devant toutes ses camarades, annonça solennellement que sous peu, elle avancerait en grade et rejoindrait conséquemment le club très fermé des nœuds chamois. Puis, félicitant encore cette chouchoute, elle la coiffa d’une sorte de chrémeau d’enfançon ou de fanchon, coiffe toute ruchée et gaufrée, cadeau insigne qui désignait la vierge baptismale d’entre les vierges, parce qu’elle n’avait jamais failli au règlement quelles qu’eussent été les exigences salaces des Dames à son égard, parce qu’elle n’avait point besoin d’une gemme intime pour préserver sa vertu de petiote effarouchée. Quitterie multiplia en remerciement les courbettes gracieuses et obséquieuses, quoique son pauvre pied tordu la fît souffrir dans l’exercice. Après ce couronnement de pucelle suivit l’offre de la poupée, un Bébé Bru de biscuit aux yeux de névrasthénique en toilette de communiante que Quitterie, tout en continuant à remercier déféremment Mademoiselle avec des larmes de joie, prit dans ses bras, berça et embrassa d’abondance, inondant ses joues rosées et son voile de salive. On ne savait plus qui était chosifié, de la poupée ou de la fillette, mais Odile crut saisir en quoi consistait la déviance de Quitterie : un fétichisme des poupards de porcelaine, de biscuit ou de cire, qui envahissaient sa chambre, avec lesquels elle couchait sans doute et faisait des choses, parce que Quitterie était au fond d’elle-même une innocente, une candide, incapable de concevoir que des actes charnels pussent exister entre deux personnes vivantes. Elle demeurait infantile, attardée, cinq ans d’esprit à près de douze, ayant reporté sur des joujoux adventices toute l’affection filiale dont elle avait manqué de la part de sa mère débauchée révulsée par son léger handicap congénital. Sans doute jouerait-elle encore à la poupée à trente ans passés ; elle demeurerait fille à jamais, refusant de convoler avec qui que ce fût, pas seulement à cause de son pied bot malgracieux. Au fond, contrairement à ce que Jeanne-Ysoline eût pu penser, Odile la plaignit. Il faudrait qu’elle lui parlât, qu’elles liassent connaissance. En tant qu’amie-enfant, elle en valait peut-être la peine. Odile pressentait la santé fragile de Quitterie, dont la maigreur annonçait l’étisie, ses fièvres, ses problèmes osseux, tuberculeux peut-être, cet insidieux mal de Pott qui jà la rongeait et abrègerait sa douloureuse petite vie.


Jeanne-Ysoline, de sa voix doucereuse, conta à sa Cléophée qu’elle-même avait reçu de Cléore un magnifique cadeau, un bel album d’images pieuses inspiré de La Légende dorée. Ce que notre aristocrate cachait à Odile, c’était l’insistance avec laquelle ces chromolithographies représentaient les martyres des Saints, avec leurs instruments de supplice. Le but de cette iconographie édifiante était lors clair : instiller un sentiment de blettissure, de pourriture, d’avachissement et de veulerie dans les cervelles malléables de toutes ces petiotes afin qu’elles s’initiassent à une forme de sadisme chrétien, qu’elles en vinssent à trouver qu’infliger à autrui la souffrance, le mal pour le seul plaisir, la douleur infâmante, ou la subir de son bourreau, constituaient la chose la plus naturelle et la plus souhaitable en ce bas monde corruptible, du moment que les âmes, par le sacrifice des corps humiliés et fustigés, seraient rédimées, rachetées, transfigurées par la Théophanie, et accèderaient directement au Paradis. On s’attendait conséquemment que les fillettes allassent à l’abattoir comme des moutons car se sachant élues, qu’elles appelassent de leurs vœux le sacrifice suprême, qu’elles remerciassent leurs tourmenteurs pour toutes leurs tortures. Va, ta foi t’a sauvé ; ton corps ne compte pas, tel était le principe. Cela expliquait pourquoi Jeanne-Ysoline acceptait finalement sans geindre, sans broncher, la punition, le châtiment corporel qui l’attendait. Mais c’était oublier un facteur : la vilenie, la fourberie de Délie, favorite de ce harem saphique à poupées non nubiles et bourreau en chef.


Avant d’en venir aux punitions, Cléore circula dans les rangs. Son merveilleux et rêveur regard vairon croisa le bleu acier sévère d’Odile. Elle lui adressa la parole.

« Quel âge avez-vous, mademoiselle Cléophée ; vous me semblez bien grande pour une simple « rubans blancs » ?

- Onze ans passés, peut-être plus. J’sais plus trop, mademoiselle, hésita-t-elle, gênée car c’était la première fois qu’une adulte titrée osait parler à la fille de la rue sans lui cracher à la figure ou l’injurier.

- Je m’engage solennellement à améliorer votre situation. Il est désolant qu’une jeune fille comme vous, dont je pressens l’intelligence et la ressource, demeure longtemps au noviciat. Je veillerai à votre rapide montée en grade »


Jeanne-Ysoline, qui, en tant que mentor, était assise aux côtés de sa Cléophée, ne put retenir son enthousiasme, bien qu’elle sût que Ma demoiselle avait été informée de sa faute, dont l’expiation ne tarderait plus.


« Ma chère, vous me la baillez belle ! J’en suis tout ébaudie ! Voilà quelque chose de bath, pour parler comme Monsieur Michel ! Vous n’allez pas me faire accroire qu’au premier regard, dès le premier cours, vous avez subjugué ma Cléore ? Il est vrai qu’elle aime bien les brunettes et que vos mèches de freux ne sont point pour déplaire, du fait qu’il y a trop de blondes, rousses ou châtaigne claire évanescentes ici. Nous n’avons que onze chevelures noires sur quarante-deux élèves. Cela est denrée rare en notre contrée.

- En attendant, vous risquez d’être punie. Au fait, en quoi consistera le cours ? Ces objets m’inquiètent…

- En général, nous ne le savons jamais. On nous fait la surprise. De plus, Mademoiselle va s’éclipser après les corrections. Ce sont Sarah et Délie qui enseignent.

- Elle va s’absenter ? Pourquoi donc ?

- Vous ne le savez point encore ; mais notre maîtresse à toutes ne reviendra qu’après sept heures pour le souper. Elle travaille en ville, à Château-Thierry (Odile en profita pour retenir ce renseignement de la plus haute importance). En dehors de ses quelques heures de présence en cette maison, Mademoiselle de Cresseville – que le Saint Nom de Notre Seigneur Jésus la bénisse (elle se signa) – exerce en ville le dur métier de trottin. »


Odile ne sut quoi rétorquer. Le temps de la distribution des mauvais points était arrivé, une fois achevé le tour de table de la comtesse. Hortense, une pauvre « rubans jaunes » de huit ans, toute menue et rose, fut appelée au banc des accusées. Sa faute consistait en une menterie : elle avait fait accroire à une camarade qu’elle était orpheline, alors que ses parents, en vie, des ouvriers textiles dans la misère, l’avaient confiée à l’Institution pour trente francs. Sans doute voulait-elle qu’on s’apitoyât davantage sur elle afin d’obtenir de petits cadeaux des autres fillettes enclines à la compassion.


Par conséquent, suivant la sentence de la Mère, Cléore condamna Hortense au port du sarrau de bombasin cinq jours, à dix coups de férule sur les doigts, cinq par main, et à la pancarte d’homme-sandwich jusqu’à la fin du mois. Délie et Sarah officièrent avec des sourires narquois. La vieille juive força Hortense à enfiler l’affreux sarrau rugueux, qui tenait grand chaud en été, puis la pancarte sur les deux faces de laquelle était inscrite l’infamante inscription en gros caractères : MENTEUSE.
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Pour qui connaissait la littérature, il était visible que Cléore avait lu Jane Eyre et s’en inspirait, marquée par tous les châtiments et mauvais traitements subis par l’héroïne enfant. Puis, sous les huées de trente-neuf enragées (Odile s’abstint et Marie, toujours sanglotante, n’avait point le cœur à la fête) aux mimiques déchaînées auxquelles ne manquait que le police verso de notre grand peintre Gérôme, Hortense subit, stoïque, les coups sadiques de règle en fer assenés en ses doigts par une Adélie en furie. Elle frappa si fort qu’un ongle en fut broyé, arraché, et que du sang coula. Hortense s’évanouit, et les petites Stratonice et Briséis, enrubannées de vert, ne furent pas de trop pour la porter jusqu’au recoin le plus obscur et le plus reculé de la salle, qui faisait office de piquet. Charitable, Jeanne-Ysoline, qui avait toujours sur elle un étui à pansements, se leva et s’en vint panser la malheureuse poupette. Tout en applaudissant à cette correction, Quitterie, avec sa maigreur de meurt-de-faim, de vilaine Dame Belette, émit une réflexion cruelle : « Les punies se soutiennent. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous… » Sans doute avait-elle entendu ces mots de la bouche de sa mère, qui fréquentait les beuglants et estaminets rouges.


Las, comme on pouvait s’y attendre, Marie ou plutôt, Marie-Ondine fut appelée, comme les aristocrates à la Conciergerie lorsque les attendaient la charrette et le panier de son où cracherait leur chef. Elle ne savait plus que pleurer et marmotter : « Crédié ! J’veux pas ! J’veux pas ! C’est pas biau ! C’est pas biau ! » Odile voulut se lever, s’interposer. Jeanne-Ysoline, qui était revenue à sa place, la retint de toute intervention intempestive.

« Mais cette Délie l’a giflée toute la nuit ! Vous l’avez dit vous-même ! Sa figure est toute marquée ! »


Marie fut condamnée à la fessée publique pour rusticité et incontinence attardée. C’était la benjamine dans tous les sens du terme, et son éducation restait entièrement à faire. Sa docilité n’irait pas de soi. Comme une grâce relative, eu égard à son jeune âge, ce fut Sarah qui la frappa. Elle la posa sur le ventre sur une chaise de paille, sans ménagement, et releva ses jupes. Ses pantalons apparurent, jà souillés et encroûtés de merdaille bien que mis ce matin même. Toute la salle éclata d’un rire cruel et commença à entonner comme la veille l’antienne « La marie-salope, la marie-salope ! » tandis que la main valide de Sarah la fessait sans ménagement. La gamine ne cessa de jurer et brailler de douleur tandis que Délie s’amusait à compter les coups en faisant des tac-tac de métronome. Puis, la tâche achevée, Cléore demanda qu’on amenât la punie directement au bain. On la dispensait donc du cours.


L’appel noir retentit, à l’adresse de Jeanne-Ysoline, qui allait subir la plus grave correction de ce jour néfaste. Aucun dieu lare ne pouvait la protéger. Elle se leva de son siège tandis qu’Odile lui murmurait un « bonne chance ma mie » puis s’avança à pas menus, le dos courbé en signe de soumission. Cléore remarqua avec satisfaction que son élève, pourtant parmi ses favorites, avait anticipé en partie la sentence de la Mère en se parant du sarrau. Elle rappela le jugement. Michel et Julien poussèrent une espèce d’armoire roulante que Mademoiselle ouvrit. Une collection d’horreurs, de flagellums, fouets, schlagues, martinets, nerfs de bœufs, verges, knouts, chicottes coloniales, cravaches, tisonniers, fers à rougir, fléaux, matraques, bâtons et pelles à cul, se dévoila aux fillettes qui en tremblèrent d’effroi. Michel installa une espèce de colonne tronquée tandis que Délie choisit l’arme du supplice. Elle se trompa malgré l’injonction de Sarah qui lui dit à voix basse : « Non, pas celui-là. » et rétorqua vertement : « Sale Jude, je fais ce que je veux !"
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A la grande terreur de Jeanne-Ysoline, Adelia avait opté non pour le knout, mais pour le flagellum romain, sciemment, ce fouet illustre de la Passion de Jésus, comme pour défier la foi profonde de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët. « Tu seras à l’image de ton Rédempteur », lui assena-t-elle, perfide, éructant presque ces mots de haine tant elle craignait que Jeanne-Ysoline fût des prétendantes à son poste. « J’espère qu’après ces coups, tu seras réglée avant moi, ce qui mettra fin à ta carrière de petite pute confite en dévotions et momeries hypocrites », rajouta la jeune Irlandaise à l’adresse de celle qu’elle abhorrait. Pour rappel, les lanières du flagellum romain étaient agrémentées de pointes de fer très coupantes, ce qui déchirait encore plus les chairs lorsqu’on les cinglait. Notre Bretonne réalisa que Délie s’était volontairement méprise et murmura une prière tandis que Julien la ligotait à la semi colonne de bois, dos exposé au public, comme si elle allait revivre la flagellation du Christ à la colonne du Caravage. Julien serra les liens si fort que les poignets de la belle en rougirent, ce qui lui arracha jà des gémissements de souffrance.


Alors, Délie se déshabilla brusquement, sans crier gare, ôtant robe et jupons avec une prestesse de putain des bas-fonds échauffée de désir. Elle apparut en dessous, en bloomers, mais, par-dessus la chemise de batiste et de faille, elle avait lacé une espèce de corset de cuir, très cintré, ajusté et baleiné, étranglant exagérément sa taille de guêpe de pucelle vérolée, sous-vêtement graveleux, fait de plus sur mesure, commandé par Cléore à la demande de son giton femelle, qui n’était vendu que dans de fort spéciales boutiques semi-clandestines, corsetterie évocatrice qui lui faisait comme une casaque, un casaquin ou une laurica de légionnaire romain. Sa jeune gorge blanche, moulée à l’excès dans ce cuir, y paraissait gonflée, provocante, prête à jà jaillir, à fleurir, à s’épanouir, comme un défi voluptueux lancé à la bienséance tel un crachat.


Ensuite, le fouet empoigné, de la main demeurée libre, Adelia arracha d’un geste brutal et éloquent le sarrau, le camée, la robe et le jupon de Jeanne-Ysoline qui jeta un cri d’effroi et de stupeur. Comme si cela ne suffisait pas, les doigts impatients de cruauté de la péronnelle s’acharnèrent sur les jarretières de sa victime désignée. Comme si le fouet l’eût déjà cinglée, Jeanne-Ysoline rugit de douleur comme une panthère blessée quand, enfin, ces élastiques cédèrent avec une telle brusquerie qu’ils se rompirent et meurtrirent les jambes de la fillette. Les bas soyeux churent d’un coup sur ses bottines, lamentables, dévoilant la chair nue laiteuse des mollets de l’enfant qu’elle avait jà galbés.


Cependant, un obstacle demeurait à l’exécution du supplice. La chevelure touffue de la Bretonne, véritable confusion époustouflante et mirifique de tire-bouchons et d’accroche-cœurs entremêlés, d’une longueur nonpareille, forêt jamais aménagée, toison native de fée de Brocéliande, gênait le travail de bourreau d’Adelia. C’était la parure par excellence, celle sur laquelle reposait l’essentiel de la noble beauté d’Armor de Jeanne-Ysoline. Cette profusion cachait même partiellement la chemise et les bloomers de la pauvre enfant, ces misérables et dérisoires dessous de coton et tarlatane, trop fin rempart qui ne préservait plus guère sa pudeur virginale, ce qui empêchait pourtant sa rivale d’ajuster ses coups. Délie réclama de grands ciseaux à Michel, une paire qu’il lui tendit, prise de l’armoire, et qui servait d’habitude de sécateur pour les rosiers. L’infernale Irlandaise n’hésita point ; elle tailla dans le vif, au forceps, mutilant cette coiffure, blessant, écorchant, le cuir chevelu de son adversaire, découpant force mèches et tortillons, faisant retomber des flots érubescents châtain-roux sur le sol avec des débris de malheureux padous de velours chamois, débris qui s’en vinrent rejoindre cette fourrure de tête en compagnie des vêtements déchirés et du camée brisé. Cela ressemblait à la dégradation d’un traître d’Ambigu-comique, mais également à cette bien particulière cérémonie de la tonte des brebis ou encore au dégagement du cap destiné au couperet de Sanson. Mademoiselle de Kerascoët ne cessait de sangloter sur son trésor perdu, secouée de spasmes, les joues pivoines inondées de larmes : « Mes cheveux, mes beaux cheveux…ce que j’ai de plus cher au monde… »


Désormais tondue comme une galeuse, la tête en sang, à l’image de Celui qu’elle adorait lorsqu’on lui posa la couronne d’épines, Jeanne-Ysoline n’eut plus la force que de murmurer un misere mei Deus à l’adresse de cette imago Dei, implorant le Créateur que ce martyre cessât. Elle émit pour cela force larmes, et c’était grande pitié de la voir, réduite à son linge cotonneux élémentaire et à cette tête presque rase. Mais Dieu ne vit pas que cela était bon ; l’épreuve se poursuivit ; le flagellum n’avait point encore fait son office humiliant.


Constatant que la punie était fin prête, Cléore de Cresseville ordonna d’une voix sèche et détachée, tel un capitaine Bligh du vaisseau La Bonté à son second maître prêt à fustiger le matelot récalcitrant : « Six coups, miss O’Flanaghan. » Sarah tenta de s’interposer, d’objecter, de lui montrer que Délie, par vice, n’avait pas pris le bon fouet. Elle renouvela ses itératives objections, son argumentation, ses remontrances de gitane, dans son amphigouri de Babel, essayant en vain de renverser le cours des choses. Mais Cléore passa outre : il fallait un exemple. Et Délia débuta.


Elle frappait, frappait encore, avec une impulsivité sadique, assenant les coups, les cinglements avec une violence rare, agissant tel un éléphant des Indes lors d’une crise de musth. Est-il bon de rappeler que l’adolescente était toute en nerfs ? Cette exaltation, cette force de bourreau, étaient bien chez elle une excitation sexuelle, onaniste, portée sur la volonté de prodiguer la souffrance optimale aux autres, seule manière de s’accomplir elle-même et de jouir à satiété. Cléore lui passait toutes ses envies ; elle l’aimait trop, la choyait trop, la dorlotait trop ; elle était sa propre chair, sa fille, son fruit, son autre Je, bien qu’elles se fréquentassent depuis à peine un an. Elle eût dû lui mettre la bride, mais à treize ans, il était bien tard pour refreiner les caprices oiseux de la prostituée en réduction. On disait Adelia native du Verseau, mais de la mauvaise part de ce signe astrologique, propre aux pires ravages chez ceux et celles que l’on n’a jamais maté, auxquels on n’a jamais refusé quoi que ce fût, auxquels on n’a pas su dire non dès la petite enfance.


A l’énoncé des chiffres des coups, Cléore demeura d’abord impassible : « Zéro virgule vingt-cinq, zéro virgule cinquante, zéro virgule soixante quinze, un coup, un coup virgule vingt-cinq… » mais les remontrances de la vieille sorcière hébraïque lui cornant aux oreilles, elle constata enfin une anomalie mathématique dans le décompte d’Adélie, comme lorsqu’une Dame d’un âge certain, aux atours de cocotte, croyant berner un âne savant en quelque fête foraine, se laisse surprendre par la sagacité de la bête calculatrice qui poursuit ses coups de sabot bien au-delà de l’âge que la cliente confite en coquetterie prétend avoir. Mais Cléore réalisait à peine combien sa favorite incarnait le contraire de la probité et représentait l’amoralité et la cruauté incarnées. Elle poursuivit son laisser-faire, avec une délectation orgiaque d’optimates décadent blasé éleveur de murènes anthropophages éclatant dans sa toge laticlave.


Dès le premier coup du flagellum, les bloomers et l’étoffe si légère de la chemise d’été en tarlatane furent lacérés et la chair nue de Jeanne-Ysoline exposée à vif. Le second cinglement fit jaillir un sang vermeil qui jaspa les lambeaux de la lingerie fine. Délie frappait bas, de manière à ce que les fesses et les reins de l’haïe reçussent le plus de meurtrissures. Ces fesses, autrefois si blanches, fermes et délicates, qui étaient l’une des fiertés de la petite aristocrate, désormais zébrées, déchiquetées, inondées d’hémorragies… Jeanne-Ysoline, qui n’avait plus que des fragments d’étoffe sur le devant, accrochés au bois de la demi colonne, pour à grand’peine couvrir ce qui lui restait de pudeur intime, n’avait même plus la force de gémir sous le mal intense et absolu de la déchirure des chairs enfantines. L’un des coups fut si sournoisement asséné et tomba si bas qu’il en lésa partiellement l’entrecuisse de la fillette, prodiguant une déchirure irréparable où il ne fallait pas. Du sang goutta aussi de là, juste un peu, ce qui réjouit Délie. « Te voilà déflorée, ma chère », lui jeta-t-elle, impitoyable et victorieuse, un sourire de chatte des enfers aux lèvres.


Jeanne-Ysoline n’entendait plus ; elle suffoquait, s’asphyxiait, aussi dévêtue et meurtrie que Son Seigneur sur la Croix entre les deux larrons. Adelia triomphait ; l’ennemie allait succomber, tomber en pâmoison, mourir peut-être, et Cléore paraissait incapable d’arrêter cette main sauvage, qui frappait, continuait à frapper, cinglait, cinglait encore, égrenant des chiffres fantaisistes de dixième de point en dixième de point, afin d’allonger, d’étirer jusqu’à l’infinitude ce supplice inhumain. Jeanne-Ysoline sentait l’approche du trépas salvateur. Elle l’appela de ses vœux, crut voir dans son regard déjà embrumé par la venue du Grand Noir la Sainte Vierge en personne lui tendre les bras et l’escorter en la Cité de Dieu. Mais ce fut un cri, un simple cri, jeté avec une force, une puissance surhumaine, qui arrêta tout. Ce simple NON emplit toute la salle, en fit trembler les murs et toutes les petites filles qui en frissonnèrent de terreur, réalisant enfin l’horreur à laquelle elles assistaient, après qu’elles fussent longtemps demeurées par trop quinaudes et passives. C’était la voix révoltée d’Odile.


Tout s’arrêta net, comme après le Déluge, et le silence succéda à la révolte. Jeanne-Ysoline, qui respirait encore, put s’affaisser à terre, les poignets également déchirés, mais par les cordes, sans connaissance, quasi exsangue.


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